la critique comme littÉrature

Entretien avec Florian Pennanech à propos de Poétique de la critique littéraire. De la critique comme littérature, Paris, Seuil, 2019, « Poétique »

 

 

Propos recueillis par Frank Wagner

 

Frank Wagner : Cher Florian Pennanech, comme son titre l’indique, votre dernier ouvrage en date, Poétique de la critique littéraire, consiste en une… théorie générale de la critique littéraire. Vous serait-il possible de préciser quelles étapes vous ont progressivement (j’imagine) conduit à élaborer un projet aussi ambitieux ?

Florian Pennanech : Cher Frank Wagner, vous me demandez de me livrer à un exercice de commentaire à propos de mon propre livre, autrement dit de produire un autométatexte, en commençant, comme de juste, par la genèse, autrement dit en m’incitant à un récit génétique. J’ai cru pouvoir distinguer trois sortes de récits à l’intérieur de ce micro-genre : le récit hétérogénétique (engendrement du texte à partir d’autre chose), homogénétique (engendrement du texte à partir d’un texte), le récit autogénétique (engendrement du texte par lui-même). Le récit hétérogénétique, auquel nous nous cantonnerons pour le moment, fait apparaître en général une série de motifs, plus ou moins stéréotypés, plus ou moins mythiques, associés à la création. Judith Schlanger dans son livre L’Invention intellectuelle évoque les récits d’invention qui font ainsi la part belle à la scène de l’illumination subite, instantanée, sur le modèle de l’inspiration qui s’empare de l’artiste. Ces récits ne font finalement que varier l’anecdote d’Archimède s’écriant « Euréka ! » après avoir découvert, par hasard, en entrant dans son bain, le principe de la poussée que subit tout corps plongé dans un liquide. On construit ainsi, en particulier au xixe, grâce à de tels récits, la « figure épique » du savant. C’est un moyen de résoudre la contradiction entre d’un côté le modèle romantique qui fait appel aux forces de l’irrationnel et de l’inexplicable, et de l’autre le modèle positiviste qui s’empare du siècle et qui réduit la réalité à l’observable et au rationalisable. Autrement dit, alors que « le travail de la science est essentiellement transitif, communicable, impersonnel », la narration épique qui rend légendaire les anecdotes concernant l’invention permet de projeter sur le scientifique « la personnalité unique et la puissance imprévisible du génie ».
Le hasard est le second grand mythe qui complète le mythe du génie. Comme Archimède, tous les scientifiques sont réputés avoir fait leurs grandes découvertes sans s’y attendre, de façon fortuite. Il y a là un paradoxe, puisque l’idée de hasard, qui implique une certaine liberté, va à l’encontre de l’idée d’un déterminisme de la création scientifique, liée à l’idée que tout ce qu’on peut trouver n’est en fait que la conséquence logique et prévisible de ce que l’on sait déjà. Comment l’invention pourrait-elle être nécessaire tout en étant libre et personnelle ? Le hasard a donc la même fonction que le génie : il s’agit de résoudre le paradoxe en individualisant l’invention : on ne peut pas déduire l’invention d’autre chose, toute découverte est un accident. C’est ce qui explique la multiplication des récits d’invention, aux dépens d’une véritable méthode de l’invention.
Vous me permettrez donc de tâcher de démythifier, dans la modeste mesure de mes faibles moyens, le récit hétérogénétique. Tout d’abord, je ne pense pas que mon projet soit particulièrement « ambitieux ». Il s’agit simplement d’un projet de poétique, qui par définition étudie des catégories générales, des objets évidemment plus vastes que le texte singulier (objet de la critique) ou l’époque particulière (objet de l’histoire). Cet objet, la critique littéraire donc, je l’ai choisi tout simplement parce qu’il me paraissait peu étudié – il y avait une case blanche de la théorie – ; puis je l’ai parcouru en essayant d’être le plus méthodique possible. Ce travail est donc né tout simplement d’un désir d’inventer des concepts, ce qui me paraît être la définition même de la théorie littéraire : nous avons publié avec Sophie Rabau un petit livre il y a deux ou trois ans, intitulé Exercices de théorie littéraire, où nous essayons de montrer aux étudiants et étudiantes, comme nous le faisons dans notre cours à l’université, qu’il n’y a pas besoin d’être des génies, ou de bénéficier des faveurs du hasard, pour être des théoriciens ou des théoriciennes ; que faire de la théorie, ce n’est pas apprendre ce que racontent Jauss, Kristeva ou Saïd, pour ensuite l’appliquer à des œuvres, mais c’est inventer soi-même, comme le font Jauss, Kristeva ou Saïd, des notions générales. Notre credo est ainsi qu’en finir avec la mystique de l’invention est la condition nécessaire pour goûter les plaisirs de l’invention théorique, collective, partageable, et donc enseignable.
Et pour finir par répondre vraiment à votre question qui n’en demandait peut-être pas tant, j’ai moi-même dû traverser une première période où je ne faisais que de la méta-théorie : j’ai écrit des articles sur la narratologie de Genette, sur les paradoxes de Bayard, etc. Je pensais que c’était le seul moyen de faire de la théorie (croyance qu’il faut imputer au contexte historique – on proclame volontiers aujourd’hui que la théorie est une chose du passé – aussi bien qu’institutionnel – la structure de la recherche en littérature favorise plutôt la monographie). Heureusement, j’ai fini par me rendre compte qu’il n’en était rien et que pour faire vraiment de la théorie il fallait que je me mette à inventer des concepts ; plus précisément, puisqu’à l’intérieur du champ de la théorie mon domaine préféré était la poétique, il fallait que je m’intéresse à la transtextualité, aux relations entre textes, et comme l’hypertextualité était un champ déjà bien labouré, je me suis tourné vers la métatextualité. J’avais écrit une thèse sur Proust et la Nouvelle Critique : il suffisait, à partir de cette monographie qui comportait des esquisses de poétique du commentaire, de changer les noms propres, ou plus exactement d’enlever les noms propres, et de réfléchir plus globalement à la relation métatextuelle. Et voilà comment je suis passé du commentaire de la théorie à la théorie du commentaire.

2°) FW : À la lecture de votre livre, en vertu de la tentation notoire consistant à rapporter l’inconnu à du connu, il est difficile de ne pas penser à certaines tentatives antérieures à la vôtre, disons – en gardant le Palimpsestes de Gérard Genette pour la bonne bouche -, par exemple Critique de la critique de Tzvetan Todorov, ou Le Démon de la théorie d’Antoine Compagnon. Toutefois, à l’examen, les similitudes entre ces démarches et la vôtre ne sont que partielles et superficielles. Ont-elles malgré tout peu ou prou informé votre projet ?

FP : Nous entrons maintenant dans le récit homogénétique (un texte engendre un texte) : il s’agit ici de savoir si les deux ouvrages que vous mentionnez ont eu, disons, une « influence » sur Poétique de la critique. La réponse à votre question tiendrait en une syllabe, mais j’imagine qu’on attend de moi une manœuvre dilatoire permettant de l’ajourner de quelques paragraphes.
Comme vous m’y invitez, je vais me livrer à deux opérations symétriques d’assimilation puis de dissimilation entre ceslivres et les miens. Il est vrai (assimilation) que Critique de la critique de Tzvetan Todorov, dont le titre peut éventuellement sembler avoir été démarqué par le mien (hypotextualisation), pourrait apparaître comme un modèle puisqu’il s’agit d’un essai à propos de la critique. Mais (dissimilation) le véritable propos de Todorov est de faire la « critique » (c’est-à-dire l’examen visant à mesurer les mérites et les défauts, en faisant en l’occurrence primer les défauts, pour s’en distancier) de la « critique » (c’est-à-dire le genre littéraire constitué par l’ensemble des discours sur la littérature).
Souvenons-nous : avec Théories du symbole en 1977, Todorov s’aperçoit que ses travaux antérieurs reposent sur un paradigme héritier du romantisme allemand, qui lui apparaît alors comme le fondement impensé de l’ensemble des présupposés de la modernité littéraire (la même idée court dans Mimologiques de Gérard Genette en 1976, et bien sûr L’Absolu littéraire, de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, en 1978, qui explore l’« inconscient romantique » de la période). Tzvetan Todorov conclut son étude sur le symbolisme en dégageant la possibilité de « décrire aujourd’hui l’idéologie romantique » et non plus « se contenter de la répéter. » Se produit donc un phénomène d’auto-aperception de la théorie dans ses postulats et dans sa relativité historique. Critique de la critique, en 1984, est donc avant tout un livre d’histoire des idées, où Todorov fait ressortir le romantisme des Formalistes Russes, de Barthes, de Sartre, de Blanchot ; il s’agit désormais, après Théories du symbole, de réfléchir sur le sillage romantique, dont manifestement le critique et poéticien tient à prendre le contre-pied en s’inscrivant dans l’héritage des Lumières. À cela s’ajoute (si vous me permettez un récit homogénétique second, à propos de l’œuvre de Todorov) l’autre élément déterminant, et bien mieux connu, la rencontre avec l’œuvre de Bakhtine, qui donne lieu à un plaidoyer pour le dialogisme qui ne tarde à se muer en éthique de l’altérité, aboutissant à la suite d’ouvrages que l’on sait.
Critique de la critique est donc un ouvrage historique, épistémologique, par lequel Todorov formule son adieu à la poétique, et ce bien qu’il soit encore publié dans la collection « Poétique ». Autant de prédicats à partir desquels je puis construire la dissimilation entre ce livre et le mien (on pourrait ajouter également, bien sûr, les chiffres de vente), puisque mon propos n’a aucune prétention historique (je travaille en synchronie sur des exemples empruntés à toutes les époques), pas la moindre vocation épistémologique (je ne cherche nullement à dire si tel critique a raison ou tort d’écrire ce qu’il écrit), et constitue surtout un livre de poétique (il s’agit de construire une typologie des opérations métatextuelles moyennant lesquelles un texte s’écrit à propos d’un autre). Si ma démarche s’attache à peu près au même objet, sa méthode et son but sont radicalement différents.
La chose semble encore plus manifeste dans le cas du Démon de la théorie d’Antoine Compagnon, dont l’objet n’est pas la critique, mais la théorie, non pas les textes qui parlent d’autres textes, mais les textes qui parlent de la littérature en général, qu’il s’agit, là encore, d’évaluer sous l’angle épistémologique. Il est vrai que quelques critiques sont parfois cités, mais soit en tant que théoriciens (le Barthes de « L’effet de réel » plutôt que celui des Essais critiques), soit pour les besoins de la cause : à la fin du chapitre consacré à « L’auteur », par exemple, nous rencontrons ainsi Georges Poulet, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas théoricien. Mais il s’agit, pour Compagnon, d’abord de montrer que la critique a toujours besoin de l’auteur, ce qui est sans doute vrai en l’état actuel des choses, et ensuite d’en inférer, ce qui est déjà plus douteux, que la théorie a donc tort de croire qu’on peut s’en débarrasser. Et de fait Le Démon de la théorie n’arbitre pas entre théorie et sens commun, – mais, en réalité, entre différentes options théoriques, parmi lesquelles Antoine Compagnon choisit celle qu’il préfère en la valorisant moyennant des procédés qu’il serait peut-être utile d’inventorier, parmi lesquels le prédicat « sens commun » qui permet de façon assez intéressante de valoriser une proposition théorique en lui enlevant son statut de théorie. Or, les théories qu’Antoine Compagnon préfère ne sont pas celles qui restent modérées et n’abusent pas du goût du paradoxe, mais celles qui sont les plus compatibles avec la pratique de la critique (le « sens commun » n’est donc en réalité que la critique) – ainsi l’idée défendue par Compagnon de l’auteur comme cohérence, dont un ou une critique a peut-être besoin pour accomplir les opérations de cohésion, d’unification, d’homogénéisation du texte, mais dont un théoricien ou une théoricienne se passe très bien. Peut-être mon livre de ce point de vue contiendrait-il les prolégomènes d’un Démon de la critique (dont le Démon de la théorie fournit au demeurant un spécimen) si, encore une fois, il avait la moindre vocation épistémologique.
Passant de l’objet à la méthode (changeant d’aspectualisation, donc), on pourrait également dire que Le Démon de la théorie est lui-même un livre de théorie. Il y aurait donc une assimilation possible entre ces deux livres de théorie. Mais, au risque de me répéter, le mien relève d’une branche de la théorie qui est la poétique, c’est-à-dire l’étude des genres, des classes et des relations générales que les textes passés, présents ou à venir sont susceptibles d’illustrer. Or non seulement Antoine Compagnon ne pratique pas la poétique lui-même, mais la poétique est la grande absente du Démon de la théorie – ce qui se conçoit : en quoi le muthos, l’alexandrin, la focalisation interne ou le paratexte s’opposeraient-ils au sens commun ? Antoine Compagnon réduit de fait la théorie à l’énoncé de lois, effaçant donc toute la partie qui consiste à forger des catégories. Il remarque lui-même qu’il manque un chapitre consacré au « Genre », chapitre qui a pris ensuite la forme d’un cours en ligne, mais à ma connaissance n’a pas été intégré dans les rééditions ultérieures. Il me paraît assez évident que ce chapitre manquant (je me livre ici à une elliptisation) en dit long sur la conception de la théorie qui sous-tend l’ouvrage dans son ensemble (voilà ce qui s’appelle une motivation du tout par la partie que j’ai préalablement construite comme manquante, quelque chose donc comme une a-méro-motivation).
Les deux livres que vous citez ont donc pour point commun de congédier la poétique, soit en la repoussant, soit en l’ignorant. J’imagine donc que vous avez compris de quelle syllabe est constituée ma réponse à votre question.

3°) FW : Peut-être le sous-titre de votre livre, « De la critique comme littérature », mérite-t-il également d’être clarifié, afin de dissiper d’éventuels malentendus. À vous lire, en effet, il ne m’a pas paru que vous prétendiez nier toute différence entre critique littéraire et littérature, bien plutôt que votre objectif était d’appliquer au discours critique les outils de la poétique d’ordinaire dévolus à l’étude de la littérature. Que d’indéniables effets de mimétisme se trouvent ainsi mis au jour ne revient pas à mes yeux à assimiler sans reste les deux « champs » ou domaines. Mais peut-être est-ce précisément moi qui construis cette acception « réduite » ou réductrice de votre formule ? En quel(s) sens, en tant qu’auteur, avez-vous donc conçu ce sous-titre ?

FP : Il s’agit, je le constate, d’être fidèle à la répartition, préconisée par les commentateurs anciens, entre les aspects ante opus et les aspects in ipso opere, et de conclure, après les genèses et les influences, par le dernier aspect ante opus, à savoir le titre.
« En tant qu’auteur », on ne peut pas vraiment dire que j’aie beaucoup « conçu » ce sous-titre, qui m’a été suggéré par l’éditeur. Le rôle du sous-titre est d’abord d’être plus lisible pour le commun des lecteurs que le titre « Poétique de la critique littéraire », par lequel j’ai toujours désigné ce livre, même quand il était à l’état de fragments de brouillons, et même de vague idée : titre « rhématique », bien sûr, puisque ce livre est une poétique, et que la poétique comme la critique constitue un genre à part entière, mais aussi « thématique », puisque ce livre « parle » de la poétique de la critique littéraire. Gérard Genette estimait que le titre que j’avais choisi était redondant par rapport au nom de la collection et avait souhaité qu’on l’appelât Métacritique, qui indique quel est l’objet « sans préjuger du corpus, du propos ni de la démarche » (notez que je vous offre un inédit de Gérard Genette, de dix mots certes, mais quand on aime…). On mesure ici, du reste, jusqu’où peut mener la valorisation du paratexte ; on m’a fait remarquer depuis que la redondance ne semblait pas poser tant de problèmes quand il s’était agi de publier la Poétique d’Aristote – mais peut-être Genette avait-il alors suggéré de rebaptiser le traité Métatragédie ?
Métacritique ayant été jugé trop technique par l’éditeur, nous avons d’un commun accord placé « De la critique comme littérature » comme réécriture vulgarisante du titre en guise de sous-titre, dotant le livre d’un titre ésotérique et d’un titre exotérique, l’un savant, l’autre profane. Vous observerez l’effet de chiasme que produit au demeurant la quatrième de couverture qui pour sa part commence par un paragraphe visant à défendre l’idée que la critique peut très bien faire partie de la littérature, et se poursuit (le public profane ayant abandonné la lecture) par un paragraphe (destiné, donc, aux savants) qui indique que dans ce cas, on peut en faire la poétique.
Évidemment les choses ne sont pas aussi simples, et c’est bien pourquoi l’éditeur et moi-même avons également pris soin d’insérer entre le titre et la quatrième de couverture quelques pages d’explication.
Pour dire les choses simplement, que la critique soit ou non de la littérature m’indiffère totalement. Je fais partie de ceux qui considèrent qu’est littérature ce qui est désigné comme littérature (par le biais d’un énoncé métatextuel, une prédication de type « X est de la littérature »), que cette désignation soit instituée, ce qui signifie qu’elle est tacitement acceptée par tous et ne nécessite aucune prédication explicite, ou qu’elle relève au contraire d’un choix individuel qui pour sa part nécessitera ladite prédication (on aura reconnu la bonne vieille opposition entre littérarité constitutive et littérarité conditionnelle). Une fois cela posé, il ne reste plus grand-chose à faire, ou plus exactement, il n’y a plus qu’à remplacer la question « Qu’est-ce que la littérature ? » par la question « Comment littérarise-t-on ? ». L’étude des procédés de littérarisation constitue ainsi une part de ce livre, puisque c’est bien la critique littéraire qui a le pouvoir de décider de ce qui est de la littérature et de ce qui n’en est pas.
De façon amusante, cette critique qui a tout pouvoir de littérariser, d’alittérariser voire de délittérariser est elle-même considérée, de façon instituée, comme n’étant pas de la littérature. Autrement dit, à côté de la critique, existe un discours métacritique implicite qui nie sa littérarité. « Mon » sous-titre comporte donc une opération de littérarisation du genre de la critique. J’évoque rapidement cette question en introduction et en conclusion, car elle semble relever surtout de la sociologie, de l’anthropologie, voire de la psychologie. Il existe toute une série de motifs, corollaires de ceux que nous avons rencontrés tout à l’heure à propos de la création, qui font du critique un modèle renversé de l’auteur – parasite, envieux, impuissant, etc. Les recenser est l’affaire des historiens et des historiennes. Ce qui peut nous intéresser en tant que poéticiens et des poéticiennes, c’est le fait que dans le cas de la critique, l’alittérarisation touche un genre dans son ensemble, et non simplement des œuvres en particulier.
C’est un point très intéressant et j’avoue que je ne vois guère d’autres genres qui aient un statut comparable. Vous me direz que les récits factuels (mémoires, témoignages…) ou encore les essais font partie de ces productions discursives qu’on rejette habituellement hors du champ de la littérature, sauf cas exceptionnels, réussites extraordinaires… Certes, pour les œuvres à littérarité conditionnelle, la valeur devient souvent le critère exclusif de littérarisation, alors qu’une œuvre relevant de la littérature constitutive a peut-être moins d’efforts à fournir pour être considérée comme littéraire. Mais en ce qui concerne la critique il y a plus que cela dans l’imaginaire collectif : un véritable antagonisme qui fait qu’il ne s’agit même pas d’une non-littérature, mais presque d’une contre-littérature, comme si parler d’un objet vous rendait radicalement antagoniste.
Considérons la formulation même de votre question : je ne prétends pas « nier toute différence entre critique littéraire et littérature », je prétends simplement faire de la critique un genre parmi d’autres au sein de la littérature. J’applique donc « au discours critique les outils de la poétique », mais ce n’est pas parce que je pense que la critique est de la littérature – de fait, je pense qu’elle peut l’être, si l’on veut qu’elle le soit et si on dit qu’elle l’est, pour ma part je m’en soucie comme d’une guigne – que j’en fais la poétique, c’est évidemment parce que j’en fais la poétique qu’elle devient de la littérature. La littérarité ne préexiste pas à l’exploration poéticienne : c’est la poétique qui littérarise son objet. La poétique est une manière de porter un regard littérarisant sur n’importe quoi. Aussi titre et sous-titre doivent-ils se lire dans cet ordre qui s’apparente à un petit récit : d’abord je poétise, autrement dit je littérarise, ensuite ce type de rapport à l’objet se porte sur la critique, l’objet s’en trouve modifié, finalement la critique apparaît comme de la littérature. Le profane ne verrait que l’effet miraculeux de la métamorphose : la critique comme littérature ; le savant comprendra les rouages rationnels ici à l’œuvre : la poétique comme littérarisation d’un ensemble de textes.

4°) FW : Votre introduction comme votre conclusion en attestent, vous êtes parfaitement conscient des reproches auxquels vous expose le regard surplombant, et sans concessions, que, près de 600 pages durant, vous portez sur la critique littéraire, dont vous mettez au jour « l’impensé ». Le « relativisme heuristique » (p. 15) dont vous vous réclamez risque fort, dans l’esprit de bien des lecteurs/lectrices de votre ouvrage, de ne pas suffire à désamorcer le potentiel polémique d’une démarche qui paraît tout de même en quasi-permanence demander des comptes au(x) divers discours critique(s). Pour peu que vous le jugiez utile, que répondriez-vous à celles et ceux qui s’insurgeraient de vous voir ainsi passer au crible, disons, « au hasard », les essais de Georges Poulet, Roland Barthes et/ou Jean-Pierre Richard ?

FP : Il était temps, je crois, d’en venir à la grande question de l’intention de l’auteur, autrement dit de me demander d’opérer une réécriture visant à produire des énoncés réputés équivalents mais plus clairs. Cette opération, que je nomme substitution, présuppose dans tout commentaire une anormalisation (le texte n’est pas conforme à telle ou telle norme) induisant une réécriture sous une forme plus normale. En l’occurrence, ici, vous anormalisez mon livre en contredisant le prédicat « relativiste » qui y figure, et il va s’agir pour moi, soit de neutraliser ce prédicat en expliquant de façon plus ou moins convaincante qu’il y figure sans y figurer vraiment (je consacre de nombreuses pages à ce problème de la suppression de l’élément textuel gênant le commentateur), soit de contester votre anormalisation en réécrivant mon texte pour prouver qu’il est bien ce qu’il prétend être. Soit donc je décide d’adopter votre norme (lectoriale), soit je maintiens la mienne (auctoriale), dans les deux cas j’autoréécris mon texte : d’un côté autoréécriture allonormalisante, de l’autre autoréécriture autonormalisante, si l’on veut.
Je choisis résolument la seconde option. Ce livre se présente comme une poétique de la critique. J’y étudie les opérations permettant de produire des commentaires comme d’autres étudient les opérations permettant de produire des pastiches, des parodies, des adaptations. Je ne révèle aucun « impensé » : ce serait une démarche d’herméneute, non de poéticien. J’emploie d’ailleurs ce terme quatre fois, m’indique « ctrl+F » : une première fois à propos du discours métacritique, et non critique, une autre fois pour dire que le postulat d’homogénéité du texte relève d’une esthétique impensée, ce qui n’est pas le scoop du siècle, une fois en paraphrasant la critique marxiste qui trouve chez Balzac un impensé, et une dernière fois pour signaler une forme d’analogie impensée chez… Genette – la seule personne qui pourrait s’insurger qu’on demande des comptes à Genette étant moi-même, me voici tranquille.
Je ne demande de compte à personne, mais je me doute bien que l’impression produite est toute contraire : il semble qu’on ne puisse parler de critique littéraire sans qu’immédiatement le lecteur décrète que ce que l’on dit est d’ordre épistémologique, normatif et même polémique, en dépit d’efforts pédagogiques nombreux. Je crois qu’on n’y peut rien, tout simplement parce que le discours métacritique fonctionne habituellement de la sorte, et que l’habitude est trop fortement enracinée pour espérer s’en défaire de sitôt.
La seule chose que je puis noter est que cette manière de reprocher de « passer au crible » et de « demander des comptes » aux auteurs est d’habitude réservée… aux critiques eux-mêmes, comme si l’on avait là une sorte d’invariant consubstantiel à la relation critique, sur lequel, encore une fois, uniquement les psychologues, sociologues et anthropologues pourront nous éclairer.

5°) FW : Que vos arguments convainquent ou non vos éventuels détracteurs, on ne peut, je crois, que convenir avec vous de l’omniprésence des effets de contamination entre œuvre (littéraire) et commentaire (critique), pour peu que cette partition soit maintenue. Plus encore, ce mimétisme fait bien souvent l’objet d’une forme de « naturalisation », et se trouve non moins fréquemment revendiqué. Pour en rendre compte, vous parlez (joliment) de « principe de Béguin » (p. 81 et passim). Vous serait-il de donner un aperçu sommaire du fonctionnement dudit principe ?

FP : Si je puis me permettre une hétérogénéisation sommaire de mon livre, en l’occurrence une bipartition, je dirais qu’il fonctionne selon deux méthodes : d’un côté une méthode déductive consistant à se donner une série de catégories liées entre elles de façon logique, de l’autre une méthode inductive consistant à nommer des tendances du discours critique à partir de cas particuliers : les lecteurs et lectrices qui seraient tentés et tentées, avant de s’insurger, de parcourir le livre pourront découvrir ce qui se cache derrière « loi de Brunetière », « syndrome d’Izambard », « fantasme de Mercier », « complexe d’Emerson », « complexe de Loquin », « paradoxe de Muret », « loi de Newton-Nerval », « argument d’Oriane », « réplique de Sorel », « théorème de Billet », et j’en oublie sans doute.
Le nom du « principe de Béguin » vient comme on s’en doute d’Albert Béguin, qui écrivait dans L’Âme romantique et le rêve : « On ne peut que romantiquement parler du romantisme. » Nous avons ici une forme chimiquement pure de l’assertion de la nécessité du mimétisme entre le texte et le commentaire, l’impératif selon lequel un métatexte doit aussi être un mimotexte.
Ici il convient donc de distinguer deux choses. D’une part, la catégorie de mimétisme, qui permet de penser la relation entre texte et commentaire, catégorie qui peut s’intégrer à l’intérieur d’une typologie (il y a des commentaires mimétiques mais aussi des commentaires antimimétiques), et qui peut à son tour se déployer elle-même en une typologie, par exemple si l’on considère que le mimétisme peut être :
- formel, comme quand Sainte-Beuve commente Le Cid en disant « Rêvez, combinez, imaginez tant que vous voudrez : rien ne vit que par le style : et, comme le dit une expression espagnole bien énergique, c'est lorsqu'on en est au détroit du style que la grande difficulté´ commence. Or, c’est précisément à ce détroit que triomphe Corneille : il en sort victorieux et comme à pleines voiles. » Le dernier énoncé est un alexandrin blanc, créant un effet de mimétisme, qu’on peut juger volontaire ou non, peu importe : si on décide d’intentionaliser le mimétisme, on décidera qu’il y là un pastiche, si on décide de ne pas l’intentionaliser, on y verra un effet de contamination. C’est une question pour les herméneutes, pour sa part le poéticien note que cet exemple va dans la case « mimétisme ».
- thématique, comme quand Michon commente une fameuse scène de Madame Bovary dans Le Roi vient quand il veut en ces termes : « L’amputation est une scène pivot. L’écriture tranche à vif dans le récit. Il y passe la lame glacée et infaillible de la castration. » Deux métaphores, l’une verbale l’autre nominale, permettent de réinjecter le thème de la scène directement dans le texte critique, avec à la clef un effet de transfert de prédicat – l’écriture qui parle d’amputation est elle-même tranchante et castratrice – version plus sophistiquée que la simple substitution amputation = castration.
D’autre part, cette catégorie du mimétisme est investie d’une valeur normative dans le discours métacritique (l’énoncé de Béguin est un énoncé métacritique) : il y a chez certains critiques une tendance à affirmer que le mimétisme est nécessaire pour que le commentaire soit valide. Ainsi, lors de la fameuse querelle autour de Sur Racine de Barthes, lui reprochait-on d’être « obscur » alors que Racine est si « transparent »… ce qui m’intéresse ici n’étant pas de donner raison à tel ou tel protagoniste de la querelle mais d’étudier le fonctionnement des prédicats antithétiques « transparence »/ « opacité », à propos et à partir d’un texte qui lui permet d’affirmer que l’obscurité de la nuit et de l’inconscient (le tenebroso racinien…) sont la matière même de l’œuvre qu’il étudie. C’est ce jeu de circulation des prédicats qui constitue le moteur de l’écriture critique et métacritique.
Il va donc de soi qu’en ce qui me concerne je me garderais bien de juger si cela est vrai ou faux, je constate simplement ses effets en discours. À l’intérieur du thématique on pourrait en particulier isoler le mimétisme épistémique qui consiste à affirmer qu’on ne peut parler d’un auteur qu’en respectant sa propre manière de parler des autres auteurs : ainsi, on ne devrait parler de Proust qu’à la manière dont Proust parle de Flaubert, de Nerval, de Balzac ; mais aussi de lui-même : on ne devra ainsi lire Proust que proustiennement, Woolf que woolfiennement, et ainsi de suite. Le principe de Béguin n’est ainsi parfois que la bonne vieille affirmation de l’autorité de l’auteur sur son œuvre, mais en parler en ces termes, incluant une dimension formelle, thématique, stylistique etc. permet de montrer que celle-ci s’inscrit dans un dispositif d’écriture/réécriture bien plus large et complexe.

6°) FW : Par-delà les effets de mimétisme qui viennent d’être évoqués, « principe de Béguin » compris, il est un point sur lequel vous insistez tout au long de votre ouvrage, et qui, je crois, risque de diviser votre lectorat : ce que j’appellerais volontiers, au risque peut-être de vous trahir, la « performativité » du discours critique. Autrement dit, l’idée – apparentée  à certaines positions de Stanley Fish – que le texte n’est pas toujours déjà ce qu’il est avant que le regard critique s’y porte, mais que c’est précisément ce regard critique qui le constitue en tant que texte, et le dote de telle ou telle « caractéristique ». Vous n’êtes certes pas le seul à le soutenir de nos jours, mais l’hypothèse demeure tout de même assez fortement contre-intuitive. Dès lors, face à un lecteur ou une lectrice sceptique, quels arguments ou exemples pourriez-vous mobiliser pour le/la convaincre de la justesse de vos vues ?

FP : Nous voici désormais face à une hypertextualisation qui n’est pas à vocation génétique mais plutôt proposée à titre de comparaison. Je vais donc de nouveau procéder à une dissimilation vigoureuse, tout en concédant quelques bribes d’assimilation.
Je réponds d’emblée à votre question (« quels arguments ou exemples… ») : absolument aucun. C’est précisément impossible à démontrer : il faudrait pour cela prendre un texte, dire « avez-vous vu comme ce texte n’a pas telle propriété », puis prendre des commentaires, et dire « avez-vous vu comme ces commentaires lui appliquent telle ou telle propriété ». Ce serait évidemment absurde, puisque dire « avez-vous vu comme ce texte n’a pas telle propriété », c’est déjà lui en appliquer une. Le seul moyen de s’en sortir serait précisément de prendre un texte qui n’est pas, disons, un texte relevant de la poésie religieuse ancienne, par exemple une liste de noms de linguistes, puis faire en sorte qu’un groupe d’étudiants et d’étudiantes s’emploie à prouver qu’il s’agit d’un poème religieux ancien, pour en conclure triomphalement que les propriétés ont été constituées par le « regard » critique. On aura reconnu la célèbre expérience du professeur Fish.
Sauf que cette expérience ne fonctionne pas. En effet, de deux choses l’une : soit à l’issue de l’expérience Stanley Fish reconnaît que le texte qu’il a écrit est bien un poème religieux ancien, et sa conclusion selon laquelle les lecteurs font les poèmes constitue bien la morale de la fable ; soit il maintient que c’est une liste de noms de linguistes, et ses étudiants et étudiantes n’ont absolument rien changé au texte, de sorte qu’on cherche en vain où se trouve la « performativité ». C’est évidemment ce qu’il fait, ce qui fait bien rire ses lecteurs et lectrices, mais en attendant ne prouve rien du tout, puisqu’on ne comprend pas pourquoi Fish nous dit que les lecteurs et lectrices « font » le texte quand ils le traitent comme un poème religieux ancien, et pourquoi il ne nous dit pas que lui-même « fait » le texte quand il le traite comme une liste de noms. Le seul intérêt de cette fable pour un poéticien ou une poéticienne tiendra donc au descriptif des multiples opérations qu’effectuent les étudiants et étudiantes qui commentent le texte et qui illustrent des catégories diverses comme la partitition, la substitution, la motivation…
Encore une fois, je me garderais bien d’entrer dans des considérations épistémologiques, phénoménologiques, gnoséologiques. Je construis une poétique de la critique, je n’ai rien à dire sur les textes commentés. Exactement comme faire de la narratologie sur les récits factuels n’implique pas de nier la réalité des faits historiques, faire la poétique de la critique n’implique pas de nier l’existence des textes. Chacun fait comme il veut. De même, le fait d’analyser en termes d’opérations n’implique pas non plus de neutraliser la question de la validité : je ne m’y intéresse pas pour ma part, mais cette indifférence n’empêche nullement qu’on puisse dire : tel commentaire affirme que ce texte comporte trois phrases, et c’est vrai (ou : c’est faux). Il n’en demeure pas moins qu’un tel énoncé procède à une partition du texte. Toutes opérations accomplies par un ou une critique peuvent l’être à tort ou à raison, il n’en demeure pas moins qu’elles le sont.
L’idée qui parcourt le livre à mon sens n’est pas tant l’idée de performativité que l’idée de mise en abyme : les prédicats associés aux textes sont assez souvent (ici encore, remarquez que l’on est plutôt dans l’induction, qui se limite à évoquer certaines tendances) les simples hypostates d’opérations propres à la critique. Ainsi, un texte n’est souvent déclaré « divisé » que parce qu’il a fait l’objet de divisions par le texte critique, divisions éventuellement contestables par un autre critique, au nom d’autres critères. C’est pourquoi certains prédicats paraissent plus importants, plus souvent mobilisés, notamment les prédicats comme « unité », « cohérence », et ainsi de suite, qui renvoient à des opérations fondamentales du commentaire – mais je sens que nous allons bientôt y revenir. Voilà pourquoi il m’arrive de dire que les prédicats sont surdéterminés par les opérations, ce qui ne me paraît pas une hypothèse si extraordinaire.
Je pense que mon lectorat ne sera donc pas tant que cela… « divisé », car au fond ce livre peut tout à fait être compatible aussi bien avec les positions sceptiques (il s’agit alors d’un livre consacré à « l’effet-texte dans le commentaire », ou comment on fabrique de toutes pièces un objet) qu’avec les positions positivistes (il s’agit alors d’un livre consacré à « la référence au texte » dans le discours critique). Dans tous les cas, ce livre n’est pas une théorie du texte, encore moins une théorie de la lecture.

7°) FW : En droit, qui dit « poétique » dit adoption d’une perspective aussi ouverte ou large que possible, tant en matière de corpus que de spectre historique – les deux sont au moins partiellement liés. Or, le moins qu’on puisse dire est qu’en bon poéticien, vous vous êtes conformé à cet « impératif », tant les exemples de discours critiques que vous analysez, de Quintilien à Michel Charles en passant par Houdar de la Motte et Jean Baptiste Henri du Trousset de Valincour, sans oublier Qinghao Chan, sont… divers. Compte tenu de vos objectifs « poétologiques », vous avez à bon droit insisté sur les éléments sinon invariants (comme on disait jadis), du moins récurrents dans lesdits discours. Peut-être la question est-elle délicate, mais à l’issue de l’écriture de votre ouvrage, par-delà les similitudes de fonctionnement de ces innombrables discours critiques, certaines dissemblances dignes d’intérêt, sur les plans culturel et (plus encore) historique, ne vous apparaissent-elles pas aujourd’hui ?

FP : Vous avez raison de souligner qu’il s’agit de proposer des exemples aussi divers que possibles, encore que ce ne soit pas une obligation : « Discours du récit » repose sur le seul exemple de la Recherche du temps perdu, avec quelques références à Homère, Prévost ou Lesage, James et Robbe-Grillet faisant une vague apparition. J’aurais très bien pu faire de même et me contenter de proposer mes catégories à partir d’un seul exemple, ou prendre des exemples totalement différents, ou ne pas prendre d’exemples du tout. J’ai pris ceux que j’ai trouvés, en arbitrant autant que possible entre le caractère pertinent pour l’illustration du propos et le caractère divertissant pour le lecteur courageux qui m’accompagne dans ce massif. Les exemples ont été choisis d’abord pour la notoriété des textes commentés, qui ont toute chance d’être connus du public que l’ouvrage vise (l’Odyssée, Hamlet, Don Quichotte…). Ils ont également été sélectionnés pour leur notoriété propre : ce sont le plus souvent des classiques de la critique (la querelle du Cid, Port-Royal de Sainte-Beuve, Sur Racine de Barthes…). Enfin, plus rarement, ils ont été retenus pour leur caractère savoureux, propre à frapper l’imaginaire – on croise ainsi une galerie de personnages, du philologue le plus érudit au journaliste le plus acerbe, de l’interprète qui s’identifie totalement à son objet au savant le plus vétilleux et suspicieux…
Malheureusement, de même qu’il se trouve encore des demi-habiles pour expliquer que la narratologie genettienne est limitée du fait d’être extrapolée à partir du seul exemple proustien, on aura beau dire et répéter que l’on essaie de considérer l’ensemble de la bibliothèque de Babel à partir de catégories déduites a priori visant à couvrir tout le champ du « possible » ou du « virtuel » littéraire, quoi que l’on fasse, il se trouvera toujours quelqu’un pour recenser les exemples, pour vous reprocher de ne pas avoir évoqué tel auteur, telle époque, tel pays, tel genre, etc., dont il est comme par hasard spécialiste (le spécialiste aime se faire valoir à ses propres yeux, sinon à ceux des autres, en pensant que « son » objet, c’est-à-dire lui-même, contredit les spéculations prétentieuses de la poétique). Je crains qu’il n’y ait, là encore, pas grand-chose à faire : il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre que ce qui l’arrange.
Je crois donc avoir insisté sur les éléments invariants (comme on dit toujours, me semble-t-il, quand on veut désigner un élément qui ne varie pas) et aussi sur des éléments récurrents : cette distinction, que vous proposez, recoupe la distinction entre les catégories déduites a priori et les tendances induites empiriquement. Il va de soi que je préfère les premières et que les secondes sont souvent là à titre de divertissement, puisqu’elles risquent de faire basculer de la poétique dans l’histoire ou dans la critique. Une certaine idée de la poétique anime en effet cet ouvrage, idée qui repose sur l’opposition entre la « poétique fermée », qui prend un corpus et y cherche des éléments récurrents, comme la morphologie des contes chez Propp, et la poétique « ouverte » qui cartographie l’ensemble des possibles qui découlent d’une définition préalable et dessinent les virtualités que les œuvres existantes viennent éventuellement actualiser, tout en incluant la possibilité de parler d’œuvres qui n’existent pas. Cette poétique ouverte, hors corpus, exploratoire, qui ne se contente pas de décrire l’existant, mais envisage l’ensemble de ce qui est concevable, est en réalité la seule que j’appellerai poétique : la poétique fermée, qui décrit un nombre fini d’œuvres sans en extrapoler des possibilités applicables à d’autres relève pour moi de la critique (elle se contente de faire sur plusieurs textes ce que la critique fait d’ordinaire sur un seul texte) ou de l’histoire (puisqu’elle s’occupe d’œuvres attestées dans le passé).
Vous aurez compris que la question que vous me posez est une question destinée à un critique, pour qui se pose en permanence la question de l’arbitrage entre « attention à l’unique » et « sentiment des ressemblances », comme dirait Thibaudet. Pour le poéticien tel que je le définis, et pour le poéticien de la critique a fortiori, la seule question valable, c’est « la fabrique de l’unique » et la « construction des ressemblances ».

8°) FW : Compte tenu de l’ampleur de votre ouvrage, il est malaisé d’évoquer avec précision telle ou telle section, ce qui ne saurait guère se faire qu’au détriment de telle ou telle autre… Dès lors, vous interroger quant à sa structure peut peut-être constituer un pis-aller acceptable. Vous vous intéressez en effet successivement aux opérations (critiques) de « prédication », « référentiation », « partition », « aspectualisation », « substitution » et « combinaison ». Sans y consacrer 592 pages, pourriez-vous nous donner une idée succincte de ce que recouvre chacune de ces rubriques, et/ou dire deux mots des motifs qui vous ont conduit à les étudier dans cet ordre ?

FP : Vous me demandez deux opérations de combinaison : la première de structuration, la seconde de motivation. Nous voici donc bien in ipso opere.
Pour la structuration, les choses sont assez simples. Le premier chapitre, « Prédication », s’efforce de définir de façon minimale le commentaire critique comme un texte qui « prédique », au sens linguistique du terme, c’est-à-dire qui associe un « prédicat » à un texte (« Ce texte est beau », « Ce texte est un roman », « Ce texte est de Nathalie Sarraute »…). Je montre comment à partir de cette structure minimale, de nombreux jeux d’écriture sont possibles, conduisant aux effets de miroir les plus vertigineux. Pour bien spécifier ce qu’est le commentaire, je me demande aussi comment il se distingue de la réécriture, et comment ces deux types de relations, le commentaire et la réécriture, peuvent entrer en interaction l’une avec l’autre. Les exemples de ce chapitre nous conduisent, entre autres, à nous demander avec Plutarque à quelle main Diomède a blessé Aphrodite, avec Pierre Bayard si Julien Sorel était noir, ou avec Sainte-Beuve s’il faut nécessairement être jeune pour commenter le Cid.
Le deuxième chapitre, « Référentiation », étudie les caractéristiques du commentaire critique sous l’angle de la linguistique. On s’intéresse à l’énonciation du discours critique, de la plus neutre à la plus voyante, où l’on s’aperçoit que le commentaire critique peut devenir l’argument d’une déclaration d’amour épistolaire, et que des critiques peuvent même s’inviter à l’intérieur d’un roman comme Le Rêve dans le pavillon rouge. On étudie aussi la façon dont le commentaire « réfère » à la réalité, et notamment la capacité qu’ont les mots de pouvoir se désigner eux-mêmes, donnant lieu à des jeux linguistiques amusants. On y réfléchit aussi à la part de narration et de description dans un commentaire.
Le troisième chapitre, « Partition », s’intéresse à la façon dont un commentaire découpe un texte, le divise en morceaux, en sélectionne certains, en rejette d’autres. On croise ici diverses figures de lecteurs qui arrachent des pages, voire brûlent des livres, avant de montrer comment, de façon moins violente mais tout aussi efficace, les critiques peuvent supprimer certaines parties d’une œuvre, voire l’œuvre entière. Un exemple nous en est fourni par le cas de la censure, où l’on découvre néanmoins que le censeur est souvent déchiré entre ses impératifs moraux et ses préférences esthétiques plus ou moins avouables, comme le montre l’exemple de l’abbé Bethléem. On réfléchit avec Aristarque de Samothrace à ce que signifie le fait de trouver qu’il y quelque chose en trop dans un texte, et comment s’en débarrasser. On élargit la question au cas où le critique trouve que ce qui est en trop dans l’œuvre, c’est l’auteur, et l’on revient aux cas classiques d’Homère, de Shakespeare ou de Molière, que l’on a régulièrement accusés de ne pas être les auteurs de leurs œuvres – on découvrira même grâce au Père Hardouin qu’en fait ce sont tous les auteurs anciens qui sont des inventions forgées par des faussaires du xiiie siècle. On s’intéresse aussi à ce qui se passe quand un commentateur décide qu’il manque quelque chose dans un texte, et s’efforce de combler ce manque. Cette analyse me permet d’aboutir à une réflexion sur l’importance que jouent les catégories d’« unité » et de « pluralité », de « continuité » et de « discontinuité » dans le discours critique, de l’Antiquité à nos jours.
Le quatrième chapitre, « Aspectualisation », me permet de m’interroger sur ce que signifie vraiment parler des « aspects » d’une œuvre. J’y étudie donc la façon dont un commentaire critique s’y prend pour évoquer le « thème » d’une œuvre, par exemple. On montre comment tel ou tel aspect permet de filtrer le texte commenté pour n’en garder que certains éléments, ou bien le comparer avec un autre. Les lecteurs et lectrices découvriront ainsi un tableau méconnu d’un certain Akenside où les auteurs canoniques (Homère, Virgile, Le Tasse, Dante…) se voient classés en fonction de notes qui leur sont attribuées selon différents critères (composition, goût, style, versification…). J’y explore surtout comment bien des commentaires s’écrivent à partir de grilles préétablies d’aspects, comme par exemple dans la célèbre « doctrine des quatre sens », utilisée pour étudier selon quatre aspects les textes religieux, mais pas seulement.
Le cinquième chapitre, « Substitution », considère les cas où le commentaire critique propose de substituer au texte qu’il commente un autre texte, donné comme équivalent. J’étudie d’abord le cas de la substitution « supplétive », qui est présentée simplement comme une aide à la lecture, modeste et discrète : il s’agit par exemple du cas des notes lexicales. J’étudie ensuite le cas de la substitution « complétive », présentée comme indispensable, et j’examine le cas de l’allégorie, en reprenant la notion pour tâcher d’y voir un peu clair, en prenant des exemples de la mythologie homérique ; mais aussi le cas de la lecture à clefs, à partir d’exemples du XVIIe, La Bruyère en tête, comme on peut s’y attendre. J’étudie enfin le cas de la substitution « suppressive », tellement indispensable que le critique en vient à dire que l’auteur aurait dû écrire autrement, pour éviter, pour reprendre un exemple éculé, de mettre son héros dans une situation où tout autre se serait enrhumé, comme le fait observer Valincour à propos de La Princesse de Clèves.
Le sixième chapitre, « Combinaison », se demande comment un critique s’y prend pour relier entre eux les éléments d’une œuvre. Je montre ici comment les commentateurs s’emploient le plus souvent à transformer un texte en une question, et que ceux de l’Antiquité grecque et romaine ne manquaient pas d’imagination en ce domaine, trouvant dans le moindre morceau de texte une inépuisable matière à énigmes. J’envisage ensuite les différentes façons dont un texte est présenté comme une suite de questions et de réponses, un élément du texte « répondant » toujours à un autre élément. On aura reconnu le célèbre procédé de la « motivation », qui prend ici une certaine ampleur. J’évoque d’abord les cas où le critique relie le texte au contexte : c’est notamment l’occasion de revenir au fameux débat entre Proust et Sainte-Beuve, mais aussi bien sur les vidas et les razos, ces vies de troubadours du XIVe. J’évoque ensuite les cas où un critique relie des éléments entre eux par divers procédés qui nous permettent de voyager de Zoïle à Jean-Pierre Richard en passant par Christine de Pizan.
Il s’agit à présent de « motiver », justement, l’ordre ainsi adopté. Puisque je définis le commentaire comme opération de prédication (commenter, c’est parler « à propos de » quelque chose), je commence par celle-ci, puis m’attache au cadre général dans lequel elle s’inscrit, autrement dit la manière dont le commentaire réfère, non seulement au texte, mais à tout ce qui l’environne, tous les objets qui peuvent être attachés à son « objet d’immanence » (autrement dit le texte même, et non sa manifestation matérielle, c’est pourquoi je n’évoque pas tous les métiers du livre, mais uniquement les « personnages » attachés au texte) : l’auteur ou l’autrice, le copiste (en tant qu’il peut parfois se substituer à l’auteur et influer sur la lettre même du texte), le commentateur évidemment, qui possède lui aussi quelques doubles (le bon lecteur, le mauvais lecteur, etc.).
Ce n’est qu’ensuite que l’on entre dans le vif du sujet, c’est-à-dire les quatre opérations : à partir de là il me semble que le plan du livre relève d’une logique implacable, en tout cas qu’il est aisément narrativisable. Il convient d’abord de savoir quels objets manipule le commentaire : il s’agit rarement du texte entier, mais plus souvent de ses parties ou de ses aspects. L’aspectualisation étant un peu plus complexe que la simple partition, je commence par celle-ci et poursuis par celle-là. Une fois que nous avons les objets, il convient de savoir ce que l’on peut faire avec : je postule qu’on peut soit les substituer, soit les combiner (on aura reconnu l’increvable couple métaphore/métonymie de Jakobson) ; et c’est exactement la même raison, qui se traduit d’ailleurs par une longueur croissante des chapitres, qui me fait aborder ce dernier couple dans cet ordre.

9°) FW : S’il est un « paradigme » transversal à ces divers ensembles d’opérations, c’est, m’a-t-il semblé à vous lire, celui que constitue le couple de torsion « continuité / discontinuité ». Vous serait-il donc possible de préciser, pour peu bien sûr que telle soit votre opinion, en quoi ce « couple » permet de saisir l’un des principes actifs du geste critique ?

FP : Nous voici à présent dans la désignation du thème central, autrement dit dans la monothématisation. Vous choisissez l’opposition continuité/discontinuité, à laquelle j’accorde effectivement une importance considérable. De fait, la mise en œuvre de ce couple constitue un « possible » du discours critique (je parle ici en poéticien s’appuyant sur des catégories a priori), mais me semble une sorte de « tic » du langage critique (je parle là en simple lecteur s’appuyant sur une impression purement empirique), dont chacun peut faire l’expérience : en ouvrant n’importe quelle monographie de notre bibliothèque, nous avons de fortes chances de rencontrer à un moment ou à un autre la question de la continuité/discontinuité. Essayez et vous verrez.
Ce qui m’intéresse dans ce couple, c’est d’abord qu’il permet d’appliquer un prédicat (continu ou discontinu) à plusieurs niveaux : thématique (le monde décrit est-il continu ou discontinu ?), formel (le texte dans sa forme est-il continu ou discontinu ?), mais aussi opéral (l’œuvre elle-même est-elle continue ou discontinue ?). Nous avons donc un prédicat qui circule facilement, ce qui serait une première raison expliquant son omniprésence (c’est ce que je dirais si je voulais « motiver » ladite omniprésence, mais il faudra déjà que je la tienne pour autre chose qu’une impression de lecture, moyennant quoi je ne parle ici que par prétérition).
Je m’amuse à montrer que les philologues alexandrins et leurs successeurs recourent à propos d’Homère aux mêmes catégories que les représentants de la Nouvelle Critique à propos de Proust, ce qui me permet par exemple d’intégrer la fameuse querelle homérique des analystes et des unitaristes à une ensemble plus global de pratiques de continuisation et de discontinuisation. Bien sûr la querelle en question comporte toute une partie réputée objective et empirique : le thème du « manuscrit » dans le discours critique est ici essentiel, et je devrais peut-être un jour consacrer une étude à ce thème particulier, donc les effets en discours sont peut-être plus divers que d’être un marqueur d’objectivité et un embrayeur de certitude ; on a beaucoup étudié le topos du manuscrit trouvé dans le roman, mais assez peu dans la philologie… L’un des intérêts de mon approche est donc de montrer, en dépit de cette rhétorique manuscripturaire, que le choix entre les deux visions de l’œuvre d’Homère est aussi surdéterminé par les deux grandes pratiques critiques de la partition et de l’unification.
L’affaire est encore plus évidente chez Proust : on voit parmi ses commentateurs que certains en tiennent pour la continuité et d’autres pour la discontinuité, que ce soit sur le plan thématique (Poulet continuiste versus Genette discontinuiste), formelle (Rousset continuiste versus euh... toujours Genette discontinuiste), mais aussi opérale : Genette est discontinuiste aussi à propos de l’œuvre même de Proust, puisqu’il est le premier à accueillir à bras ouverts la génétique grâce à laquelle, le terme est employé dans Nouveau Discours du récit, nous voyons l’œuvre de Proust « s’effilocher » sous nos yeux (je vous épargne l’explication de l’intérêt de cette métaphore à une époque où le jeu étymologique texte/tissu commence à devenir le cliché qu’il est aujourd’hui).
Non seulement le prédicat circule facilement, mais il permet surtout à la critique de mettre en abyme ses propres gestes, de présenter comme un prédicat propre au texte ce qui n’est que le résultat de ses propres opérations : c’est en fabriquant des ressemblances et des différences, des homogénéités et des hétérogénéités, des analogies et des contrastes, qui permettent de rassembler ou de dissocier à diverses échelles, que le critique « configure » son objet. Continuité et discontinuité font ainsi partie de ces grandes « figures du texte », instanciables sur à peu près n’importe quel exemple, et qui fonctionne d’autant mieux qu’il n'est qu’une manière pour la critique de s’offrir un miroir.

10°) FW : Si je me suis refusé à vous poser des questions de détail sur tel passage précis de votre ouvrage – quand bien même je brûlais, pour le bénéfice de celles et ceux qui ne vous ont pas (encore) lu, de vous interroger quant à la notion de « défiguration » (p. 334 sq.)… -, c’est d’une part par respect de votre démarche « poétologique », d’autre part parce que les enseignements majeurs de votre ouvrage excèdent tel ou tel point de détail, aussi instructif ou divertissant (avis aux amateurs : voir Richesource, p. 398 sq.) soit-il. En particulier, vous établissez (p. 521 et passim) de façon extrêmement convaincante, à partir de l’exemple de Jean-Pierre Richard, les liens existant entre motivation  / légitimation / valorisation, dont les prolongements « naturels » consistent en l’autolégitimation et l’autovalorisation du geste critique. Par-delà le cas de l’auteur de Nausée de Céline, vous serait-il possible d’en dire deux mots, tant la valeur représente en l’occurrence une question essentielleen même temps que l’origine des possibles « crispations » que pourrait susciter votre démarche ?

FP : Vous me proposez de me livrer à une réécriture généralisante d’un passage, opération assez fréquente dans le commentaire, et à laquelle je n’ai peut-être pas accordé assez d’attention (mais cela va venir).
La question de la valeur se pose de plusieurs façons, et je vais tâcher de les recenser, car je songe moi aussi au bénéfice des lecteurs et lectrices, qui certes, après avoir été insurgés, détracteurs et sceptiques, trouveront peut-être quelque repos à être simplement crispés.
Premièrement, la question de la valeur concerne mon objet : en général, on alittérarise la critique parce qu’on considère qu’un texte critique n’a pas la « valeur » d’un texte romanesque, théâtral, etc. Je trouve évidemment fascinante cette manière de disqualifier un genre tout entier : les mêmes personnes qui soutiennent que la critique n’est pas de la littérature soutiendront sans doute que certains textes critiques peuvent exceptionnellement avoir une valeur, ne seraient-ce que ceux qui relèvent de la « critique des créateurs » (je n’entre pas dans l’analyse des présupposés d’une telle formule, qui nous retiendrait des heures). Les mêmes personnes soutiendraient aussi que la plupart des romans publiés sont, eux aussi, sans valeur, à quelques exceptions près, que ces experts en évaluation littéraire nous désigneront bien volontiers. On voit la faille logique : si seuls quelques romans ont de la valeur, et si seuls quelques textes critiques ont de la valeur, pourquoi décider que l’ensemble du genre critique n'a pas de valeur, tandis que l’ensemble du genre romanesque n’est pas frappé de la même malédiction ? Il faut donc que l’alittérarisation de la critique tienne à autre chose.
Deuxièmement, la question concerne ma méthode. On se souvient du débat qui avait eu lieu entre Genette et Finkielkraut à la fin des années 1980, et où le nouveau philosophe reprochait à l’intemporel poéticien d’étudier des œuvres sans tenir compte de leur valeur, en mettant sur le même plan des chefs-d’œuvre et des productions de la culture de masse (Flaubert et James Bond, même combat aux yeux de l’analyse structurale du récit). Le structuralisme faisait donc le lit du relativisme, de la défaite de la pensée, du désastre scolaire, du cataclysme culturel, de la disparition de l’humanité et de la fin du monde. Genette répondait en défendant le relativisme esthétique, comme il le fera plus tard dans le second volume de L’Œuvre de l’art. Mais cette réponse me paraît moins intéressante que celle qu’il donne à l’entrée « Malentendus » de Bardadrac : le structuralisme est un « relationisme », qui fait primer la relation vide sur le terme plein, qui ne fait donc pas disparaître la valeur mais simplement le caractère absolu de la valeur.
Toute poétique présente un caractère nécessairement relativiste, en faisant apparaître les opérations susceptibles de se retrouver dans tous les textes, quels qu’ils soient, et quel que soit le jugement de valeur que d’aucuns portent sur eux. Bien sûr, dans le cas d’une poétique de la critique, s’ajoute au problème du relativisme esthétique, et peut-être même s’y substitue, le problème du relativisme épistémique : le lecteur sera peut-être crispé d’abord et avant tout parce que les exemples font apparaître que des textes très anciens, jugés démodés et dépassés, qu’on n’évoque qu’en ricanant, recourent exactement aux mêmes opérations que des textes très actuels, qui font autorité sur telle ou telle œuvre. C’est que le lecteur est lui-même un critique et un professeur, qui évolue habituellement dans un espace où les commentaires sont évalués, hiérarchisés, selon des critères qui ne sont pas ceux d’une poétique de la critique. Moyennant quoi, plutôt que de sombrer immédiatement dans la crispation, je pense que le lecteur devrait plutôt accepter l’expérience de la défamiliarisation, autrement dit accepter que ces pratiques si habituelles qu’elles passent inaperçues redeviennent pour un temps un peu étranges, ce qui ne signifie pas infondées ou non avenues, mais simplement un peu arbitraires. Il y a un arbitraire du commentaire, comme il y a un arbitraire du récit, et dans le commentaire comme dans le récit cet arbitraire tend à être dissimulé par diverses motivations.
Par où j’en viens au troisièmement : raisonner de façon relativiste, ou relationiste, permet de faire apparaît les effets de valorisation entre texte et métatexte. Bien entendu, le cas de Nausée de Céline n’est pour moi qu’un exemple ; je cite d’ailleurs du même critique Chemins de Michon, deux livres réunis uniquement par l’arbitraire éditorial – j’avais écrit un compte rendu lors de leur parution simultanée dans une collection de poche. Plus généralement en effet, il y a entre texte et métatexte un échange de bons procédés : le métatexte affirme (dans le cas d’une œuvre scandaleuse comme celle de Céline ou contemporaine comme celle de Michon) ou confirme (dans le cas d’une œuvre déjà reconnue, de façon instituée, comme une grande œuvre) la valeur de l’œuvre et en retour la grandeur de l’œuvre en question est censée permettre de mesurer la validité du discours critique. Par exemple, le prédicat « cohérence », qui est aujourd’hui le maître mot du discours sur la valeur, permet de faire fonctionner à plein régime ce jeu de miroir : la bonne œuvre est l’œuvre cohérente, la bonne critique est celle qui montre la cohérence de l’œuvre ; et l’on peut remplacer « cohérence » par n’importe quel prédicat qu’on estime être le critère décisif de la valeur : complexité, richesse, profondeur… ou n’importe quoi d’autre. Dans ce cas, la critique qui montre la cohérence de l’œuvre en motivant toutes ses parties ou tous ses aspects montre surtout sa capacité à motiver, et se motive elle-même comme relais indispensable de l’œuvre. Le spectacle de la cohérence de l’œuvre est tout autant le spectacle de la capacité de cohésion de la critique.

11°) J’y faisais allusion (beaucoup) plus haut : en tant que lecteur (je n’ose pas dire « critique », par crainte du vertige, entre autres choses…), confronté à votre Poétique de la critique littéraire, je me suis livré à ce que vous nommeriez peut-être une opération d’ « intertextualisation ». Vous me voyez bien sûr venir. Écriture d’une « somme », rigueur poétologique, ambitions taxinomiques ne reculant pas devant l’usage du tableau à double entrée, fantaisie terminologique jouant des ressources de la néologie, goût pour les excursus, gestion parcimonieuse des notes infrapaginales, propension à l’humour, etc. Sans oublier une dédicace tardive : (« … à Frédéric, qui s’y entendait »), qui fera sens pour les Happy few, et plus généralement pour tous les lecteurs de Palimpsestes (remember Thelonious…). Bref, cela va sans doute sans dire, mais mieux en le disant, d’autant que votre ouvrage est paru dans une collection cofondée par Gérard Genette : l’intertextualisation qui m’a vu détecter au fil de la lecture de vos pages l’ombre portée de l’auteur de ce célèbre essai sur La littérature au second degré relève-t-elle purement et simplement d’un mécanisme de projection critique lié à mon « encyclopédie personnelle » ?...

FP : Je dirais plutôt « hypertextualisation », mais pour un coup d’essai, c’est déjà bien tenté. Votre question porte surtout sur un problème fort intéressant, qui est la manière dont on peut garantir la véracité d’une prédication, en l’occurrence la prédication hypertextualisante : Poétique de la critique est une réécriture de Palimpsestes. Il me semble que trois voies s’offrent à vous :
- affirmer que votre impression de lecture est particulièrement forte, et généraliser à l’ensemble des lecteurs possibles (quelque chose comme « Le lecteur même le plus inattentif ne peut manquer d’être frappé par…. »), renforcer votre èthos d’expert en théorie, vous construire un personnage de lecteur de Genette tellement attentif que toute ressemblance ne saurait être fortuite. Ensuite, vous pouvez recourir à un « tic » du langage critique du genre « Ce n’est pas par hasard si… » et l’affaire est réglée. On pourrait parler ici d’une attentionalisation du prédicat.
- multiplier, plus encore que vous ne l’avez fait, les parties et les aspects assimilables, afin de créer un effet de liste accumulative qui ne laisse plus le choix, les ressemblances sont trop troublantes. Derechef, « Ce n’est pas par hasard si… », et l’affaire est réglée. On pourrait parler ici d’une textualisation du prédicat.
Les deux stratégies que je vous indique relèvent plutôt d’une rhétorique de la critique que d’une poétique de la critique. Cette distinction est importante : une rhétorique de la critique cherche à montrer comment un discours critique construit sa vraisemblance, elle repose sur l’idée qu’un commentaire n’est ni vrai ni faux, mais plus ou moins convaincant. Je crois que c’est un peu de cette manière que vous avez lu mon livre, comme une rhétorique dont le relativisme ne serait pas qu’heuristique et qui ne verrait dans les opérations critiques que des gestes d’autorité. Or, s’il m’arrive parfois de parler en rhétoricien, c’est finalement assez rare, et surtout je m’efforce de l’indiquer à chaque fois. La plupart du temps c’est en poéticien, qui ne pense pas que les commentaires ne soient ni vrais ni faux, qui ne se demande pas comment un commentaire construit sa vraisemblance, son autorité, sa conviction, mais se contente d’inventorier les possibles dont un rhétoricien ou une rhétoricienne, ensuite, peut souligner le caractère plus ou moins stratégique, plus ou moins utile à telle ou telle fin. Bref, un rhétoricien ou une rhétoricienne aura tendance à « motiver » l’utilisation des procédés par le critique, et voilà pourquoi j’évite pour ma part de trop aller dans cette voie.
Il y a cependant une dernière manière de répondre à votre question, qui consiste à recourir à l’intentionalisation, laquelle peut se faire selon deux modalités :
- soit en troisième personne : il faut alors continuer le récit policier en allant chercher dans la biographie ou les autres œuvres de l’auteur des éléments qui le relient indubitablement à l’hypotexte envisagé, puis embrayer sur « ce n’est pas par hasard si… »
- soit en première personne : il suffit alors de citer l’auteur, ou, mieux d’obtenir un entretien avec lui.
Il vous sera donc épargné de devoir vous plonger dans ma biographie passionnante et dans mes innombrables autres œuvres, puisque je vous déclare que j’ai évidemment d’emblée voulu écrire le Palimpsestes de la métatextualité. Vous voyez que pour moi il ne s’agit pas tant d’imiter un auteur (perspective de critique) que d’illustrer un genre (perspective de poéticien) : je me livre donc à une architextualisation (transformation d’un texte en genre) de l’ouvrage de Gérard Genette qui correspond exactement à l’idée de « poétique ouverte » que j’évoquais plus haut : un tableau construit par déduction a priori (pas tout à fait, mais on peut le réécrire, comme je l’ai proposé ici ou là) auquel succède une série d’exemples sélectionnés arbitrairement dans la bibliothèque de Babel.

On peut de même architextualiser les différents livres de Gérard Genette, et vouloir écrire un Figures III (avec un seul exemple) ou un Seuils (en suivant l’ordre purement empirique où les objets se présentent), et ainsi de suite. Faire ainsi passer « de l’œuvre au genre » ces classiques de la poétique est évidemment une manière, pour revenir à ce que je disais au début de notre entretien, de favoriser l’invention théorique, en continuant sur la voie tracée par Genette, sans hésiter à modifier, à amender, parfois à tout reprendre, quitte à s’apercevoir qu’il faut tout recommencer. L’essentiel est de garder cet esprit d’invention, cette créativité, qui, bien plus que les concepts narratologiques, les réflexions sémiologiques ou les principes esthétiques, me semble le legs le plus important de notre cher Frédéric.

 

 


Entretien publié le 10/06/2020

Design downloaded from free website templates.