La fin de la littérature ?


Entretien avec Dominique Maingueneau autour de la sortie de son ouvrage : Contre Saint Proust ou la fin de la littérature, Paris, Belin, 2006.

 

Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud et docteur d’État depuis 1979, Dominique Maingueneau a enseigné la linguistique à l’Université d’Amiens jusqu’en février 2000 avant de rejoindre l’Université Paris XII où il est actuellement professeur. Il est également membre du Centre d’Étude des Discours, Textes, Écrits et Communications (CEDITEC) et l’auteur de nombreux ouvrages sur l’analyse du discours et la linguistique du discours littéraire. Il est co-directeur, avec P. Charaudeau, du Dictionnaire d’analyse du discours.

par Raphaël Baroni

 

RB Dominique Maingueneau, la sortie de votre ouvrage a précédé de quelques mois celle des essais de Tzvetan Todorov (La Littérature en péril, Flammarion) et d’Antoine Compagnon (La Littérature pour quoi faire ?, Fayard). Ces deux auteurs, bien que tirant des conséquences différentes des vôtres, semblent poser un constat similaire sur l’état actuel du champ littéraire. Il semble donc que la question d’une fin possible de la littérature (ou du moins de l’institution littéraire telle que nous la connaissons aujourd’hui) soit devenue particulièrement actuelle et sensible. Avant d’aborder vos divergences avec ces auteurs et de préciser l’orientation de votre argumentation, pourriez-vous nous expliquer, dans les grandes lignes, les enjeux de cette crise ? Est-on vraiment en train d’assister à la fin de la littérature ? La critique littéraire serait-elle bientôt condamnée à pratiquer l’archéologie d’un objet trépassé ?

DM En dépit de quelques similitudes d’ordre thématique, mon livre ne se situe pas sur le même plan que les deux ouvrages que vous mentionnez, qui relèvent d’une longue tradition d’essais sur le rôle de la littérature ou les dangers qu’elle court. Ce qui m’intéresse en fait dans cet ouvrage, ce n’est pas la littérature d’un point de vue normatif (sa valeur, ses éventuels dévoiements, la désaffection du public, les conditions de son renouveau…), mais la Littérature (à laquelle j’attribue une majuscule), c’est-à-dire une certaine configuration qui s’est installée progressivement à partir de la fin du XVIIIe siècle et qui continue à dominer nos représentations et nos pratiques. Cette Littérature, je l’aborde bien sûr à travers les théories esthétiques et le statut qu’elles confèrent aux œuvres et aux créateurs, mais encore à travers les procédures d’analyse qui sont jugées légitimes par les institutions en charge des textes, et à travers les transformations, en particulier d’ordre « médiologique », qui sont en cours dans nos sociétés. J’ai ainsi étudié les rouages majeurs d’une « machine »littéraire, au double sens d’un certain dispositif culturel et de sa grandiose mise en spectacle ; cette machine implique une certaine conception des œuvres, des créateurs et des critiques, elle-même liée à un certain régime des études littéraires et à certaines conditions sociales. La singularité et l’extrême gravité de la crise actuelle tient à ce que ces divers rouages sont simultanément corrodés par des évolutions profondes, qui, en se combinant, accroissent leurs effets. On assiste ainsi à un triple décentrement : de la conscience créatrice vers le discours littéraire, du monopole d’approches fondées sur une relation herméneutique vers une coexistence avec des approches relevant des sciences humaines et sociales, de l’absolu de la Littérature vers un régime de l’activité esthétique qu’auparavant nous jugions indépassable et qui apparaît soudain historiquement circonscrit. Au demeurant, mon diagnostic ne fait que systématiser un certain nombre d’éléments de réflexion qui circulent partout. En janvier dernier on trouvait sur le site Internet de Télérama un dossier sur la « crise » de la littérature, où l’on pouvait lire sous la plume d’une journaliste qui rendait compte de l’ouvrage de Todorov et de quelques autres : « En clair, la littérature a longtemps bénéficié en France d’une extrême valorisation. Héritage du XVIIIe siècle et des Lumières, repris par le XIXe siècle romantique, puis par les avant-gardes du XXe siècle, la littérature était, parmi toutes les activités humaines, et même parmi les différentes expressions artistiques, inves­tie d’une sorte de puissance sacrée, en tant que lieu central où se fondait la réflexion de l’homme sur lui-même et sur son rapport au monde. Marqué à la fois par la fin de la dernière avant-garde littéraire du XXe siècle, fédérée autour de la revue Tel quel, et par l’avènement des lois du marché dans le secteur du livre, le début des années 80 a vu s’achever le règne symbolique de la littérature. » Je souscris tout à fait à ces lignes. Cependant, ma propre réflexion se situe sur un autre plan, puisqu’elle touche aux soubassements mêmes de nos modes d’appréhension du fait littéraire.

Mon propos s’organise autour d’un fil directeur : la critique des présupposés du Contre Sainte-Beuve de Proust. Si je le fais, ce n’est nullement pour enrichir notre connaissance de Proust, ni pour prendre position sur la valeur qu’il faut accorder aux biographies d’écrivains, mais parce que ce livre m’est apparu comme un symptôme privilégié de cet « Age du Style » qui continue à dominer nos représentations, en littérature comme dans les autres arts. Plus exactement, ce n’est pas tant cet ouvrage – fabriqué en réalité à partir des manuscrits de Proust – qui m’a intéressé, que le rôle qu’il a joué dans cette période cruciale qu’est la Nouvelle critique, qui se l’est immédiatement appropriée. Ma démarche se veut radicale, puisque 1) elle se refuse à tenir pour acquise une certaine conception de la littérature, la notion même de littérature, dont Proust est aujourd’hui l’une des figures prototypiques,  2) elle ne se tient pas dans l’espace de la création ou de la critique littéraire, ni même dans celui de l’art, mais inscrit la littérature dans un espace social, en un sens très large, qui intègre les technologies de la communication aussi bien que le fonctionnement des institutions universitaires, et en particulier les modes de légitimation de ses acteurs. En outre, l’unité de mon propos est assurée par le recours à une perspective d’analyse du discours, mais sans technicité.  Mon analyse de la thèse de Proust sur les « deux moi » – le moi créateur et le moi social – me permet en particulier de mobiliser la problématique que j’ai développée dans un ouvrage beaucoup plus universitaire, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation (2004).

Ces options expliquent sans doute pour une bonne part que mon livre ait décontenancé. Le lecteur étranger au monde académique n’a pas retrouvé les catégories auxquelles il est habitué ; quant aux universitaires littéraires, même si un certain nombre partagent beaucoup de mes analyses et de mes conclusions, il leur est quand même difficile de souscrire à une désacralisation de leurs pratiques les mieux enracinées ! Le livre de Todorov, en revanche, n’a posé problème ni au public cultivé ni aux spécialistes de littérature ; ils y ont retrouvé une topique immémoriale : l’opposition entre l’école et la vie, le pédant et le vrai amateur de littérature, le formalisme et les valeurs, etc.

RB Dans votre ouvrage, vous accordez une place centrale à une critique serrée de la notion du double Moi (le moi mondain et le moi littéraire) qui est articulée par Proust dans son Contre Sainte-Beuve. Vous y lisez à la fois le symptôme d’une conception de la littérature séparée du monde qui était déjà en latence chez les Romantiques et le signe avant-coureur du repliement textualiste qui sera opéré par la Nouvelle critique, et notamment par la critique thématique et la narratologie structuraliste. Le titre de votre ouvrage prend d’ailleurs une tonalité volontairement polémique et frondeuse en retournant le Contre Sainte-Beuve en un Contre Saint Proust. Pourriez-vous préciser la raison pour laquelle la conception que Proust se faisait du double Moi vous paraît aussi déterminante dans le débat actuel autour de la survie ou de la disparition de la littérature ?

DM Comme vous le dites très justement, j’ai appréhendé ce texte de Proust comme un symptôme. J’ai été frappé par le fait que cette fameuse opposition entre les « deux moi », qui s’inscrit dans la mouvance de l’idéalisme allemand du XIXe siècle, à partir des années 1960 a également réussi à faire l’unanimité chez les tenants des approches « textualistes », qui prétendaient pourtant récuser la centralité de la conscience créatrice. Ce n’est pas par hasard. Même si peu d’universitaires adhèrent totalement à la thèse de Proust, cette dernière est en fait la clé de voûte de l’idéologie spontanée des littéraires. La thèse proustienne, loin d’être isolable, est un avatar de l’opposition fondamentale entre texte et contexte, étude du texte et histoire littéraire, qui a pour corrélat la frontière quasi sacrée qui sépare approche des œuvres et histoire littéraire, mais aussi facultés de lettres et facultés de sciences humaines et sociales.

  Il n’est donc pas du tout surprenant que l’ensemble des problématiques qui se sont développées dans les dernières décennies, tant dans les sciences sociales que dans les sciences du langage (théories de l’énonciation, courants pragmatiques, analyse du discours…) aient eu pour effet de ruiner cette opposition multiforme entre le monde de la création et l’univers biographique ou social. Le seul fait d’introduire des instances qui l’excèdent (champ littéraire, sujet d’énonciation, genre de discours, contrat de communication, etc.) suffit à la faire exploser. Pour prendre un exemple trivial, l’écrivain en tant qu’acteur dans le champ littéraire n’est réductible ni au « moi profond » ni au « moi social », et Proust aurait été bien embarrassé si on lui avait demandé si l’instance qui écrit Contre Sainte-Beuve relève du moi social ou du moi profond… La question de l’institution littéraire engage une tout autre conception du créateur et de l’activité littéraire.

Dans cette perspective, Contre Saint Proust met ainsi l’accent sur le socle très archaïque de schèmes qui régissent à notre insu notre appréhension du fait littéraire dans ses multiples dimensions. Ce détour est sans doute quelque peu ascétique, mais il me semble que c’est le prix à payer pour faire un diagnostic lucide.

RB Dans son essai La Littérature en péril, Tzvetan Todorov semble commencer par dresser un constat analogue au vôtre en mettant la crise de la littérature sur le compte de son progressif retrait du monde, dont il fait remonter les signes précurseurs à l’aube de la modernité, lorsque le modèle de la mimèsis a commencé à être contesté, pour être remplacé par celui d’un petit-monde alternatif, désintéressé et sans finalité extérieure, qui serait créé par un auteur à l’image d’un petit-Dieu. A l’instar d’Antoine Compagnon, il se demande aujourd’hui ce que peut encore la littérature, quel est son pouvoir singulier sur le monde dans lequel nous vivons. Il semble que ce n’est qu’en réinvestissant le pouvoir de la littérature que celle-ci pourrait être sauvée des eaux, comme si, ayant achevé ce lent et difficile processus historique d’autonomisation dont parlait Bourdieu, le champ littéraire risquait soudain d’étouffer d’isolement derrière les murs de sa citadelle. En même temps, Todorov a été un acteur de premier plan dans cette phase où la Nouvelle Critique a affirmé avec force l’immanence du texte littéraire, son autonomie vis-à-vis du contexte. Comment expliquez-vous ce revirement et en quoi votre position diffère de la sienne ?

DM Ce type de débat intéresse sans doute certains milieux, à juste titre inquiets devant la perte d’influence de la littérature dans nos sociétés, et particulièrement en France, où elle jouit traditionnellement d’un statut privilégié. Même dans les pays où la dérive formaliste n’a pas eu autant d’impact qu’en France, la perte de pouvoir de la littérature est flagrante. Mais un tel débat ne gagne pas grand chose à être mené dans l’espace clos de la littérature : il engage en fait le statut même de l’imprimé, le rapport au temps, à l’image, au réel même, tout ce que l’évolution de la société contemporaine est en train de déstabiliser. Si la littérature perd de son pouvoir, cela tient sans doute en partie à quelques présupposés d’ordre littéraire (par exemple ce « formalisme » sans cesse dénoncé), mais surtout à une reconfiguration générale de l’espace des productions culturelles. La revendication d’autonomie de la littérature est consubstantielle à l’esthétique romantique, comme l’a d’ailleurs bien montré Todorov il y a trente ans dans son livre Théories du symbole (1977) ; on peut d’ailleurs observer que la littérature n’a jamais eu autant de pouvoir que lorsqu’elle se vouait à cultiver sa propre forme… Comme j’essaie de le montrer dans mon livre, le reflux de la royauté de la littérature s’inscrit dans une évolution d’ensemble de la société, et ce n’est pas un retour aux « valeurs » et le rejet du formalisme qui vont changer quoi que ce soit à une telle évolution. Dans le phénomène Harry Potter, un des traits remarquables est que les droits dérivés – en particulier les jeux vidéo - rapportent plus que les droits de librairie. Il faut bien comprendre que la littérature n’est pas menacée, ce qui est menacé, c’est la Littérature, c’est-à-dire la royauté de la littérature, avec tout ce que cela implique.

L’évolution de Todorov à ce propos n’est pas tellement surprenante. En fait, les positions qu’il défendait dans Théories du symbole étaient déjà très critiques à l’égard du formalisme et il plaidait déjà en faveur d’une étude de la littérature qui mette au centre les pratiques discursives. Par la suite, ses recherches personnelles l’ont éloigné de la littérature au profit de réflexions à la fois historique et éthique. Ce faisant, il a progressivement adopté une attitude différente à l’égard de la littérature, celui d’un homme de culture qui écrit sur la pensée humaniste ou la peinture hollandaise. A mon sens, son récent livre n’est donc pas à prendre comme  un ouvrage du théoricien du texte littéraire qu’il a été il y a trente ans, mais comme une réaction d’humaniste amoureux de la littérature.

RB Dans un entretien qu’il nous a accordé, Antoine Compagnon semblait regretter la fin des grandes polémiques théoriques, qui était le signe des années 1960-1970, au profit de postures devenues généralement plus nuancées et consensuelles. Pensez-vous que le débat autour de la mort ou de la survie (à quel prix ?) de la littérature annonce une nouvelle controverse majeure au sein de laquelle certaines questions théoriques essentielles pourraient être rediscutées (ou revivifiées) à partir de positions antagonistes ?

DM Dans Contre Saint Proust j’évoque également cette question des controverses et je pars du même constat que Compagnon : la fin des grandes polémiques de théorie littéraire. Pour ma part, j’y vois un des symptômes de la fin de la Littérature majuscule. Si l’on ne polémique plus, c’est qu’il n’y a plus d’enjeux véritables, le champ littéraire n’occupant plus une place centrale. Et même si, par miracle, on polémiquait à ce sujet, ce serait à la télévision ou sur Internet, c’est-à-dire à travers les médias qui ont largement contribué à la marginalisation de la littérature. Dans ces conditions, vous avez parfaitement raison de dire que le thème de la polémique se déplace : la controverse majeure dont vous évoquez la possibilité a en fait déjà commencé ; c’est ce dont témoigne d’ailleurs Contre Saint Proust, avec d’autres ouvrages antérieurs. Le dossier de Télérama sur Internet dont je parlais plus haut s’intitule d’ailleurs « le roman d’une polémique ». Le problème est que cette controverse risque d’excéder largement la question de la survie de la littérature, qui n’est qu’une des facettes d’une question beaucoup plus vaste : les conséquences du passage de la civilisation du livre à ce que Debray appelle la « médiosphère ». Ce problème a pris un tour encore plus radical avec le développement d’Internet et, plus largement, la convergence des divers supports : télévision, téléphone, ordinateur. Dès lors, nous nous trouvons aujourd’hui confrontés à une rupture, un véritable tsunami qui fait vaciller un univers multiséculaire. On se doute bien que derrière la question du rôle de la littérature ce sont bien d’autres enjeux qui se dessinent.

RB Peut-être n’a-t-on jamais, au cours de l’histoire, été aussi submergés par des fictions qui s’insèrent continuellement dans notre vie quotidienne sous la forme de films, de séries télévisées, de bandes dessinées, de publicités, etc. Pensez-vous qu’il existe un pouvoir qui soit propre à la littérature en tant que telle ou ne peut-on parler que du pouvoir de la fiction en général ? Et si c’est le cas, ne peut-on pas dire que la fiction en général se porte extrêmement bien dans notre société ? Quelles conclusions tirer de ce constat pour la recherche ?

DM Je pense que sur ce point vous êtes plus compétent que moi car c’est davantage votre terrain que le mien. Je ne peux qu’être d’accord avec votre diagnostic sur le fait que nous sommes aujourd’hui submergés de fictions. L’un des problèmes qui se pose alors est de savoir si le concept traditionnel de fiction, très marqué par la littérature, est adéquat pour rendre raison d’un phénomène de cette ampleur. Une vision plus anthropologique du phénomène serait peut-être plus productive. C’est d’ailleurs la voie que commence à emprunter même la théorie littéraire. Je crois effectivement que la littérature a un pouvoir spécifique, mais je ne suis pas sûr que ce pouvoir ait un contenu stable à travers les siècles et les aires géographiques. Il faudrait déjà faire une nette distinction entre la littérature écrite et la littérature orale. Si l’on s’en tient à la littérature écrite, le pouvoir de la littérature ne me semble pas être du même ordre dans un monde où l’écrit imprimé constitue le médium dominant et dans un monde où, par le fait même qu’il échappe au flux audiovisuel, il acquiert un pouvoir de distinction considérable. Le problème est en outre compliqué par le fait qu’il se produit des interactions de plus en plus serrées entre le monde de la fiction imprimée et celui de l’audiovisuel : si l’on raisonne en termes statistiques, il est évident que peu d’ouvrages sont lus par un vaste public. Or ces « best-sellers » tendent à être rapidement doublés par une version filmique. Le processus va aussi en sens inverse : on lit un livre dont on a déjà vu le film. Harry Potter et le Seigneur des anneaux illustrent ces deux cas de figure. Si l’on ajoute que la notion de fiction prend également un tour spécifique selon qu’il s’agit d’un film, d’un dessin animé ou d’un jeu vidéo, que par ailleurs la publicité, la téléréalité et l’autofiction prospèrent, on voit qu’il se pose un ensemble de problèmes qui vont bien au-delà de la théorie littéraire et qui engagent la construction même de l’identité sociale dans le monde contemporain.

RB Quel avenir voyez-vous pour l’institution littéraire, tant au niveau de la production elle-même que du point de vue de la critique ? L’histoire littéraire, alors même qu’elle semble retrouver de la vigueur, est-elle en retard d’une guerre ? Le mouvement des Cultural Studies dans le monde anglo-saxon n’augure-t-il pas le genre de révolution qui nous attend et pensez-vous que le faible impact que cette mode théorique a eu en France durant les trente dernières années laisse de la place pour une autre alternative ?

DM Il me semble que l’institution littéraire telle que l’a théorisée Bourdieu sous les espèces d’un « champ littéraire » autonome où les producteurs lutteraient pour l’autorité énonciative est en voie de décomposition. Il est en effet soumis à une double tension : d’un côté, on assiste à l’intégration de « pôles livres » dans des entreprises de « communication » de taille mondiale qui élaborent des stratégies impliquant l’ensemble des médias. D’un autre côté, on voit proliférer des types de « publications » que je mets entre guillemets parce qu’elles recouvrent des phénomènes très disparates : les textes directement mis en ligne par leurs auteurs, les pratiques d’écriture liées aux blogs, aux forums, la multiplication des ateliers d’écriture, l’émergence d’une foule de « petits éditeurs » très spécialisés qui diffusent sur des réseaux très localisés des livres nouveaux ou anciens. Cette constellation très floue, souvent éphémère, échappe pour une large part aux catégories habituelles de l’analyse littéraire. Ces deux mouvements (concentration et fragmentation) sont complémentaires. Ce qui explique la perplexité des analystes : d’une part la littérature perd son autonomie et sa domination sur la culture, d’un autre côté elle semble proliférer à travers une multitude de pratiques difficilement répertoriables et contrôlables.

En ce qui concerne l’histoire littéraire, si je suis cohérent avec moi-même, je suis bien obligé de conclure que son regain actuel ne l’empêche pas d’être en retard d’une guerre, pour reprendre votre expression. Mais il faut nuancer. Ce qui est ruiné par la déstabilisation de l’opposition texte/contexte, ce sont les fondements de l’histoire littéraire, disons sa dignité épistémologique. Mais si l’on entend par « histoire littéraire » l’ensemble des recherches qui portent sur autre chose que l’analyse et l’interprétation des œuvres, alors elle est promise à un grand avenir. Ce qui a changé, c’est qu’on a désormais affaire à des travaux qui n’ont plus par eux-mêmes de légitimité pour relever d’un véritable savoir. L’histoire littéraire est obligée de s’intégrer à des disciplines relevant des sciences humaines et sociales – en particulier la sociologie de la littérature ou l’analyse du discours – pour que ses recherches puissent constituer un véritable apport à la connaissance.

Je ne suis pas certain que les « Cultural studies » – d’ailleurs largement en régression dans le monde anglo-saxon – aient un grand avenir en France, du moins pour ce que j’en connais. Ce qui est positif dans ces « Cultural studies » est qu’elles décloisonnent les approches des phénomènes culturels et qu’elles ouvrent de nouveaux espaces à la recherche, souvent verrouillée par les contraintes institutionnelles. Ce qui est plus problématique, c’est que ces travaux ont tendance à osciller entre des réflexions paraphilosophiques sophistiquées et des lectures très intuitives. En d’autres termes, on peut regretter que les « Cultural studies » ne soient pas davantage contraintes méthodologiquement et qu’elles n’articulent pas davantage les approches très hétérogènes qu’elles abritent.

 

Entretien publié le 17/12/2007

 

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