Le mythe du grand silence

Entretien avec François Azouvi autour de son livre Le Mythe du grand silence : Auschwitz, les Français, la mémoire (Paris, Fayard, 2012)

 

Propos recueillis par Luba Jurgenson

François Azouvi, vous avez une œuvre considérable dans laquelle vous côtoyez notamment Descartes et Bergson. Comment votre réflexion à propos de la construction du savoir sur le génocide des Juifs s’inscrit-elle dans votre parcours de philosophe ? Dans Le Mythe du grand silence, vous procédez, comme dans vos ouvrages précédents bien que de manière différente, à une restitution du contexte intellectuel qui entoure les représentations que vous analysez. Est-ce en philosophe que vous vous êtes attelé à la remise en question de ce mythe ? Autrement dit, quels outils avez-vous engagé dans cette enquête ?

Il y a moins de différence entre mes précédents livres et celui-ci, qu'il n'y paraît. Ce qui m'intéresse, dans tous les cas, c'est la façon dont une oeuvre, une doctrine, ou, en l'occurrence, un événement, investissent une société, deviennent une représentation commune. Ce n'est pas à proprement parler de la philosophie, plutôt de l'histoire intellectuelle. Et il est vrai que j'ai utilisé dans Le Mythe du grand silence la même façon de faire, estimant qu'il n'y avait pas lieu d'en changer sous prétexte que l'objet était différent. L'histoire intellectuelle est à mon sens la méthode la plus englobante, celle qui permet de ne rien laisser hors de prise: les événements comme les représentations, les romans, les films, les ouvrages de philosophie ou de théologie. Sans doute ma formation philosophique fait-elle que je ne me sens pas démuni pour lire les uns ou les autres. Cette ambition est-elle démesurée? Ce n'est pas à moi d'en juger.

Le discours du silence apparaît ainsi clairement comme une construction rétrospective qui s’appuie non sur des faits, mais sur des cadres de pensée qui relèguent hors du champ du visible les savoirs et les représentations produits à l’intérieur de cadres différents. Vous montrez notamment comment la question du sens s’est infléchie au cours des dernières décennies rendant obsolètes les modèles héroïque et patriotique. Vous montrez par ailleurs comment la vision du génocide a été modifiée par la prise en compte de nouveaux paramètres identitaires qui ont conduit à repenser la place des diasporas dans les Etats. Peut-on dire que l’émergence de ces cadres nouveaux est due à son tour, ne serait-ce qu’en partie, à la rupture produite par le génocide dans notre culture ?

Il est bien difficile de répondre à une question si complexe et si profonde. Concernant l'émergence d'un nouveau paramètre identitaire -pour le dire d'un mot: l'idée d'un peuple juif dont ce sont les membres dispersés qui ont été assassinés par les nazis - , je serais porté à penser que ce n'est pas le génocide qui a conduit à le former, mais plutôt des événements extérieurs: la Guerre des Six Jours, sans nul doute, la montée des particularismes inséparable elle-même de la mondialisation qui s'accélère dans les années soixante-dix. "Le droit à la différence" est un phénomène que l'on voit partout s'affirmer dans ces années, avec la montée des régionalismes. Je pense, sans aucune originalité, que le sentiment identitaire juif fait partie de cette grande vague.

Concernant la transformation du modèle héroïque et patriotique, et la formidable promotion de la pure victime, je serais tenté de penser a contrario qu'en effet le génocide des Juifs, et aussi les autres tentatives génocidaires du XXe siècle, ont puissamment agi en ce sens. A mesure que l'extermination des Juifs est apparue comme le paradigme du mal, la figure de la victime absolue, celle qui n'a contribué en rien à ce qui lui est arrivé, a acquis la première place dans notre échelle du martyr. Ou inversement! Quand on a commencé à se dire que peut-être celui qui est mort pour rien est plus digne encore de notre pitié que celui qui est mort pour une cause, alors le massacre de six millions de Juifs, dont un million et demi d'enfants, devient le symbole du mal absolu.

L’idée d’un silence massif entourant la génocide au lendemain de la guerre s’impose, il me semble, à partir des années 1980, moment où, d’une part, on entre dans une période de frénésie mémorielle, d’autre part se construit, en Occident, un discours apophatique par rapport à l’événement. Le mythe du grand silence serait-il dû à cette nouvelle doxa ?

Il y a sûrement quelque chose comme cela. Sans doute les premiers historiens de la mémoire du génocide s'attendaient-ils à trouver dans les années quarante et cinquante l'équivalent de ce qu'est devenu, dans les années quatre-vingt, ce qu'on appelle "Shoah". Il faut changer de lunettes pour aborder ces périodes, étant entendu qu'entre temps on a changé complètement de paradigme pour comprendre l'événement. C'est ce qui rend difficile l'accès aux textes de l'immédiat après-guerre, qui nous demande un effort pour les reconnaître comme appartenant au corpus qui concerne le génocide. Et vous avez raison de souligner aussi l'importance du discours apophatique qui se met en place à la même époque. Il est certain qu'il n'y a rien d'équivalent dans les années d'après-guerre: l'idée qu'on ne peut pas parler d'Auschwitz, ou qu'on ne doit pas en parler, ne vient à l'esprit de personne!

Vous reconstruisez de manière parfaitement convaincante un vaste ensemble de manifestations intellectuelles, juridiques, commémoratives référant à la Shoah dans l’espace public au cours des décennies qui suivent la Deuxième guerre mondiale. Que peut-on dire, au vu de l’avalanche de preuves que vous produisez contre le discours du silence, de la manière dont la représentation d’un événement aussi majeur que le génocide se construit dans la société (en-dehors de l’espace académique) ? L’ensemble des manifestations que vous répertoriez permet-il d’inférer à une visibilité immédiate de l’événement en tant que tel ? Ou bien, faut-il du temps pour qu’une multiplicité de savoirs se mue en savoir ?

Là aussi, difficile de vous répondre! Oui, je crois qu'il y a une visibilité très précoce de l'événement. Beaucoup de non-Juifs, ayant lu mon livre, m'ont dit y avoir retrouvé leurs propres souvenirs d'enfants ou d'adolescents. Tout le monde, m'ont-ils dit, savait ce qui s'était passé et ce n'était un secret pour personne. Ce savoir était-il une connaissance? Ou pour reprendre vos mots, ces savoirs parcellaires, locaux, éclatés, étaient-ils un savoir? C'est moins sûr, quoi qu'il ne soit pas aisé de dire ce qui différencie une multiplicité de savoirs d'un savoir... C'est sans doute quelque chose comme cela qui se produit déjà au cours de l'automne 44. Je suis frappé en effet par l'extraordinaire précocité avec laquelle plusieurs intellectuels expriment la spécificité de l'extermination des Juifs dès septembre-octobre 44. Comment, en quelques semaines, alors même que les déportés juifs ne sont pas rentrés des camps de la mort, alors que la déportation des Juifs hongrois continue, savent-ils ce qui s'est passé et le comprennent-ils assez correctement? L'hypothèse que je fais est la suivante: le demi-savoir qui était le leur pendant la guerre, fait de bribes de connaissance et de beaucoup d'incrédulité, passe soudain de la virtualité à l'effectivité. Soudain, il devient quelque chose comme une connaissance. Mais cela vaut pour une poignée d'intellectuels attentifs. Pour le grand nombre, il faudra sans doute encore pas mal de temps pour que les savoirs parcellaires, glanés ici ou là, dans tel roman ou tel récit de déportation, dans tel propos isolé, se rassemblent en une connaissance au sens plein du terme.

Au-delà de la déconstruction d’un mythe, votre travail porte sur les mécanismes de production de la connaissance. Quelles sont, à ce titre, les implications épistémologiques de votre livre ?

Je ne les ai pas tirées explicitement. Sans m'aventurer exagérément, je dirais que la connaissance d'un événement comme le génocide des juifs n'a évidemment rien à voir avec la connaissance d'un objet neutre axiologiquement ou émotionnellement. Produire la connaissance du meurtre systématique de six millions d'innocents requiert autre chose qu'un arsenal de preuves. Du reste, on le voit bien avec le délire négationniste, qui résiste à tout. Il faut qu'il y ait quelque part, à la racine de la conviction raisonnée, une confiance accordée à des récits, à des témoignages. A l'endroit d'un crime qui défie les normes rationnelles, la simple administration de preuves est insuffisante.

C'est du reste la raison pour laquelle il faut, selon moi, accorder la plus grande attention au fait que ce sont des romans, des récits, des films, qui ont joué le rôle essentiel dans la prise de conscience du génocide, et ce dès les années cinquante. Pas seulement parce qu'ils pouvaient toucher un plus large public que des livres savants d'historiens, mais surtout parce qu'ils produisaient une représentation figurée de l'événement, la possibilité, pour le lecteur ou le spectateur, d'entrer dans une relation humaine de réciprocité avec les personnages décrits. Même si le Journal d'Anne Frank ne contient aucun renseignement sur les camps, et pour cause, il aura joué un rôle beaucoup plus important que tout car il permettait à quiconque, justement, de s'identifier à la fillette recluse. C'est pourquoi il me paraît stupide de déconsidérer ce récit au motif qu'il serait trop peu explicite, trop "bien gentil"! C'est l'inverse qui est vrai.

Produire, à l'échelle d'une société, la connaissance d'un événement comme celui dont nous parlons, suppose des vecteurs multiples, dont l'information rationnelle n'est peut-être que le moindre. En tout cas pas le plus décisif.

 

Entretien publié le14/04/2013

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