Éloge du mauvais lecteur

Entretien avec Maxime Decout

 

Propos recueillis par Frank Wagner

Frank Wagner : Cher Maxime Decout, même si vous n’avez jamais occulté les liens unissant pôles artistique et esthétique – il s’en faut de beaucoup -, vos trois précédents essais parus dans la collection « Paradoxe » des Éditions de Minuit, respectivement consacrés à la mauvaise foi, à l’imitation et à l’imposture, s’inscrivaient plutôt toutefois dans le cadre de réflexions sur l’écriture. Or, comme son titre l’indique, le dernier en date, Éloge du mauvais lecteur, témoigne clairement d’une concentration de votre attention sur les phénomènes de réception. Pourriez-vous expliquer les motifs qui ont présidé à ce glissement, ou à ce déplacement d’accent ?

Maxime Decout : En toute mauvaise foi, Qui a peur de l’imitation ? et Pouvoirs de l’imposture relèvent en effet de réflexions sur l’écriture. Mais même s’il n’est pas placé au cœur de ces ouvrages, le lecteur s’y devine régulièrement. Pour ne prendre qu’un exemple : lorsque nous suspectons le texte de mentir ou de nous berner, nous ne restons pas insensibles. Nous ne pouvons plus lire comme nous en avions l’habitude : nous sommes tenaillés par le doute et nous sommes tenus d’enquêter sur le texte. Et ce sont souvent nos échecs en tant que lecteurs qui tiennent une place considérable dans ce genre d’œuvres. C’est certainement ce qui m’a donné envie de m’y intéresser de plus près. Éloge du mauvais lecteur passe ainsi au peigne fin nos manières de lire – disons plutôt de mal lire. Je ne pense pas qu’il soit pour autant possible de sous-estimer cette fois le rôle de l’écriture. Car toute étude de la lecture se heurte à un obstacle : comment rendre compte d’une chose aussi diffuse et subjective ? Il est inévitable de se tourner aussi vers la manière dont le texte postule ou construit son lecteur. À cela s’ajoute que la littérature n’est pas restée indifférente à la mauvaise lecture. Loin d’en faire quelque chose d’anecdotique, elle l’a placée au cœur de ses préoccupations, à tel point que la mauvaise lecture a influencé un certain nombre de choix formels, de postures, et, d’une manière ou d’une autre, son évolution. Il s’agissait donc aussi de voir de quelle façon et pourquoi la littérature a écrit la mauvaise lecture.

FW : Même si vous abordez la lecture en mobilisant un vocabulaire axiologique, où « bonne » et « mauvaise » réceptions s’opposent, ce qui est d’ailleurs nécessaire à la dimension paradoxale de votre essai, vous prenez la peine, dès votre « Avant-propos » (p. 10), de préciser que vous n’appréhenderez pas pour autant ces façons de lire en termes éthiques – « mauvais » ne renvoyant donc bien sûr pas, sous votre plume, à la critique, moins encore au blâme. Cela posé, tout paradoxe supposant une doxa qu’il conteste ou renverse, pourriez-vous dire deux mots, à titre de point de départ, de la vision doxique de la bonne et de la mauvaise lecture à partir de laquelle vous raisonnez ?

MD : Le constat est flagrant : de longue date, la lecture qu’on pourrait qualifier de « mauvaise », le plus souvent celle qui se fait par identification au personnage, a été discréditée. Avec l’éclosion des théories de la lecture au XXe siècle, de Sartre à Eco en passant par Barthes, c’est le lecteur idéal, et donc ce qu’on pourrait appeler la « bonne » lecture, qui a été mis en vedette. Peu à peu s’est imposée l’image d’un lecteur qui collabore avec le texte en en construisant le sens. Ce coup de projecteur sur un lecteur idéal a laissé dans l’ombre tout un ensemble de conduites que je regroupe sous l’appellation « mauvaise lecture ». Or on est frappé de ceci : les œuvres, elles, ont continué à s’y intéresser. Elles ont représenté avec insistance d’autres façons de lire, désinvoltes, rebelles, partisanes, jubilantes, qui nous interdisent de condamner sans demi-mesure ces lecteurs.

FW : La lecture de votre essai, de son début en particulier, m’a ainsi fait songer à une citation que l’on trouve dans la Correspondance de Goethe : « Il y a trois sortes de lecteur : la première juge sans jouir, la troisième jouit sans juger, la médiane juge en jouissant et jouit en jugeant ; cette dernière recrée à proprement parler l’œuvre d’art. » Les deux premiers « types » de lecteurs ainsi épinglés par l’auteur de Werther correspondent en effet d’assez près, je crois, aux « catégories » de mauvais lecteurs que vous répertoriez durant la première partie de votre enquête, même si vous les y présentez dans un ordre différent. Vous serait-il donc possible de nous donner un aperçu de la façon dont ces différentes façons de « mélire » ont pu être originellement décrites et stigmatisées ?

MD : On peut en effet repérer deux grandes catégories de mauvaise lecture : la lecture par identification et empathie, et la lecture savante et hyper-rationnalisée. La première de ces deux formes a été la plus visible, de Don Quichotte à Emma Bovary en passant par Javotte et Pharsamon. Très tôt, elle a été perçue comme nocive. Elle a été fustigée aussi bien par l’Église, la société que par la littérature elle-même. La crainte qui s’y devine est que la lecture ne pervertisse le mauvais lecteur. Ce dernier, incapable de résister aux pouvoirs du texte, court les plus grands dangers, en particulier celui de se couper du monde réel. Un deuxième mauvais lecteur, plus discret il est vrai, a cependant suscité la curiosité : le lecteur rationnel. S’il a d’abord revêtu les traits du pédant et de l’érudit, son portrait s’est peu à peu complexifié. Voyez Des Esseintes dans A rebours de Huysmans et Bouvard et Pécuchet chez Flaubert : leur approche délibérément cérébrale finit par leur interdire toute immersion dans les œuvres, par anéantir tout plaisir et par mettre un terme à toute lecture. C’est entre ces deux cas extrêmes que la mauvaise lecture a été située, les œuvres s’évertuant à en troubler l’opposition et à les faire se rencontrer.

FW : Dans ma précédente question, j’avais à dessein employé l’adverbe « originellement » car, dans cet essai, pas plus que dans les précédents, vous ne raisonnez dans l’absolu, mais avez au contraire le souci de prendre en considération la dimension historique des phénomènes que vous analysez. Il semble ainsi qu’en matière de perception des potentiels bienfaits de la « mauvaise » lecture, on puisse repérer un tournant d’ordre diachronique. Dès lors, où le situeriez-vous ? Et quelles pourraient-en être, selon vous, les possibles explications ?

MD : Il m’est en effet apparu que la mauvaise lecture ne pouvait pas être traitée de manière absolue ou anhistorique. La perception que nous en avons a largement évolué. On peut ainsi identifier un moment de bascule à la charnière du XIXe et du XXe siècle. Avant cette période, c’est principalement la lecture par identification qui a le monopole de la mauvaise lecture. C’est elle qui est dénoncée mais aussi représentée dans bien des œuvres. Mais à partir du XIXe siècle, les choses changent. On commence à consacrer de grands textes aux déboires du lecteur intellectuel, celui qu’on aurait tendance à considérer comme le bon lecteur. Au cours du XXe siècle, les manières de mal lire se diversifient considérablement et envahissent progressivement les œuvres. On prend le mauvais lecteur au sérieux. On ne se contente plus d’en rire et on lui donne souvent la parole. James, Nabokov, Borges, Perec, Bolaño, Tanguy Viel, Éric Chevillard, Pierre Senges : ces auteurs écrivent la mauvaise lecture. Ils ne se bornent plus à faire des mauvais lecteurs des personnages dont il s’agirait de se dissocier. Ils nous transmettent leurs lectures aberrantes, haineuses, tendancieuses, amoureuses. Ils nous font partager leurs extravagances, ils nous incitent à leur emboîter le pas et à mal lire avec eux.

FW : L’un des aspects séduisants de votre entreprise est que, si vous repérez des « types » de « mauvais » lecteurs, selon que domine chez eux une affectivité envahissante ou une cérébralité obsessionnelle, vous ne les considérez pas comme des catégories rigoureusement forcloses et dénuées d’échanges, mais avez à cœur de souligner l’existence d’un « nuancier qui s’étage entre les mythes extrêmes du lecteur hypersensible et du lecteur hyperrationnel » (p. 45). En témoignent les pages (45 sq.) que vous consacrez à « l’immersion par intellection ». Vous serait-il donc possible d’éclairer ce paradoxe enchâssé au sein du paradoxe plus général qui fonde votre ouvrage ?

MD : Toute entreprise d’interprétation d’un phénomène aussi vaste suppose nécessairement de poser des cadres, qui n’ont d’intérêt qu’à être déplacés. S’il existe bien une tendance des œuvres, surtout avant le XXe siècle, à opposer deux grands types de mauvaise lecture, la lecture irréfléchie par empathie et la lecture cérébrale, ces deux formes ne sont en réalité pas exclusives l’une de l’autre. En effet, tout lecteur qui s’immerge interprète aussi le texte et tout lecteur qui l’analyse froidement a tendance à s’y immerger. Plus encore, ces deux postures peuvent se nourrir l’une l’autre de diverses manières. Les déchiffreurs obsessionnels qu’on rencontre dans certaines œuvres, comme Jacques Revel dans L’Emploi du temps de Butor, les enquêteurs de « 53 jours » de Perec ou Johnny Errand dans La Maison des feuilles de Danielewski en viennent à être hypnotisés par les textes parce qu’ils les ont disséqués de manière minutieuse. Quand le texte ausculté à la loupe résiste aux efforts du lecteur cérébral, celui-ci s’y immerge entièrement et bascule parfois dans une folie interprétative.

FW : À partir du moment où l’on se confronte à la notion d’interprétation se pose une question aussi essentielle qu’épineuse : celle de ses limites. On sait que, dans Les Limites de l’interprétation, Umberto Eco a tenté de réguler l’activité herméneutique en distinguant interprétation et utilisation du texte ; et que, dans Lector in fabula, la notion de « Lecteur Modèle » joue en quelque sorte le rôle d’un garde-fou destiné à endiguer les dérives interprétatives. Compte tenu de la position qui est la vôtre à l’échelle de votre essai, vous mobilisez à votre tour fréquemment cette notion, mais sans toujours nécessairement la présenter comme un pôle-repoussoir. Selon la variété des cas de figure empiriques, pourriez-vous dès lors brièvement spécifier la façon dont le « Lecteur Modèle » éclaire la « mauvaise » lecture, mais aussi informe variablement les rôles que peuvent endosser les « mauvais » lecteurs ?

MD : Le Lecteur Modèle est, selon Eco, le lecteur qui est construit par le texte, celui dont il prévoit et suscite les réactions et les interprétations. Il est une figure idéale qui ne correspond pas forcément au lecteur réel. Même si Eco s’est bien gardé d’associer ce Lecteur Modèle au bon lecteur, on perçoit malgré tout un jugement sous-jacent qui provient du fait qu’Eco étudie un fonctionnement idéal de la lecture, lorsqu’elle se fait coopération avec le texte. Les dysfonctionnements de ce système sont parfois allusivement évoqués mais ils sont le plus souvent dévalorisés comme quand Eco prend l’exemple de Borges qui suggère de lire Le Procès de Kafka en tant que roman policier. Il en conclut : « cela produit un piètre résultat. Autant se rouler des joints de marijuana avec les pages du livre, ce serait bien meilleur ». Eco ne laisse pas sa chance à une mauvaise lecture qui viendrait faire entorse aux attentes du texte. Reste toutefois que, si le Lecteur Modèle est le plus souvent le bon lecteur, il ne l’est pas toujours. Certains textes réclament un lecteur qui les lise de travers. C’est en particulier le cas des romans policiers et des récits reposant sur une supercherie. Ces textes s’évertuent à induire leur lecteur en erreur et à le duper. Ils ont besoin, pour produire tous leurs effets, que le lecteur les lise mal. Dans ce cas, le mauvais lecteur est bien le lecteur qu’appelle le texte : il est son Lecteur Modèle.

FW : Sur un plan plus général ou plus théorique, la question que nous venons d’évoquer en rejoint une autre, qui permet de cadastrer le champ qui nous occupe. Disons, au risque du schématisme, que l’on a ainsi coutume de distinguer théories de l’effet (Iser, Eco, Jouve), attentives aux réactions du lecteur aux parcours textuels, et théories de la réception (Fish, Bayard, Schuerewegen), prenant en compte ce que le lecteur fait au/du texte. De prime abord, votre « éloge du mauvais lecteur » paraît correspondre à la seconde de ces deux options, puisque vous préconisez dans bien des cas une réception « à rebrousse-texte » ; mais, compte tenu de l’ironie qui informe l’énonciation de votre essai, on peut se demander à quel point c’est le cas. En outre, plus généralement, par-delà ce livre singulier, que pensez-vous d’un tel partage des théories de la lecture en ces deux orientations distinctes ?

MD : Ces deux orientations sont manifestes et chacune éclaire à sa manière les complexités de la lecture. Néanmoins, on peut gager que l’une ne va jamais complètement sans l’autre. Certes je définis le mauvais lecteur comme celui qui ne répond pas aux attentes du texte. Je m’interroge ainsi sur la manière dont le lecteur affecte le texte. Mais cela suppose toujours de se demander comment le texte affecte lui aussi le lecteur. Qu’est-ce qui, dans le texte, provoque ou autorise ce genre de réactions inattendues chez un lecteur donné ? Dans cette perspective, le contenu et la forme d’une œuvre ne sont jamais indifférents. Le mauvais lecteur n’est pas mauvais lecteur face à toutes les œuvres. C’est bien dans la relation singulière qu’il noue avec un texte que sa mauvaise lecture se décide. C’est ce qu’on constate chez les mauvais lecteurs de Feu pâle de Nabokov, de L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster de Chevillard, de La Réfutation majeurede Pierre Senges ou de 2666 de Bolaño. La mauvaise lecture naît de la rencontre de deux singularités, celle du texte et celle du lecteur.

FW : Nous évoquions plus haut l’existence d’un tournant historique dans la perception de la « mauvaise » lecture, qui a notablement contribué à sa revalorisation. Or, une autre inflexion majeure peut être repérée : le moment où le « mauvais » lecteur conquiert la parole narrative ; ce qui introduit une différence considérable, dans la mesure où bien souvent, contrairement à ce qui a cours dans le cas d’un personnage (don Quichotte, Pharsamon ou Emma), nous avons tendance, avant le cas échéant d’aller y voir de plus près, à assimiler le narrateur primaire à l’autorité textuelle. Or, dans bien des cas concrets que vous évoquez (au chapitre III), une telle assimilation « réflexe » risque fort de se révéler hasardeuse et/ou piégeuse. Pourriez-vous dès lors clarifier quelque peu ce point, et dire deux mots de l’éventuelle corrélation de la prise de parole du mauvais lecteur et de la narration non fiable – ou à tout le moins « suspecte » ?

MD : On constate en effet que la part croissante du mauvais lecteur dans la littérature au XXe siècle s’accompagne d’une augmentation non négligeable de sa parole. C’est ainsi que les textes nous transmettent la lecture que réalise le mauvais lecteur. Cette prise de parole ne suppose pas toujours que le mauvais lecteur se fasse narrateur, même si un certain nombre d’œuvres privilégie cet accès direct à la conscience du lecteur, à sa démarche lectrice et à ses résultats. C’est notamment le cas de Cinéma de Tanguy Viel. Dans celui-ci, le mauvais lecteur – qui est un mauvais spectateur – est un narrateur bavard dont on devine assez vite qu’il est difficile de lui faire confiance. Il ne cache pas sa partialité et ses jugements à l’emporte-pièce. Mais, que le lecteur soit invité à s’en défier, ne suffit pas à le discréditer. J’aurais envie de dire : au contraire. Car sa mauvaise lecture est une lecture amoureuse, partisane et biaisée. Si bien qu’exhiber sa non-fiabilité tend plutôt à exacerber la fascination qu’elle exerce sur nous en soulignant plus encore comment elle s’affranchit avec audace des codes reconnus de la bonne lecture.

FW : Cela posé, comme vous le rappelez justement à l’échelle de votre essai, loin de pouvoir être limitée à un ensemble de procédés purement cognitifs, la lecture littéraire mobilise également nombre de composantes affectives. A ce titre, vous serait-il possible de préciser les différentes fonctions que vous paraît posséder la verbalisation de la parole du « mauvais » lecteur (via sa transformation en narrateur), en y clarifiant notamment la part du « pulsionnel » ?

MD : Il est indéniable que, dans la plupart des exemples de mauvais lecteurs que nous fournit la littérature, l’interprétation du texte s’associe à une dimension émotionnelle où jouent, à des degrés variables, aussi bien des affects que des pulsions. Le mauvais lecteur peut lire depuis un amour, une haine ou une jalousie immodérés pour le texte et/ou l’auteur. Certaines lectures peuvent même s’accompagner de phénomènes assez surprenants de désir mimétique comme c’est le cas dans La Disparition de Jim Sullivan de Tanguy Viel. Certains lecteurs sont d’ailleurs des lecteurs fétichistes qui placent le texte sur un piédestal ou qui collectionnent de véritables reliques. Ces attitudes peuvent prendre une telle ampleur que le lecteur en arrive à dénaturer le texte, non seulement dans son interprétation mais aussi directement, en intervenant sur sa lettre ou même sur son auteur – comme Annie Wilkes qui, dans Misery de Stephen King, séquestre et torture l’écrivain Paul Sheldon pour le forcer à réécrire un manuscrit. En tout état de cause, si l’émotion est le propre de toute lecture, la pulsion est l’un des traits caractéristiques de la mauvaise lecture. Pourquoi ? Parce que le mauvais lecteur est celui qui, ne cherchant pas à collaborer avec le texte et à répondre aux normes du bien-lire, est délesté des tabous qui pèsent usuellement sur nos manières de lire. Entièrement désinhibé, il ouvre grand les vannes de ses fantasmes et de ses pulsions, ce qui lui permet de rénover de fond en comble la lecture qui est habituellement faite des œuvres.

FW : Le quatrième et dernier chapitre de votre essai revêt la forme parodique d’un manuel d’initiation à la « mauvaise » lecture, où vous incitez votre lecteur au « passage à l’acte » (p. 105), en lui proposant, cum grano salis, un certain nombre de « travaux pratiques » (idem). Ces exercices de « mauvaise » lecture appliquée sont en outre abordés à l’enseigne de deux catégories distinguées pour la commodité de l’exposé : la lecture buissonnière et la lecture interventionniste. Pourriez-vous dès lors nous donner un aperçu de chacune d’entre elles, comme de leurs éventuels chevauchements – puisque tel semble être votre constat (p. 130 et passim) ?

MD : Il est peut-être nécessaire de rappeler au préalable que le mot « lecture » recouvre deux acceptions : la manière de faire signifier un texte et la façon très concrète dont vous parcourez les signes tracés sur la page. Cela veut dire que la mauvaise lecture – tout comme la lecture – n’est pas qu’une démarche abstraite mais un ensemble d’activités bien réelles. On peut donc être mauvais lecteur en ne pratiquant pas la lecture conformément à ce qu’elle exige : en sautant des pages, en inversant l’ordre de certains passages... C’est pourquoi il m’a semblé important de m’intéresser aux cas où le mauvais lecteur passe à l’acte et d’inviter mes lecteurs – surtout les meilleurs d’entre eux – à faire de même. Pour cela, je propose de distinguer deux catégories, sans méconnaître qu’elles peuvent emprunter l’une à l’autre : la lecture buissonnière et la lecture interventionniste. La première repose sur des principes assez simples : attention flottante, saut de pages, lecture en diagonale, voire démantèlement de la structure du texte. Mais ses réalisations sont plus complexes qu’il n’y paraît et bien des écrivains y ont médité avec intensité, ou ont tenté de nous initier aux charmes de cette pratique. La lecture interventionniste est plus offensive puisqu’elle suppose que le mauvais lecteur rectifie de son propre chef l’œuvre en la réécrivant. Là encore, bien des textes nous ont apporté la confirmation que ce geste, tout iconoclaste qu’il soit, n’est pas dénué d’intérêt et de panache. Un exemple particulièrement instructif des chevauchements de la lecture buissonnière et interventionniste nous est donné par Les Fragments de Lichtenberg de Pierre Senges. Dans ce roman, une horde de lecteurs passionnés s’échine à assembler les quelque huit mille aphorismes que l’écrivain Georg Lichtenberg a réellement laissés derrière lui, et cela pour recomposer un hypothétique roman. Ces lecteurs érudits bricolent avec les textes, ils en inventent la succession mais, dans le même temps, ils les modifient volontiers. Ce cas de figure nous prouve que l’interventionnisme n’est pas toujours une réécriture effective du texte : il est aussi une manière de le corriger mentalement.

FW : Par-delà ses analyses de détail souvent très fines, et par là même séduisantes, et nonobstant l’humour et/ou l’ironie informant son énonciation, votre ouvrage met en exergue une question de fond : celle des possibles vertus heuristiques de la « mauvaise » lecture. Quitte à vous contraindre à résumer en peu de mots les enseignements dispensés par la traversée de votre livre, à vos yeux, quels seraient ces potentiels bénéfices, qu’on pourrait également dire « épistémologiques » - pour peu, d’ailleurs, qu’ils se limitent à cette dimension ?

MD : Considérer la mauvaise lecture pour elle-même apporte d’abord sa contribution à la large reconnaissance par la critique littéraire, depuis maintenant plusieurs années, de la diversité des manières de lire et de la dimension éminemment subjective de la lecture. Mais la mauvaise lecture franchit peut-être un pas de plus, en ce qu’elle se concentre sur les dysfonctionnements de la coopération textuelle dont nul ne peut se dire prémuni. C’est pourquoi elle met en lumière les fantasmes et les pulsions qui gèrent nos relations avec les livres et avec le monde fictionnel. De sorte que ce sont nos mécanismes d’interprétation des textes qui sont questionnés par la mauvaise lecture selon une perspective radicalement différente de celle que propose la bonne lecture. Un autre bénéfice de la mauvaise lecture est de mettre en lumière la façon dont elle a profondément remodelé et orienté les formes, les moyens et les enjeux qu’explore la littérature. Une question importante à se poser est alors celle-ci : pourquoi les œuvres se sont-elles penchées si copieusement sur la mauvaise lecture ? pourquoi ont-elles inventé des manières de mal lire absolument déconcertantes et savoureuses ? On peut avancer que, peu ou prou, les œuvres réclament elles-mêmes d’autres lectures, des lectures qui décapent leurs significations en s’écartant des sentiers tracés. C’est dire l’immense richesse que recèle la mauvaise lecture qui, en elle-même, est un véritable processus de création. Le mauvais lecteur recrée l’œuvre à partir de ses goûts, de ses fantasmes, de ses envies : il légitime ces attitudes trop souvent réfrénées et que nous éprouvons pourtant face aux textes.

FW : Si, dans les questions qui précèdent, je me suis refusé à vous dire à quel point, ayant assimilé la « leçon » de votre essai, je vous avais mal lu, c’est d’une part par défiance à l’encontre du mimétisme facile de la parole critique (ou en l’occurrence métacritique) à l’égard de son objet – gageons que, parmi les auteurs de recensions de votre ouvrage, d’aucuns ne partageront pas ces réserves… -, d’autre part, et de façon plus décisive, parce que, une fois refermé votre Éloge du mauvais lecteur, la présumée ligne de démarcation entre « bonne »  et « mauvaise » lecture, plutôt que renforcée, apparaît estompée ; ce qui renvoie à la fragilité déjà évoquée d’une appréhension du phénomène en termes éthiques. En guise de mot de la fin, vous serait-il possible de spécifier quelque peu votre position quant à cette hypothétique « frontière » ?

MD : Les liens de parenté entre bonne et mauvaise lectures empêchent souvent d’établir une démarcation rigoureuse entre elles. La simple proximité de la lecture cérébrale et de la lecture immersive le prouve. Certes, on le sait, il n’y a pas, dans l’absolu, de bonne manière de lire un texte. Mais l’expérience prouve qu’on pressent pourtant beaucoup plus facilement que certaines lectures sont mauvaises. C’est cette différence de perception qui m’intéresse. D’où provient-elle ? Comment s’explique-t-elle ? A mon sens, s’il est impossible de se faire une représentation claire de ce qu’est une bonne lecture, on peut identifier plus aisément ce qui s’en éloignerait, fût-ce par rapport à une norme qui n’est pas toujours consciemment identifiée. Dans cette perspective, c’est la bonne lecture qui constitue un idéal face auquel on définit la mauvaise. La vigueur de cette norme, on peut en prendre la mesure avec un constat très simple : que se demande le plus souvent le lecteur face au texte ? La réponse est évidente : ai-je bien lu ? Et même parfois : comment bien le lire ? L’autre question, comment mal le lire, n’est que trop rarement posée. Pourquoi ? Manifestement en raison de deux préjugés. Le premier est que la mauvaise lecture serait nécessairement condamnable. Le second est que mal lire serait plus facile que bien lire. Or les mauvais lecteurs que nous donne à contempler la littérature prouvent le contraire : il faut de l’art, de la ruse et beaucoup de talent pour produire une mauvaise lecture véritablement inspirée. C’est pourquoi il me semble qu’il s’agirait de redéfinir cette hypothétique frontière non à partir d’un idéal de la bonne lecture mais à partir d’une authentique prise en considération de la mauvaise lecture. Et, sur ce point, il est grand temps d’écouter les conseils que prodigue la littérature. Car c’est bien en fréquentant assidûment les mauvais lecteurs dans les œuvres que nous pouvons donner un contenu explicite à cette mauvaise lecture, à partir de ses réalisations concrètes. J’ai ainsi bon espoir que, si mon lecteur prend, comme vous, le temps nécessaire pour comprendre les méthodes audacieuses et rusées des mauvais lecteurs, il puisse les mettre à profit et pourquoi pas inventer les siennes. Telle est la condition pour que la frontière entre la mauvaise et la bonne lecture soit à nouveau brouillée, mais cette fois depuis la mauvaise lecture elle-même car le lecteur reconnaît alors que la mauvaise lecture est parfois une très bonne, si ce n’est une excellente manière de lire.

 

Entretien publié le 1 mars 2021

 

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