Portrait de l'agoniste

Entretien avec Dominique Garand

Dominique Garand est professeur de littérature à l'Université du Québec à Montréal. Il vient de publier, aux éditions Liber (Montréal), Portrait de l’agoniste : Witold Gombrowicz

Par Alexandre Prstojevic

Alexandre Prstojevic : Dominique Garand, vous êtes professeur de littérature à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), spécialiste de la rhétorique, de la polémique et des théories du conflit littéraire. Comment avez-vous découvert Witold Gombrowicz, dont l’œuvre - à première vue ­ ne faisait pas partie de votre champ de recherches ?

Dominique Garand : C’est précisément mon champ de recherche qui m’a conduit à Gombrowicz ! Après un livre qui faisait le point sur les théories et les méthodes d’analyses de la polémique, je m’étais lancé dans un projet beaucoup plus ambitieux qui consistait à défendre un nouveau concept, l’agonique, qui me semblait désigner avec justesse un type de combat irréductible à la polémique, un combat que je décelais intuitivement chez certains écrivains comme Bataille, Beckett, Céline, Pasolini, le Québécois Hubert Aquin, l’Italien Carlo Emilio Gadda. J’étais aussi à l’époque un lecteur assidu de Philippe Sollers qui depuis toujours présente son entreprise d’écriture comme une «guerre». J’étais interpellé, par exemple, par l’exergue de Sun Tsé en ouverture de Portrait du joueur : «Attaquez à découvert, mais soyez vainqueur en secret… Le grand jour et les ténèbres, l’apparent et le caché : voilà tout l’art». Une telle formule, tirée d’un traité sur l’art de la guerre (militaire) est de toute évidence transposée par Sollers sur la scène même de l’écriture, trace la voie pour ainsi dire d’une posture spécifique. D’autres exemples ? Ceci, tiré du Carnet du cuirassier Destouches de Céline : «Mais ce que je veux avant tout c’est vivre une vie remplie d’incidents que j’espère la providence voudra placer sur ma route. […] Si je traverse de grandes crises que la vie me réserve peut-être je serai moins malheureux qu’un autre car je veux connaître et savoir en un mot je suis orgueilleux est-ce un défaut je ne le crois et il me créera des déboires ou peut-être la Réussite». S’est donc profilée l’idée que l’agôn littéraire de tels auteurs était une aventure risquée déterminée par une forte volonté de percer l’écran des conventions, de se tenir à côté des rôles sociaux, de manière à toucher  le cœur du réel. Était pour moi «agonique» l’homme de Bataille en quête d’une nudité ontologique et s’exposant à la mort en lui : «L’«être» accompli, de rupture en rupture, après qu’une nausée grandissante l’eût livré au vide du ciel, est devenu non plus «être» mais blessure et même «agonie» de tout ce qui est». De telles phrases me mettaient sur la piste d’un type d’écriture de combat différent du pamphlet ou de la polémique, d’un combat à vrai dire inscrit au cœur même des aventures d’écriture les plus exigeantes, d’un combat, en définitive, à travers lequel se mettrait en place une véritable éthique de l’écriture.

Vous pouvez donc comprendre ce que fut pour moi la rencontre avec Gombrowicz. Après lecture de Ferdydurke et du Journal, il ne faisait plus de doute que j’étais en présence de L’Agoniste ! Tout ce que j’avais perçu de manière éparse chez Céline, Bataille et Pasolini, je le retrouvais dans l’œuvre de Gombrowicz. Sa manière propre conjuguait on ne peut mieux toutes les acceptions du mot grec agôn : combat réglé, jeu de rivalité en vue d’établir une supériorité, angoisse, affrontement de la mort et de la finitude. Cette écriture agonique était aussi à mes yeux un traitement éthique du conflictuel sous toutes ses formes (du duel de grimaces dans une cour d’école aux conflits internationaux, en passant par les conflits entre collègues dans un bureau et des conflits liés aux mouvements historiques). Pour tout dire, Gombrowicz se présenta à moi comme une manne. J’étais à la fois excité par l’abondance de la matière qu’il m’offrait et effrayé par les nettes difficultés d’interprétation auxquelles je me buterais. J’aurais donc moi aussi, en tant que lecteur, théoricien et critique, à livrer un agôn contre des formes de lecture héritées, rendues inopérantes devant le degré de complexité que présentait l’œuvre de Gombrowicz. Il me faudrait moi aussi, au contact de cette œuvre, renouveler mon langage.

A. P. : Witold Gombrowicz avait la réputation de contestateur. Son style de vie en Argentine en faisait un marginal ; sa critique de ce qu’il appelait « la forme polonaise », lui a valu des ennuis avec ses compatriotes ; ses déclarations ouvertement anti-parisiennes le mettaient en porte-à-faux par rapport au milieu littéraire français. En un mot, Gombrowicz semblait vivre pour et par la polémique. Or dans votre ouvrage, vous proposez une autre image de cet auteur. Vous développez votre réflexion à partir de la distinction théorique ­ fondamentale à plus d’un titre ­ entre la polémique et l’agôn et tentez de démontrer que Gombrowicz n’avait pas l’intention d’anéantir ses adversaires (ce qui est le propre de la polémique), mais d’entrer dans un jeu/débat caractérisé par un ensemble de règles assez souples…

DG : En me posant cette question, vous m’obligez à affronter la plus grande difficulté conceptuelle qui s’est jusqu’ici présentée à moi. Qu’est-ce qui distingue au juste le polemos de l’agôn ? Il n’a pas été difficile d’ouvrir la voie de l’écriture agonique en montrant qu’il s’agissait d’un combat mené non pas contre des idéologies concurrentes (combat pour l’obtention d’un pouvoir), mais d’un combat vécu par le sujet dans la solitude : combat contre les formes du langage pour accéder au réel, descente aux enfers si l’on veut, dislocation du sujet unifié et reconnaissance de ce qui produit son aliénation, désir de raconter malgré la fin des récits totalisants et la perte d’une transcendance où tout pourrait converger pour créer de la signification, etc. Vous reconnaissez là divers motifs de la modernité tardive et, effectivement, il m’a fallu un moment donné historiciser cette notion d’agôn (j’y reviendrai). Dans cette perspective, et en prenant pour exemple des œuvres comme celle de Beckett ou de Bataille, il était relativement facile d’établir la distinction entre l’agôn et le polemos. L’agôn, c’est Beckett et son acharnement à déconstruire la référentialité ou à vider le langage de ses facilités ; le polemos, c’est un imprécateur comme Léon Bloy qui, s’appuyant sur un dogme ou un principe transcendant, part en croisade contre les impies (mais ce pourrait être aussi un communiste convaincu, de type stalinien, qui jette aux gémonies toute pensée ne correspondant pas à ses convictions ; en général, le polemos est le mode d’être des groupes contre les autres groupes qui les menacent). Mais voilà, tout n’est pas si simple !… Où se situe la distinction, dans l’œuvre d’un Céline, entre l’agoniste et le polémiste ? L’auteur des pamphlets antisémites est-il si différent de l’auteur des fabuleux romans dont on admire le travail linguistique et qui présentent un sujet en proie aux pires cauchemars ? Le cas de Gombrowicz est bien entendu complexe lui aussi car, comme vous l’observiez, en plus d’écrire des romans qui soulèvent le problème ontologique de l’homme moderne, il est aussi un provocateur, l’auteur de textes qui agressent les poètes et des monuments de la culture comme Dante. Ainsi, notre effort de compréhension doit dépasser les classifications sommaires et prendre en considération la posture de l’énonciateur, sa manière d’entrer en lice, l’éthique sous-jacente qui commande sa relation à l’autre.

Faisons un pas de côté, question d’historiciser un peu notre réflexion. Si l’on s’en tient à la culture grecque, le polemos renvoie à la guerre de la Cité contre les barbares, qui représentent l’élément non-assimilable, ce que l’on repousse constamment hors des frontières. La logique du polemos est duelle ­ c’est l’autre ou c’est moi ­ et son enjeu est le pouvoir. L’agôn, par contre, trace la voie d’un combat qui obéit à des règles, à quelque chose donc qui se trouve beaucoup plus près de la compétition que de la guerre contre un ennemi à abattre. Dans son court texte sur «La joute homérique», Nietzsche donne aussi l’exemple de la compétition entre des poètes, Xénophane de Colophon cherchant à supplanter la gloire d’Homère. C’est d’ailleurs cette version de l’agôn que reprend le critique américain Harold Bloom lorsqu’il décrit l’«angoisse de l’influence» comme le principe même de l’innovation poétique : le jeune poète combat le précurseur qui l’a éveillé à la poésie pour affirmer sa propre singularité (car il est insupportable d’être un simple imitateur). Cette joute est très sensible chez Gombrowicz, notamment à l’égard de la tradition romantique polonaise, mais aussi à l’égard de l’hégémonie exercée à l’époque par Paris. La seule différence ici (par rapport au modèle grec) est qu’il ne s’agit pas d’obtenir les lauriers ou de faire office de chantre (de la nation ou de la modernité) mais bien d’imposer son nom comme singularité capable de résister aux consensus, aux discours idéologiques et esthétiques dont l’office est (consciemment ou non) de vous enrégimenter. La plus profonde différence entre l’agôn grec et l’agôn moderne est sans doute l’évacuation, à l’ère moderne, d’une transcendance qui formerait une référentialité commune à un groupe donné. L’écrivain moderne est laissé à lui-même dans la jungle des idéologies et aucun consensus n’est définitivement établi pour juger de ce qui est supérieur. Les écrivains forts sont en butte à la société qui les a formés plutôt que d’en être les représentants. Enfin, je n’entrerai pas plus avant dans tous les aspects qui déterminent la situation des écrivains dans un monde dominé avant tout par le spectacle et dont la loi principale est celle, diffuse, du marché. Je crains que ces questions me poursuivront pendant longtemps sans que jamais je ne les maîtrise complètement. J’aimerais seulement suggérer l’idée que parmi les écrivains de la modernité (ou de ce qui vient après), Gombrowicz est l’un des seuls à renouer avec l’un des aspects de l’agôn grec, qui est la dimension de la place publique, de l’agora. Ainsi, outre que de plonger (à l’instar de Beckett) dans le trou noir de la signification, là où les signes sont mis en déroute, outre donc que de risquer sa subjectivité dans l’aventure périlleuse d’une perte des repères (ce lieu où l’on est totalement seul devant l’inconnu), Gombrowicz effectue dans un second temps un retour vers la communauté. En d’autres termes, il s’efforce constamment de resocialiser l’expérience intérieure excentrique qui l’avait mené hors des rangs de la communauté. Plutôt que de s’enfermer dans l’hermétisme d’une écriture enroulée sur elle-même, il fait sortir l’aventure intérieure du livre et la relance dans le monde, lui faisant subir l’épreuve du face à face. Et c’est là, précisément, qu’on rencontre le polémiste. Or, vous voyez bien à la lumière de ce que je viens de vous présenter, comment cette parole polémique ne s’appuie plus sur la logique duelle du polemos mais bien sur l’expérience agonique : ce n’est pas la parole au service d’un pouvoir ou d’une cause mais un sujet tentant de faire entendre autre chose. De fait, les analyses que j’ai menées sur les polémiques de Gombrowicz m’ont permis de démontrer que la cruauté dont il faisait preuve parfois ne visait pas la personne de l’autre mais cherchait au contraire à faire émerger, derrière l’appareil des conventions, une parole vraie ou, si vous préférez, une parole vivante.

A. P. : Cela éclaire ce que vous dites de la position de Gombrowicz concernant le rapport entre l’art et le discours scientifique ou philosophique qui le menace d’annihilation. Vous affirmez, en effet : « On a là en effet tout ce qui distingue l’agôn du polemos, en l’occurrence un combat qui ne cherche pas l’abolition de l’autre mais qui organise sa confrontation à l’autre comme une stratégie défensive destinée à protéger le lieu de l’art contre les assauts de ce qui n’a d’autre fonction que d’en limiter la portée. » (p. 151) Peut-on appliquer cette analyse à l’univers fictionnel de l’auteur et postuler que dans ses romans Gombrowicz désire protéger le lieu d’intimité et d’authenticité individuelle contre les assauts de l’assimilation sociale et idéologique ?

DG : Absolument. Dans le Journal et les essais, cet agonisme est constant. Dans les romans également, sauf peut-être dans Cosmos où même l’«intimité» ou le désir deviennent un piège pour le sujet. Dans les romans précédents, l’authenticité procède de l’inavouable, seule la lutte et la fuite rendent le sujet authentique. Dans Cosmos, les choses sont encore plus retorses : la lutte du protagoniste se retourne contre lui, il est piégé par sa propre volonté de s’échapper. C’est un roman vraiment fascinant, au sens étymologique du terme.

A. P. : Est-ce que le lien que vous établissez, dans l’œuvre de Witold Gombrowicz, entre le désir « de plaider coupable sans pour autant devenir bouc émissaire » (p. 58) et le fait que « la rencontre avec l’autre […] passe d’abord par une déconstruction des conventions relationnelles » (103) peut mener à une nouvelle approche de l’agôn littéraire ?

DG : Gombrowicz est allé très loin dans l’exposition de sa honte. Honteux était le désir qu’il avait, lui le jeune nobliau de province, des êtres appartenant à des classes inférieures. Honteuse l’homosexualité. Honteux le fait de se sentir revivre en Argentine alors que la Pologne vivait l’un des pires moments de son histoire. Honteuse sa délectation pour les choses basses en général. Honteux, finalement, le fait de s’adonner à l’écriture, cette «dépense improductive» comme dirait Bataille et qu’il percevait comme le témoignage de sa «pathologie». Gombrowicz plaide coupable à chaque page de son œuvre, des tout premiers textes («Dans l’escalier de service», «Mémoires de Stefan Czarnecki») aux derniers (voyez comment il se présente dans son drame inachevé L’histoire). Mais, simultanément, Gombrowicz est d’une extrême pudeur et sa manière de «plaider coupable» n’emprunte pas la forme de la confession, de l’aveu, du repentir. Bref, il ne réclame pas l’indulgence du lecteur et il ne demande pas non plus d’être pardonné. Celui qui écrit le «Journal du Retiro» où est présenté l’épisode homosexuel vécu lors de ses premières années en Argentine, n’est pas un homme en proie à ses passions mais quelqu’un qui arrive à dégager la signification profonde de ce qu’il a vécu, ce que permet l’écriture après-coup. Ailleurs, Gombrowicz parle de lui au «il», introduisant ainsi une distance entre le personnage «Witold Gombrowicz» et l’écrivain du même nom. Mais le plus efficace et radical de sa stratégie consiste à associer son interlocuteur à sa pathologie, à universaliser celle-ci en quelque sorte et à montrer que l’état d’aliénation reconnu est la voie vers une plus grande authenticité. Dès lors un renversement se produit et ce sont les discours bien-pensants qui finissent par paraître suspects, mensongers, délirants. Déconstruire les conventions relationnelles, c’est d’abord répondre toujours un peu à côté, de biais, ne pas être ce qu’on attend de vous, déconcerter par des artifices en tous genres. Rien à voir avec une authenticité a priori. Rencontrer l’autre est quelque chose de plutôt hasardeux dans l’univers de Gombrowicz, je parle bien entendu de son univers fictionnel, même si la plupart des témoins de sa vie concordent pour dire qu’il n’était pas facile de se mettre d’accord avec lui. On peut analyser cette question à partir des situations romanesques ou théâtrales qu’il a forgées, mais également en considérant le rapport qu’il a instauré avec le lecteur. Dans mon livre, je me suis longuement penché sur cette dimension centrale de son agôn littéraire, qui est le combat mené contre les habitudes de lecture, contre la paresse interprétative, contre la propension naturelle à réduire la phénoménalité la plus étrange à du connu. La plus forte convention relationnelle qu’ait pourfendue Gombrowicz concerne le contrat de lecture, l’impossibilité dans laquelle il a plongé le lecteur d’en faire une lecture univoque et de le classifier.

A. P. : « J’entends suggérer que le plus intolérable dans ses romans n’est pas la dose massive de sarcasme qui y circule, mais le fait que le sujet d’énonciation ­ polarisation de l’ethos du roman ­ ne s’y présente qu’aliéné, perdu, démembré, son seul pouvoir étant de continuer à raconter son histoire. Il devient impossible de tirer une morale positive de ces textes. » [p. 88] Cette observation, d’une justesse exemplaire, laisse pourtant un sentiment de malaise : un univers romanesque peut-il reposer uniquement sur le déni des valeurs dominantes, sans proposer un système moral alternatif ?

DG : Trouver des systèmes moraux alternatifs est du domaine de l’idéologie. Toute société a besoin de se donner des valeurs et d’aménager un espace consensuel autour d’elle. C’est là le fondement même de la vie sociale. La littérature (comme institution) est faite elle aussi de normes, de critères permettant de départager le bon du moins bon. D’entrée de jeu, je vous dirai donc que je ne prône pas une littérature nihiliste, même si je reconnais dans le «par-delà le bien et le mal» nietzschéen une formule adéquate pour définir la posture des écrivains agoniques que je privilégie, en premier lieu Gombrowicz. Tout dépend de la manière dont on perçoit l’exigence morale et jusqu’où on la conduit. Si je n’avais perçu chez Gombrowicz une valeur méritant d’être mise en jeu dans le monde, je n’aurais jamais écrit un essai sur lui. Or, j’ai précisément trouvé dans sa démarche créatrice quelque chose qui pourrait nous permettre de définir une éthique à la fois de l’écriture et de la discussion. L’éthique se distingue pour moi de la morale en cela qu’elle instaure une exigence en dehors de toute convention extérieure ; elle est d’abord fidélité à un choix initial. La morale est le résultat d’une négociation entre les individus dans le but d’établir des règles assurant la possibilité de vivre ensemble convenablement. Il s’agit en premier lieu de tempérer les conflits et d’éviter l’escalade de la violence. L’éthique, dans l’écriture du moins, est d’une autre nature : je dirais qu’elle recueille en elle l’exigence d’une vie en deçà des conventions. L’éthique n’est pas pour autant la légitimation des pulsions, elle en serait, pour résumer tout cela en une formule, l’expression contemplative, le point de rencontre entre le langage et la pulsion en un lieu, forcément, où le sujet doit abdiquer son identité sociale et s’ouvrir à l’Autre qui le traverse. N’oublions pas que si Gombrowicz a assimilé quelque chose de Nietzsche, il n’a jamais cessé par ailleurs de faire référence à Schopenhauer, ce méconnu de l’histoire de la philo. Comment Schopenhauer définit-il son esthétique ? En deux mots, comme un renversement du rapport de sujétion de la représentation à la volonté irrationnelle qui domine tous nos gestes et toutes nos pensées. L’artiste intègre à sa représentation (de ce fait inédite, inouïe) la puissance de cette volonté amorale qui l’asservit et la transforme en objet de contemplation. Contempler l’existant, c’est aussi contempler sa mort, la cruauté et la beauté de tout ce processus immémorial qu’aucun individu ne maîtrise. «Obscurité et magie», voilà les deux mots qu’utilise Gombrowicz au début de Testament pour parler de sa vie et de son œuvre. Une telle appréhension du Réel est l’œuvre de ce que suis porté à appeler un «saint». Saint, Gombrowicz l’a été non au regard de sa vie privée (il n’était pas «gentil», il a eu ses moments de débauche, etc.), mais bien par rapport à l’exigence éthique qu’il a toujours maintenue et à laquelle il a sacrifié bon nombre de satisfactions narcissiques. Ainsi, pour revenir au passage de mon livre que vous avez cité, je reconnais dans la posture initiale des narrateurs de ses romans le premier temps de cette éthique, c’est-à-dire le rejet de la couche narcissique qui protège le moi et la mise en procès d’une subjectivité lacérée, démembrée. Le moi des narrateurs gombrowicziens est en perte d’identité et n’est dès lors repérable qu’en tant que volonté. Il est «en puissance», non achevé, et sa parole est «en souffrance», non réglée. Position inconfortable, s’il en est, mais qui dote le sujet d’écriture d’une liberté toute jouissive car il n’est plus là à défendre une positivité. Au contraire, la posture en porte-à-faux lui permet d’exhumer tout le refoulé social, de dévoiler les jeux de dupes, de pénétrer la face cachée des conventions et des morales utilitaristes. L’ordre social en prend un coup et le roman, non, ne présente pas de système moral alternatif. Il n’y a pas d’autre alternative que la sainteté ! De ce point de vue, Gombrowicz est très différent de Sartre. Dans La nausée, le narrateur s’en prend, il est vrai, à la fausseté des rôles sociaux et il est lui-même passablement perdu, mais il n’atteint pas cette sainteté et demeure un moralisateur parce qu’il maintient l’unité de sa conscience et s’institue comme juge. Les narrateurs de Gombrowicz, eux, ne sont que des témoins et ils sont aussi coupables que tous les autres. Seul le roman est souverain, pas le personnage ni même l’auteur.

Morale de l’histoire : c’est dans la mesure où il veut appréhender le vivant, échapper à la mort spirituelle, cerner au plus près le Réel que Gombrowicz bat en brèche les valeurs dominantes. Rien de nihiliste là-dedans, sauf qu’effectivement, en toute logique, une telle exigence ne peut se positiver en programme éducatif ou en ligne de conduite d’un parti politique.

A. P. : Quel rôle joue l’exil dans la formation de l’agonistique gombrowiczienne ? (Pour le formuler autrement : Gombrowicz, est-il né agoniste, ou l’est-il devenu sur le sol argentin ?)

DG : L’agonisme est présent dès les débuts littéraires de Gombrowicz et, je dirais, avant même qu’il se soit mis à l’écriture. Il a d’abord expérimenté cette posture dans sa propre vie, ce qui le rendait carrément impossible. Sans vouloir enlever de l’importance à l’exil réel de l’écrivain, on peut dire qu’il s’est toujours senti en exil, même en Pologne. En exil, c’est-à-dire déplacé, étranger, inadapté. L’expérience argentine lui a tout de même permis d’accentuer les distances à l’égard de ce qu’il appelait la «forme polonaise». Il a pu ainsi éviter un précoce enfermement dans un «Gombrowicz officiel», dans le rôle par exemple du «rebelle». L’exil, la solitude, le fait de n’être plus rien socialement («Me voici, moi, seul en Argentine, coupé de tout, perdu, anonyme», écrit-il dans son Journal), tout cela fut le prix à payer pour asseoir une véritable autorité, celle qui ne vient pas de l’extérieur mais qu’il a créée lui-même de toutes pièces.

A. P. : En parlant du Trans-Atlantique vous affirmez : « Reste un fait : le récit gombrowiczien s’articule non pas sur un combat contre le père, mais depuis l’horizon de la mort du père et de l’effritement de la loi. » [p. 120] C’est une thèse majeure, car elle invalide la lecture communément admise du roman pour en proposer une nouvelle qui repose sur un « horizon d’attente morale » qui donne rétroactivement un sens profond au récit. Pourtant, il me semble difficile d’y souscrire inconditionnellement : le roman de Gombrowicz repose sur le douloureux choix entre la patrie et ce que l’auteur appelle « la filistrie ». Les conséquences de ce choix ­ la question de ce qui adviendra après la mort du père et de la loi ­ sont évoquées de façon périphérique. Elles sont reléguées au-delà des limites de l’univers romanesque, dans un avenir dont le narrateur hésite à assumer entièrement la responsabilité.

DG : Il me faut d’abord apporter une précision au sujet de l’extrait que vous citez : ma «thèse» concerne de façon générale les écrits de Gombrowicz et non pas spécifiquement Trans-Atlantique. Je la soumets dans le cours d’une réflexion sur le démoniaque et elle me sert surtout à aborder La pornographie. L’agôn bloomien dont j’ai parlé tout à l’heure présente le combat du poète contre son modèle ou prédécesseur, donc contre une autorité plus grande que lui. Il m’importait de montrer la spécificité de Gombrowicz par rapport à cela : j’ai donc soumis l’idée que l’agôn gombrowiczien, lui, était davantage tourné vers l’Inférieur et l’Insignifiant qui sont des forces d’annihilation de l’art beaucoup plus puissantes que le «Père» littéraire.  Cela dit, je veux bien répondre à votre observation en me demandant si mon énoncé général est applicable à Trans-Atlantique. Dans ce roman, il me semble justement que la loi morale issue du Père ne fonctionne plus autrement que sur le mode d’une pose emphatique vidée de substance. Elle est, pour ainsi dire, minée de l’intérieur. Le protagoniste du roman est en effet ambivalent : érotiquement, il est attiré par cette jeunesse qui est aussi infériorité ; toutefois, il craint l’anarchie que risque d’introduire ce désir et souhaiterait que s’impose une loi capable de préserver l’ordre des choses. Peine perdue, la loi succombe, s’écrase. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Ce n’est pas Gombrowicz qui décide de cela mais la situation historique elle-même : une fois la Pologne envahie, que vaut l’autorité en Argentine du Ministre plénipotentiaire ? Et puis, cette loi du Père qui commande au Fils de renoncer à son être propre et de se transformer en martyr n’est-elle pas profondément immorale ? Tomasz, le père de Trans-Atlantique, aime-t-il vraiment son fils ou se sert-il de lui pour s’autoglorifier ? Ce sont des questions déchirantes et le narrateur de ce roman, effectivement, malgré ses penchants vers le Fils, est un être déchiré. Vous avez raison de dire que le roman n’envisage pas ce qui aura lieu «après». D’ailleurs, je ne crois pas qu’il soit possible d’avancer que Gombrowicz souhaitait dans les faits l’avènement de la Filistrie : celle-ci est avant tout un principe spirituel, scandaleux, certes, mais stimulant pour le narrateur. C’est un principe qui lui permet d’échapper à l’emprise d’un Père tourné vers la mort, littéralement momifié dans ses conditionnements. Rien n’est décidé à la fin du récit, tout finit dans la pagaille carnavalesque. C’est comme dans les tragédies grecques : qui a raison ? qui a tort ? On ne le sait pas, on ne peut trancher. On peut seulement chercher à comprendre qu’est-ce qui a enclenché tout le processus destructeur. Encore une fois, c’est cette suspension du jugement qui fait l’éthique du roman.

A. P. : « Il faut savoir nous délecter du verbe. Et si la littérature ose en général parler, ce n’est nullement parce qu’elle est sûre de sa vérité, mais parce qu’elle est sûre de sa volupté. » Dans le sillage de cette pensée, que Gombrowicz a notée dans son Journal, vous avez développé une réflexion sur l’éthique de la discussion qui ne serait plus basée uniquement sur la prétention à la validité mais aussi sur une prétention à la jouissance.

DG : Habermas déclare : puisqu’on discute, c’est qu’on veut convaincre ; vouloir convaincre, c’est chercher le consensus ; il faut donc être de bonne foi dans la discussion si l’on veut vraiment être conséquent avec soi-même et participer d’une vie éthique. Il en résulte un discrédit des règles de lutte dans la discussion. Cela ne pouvait que m’interpeller. Gombrowicz, lui, voit les choses différemment : au départ, dit-il en substance, on discute pour s’affirmer soi-même et pour le plaisir de se mesurer à l’autre ; le consensus est donc secondaire. Mais alors, pourrait-on rétorquer, Gombrowicz désire tout de même qu’on se mette d’accord sur le fait de discuter pour le seul plaisir, ce qui est paradoxal puisqu’il se trouve donc à exiger un consensus sur le fait de ne pas chercher le consensus. Pourquoi pas, au fait ? En réalité, je ne suis même pas certain que Gombrowicz recherche ce dernier consensus. Je dirais plutôt qu’il lance une invitation au jeu, à prendre ou à laisser. On ne veut pas jouer ? Tant pis, lui il continue. «La prétention à la jouissance», c’est tout simplement une observation commandée par la plus stricte honnêteté, mais curieusement, c’est une dimension de la discussion que les philosophes, trop portés sur le déni du corps, ont tendance à négliger. Les philosophes rationalistes ont peur des dérapages et présentent donc comme un idéal des situations de communication leur permettant de tout contrôler. Ils s’imaginent que le langage se limite au sens des énoncés et n’aperçoivent pas l’extraordinaire puissance physique des sons, du débit, de la voix. Leurs systèmes ne laissent aucune place aux regards, aux gestes, à la théâtralité. Ils dénient le phénomène psychique de la mimesis, le rapport imaginaire à l’autre et ne font pas entrer dans leur logique la demande de reconnaissance non seulement de la validité des énoncés mais de soi comme sujet désirant. L’éthique de la discussion que j’ai tirée de Gombrowicz prend tous ces phénomènes en considération. C’est une éthique de la posture et une casuistique situationniste, non un compendium de règles relationnelles. Gombrowicz évoque tout de même une certitude, «être sûr de sa volupté», qui serait l’étalon de mesure de la justesse littéraire, qu’il oppose à la vérité du philosophe. Si vos écrits ne vous procurent pas de volupté, ne vous propulsent pas hors de vous-mêmes, ne créent pas entre vous et le lecteur ce canal qui transite par l’Autre, alors aucune «communication» ne peut avoir lieu, vous êtes passé à côté, vous avez failli à la justesse.

A. P. : Dans quelle mesure l’agonistique de Gombrowicz est aussi une forme spécifique du rapport au savoir?

DG : L’agonistique se sert du savoir de façon latérale, joueuse, en l’ouvrant toujours sur le non-savoir et l’immaturité qu’il tend à gommer. Le savoir est de l’ordre du Même, soutenait Lévinas, alors que le domaine enchanté du poète est le mystère, l’inconnu. L’agonistique gombrowiczienne ne s’oppose pas au savoir en soi mais au prétendu-savoir, au totalitarisme d’un savoir qui s’érige en pouvoir. À la fin de ses jours, Gombrowicz était particulièrement vigilant à l’égard du savoir-sans-sujet promu par le discours scientifique. Il encourageait l’artiste à donner un coup de pied dans le tibia du savant… Il répétait : «Plus c’est savant, plus c’est bête». Encore de la provocation ? Bien sûr ! mais tellement salutaire ! La bêtise tapie dans le savoir, voilà un sujet de méditation on ne peut plus actuel. Le savoir que critiquait Gombrowicz est celui qui se déploie loin de l’individu qui a mal ; c’est un savoir qui dématérialise, dénie le physique, oublie le vivant, nous plonge dans l’irréalité. Contre ce savoir, l’agonistique gombrowiczienne oppose la résistance du «je suis».

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