Du rêve au roman

Entretien avec Francis Berthelot

 

Alexandre Prstojevic: Francis Berthelot, vous êtes écrivain et chercheur au CNRS. Vous venez de publier, aux Editions Universitaires de Dijon, Du rêve au roman qui est une évocation du parcours romanesque et des obstacles que l’auteur est amené à y affronter. Je crois que nos lecteurs – notamment ceux qui vous connaissent en tant que romancier – voudront d’abord savoir qui a écrit ce livre : le théoricien ou le praticien ?

En fait, un des objets de ce livre est de réunir les deux. Ce qui m’intéressait au départ, c’était de rendre compte de manière à la fois subjective et objective de ma démarche de romancier. Mais je me suis bientôt rendu compte que restreindre mon propos à ma seule expérience en réduirait quelque peu la portée. Des discussions avec des amis écrivains, en particulier ceux de la Nouvelle Fiction, m’ont sensibilisé à d’autres approches (la démarche scripturale, par exemple), qu’il m’a paru nécessaire de développer pour donner une vision aussi large que possible du processus créatif. C’est également pour cette raison que je me suis appuyé sur les témoignages de divers auteurs classiques et/ou l’analyse de leur œuvre. Mais il est certain que le ressort profond de cet ouvrage – des questions qu’il pose aux réponses qu’il tente d’apporter – reste ma pratique personnelle.

A.P.: Dans Du Rêve au roman, vous délaissez la critique littéraire traditionnelle pour pratiquer une forme de psychologie de la création. Quelles sont les raisons de ce choix ?

F.B.: A force de lire les ouvrages des critiques littéraires traditionnels, je me suis fait la réflexion que – si grande soit la qualité de leurs travaux – un élément fondamental leur manque presque toujours : l’expérience de l’acte créatif. A quelques exceptions près, dont une des plus remarquables est celle d’Umberto Eco, ils n’en ont quasiment aucune. Leur réflexion sur la littérature ne porte que sur l’objet fini, ou – dans le cas de l’analyse générique – sur les traces qu’en a laissé un auteur, parfois vivant, souvent mort. Quant à ce qui se passe dans le cerveau – pour ne pas dire le corps – du romancier, ce processus complexe qui aboutit à l’émergence de cet objet, la connaissance qu’ils en ont reste extérieure. A tel point que certains théoriciens en sont venus, autour des années soixante, à nier la personne même de l’auteur. Depuis, avec la vogue de l’egobiographie, on a basculé dans l’excès inverse. C’est pourquoi j’ai pensé nécessaire de resituer l’écrivain dans la totalité de sa fonction : à la fois médium et artisan.

A.P.: Vous prônez la vision du parcours romanesque comme un acte de procréation solitaire. Une fois de plus, j’y vois une réflexion inspirée par votre très concrète expérience d’écriture romanesque, peut-être même – de par son angle de vue inhabituel – un lointain écho à Roman des origines et origines du roman de Marthe Robert. Par ailleurs, il me semble important de rappeler que dans votre bibliographie les ouvrages de Freud et de Ronald Laing (Le moi divisé) se trouvent en très bonne place. Quelle est le rôle de la psychanalyse dans votre travail de théoricien de la littérature ?


F.B.: La psychanalyse a été déterminante dans mon chemin vers la littérature. Il y a une trentaine d’années, j’ai pratiqué l’écriture automatique dans un cadre thérapeutique : celui d’une schizo-analyse, effectuée selon les principes de Deleuze et Guattari. Cette pratique a créé un lien très fort entre mon inconscient et le clavier de ma machine à écrire. D’où une tendance, dans mes fictions, non seulement à laisser parler mon inconscient mais aussi à explorer celui de mes personnages. Sur le plan théorique, cela s’est traduit par différentes études sur le personnage de roman, en particulier sur son corps et la manière dont celui-ci symbolise ses conflits inconscients (cf. Le Corps du héros, Nathan, 1997). Dans Du Rêve au Roman, il m’a paru indispensable, pour cerner la phase la plus mystérieuse du travail créatif, à savoir l’élaboration, de me référer aux philosophes qui ont étudié l’inconscient, dont Freud et Laing en premier lieu, mais aussi Bachelard. La manière dont ce dernier a développé la symbolique des éléments m’a servi de modèle pour aborder certains aspects de cette phase..

A.P.: Un moment dans votre analyse de l’acte créatif m’a frappé. En expliquant l’immersion émotionnelle de l’auteur vous donnez l’exemple suivant : « Les Hauts de Hurlevent (1847), avec sa galerie de personnages extrêmes, au bord de l’hystérie, ravagés par des passions qu’ils poussent au paroxysme, ne peut être considéré comme le fruit d’une distanciation sereine :

Oh ! par pitié, interrompit ma maîtresse en frappant du pied, par pitié, ne parlons plus de cela pour le moment. Votre sang toujours calme ne connaît pas les ardeurs de la fièvre ; vos veines sont remplies d’eau glacée. Les miennes sont en ébullition et la vue d’une telle froideur les fait bondir.

Pour écrire une telle réplique, Emily Brontë doit établir une résonance entre deux parties d’elle-même : l’une qui est Catherine Linton, l’autre qui se fait porte-parole de ses propos. » (p. 64)

Tout en acceptant la nécessité, pour un auteur, d’épouser les différents points de vue, il me semble tout de même que vous créditez l’écrivain d’une capacité étonnante d’identification avec ses personnages ! Ne franchissez-vous pas la frontière sacro-sainte entre le monde réel et le monde fictionnel ?

F .B.: Ce que je dis à propos d’Emily Brontë n’est pas une règle universelle. Certains écrivains ont un rapport plus distancié à leurs personnages et privilégient d’autres modes d’immersion (esthétique, intellectuelle, etc.). Mais il n’en reste pas moins que, pour beaucoup d’entre nous, cette identification existe. Elle n’est pas tellement plus étonnante, quand on y réfléchit, que celle d’un comédien à son rôle. S’il existe une différence, cependant, elle porte sur les deux points suivants : d’une part l’auteur invente le personnage à mesure qu’il l’écrit, contrairement à l’acteur qui – sauf dans le cadre de l’improvisation – travaille sur un texte préexistant ; d’autre part, ce n’est pas à un mais à plusieurs personnages qu’il est amené à s’identifier, certains pouvant avoir des points de vue diamétralement opposés. Je dirai que le degré de schizophrénie que cela lui impose est encore plus grand.

Quant à la « frontière sacro-sainte » dont vous parlez, je crois l’avoir franchie depuis longtemps. En un sens, les héros de mes romans me semblent plus « réels » que les gens que je croise dans la rue, et même que nombre de personnes que je connais : ne serait-ce que parce que je vis de l’intérieur tout ce que j’écris sur eux. Que connaissons-nous des autres, après tout ? Si proches soient-ils, nous les abordons toujours du dehors. D’un autre point de vue, je peux aussi rappeler qu’en tant que romancier, j’ai fait mes débuts en SF, pour œuvrer à présent dans le champ des « transfictions », à la frontière de la littérature générale et des littératures de l’imaginaire. Si je respecte au départ les limites de ce qu’il est convenu d’appeler la réalité, c’est pour mieux les dépasser chaque fois que cela devient nécessaire.

A.P.: Votre ouvrage, comme sa structure et son titre l’indiquent, constitue une sorte de « désacralisation » de l’acte d’écrire, en ce qu’il souligne que toute écriture artistique aboutit tôt ou tard à une réévaluation pragmatique faite par l’auteur – artisan. Peut-on conclure que l’écriture romanesque est un « désenchantement du rêve » qui aboutit à l’agrégation culturelle et artistique, car dans la création de son œuvre, l’auteur accomplirait symboliquement le passage de l’âge de l’imagination foisonnante à l’âge de la raison, du rêve solitaire à la socialisation ?

F.B.: Il est certain que la phase de remaniement et les nombreuses relectures qu’elle impose à l’auteur peuvent engendrer chez lui une forme de lassitude. Le texte qu’il a vécu de façon émotionnelle se change peu à peu en un objet littéraire relu et corrigé ad libitum. Au moment où le roman est publié, il n’est pas rare qu’il en soit totalement détaché. Il y a donc là, en effet, une forme de désenchantement par rapport au rêve initial. Ce désenchantement peut être amer, si le résultat en diffère de façon trop sensible ; auquel cas, la contrepartie est l’énergie qu’il en tire pour tenter, dans une nouvelle œuvre, de s’en rapprocher davantage. Mais parfois aussi, avec le recul, il retrouve dans l’objet écrit la trace d’une songerie qu’il aurait peut être oubliée s’il ne s’était ainsi acharné à la transcrire.

En définitive, ce qui est prodigieux dans la transmutation du rêve en roman, c’est le fait de donner une forme à ce qui n’en a pas, et de surcroît une forme que les autres peuvent appréhender. L’auteur leur offre le moyen d’entrer dans son rêve et de l’incorporer au leur. Il y a là un acte communicationnel d’une richesse immense, qui peut aller au delà de la mort : quand un écrivain disparaît, ses personnages continuent d’habiter les rêves de ceux qui lui survivent ; dans le meilleur des cas, ils s’inscriront même dans l’imaginaire de gens qui ne sont pas encore nés. Le désenchantement que lui-même aura pu vivre est peu de chose en regard de cela.

A.P.: Pour terminer notre entretien, je souhaiterais vous poser la question sur le lien entre vos activités de chercheur dans le cadre du CRAL – je pense notamment au séminaire La narratologie, aujourd’hui que vous organisez avec John Pier et Jean-Marie Schaeffer – et cette analyse méthodique de l’acte créatif qu’est Du Rêve au Roman…

F.B.: Du Rêve au Roman est en fait le développement d’une conférence que j’avais donnée dans le cadre d’un séminaire antérieur du CRAL, Penser, raconter : la fiction. A partir de ce premier texte, j’ai voulu, en dépassant ce que mon discours avait d’individuel, entreprendre une réflexion plus large sur ce processus pour essayer de dégager des constantes dans lesquelles des écrivains de types différents puissent se reconnaître. Le lien avec La Narratologie, aujourd’hui, est sans doute dans ce caractère méthodique que vous soulignez. Une des caractéristique de la narratologie est d’avoir introduit dans l’analyse littéraire une pensée de type scientifique. Même si l’on a pris un certain recul par rapport à la démarche structuraliste, la rigueur qu’elle a imposé en son temps subsiste dans les réflexions actuelles. L’appliquer au processus même de la création romanesque m’a paru une voie nouvelle qui méritait d’être explorée.

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