L’œil sociologue : un point de vue sur la valeur littéraire ?

Entretien avec Jérôme Meizoz

Jérôme Meizoz, né en 1967 en Suisse, est Docteur ès lettres (UNIL, Lausanne) et sociologue de la culture (EHESS, Paris). Enseignant aux universités de Lausanne et Genève, il est également écrivain et chroniqueur littéraire.

Dans son dernier livre L’œil sociologue et la littérature (Slatkine, 2004), Jérôme Meizoz réfléchit sur ce qu’apporte une science du collectif à propos d’un art où semble dominer la singularité. En refusant de naturaliser le fait littéraire, la sociologie fait apparaître toute la complexité de cette pratique, placée au cœur des conflits symboliques dont est tissée la société. Parmi les lectures plurielles qu’appelle la complexité du littéraire, l’œil sociologique articule les rapports entre auteur, texte et société pour mieux comprendre pourquoi un texte a pris telle forme (générique, stylistique, typographique) parmi une infinité d’autres formes coexistantes possibles. Dans L’œil sociologue et la littérature, Jérôme Meizoz propose des études sur Paul Eluard, Benjamin Péret, les Surréalistes, Rodolphe Töpffer, C.F. Ramuz, Blaise Cendrars, Michel Houellebecq, les procès et les prix littéraires.

 


par Raphaël Baroni

Raphaël Baroni : Dans  L’œil sociologue et la littérature, vous reprenez et vous fusionnez une quinzaine d’articles inédits ou parus en revues, dans le but d’illustrer les apports de l’approche sociologique appliquée à la chose littéraire, en privilégiant notamment la sociologie d’inspiration bourdieusienne, qui constitue votre horizon théorique depuis bientôt une dizaine d’années. Ce qui me frappe au premier abord, malgré les matériaux disparates qui composent votre recueil, c’est l’étonnante unité de vue qui caractérise cet ouvrage, et qui rend accessible une pensée complexe, qui a souvent, par le passé, donné lieu à bien des polémiques et à bien des malentendus. D’un côté, vous dressez un bilan clair et nuancé des travaux que Pierre Bourdieu a consacrés au « champ littéraire », et vous indiquez de nouvelles voies permettant de surmonter certaines critiques qui lui ont été adressées, notamment en direction de la socio-poétique d’Alain Viala (ce dernier étant soucieux de ne pas négliger l’aspect formel des textes). On constate, dans vos écrits, un souci constant de ne pas réduire les singularités d’une œuvre, d’un auteur ou d’une lecture, mais au contraire de les éclairer en les resituant dans un contexte social, au sein des tensions spécifiques qui définissent lieu qu’ils occupent dans le champ des productions symboliques. Ce souci d’articuler, sans la réduire, la singularité d’un texte avec la société à partir de laquelle il émerge est parfaitement éclairée par une citation de Lanson, à laquelle vous vous référez à plusieurs reprises et qui apparaît finalement comme le fil rouge qui relie l’ensemble de vos études : « l’écriture est un acte individuel, mais un acte social de l’individu [1]  ». Pourriez-vous revenir sur cette « marge de manœuvre » que l’on retrouverait aussi bien dans la « posture » d’un auteur que dans son style, dans le recours à un genre particulier, etc. ? Et notamment, quelle part de stratégie consciente voyez-vous dans cet « espace transitionnel entre l’individu et le collectif » (p. 65) ? N’est-ce pas précisément sur cette frontière entre action consciente et habitus inconscient que se joue la question de savoir si l’œil sociologue présente un regard « cynique » ou « réducteur » sur le fait littéraire ?

Jérôme Meizoz : Absolument, et Lanson l’a dit avec finesse dans la conférence qu’il a prononcée en 1904 devant Durkheim. Pour des raisons idéologiques, au fond, tout le débat sur les approches sociologiques de la littérature tourne autour de la liberté, « marge de manœuvre », de la singularité, etc. Les littéraires héritent d’une anthropologie romantique du génie individuel, et les sociologues lui préfèrent des versions holistes. D’où le malentendu perpétuel, alors que nous parlons d’un objet identique, mais découpé et envisagé selon différentes modalités. Sans doute est-ce parce que j’ai étudié les deux traditions ­ je suis “littéraire” de formation, et sociologue sur le tard ­ que je suis sensible au lieu où s’entrecroisent « l’individuel et le social », si cette dichotomie a un sens quelconque. J’ai donc observé des cas empiriques où ce lieu est thématisé, visible. Ainsi de la réécriture des proverbes chez les surréalistes : les poètes injectent de l’individuel dans un énoncé gnomique collectif, modifient ainsi son genre, sa visée, sa situation dans le champ de réception, etc. Il y a donc des « interventions » constantes qui s’emparent des codes présents dans le champ littéraire pour les actualiser en les déviant. De même avec le poème « Liberté » (1942) d’Eluard, rédigé en pleine guerre mondiale sous la plus grande contrainte éditoriale, censoriale, économique, etc. Eluard parvient à détourner la censure par la structure même de son texte suspensif.

Enfin, il m’a semblé qu’aux marges de manœuvres laissées par le champ, il faut ajouter deux phénomènes centraux, l’acte d’écriture et ce que je nomme la « posture » d’auteur. L’acte d’écriture, comme Starobinski l’a montré dans La Relation critique (1970), n’est pas pure reproduction, mais aussi, action sur soi-même et sur le champ. Il implique un positionnement dans le champ littéraire, par le recours à un genre, un style, des motifs. Quelles que soient les contraintes cadres, chaque prise de parole impose une scénographie spécifique, une manière d’entrer dans le langage. La scénographie de l’énonciation, selon l’expression de Dominique Maingueneau, peut transgresser les routines du champ littéraire, et faire émerger de nouvelles formes. Je pense à des auteurs comme Céline, Ramuz, par exemple, et à leur exploration des effets d’oralité. Ensuite, la « posture », ou la présentation de soi de l’auteur en situation d’écrivain : celle-ci est une construction qui renégocie la « position » de l’auteur dans le champ. On occupe une position, mais on peut adopter des postures diverses à cet égard, ce qui permet de comprendre que tous les auteurs en situation analogue ne produisent pas les mêmes œuvres. L’enjeu de la notion de « posture » que j’ai développée à partir de l’exemple de Rousseau ­ la posture du « gueux » chez Rousseau a joué un rôle considérable ­ est qu’elle se situe à l’interface entre les institutions littéraires et l’acte singulier.

RB : Au fond, l’obligation de penser cette articulation entre l’individuel et le collectif, ce nœud qui pose généralement tant de problèmes épistémologiques à la sociologie, n’est-ce pas précisément ce qu’apporte de plus intéressant en retour, pour la théorie sociologique elle-même, l’application de l’œil sociologue à ce terrain particulier qu’est la littérature ? Car la spécificité du champ littéraire, par rapport à d’autres espaces de l’activité sociale, c’est d’être peuplé de textes, c’est-à-dire d’archives plus ou moins attestées et figées par le processus éditorial, qui permettent une étude détaillée des actions humaines dans leur singularité. Si je prends par exemple les propos polémiques de Michel Houellebecq que vous évoquez, il me semble qu’ils auraient très bien pu passer pratiquement inaperçus dans une conversation courante, ou du moins qu’il aurait été très difficile de les interpréter d’un point de vue sociologique. Mais l’existence (inter)textuelle des discours que vous analysez permet une réflexion poussée sur la manière dont un individu se situe et se positionne au sein d’un faisceau complexe de tensions qui ont une dimension à la fois sociale et historique.

JM : Effectivement, rien ne distingue les propos d’Houellebecq d’un cynisme cultivé audible dans n’importe quel lieu à la mode. Par contre, le fait que cela soit imprimé, et que ces propos renvoient intertextuellement à de vieux débats, sur l’Islam par exemple, ou sur la libération sexuelle, leur donne un autre statut. D’autant que Houellebecq maintient une position ambiguë quant au sérieux de ses opinions, allant jusqu’à reprendre à son compte les opinions fictives de ses personnages… Le jeu fait apparaître ici la frontière juridique entre fictionnel et factuel, et révèle les manières dont les écrivains pragmatisent leurs discours, selon la situation. On a tellement coutume, depuis le 19e siècle, que le discours littéraire soit dé-pragmatisé, c’est-à-dire donné comme à-ne-pas-prendre-au-sérieux, que lorsqu’il imite des opinions publiquement exprimées, le scandale n’est pas loin.

RB : D’un autre côté, n’y a-t-il pas quelque chose de contradictoire avec l’approche sociologique que de restreindre d’entrée votre champ d’investigation à l’espace littéraire, en acceptant ainsi cette naturalisation d’une frontière dont les travaux de Bourdieu, de Bally ou de Bakhtine ont contribué à démontrer le caractère historique et construit ? Vous rappelez d’ailleurs que Pierre Bourdieu appelait à rompre avec l’« idéologie linguistique » de Saussure et il soulignait que le champ littéraire jouait un rôle central dans la régulation du « marché linguistique » en servant « d’étalon de valeur pour les locuteurs ordinaires » (p. 68-69). Du côté de l’analyse du discours, par exemple, un présupposé majeur est que les textes littéraires ne sont pas une classe à part des faits de langue, mais qu’ils doivent au contraire être traités sur des bases semblables (c’est-à-dire sans faire l’économie d’une analyse contextuelle notamment) sans pour autant masquer certaines caractéristiques singulières. De quelle manière l’approche sociologique qui est la vôtre fait-elle bouger les frontières de la littérarité, tout en restant par ailleurs centrée sur des questions spécifiquement littéraires ?

JM : Il y a là assurément une tache aveugle liée à ma formation littéraire. Mes objets d’étude, institutionnellement, ont été des textes désignés comme littéraires. Je soupçonne cette frontière, certes, et dans mon livre j’en signale l’arbitraire en commentant la construction du canon scolaire. Mais la plupart de mes objets demeurent dans ce domaine, sans doute du fait de mon insertion institutionnelle au sein d’un département de littérature. Ce n’est qu’en collaborant avec des linguistes, comme Jean-Michel Adam à l’Université de Lausanne, et en m’initiant aux méthodes de l’analyse des discours (Maingueneau, Charaudeau), que j’ai élargi, et avec quel profit, ces frontières, pour considérer les textes littéraires comme des traitements particuliers, à production et réception, de genres et de formes présents dans tout le champ linguistique. On gagne d’ailleurs beaucoup à étudier les genres et les formes littéraires en observant ce qu’ils font de la réserve inépuisable de la parole et de ses formes ordinaires, comme Charles Bally le suggérait dès le début du siècle dernier.

RB : Il me semble que votre œil sociologue propose une vision de la littérature dans laquelle le point focal reste centré essentiellement sur la question de la valeur (ou plutôt des valeurs). La perspective suivie serait donc verticale, elle mettrait en évidence une hiérarchie différentielle des œuvres, des genres, des styles et des auteurs au sein du champ littéraire et, par extension, un espace de tensions et de luttes de pouvoir. En d’autres termes, si je reprends le titre d’un article de Dufays, on constate que « lire, c’est aussi évaluer [2]  », mais également, sur un plan poétique, qu’écrire, c’est aussi se positionner, lutter pour accumuler un certain prestige, un capital économique ou symbolique, viser à établir ou à maintenir une position dominante dans le champ en fonction d’objectifs propres et d’une position objective. Ce point de vue peut d’ailleurs être élargi aux activités des critiques et des théoriciens de la littérature, dont la neutralité apparente n’est souvent qu’une façade ou un vœu pieux : j’avais moi-même, dans un article récent qui avait largement profité de vos conseils, constaté la difficulté, chez les narratologues structuralistes, de prendre en considération, dans les années 1960-1970, certains « effets poétiques », comme le suspense, la curiosité ou la surprise, parce que les valeurs naturalisées, au sein du champ littéraire de l’époque, repoussait ces techniques dans sa périphérie, les déclassait comme des « effets paralittéraires [3]  ».

Au fond, votre position de sociologue de la littérature par rapport à ces valeurs vous conduit-elle à tenter de prendre du recul de façon à dénaturaliser la « fétichisation » des textes littéraires (ce que vous semblez faire dans la dernière partie consacrée à l’institution des prix littéraires, que vous décrivez comme une « fabrique du fétiche ») ou, au contraire, cherchez-vous à adopter une position militante qui tenterait de défendre certaines valeurs ou certaines œuvres provisoirement déclassées ? (Il me semble que vous assumez cette dernière posture, lorsque vous défendez la valeur de Ramuz au sein des lettres françaises.)

JM : Quant à la « valeur » et aux jugements sur la valeur dans le champ littéraire, ma position n’a rien de très original. Après Bourdieu, je considère que la valeur est un enjeu de luttes dans le champ, et que chaque écrivain propose ou impose des formes dignes de valeur, reçues et jugées ensuite par d’autres. Ce qui me conduit à considérer la circulation de la valeur dans l’espace littéraire comme un phénomène de fétichisation, lié aux intérêts de certains groupes lettrés. L’analyse est ici de type marxiste classique, mais Bourdieu y ajoute la dimension de la « violence symbolique » à savoir l’imposition et l’intériorisation, par tous les participants du champ, de catégories et de critères de valeur, définis en fait par un groupe restreint. Si seuls les lettrés peuvent dicter la valeur littéraire, les frontières du littéraires auront d’autres courbes que celles d’un champ littéraire dessiné par le pouvoir politique, ou par des jurys de lecteurs ordinaires… Tout cela incite à la plus grande prudence de jugement. Cependant, en tant que critique, je ne me cache pas que j’ai (même minime) un pouvoir sur l’objet, et donc que je me situe à son égard. Le choix d’un objet d’étude (tel auteur plutôt que tel autre), d’une période, d’un genre, est un choix sociologiquement situé, et qui porte sa part de responsabilité. La neutralité du critique peut tout au plus concerner les procédures quantitatives du stylisticien, mais l’option de départ demeure toujours prise dans les enjeux du temps.

La manière dont je donne à lire un auteur (par exemple, ma réhabilitation de Ramuz en France dans Ramuz, Passager clandestin des Lettres françaises, 1997) n’est donc pas neutre, et j’assume en quelque sorte l’aspect militant du choix d’objet, non de son traitement. A lire Ramuz en congruence avec les romanciers français de son époque, il me semblait qu’un francocentrisme aveugle avait oblitéré l’intérêt de cette œuvre, pourtant au centre des débats du roman, à la fin des années 1920. Restituer ces débats, et montrer l’impact particulier de ce point de vue externe apporté par Ramuz, ce n’est pas forcer sa valeur, c’est rappeler des débats littéraires et leurs conséquences créatives (Céline a été marqué par Ramuz en 1929, comme Giono d’ailleurs) occultés par les histoires littéraires nationales.

RB : Tenant apparemment compte du reproche qui vous avait été fait par Jérôme David dans un entretien que vous reprenez dans ce volume, il me semble que vous n’avez pas hésité cette fois-ci à mettre en scène les tensions institutionnelles au sein desquelles se situent vos propres travaux, notamment lorsque vous choisissez de nous livrer votre réponse aux critiques peu amènes que le professeur Daniel Sangsue (Université de Neuchâtel) vous avait adressées, à vous et à Daniel Maggetti. Au fond, il est piquant de constater qu’un discours qui s’attache, entre autres choses, à décrire les rapports de pouvoir au sein de l’institution littéraire et académique, donne lieu à des échanges aussi polémiques. Cela ne fait que confirmer les mots de Bourdieu qui comparait la sociologie à « un sport de combat [4]  ». Comment faut-il interpréter les très fortes résistances qui existent encore, au sein de l’institution universitaire, face aux théories de Pierre Bourdieu, notamment quand il traite du champ littéraire ? Il me semble qu’au danger du réductionnisme, vous opposez le profit que l’on peut tirer, dans l’enseignement de la littérature, d’une lecture qui opère un décloisonnement des textes, qui redonne une pertinence contextuelle, historique et sociale aux œuvres littéraires…

JM : Quand des formalistes accusent la sociologie littéraire de réductionnisme, je me demande où est la paille et où est la poutre… D’abord, il faut dire qu’en dix ans les choses ont beaucoup changé. Au début des années 1990, dans le sillage de la comète structuraliste, on était très hostile à la sociologie littéraire de Bourdieu, taxée de matérialisme vulgaire, d’ignorance des formes, etc. Elle était perçue comme une théorie marxiste du reflet, ce qu’elle n’est pas. Depuis, les choses ont évolué : d’une part, des travaux importants comme ceux de Gisèle Sapiro (La Guerre des écrivains, 1999) ont affiné le modèle de Bourdieu. De l’autre, l’ensemble de la critique universitaire est revenue peu à peu au sujet et à l’historicité, et partant au social. Aujourd’hui, considérer sociologiquement la littérature n’est plus scandaleux dans nos départements. Les résistances tiennent à des réflexes de conflits d’école : Bourdieu a formulé très agressivement sa théorie, contre les « formalistes », notamment. Il ne faut pas négliger la rage froide qui s’exprime dans Les Règles de l’art, et qui a rendu ce livre émotionnellement inacceptable à ceux-là même qui auraient pu s’en laisser intellectuellement convaincre. Ceux-ci se sentent méprisés ou mécompris, et ils se défendent. En quoi il n’ont pas tort, car Bourdieu a aussi largement caricaturé les postulats des formalistes ! En ce sens, je peux comprendre plusieurs des objections tout à fait pertinentes de D. Sangsue à notre étude sociologique de l’écrivain Rodolphe Töpffer (1799-1846). Mais j’ai été heurté par le ton de son intervention, qui situait soudain le débat sur le plan des « postes » universitaires, c’est pourquoi je lui ai répondu, très poliment d’ailleurs.

RB : La multiplication des études singulières que vous proposez dans votre ouvrage permet de prendre la mesure du « rendement » de l’œil sociologue sur la littérature et des divers « angles d’attaque » qu’il rend possible : vous traitez aussi bien du style d’un auteur, d’un genre poétique, de la posture auctoriale, qu’elle soit verbale ou non-verbale, ou encore des réceptions critiques des œuvres ou des prix littéraires qui les consacrent. Ne pensez-vous pas cependant que, parmi ces différents objets d’étude, les genres sont d’une nature particulière, justement par le fait qu’ils sont d’emblée des généralisations, des phénomènes collectifs et institutionnels ?

JM : Je tenais à composer un volume qui allie des parties théoriques, consacrées aux approches sociologiques de la littérature, ainsi que des études de cas, inspirées de ces mêmes théories. Ceci parce que je crois que la théorie et l’analyse littéraire empirique gagnent à une constante dialectique. Je voudrais éviter de fétichiser une théorie et donc de la figer (celle de Bourdieu par exemple). Plutôt la faire évoluer souplement selon le texte étudié. C’est pourquoi à chaque texte que j’analyse, et j’ai choisi d’aborder plusieurs genres, l’angle du regard sociologique (d’où le titre du livre) est différent.

Le point commun de toutes ces études consiste en quelques postulats : que le texte est un objet de part en part social, historique, qu’il s’inscrit dans une histoire des formes à laquelle des «auteurs» viennent imprimer des dérivations, qu’il faut donc l’étudier sans le séparer de son contexte. J’essaie d’être attentif à la manière dont la singularité littéraire (censée s’exprimer dans le « style ») se construit par une négociation avec le monde des lettres et ses enjeux spécifiques.

Quant aux genres, effectivement, je prends de plus en plus conscience qu’il s’agit là de phénomènes situé justement à cet interface entre l’individuel et le collectif où j’essaie de tenir mon regard. Ainsi les genres sont indiscutablement à la fois des institutions sociales en tant que corps de normes plus ou moins explicites et réitérables ; en outre, ils sont des formes, et relèvent d’une histoire des formes, transformées tant par les auteurs que les éditeurs et les lecteurs. Tout choix générique est une adoption des possibles du champ, mais permet en même temps, par un positionnement énonciatif, une remise en jeu de la norme dans une actualisation singulière.

RB : Cette question des genres soulève, il me semble, une autre question : ne pensez-vous pas que votre point de vue, centré sur la valeur, ne peut penser le phénomène de la généricité qu’au sein d’une hiérarchie des genres, et non, sur un plan horizontal, comme un simple principe de distinction ou de classification entre différentes sphères d’activités communicationnelles ? Il me semble que les travaux de Bakhtine, que vous citez à plusieurs reprises, ont sur ce point une plus grande extension que ce que permet de penser l’approche bourdieusienne… Pour le chercheur russe, comme pour les théoriciens de la discursivité, les genres sont avant tout des schèmes qui permettent d’expliquer « l’intelligence réciproque entre les locuteurs [5]  » en fondant certains horizons d’attente particuliers dans certaines sphères d’activité données, et pas uniquement des outils servant à établir la valeur d’un discours sur une échelle des genres.

JM : Je suis pleinement d’accord. Les genres ne sont pas que des classements de légitimité, mais aussi des procédures qui régulent une communication adéquate. Quand Bakhtine réclame une « stylistique sociologique » il propose d’envisager aussi bien les choix génériques que les formes stylistiques comme une négociation dialogique et communicationnelle, un savoir-faire. Bourdieu n’a pas peut-être pas été bakhtinien jusqu’au bout, même s’il a fait publier Le Marxisme et la philosophie du langage en français (1977) : il a été obnubilé par les luttes pour la valeur, et a laissé dans l’ombre le rôle fonctionnel indéniable des codes génériques.

RB : Cette question sur la fonction communicationnelle des genres m’amène à vous en poser une autre, plus générale : ne pensez-vous pas qu’il existe un autre « œil sociologue », moins immédiatement focalisé sur la question (que j’ai définie comme « verticale ») des valeurs, mais sur celle (que l’on pourrait situer sur un plan « horizontal ») des principes qui permettent aux individus de coopérer adéquatement en vue d’éviter des « collisions », des malentendus perpétuels ou des erreurs interprétatives. Il s’agirait, pour cet œil sociologue, de définir l’écriture littéraire, par exemple, non pas comme s’intégrant à un espace tensif structuré par une « lutte de pouvoir » permanente (présupposé qui se retrouve dans la plupart des approches marxistes il me semble) mais en tant qu’elle est également liée à des normes partagées qui sont aux fondements de l’ordre social et des conditions d’intelligibilité des actions et des productions humaines. Dans ce champ « pacifié » (ou « coordonné »), l’analyse porte davantage sur les termes d’un contrat ou sur les rôles joués à l’intérieur d’une « mise en scène » du quotidien, plutôt qu’elle ne se centre sur les termes d’un conflit. Je suppose que vous voyez poindre, derrière la référence bakhtinienne, l’approche interactionniste d’Erving Goffmann par exemple, ou les travaux de Henri Paul Grice [6] , dont certaines propositions ont été adaptées au discours littéraire, notamment par le biais des théories sémiotiques de la coopération interprétative [7] et par les travaux mettant en avant les notions de « pacte » d’écriture et de réception [8] .

JM : Je n’ai rien contre les notions de pacte et de contrat, ni contre une lecture « coordonnée » des propositions du champ littéraire. Sans doute la lecture agonistique des marxistes, dont hérite Bourdieu en partie, a-t-elle rendu invisible la dimension de coopération présente dans tout échange littéraire. Le point de vue tensif a sa tache aveugle, une fois encore. La question qui se pose est de savoir comment ces deux dimensions (agonistique ou coopérative) interagissent et laquelle des deux joue le rôle le plus décisif, a le plus de poids. Je n’ai pas de réponse, mais je me défie d’une vision du contrat (de lecture, par exemple) qui en ferait d’emblée un accord harmonieux. La lecture « réaliste » de Stendhal à Balzac puis Flaubert, n’a pas eu d’emblée l’aspect de naturalité qu’elle a pour nous. Il y a eu des conflits extraordinaires, des procès sur l’« affreux réalisme » de Flaubert, dixit le procureur Pinard en 1857, et il a fallu des générations pour qu’un lectorat élargi y accède.

Les pactes ou contrats, dans le monde social en entier, sont l’aboutissement calcifié de débats houleux, que l’histoire littéraire tend à effacer pour ne retenir que la vision des vainqueurs… C’est pourquoi j’ai traité des auteurs perçus comme mineurs, par exemple Ramuz ou Henry Poulaille : c’est justement ces auteurs qui font apparaître toutes les tensions cachées.

RB : Dans une discussion récente, Dominique Maingueneau [9] , qui s’intéresse également de près au contexte littéraire, me suggérait qu’il y avait peut-être un point commun entre l’approche bourdieusienne et la psychanalyse : leurs points de vue seraient virtuellement irréfutables. Si je comprends correctement cette affirmation, on pourrait dresser un parallèle entre, d’une part, le « patient » qui s’oppose au diagnostic de son analyste et ne fait par cette réaction que confirmer le verdict en faisant montre d’une résistance symptomatique et, d’autre part, un auteur dont l’attitude, modeste ou désintéressée, trahirait en fait une posture visant à assurer la légitimité de son discours et à défendre de ce que Bourdieu appellerait un « capital symbolique ». Au fond, même si l’auteur se défend de s’insérer dans une quelconque stratégie posturale ou lutte de pouvoir, il ne fait qu’adopter une posture spécifique faisant partie du faisceau des possibles offerts par le champ.

Vous l’avez parfaitement montré en analysant par exemple la posture adoptée par Rousseau, et notamment la relation polémique qu’entretient ce dernier avec Voltaire. En ce qui concerne Houellebecq, il me semble que votre analyse (mais cela reste plus ou moins implicite) conduit à interpréter ses propos polémiques comme visant à manipuler l’espace médiatique de manière à augmenter ses ventes. Vous précisez d’ailleurs que vous laissez de côté, « par décret », les opinions politiques de l’auteur, qui ne vous intéressent pas « dans tous les sens du terme » (p. 203) et qui resteraient de toute manière inaccessibles à l’analyse. Pourtant, je ne suis pas sûr de vous suivre quand vous suggérez que Houellebecq ne fait que jouer un rôle, comme si ce qu’il exprimait avait été généré davantage par le narrateur fictif de son roman que par l’énonciateur réel qu’il incarne. Vous écrivez : « Autrement dit, l’auteur pseudonyme se met à la traîne de sa fiction : la posture "Houellebecq" consiste à rejouer machinalement dans l’espace public, le personnage d’antihéros aux propos "socialement inacceptables" auquel il délègue la narration. Par un étrange renversement, la conduite de fiction (les propos du narrateur) précède ici la conduite sociale (ceux de la posture auctoriale) et semble la générer. » (p. 202) Je ne suis pas sûr qu’il soit si facile de se débarrasser de « l’auteur biographique » et de son point de vue tel que l’on peut, au moins hypothétiquement, le reconstruire et le comprendre. Le narrateur fictif est bien la création de l’auteur, et non l’inverse, il n’est donc pas complètement illégitime de supposer qu’il pourrait être « à l’image de son créateur ». Pensez-vous malgré tout, qu’un tel glissement est le symptôme d’une relative et récente « perte d’autonomie » du champ littéraire ?

JM : Je ne nie pas que le narrateur d’Houellebecq soit la créature de son auteur, et non l’inverse. Je mets seulement en évidence le fait que Houellebecq publie d’abord des propos par le biais d’un narrateur fictif, propos idéologiquement dérangeants mais circonscrits à la fiction, puis il les re-pragmatise en les prenant à son compte d’auteur sur un plateau de télévision. Lorsque Houllebecq dit qu’il pense comme son narrateur, il franchit la frontière de l’acceptable fictionnel et fait des opinions qu’il professe une position publique. Je ne cherche pas à me débarrasser de l’auteur biographique, en étudiant les choses ainsi, je dis simplement que dans ce jeu énonciatif entre un narrateur fictif et une « posture » d’auteur telle que l’a construite Houellebecq, notre accès au for intérieur de l’auteur biographique est rendu quasi impossible. En fait, je dissocie la posture (instance auctoriale dans le texte) de l’auteur civil (hors texte), autorisé en cela par le jeu du pseudonyme, car Houellebecq en est un. En tant qu’interprète, nous pouvons relever ce jeu (très marqué par le contexte médiatique) et tenter de comprendre ce qu’il signifie. Je ne prétends pas que Houellbecq veut, par exemple, assumer le capitalisme éditorial en livrant des ouvrages scandaleux. La seule chose que je vois, c’est que la « posture » Houellebecq signale ce jeu là de manière cynique, alors même que l’intérêt économique pur est le tabou absolu du champ littéraire, où l’on associe les grandes œuvres au désintéressement esthétique.

Maintenant, qu’il y ait perte d’autonomie du champ littéraire, de plus en plus régi par le champ économique (nouvelles politiques éditoriales), cela me semble très clair. Je ne sais si Houellbecq met en scène cela dans sa « posture » pour s’en moquer ou pour le déplorer, et au fond je m’en fiche. Ce qui compte, c’est que son jeu énonciatif fait entrer cette question dans le champ littéraire.

RB : Pourtant, n’y a-t-il pas tout de même un danger de réductionnisme quand on en vient à analyser une œuvre ou un discours en se référant fondamentalement à une lutte en vue de faire fructifier, sur un plan matériel ou symbolique, la valeur d’un texte ? Peut-être Michel Houellebecq pense-t-il réellement ce qu’il dit au sujet au sujet des religions monothéistes, et peut-être juge-t-il nécessaire, d’un point de vue éthique, de partager ce point de vue, aussi polémique et discutable soit-il, avec d’autres membres de la société civile… Prenons un autre exemple, peut-être un peu moins polémique : si l’on considère les choix stylistiques et d’un auteur comme Jorge Semprun [10] , quand ce dernier se trouve confronté au problème de narrer l’inénarrable (ou plutôt ce qu’il craint être inécoutable ou illisible), ne peut-on pas supposer que les critères d’analyse pertinents pour interpréter son acte d’écriture ne se situent par sur l’échelle des valeurs (symboliques ou économiques), mais sur celle des nécessités existentielles, sur la recherche d’un accord entre un besoin impérieux de témoigner et les limites des formes esthétiques dont il dispose pour le faire ?

JM : Je crois n’avoir jamais réduit les motivations littéraires à du profit symbolique et économique. Simplement, quelles que soient les motivations intimes, une fois l’œuvre en circulation dans le champ, elle participe, qu’elle le veuille ou non, à ces enjeux. Ce qui ne signifie pas pour autant stratégie cynique, calcul, etc. La notion d’habitus n’est pas finaliste.

RB : Pour conclure, cet ouvrage, succédant à une récente monographie que vous avez consacrée à Jean-Jacques Rousseau (Le Gueux philosophe, édité chez Antipodes), dresse un bilan partiel des recherches que vous avez menées jusqu’à présent dans le domaine de la sociologie de la littérature. Est-ce que vous pouvez nous faire part de vos projets futurs et des voies qui vous semblent actuellement les plus fécondes pour exercer votre point de vue de sociologue ?

JM : Je continue à travailler sur les « postures » d’auteur, sur la représentation de soi de l’auteur dans le texte. Par exemple, je réfléchis à une polémique dans la NRF de juillet 1933 à propos d’un compte-rendu de Cingria sur Trotsky. Ce texte, qui réinvente complètement et polémiquement le genre de la note de lecture, va mettre en émoi tant Gide que Paulhan, à cause des contraintes politiques pesant sur la revue. C’est un cas exceptionnel où analyser la posture d’auteur, la transgression du genre, et l’effet de réception.

Grâce à l’analyse des discours, depuis un an au moins, j’ai progressé dans la manière de concevoir le texte comme un discours situé, par rapport à des genres courants, à un public, un « interdiscours » social coexistant. A l’Université de Lausanne existe une excellente équipe pluridisciplinaire qui réfléchit à ces choses, autour de Jean-Michel Adam notamment. Les instruments des linguistes sont ici précieux pour caractériser les phénomènes de positionnement par l’énonciation, sans retomber dans une conception peu fine de l’auteur biographique. L’énonciation littéraire est fort complexe, j’ai senti le besoin de préciser mes instruments descriptifs.

 

 

 

[1] Lanson, G. (1965 [1904]), « L’histoire littéraire et la sociologie », Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraire, H. Peyre éd., Paris, Hachette, p. 66.

[2] Dufays, J.-L. (2000), “Lire, c'est aussi évaluer. Autopsie des modes de jugement à l'œuvre dans diverses situations de lecture”, éla, Revue de Didactologie des langues-cultures, n° 119, p. 277-290. Cf. également Claude Lafarge (1983), La Valeur littéraire. Figuration littéraire et usages sociaux des fictions, Paris, Fayard.

[3] Baroni, R. (2004), “La valeur littéraire du suspense”, A Contrario, n° 2 (1), p. 29-43.

[4] Il s’agit également du titre d’un documentaire sur Bourdieu, filmé par Pierre Carle et sorti le 2 mai 2001.

[5] Bakhtine, M (1984), Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, p. 287.

[6] Goffman, E. (1973), La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Editions de Minuit. Grice, H. P. (1979), “Logique et conversation”, Communications, n° 30, p. 57-72.

[7] Eco, U. (1985), Lector in Fabula, Paris, Grasset.

[8] Lejeune, P. (1975), Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil.

[9] Dominique Maingueneau a récemment publié, chez Armand Colin, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, qui reprend en partie et prolonge l’ouvrage aujourd’hui épuisé : Le Contexte de l'œuvre littéraire, que l’on peut consulter gratuitement sur le site : http://perso.wanadoo.fr/dominique.maingueneau/overview.html.

[10] Jorge Semprun, L’Ecriture ou la vie, Gallimard, coll. folio., 1994.

 

 

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