Politique de la littérature

entretien avec Jacques Rancière

 

 

Propos recueillis par Lionel Ruffel

La littérature, dans Politique de la littérature apparaît comme un régime déterminé de l’art d’écrire qui naît au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle et ruine « toutes les hiérarchies qui avaient gouverné l’invention des sujets, la composition des actions et la convenance des expressions » (p. 19). Pourriez-vous revenir sur cette « révolution littéraire » ?

L’univers des belles-lettres était un univers clairement en analogie avec un univers politico-social hiérarchisé :  la hiérarchie des genres y était  celle des  sujets  nobles ou vils ; l’expression était guidée par un principe de convenance qui donnait à chacun le langage convenant à sa condition ;  la poéticité même y était définie comme la construction d’une action, c’est-à-dire référée à une  hiérarchie entre les hommes qui agissent et ceux qui simplement vivent ;   le modèle suprême de la parole y était donnée par la parole qui fait acte, la parole appuyée sur une position d’autorité. Et cet ensemble de normes poétiques était validée par sa convenance avec les formes de sensibilité d’un public socialement qualifié. La révolution littéraire, c’est la ruine de cet édifice. Elle se marque par l’importance prédominante des genres  marginaux ou des non-genres : le poème lyrique, c’est-à-dire le poème sans « action », qui se laisse envahir par la « passivité » du spectacle le plus infime ; et le roman, c’est-à-dire le genre qui égalise les personnages et dissout les enchaînements d’actions dans la multiplicité des  accidents de la vie. C’est un poète lyrique, Wordsworth, qui déclare en 1802 que les émotions des simples  sont susceptibles de la plus haute poésie. C’est un romancier, Flaubert, qui proclame en 1853 qu’il n’y a ni sujets nobles ni vilains sujets. En un sens, cela a toujours été la « politique » du roman, mais cette politique en faisait justement un genre marginal, participant de la rationalité carnavalesque des renversements ponctuels et localisés de l’ordre du monde. Mais c’est désormais la loi même du grand art que l’indifférence  du sujet et l’indépendance des formes d’expression par rapport à l’ordre des grandeurs sociales. Le roman est le genre qui fait triompher  en même temps la puissance anonyme de la vie  sans qualité et la puissance d’un style indifférent à la dignité des personnages. Et il est le genre qui s’adresse à n’importe qui. Le triomphe du roman comme genre littéraire par excellence est le triomphe de cette égalité  qui n’est pas pour autant homologue à celle que met en jeu l’action politique.

Dans un ouvrage de 1995, vous aviez fait de la mésentente la condition de la politique. Dans Politique de la littérature, vous semblez faire du malentendu la condition de la littérature. Ces deux notions sont elles exactement homothétiques ou peuvent-elles entrer en tension ?

Il faut éviter d’absolutiser et  de rigidifier ce rapport entre mésentente politique et malentendu littéraire que j’avais esquissé à l’occasion d’un colloque qui s’interrogeait sur la place du malentendu en littérature. Mésentente et malentendu peuvent être ramenés à une figure commune, celle du dissensus, c’est-à-dire de la rupture d’une harmonie entre le sensible et le sens, entre le compte des corps et celui des significations. Le dissensus, c’est la reconfiguration des rapports entre sens et sens, c’est-à-dire entre  présence sensible et signification. Il peut se décrire comme un excès, un mécompte par rapport au compte ordonné des corps et des significations. En politique, ce mécompte  prend la forme d’introduction de sujets qui n’étaient pas comptés et qui, en se donnant un nom, se font compter comme aptes à compter les choses et les êtres qui font partie de la communauté, à re-découper le donné des situations, à changer les noms qu’on peut leur donner. Le mécompte littéraire tend lui à traverser ce plan de la subjectivation politique, à poursuivre la dissolution des individualités instituées et des prédications admises, de telle sorte que l’excès des choses et celui des mots n’arrivent plus à se fixer dans l’unité d’une subjectivation politique.  Dans l’idée du « malentendu littéraire » , il y  a deux choses : il y a cet excès dans le compte des corps et des mots qui vient à la fois accompagner la mésentente politique et traverser son plan dans une autre direction ; et il y a les malentendus auxquels ce rapport donne lieu. Face à l’excès descriptif , qu’il soit celui de Balzac , de Flaubert ou de Proust , se multiplient les mésinterprétations liées à la volonté même de fixer une signification politique de l’excès littéraire : les critiques contemporains de Flaubert  y voient une impossibilité de sélectionner qui est la marque de la société démocratique, Barthes une affirmation de plénitude réfléchissant la confiance bourgeoise dans l’ordre du monde , les critiques de Proust une compulsion de collectionneur mondain , etc. Le malentendu, c’est à la fois le rapport tendu entre deux formes de dissensus et la constellation des mécomptes auxquels il donne lieu.

Vous vous opposez à une tradition critique qui étudie la modernité comme une purification des sujets au profit du style ou de la forme absolus. Pour vous, il n’y a aucune contradiction entre « l’invasion des choses triviales » dans les œuvres et l’ « auto-affirmation de la littérature », ou pour le dire autrement entre le réalisme et l’art pour l’art. Comment expliquez-vous alors cette pensée plus courante qui envisage la modernité esthétique comme une recherche, par chacune des pratiques artistiques, de leur propre : la littérarité, la picturalité, la musicalité etc. ?

Il s’agit, me semble-t-il, d’une interprétation tardive et rétrospective, née de la faillite des entreprises propres à la révolution esthétique,  lesquelles  visaient, à l’inverse, à sortir de la singularité de l’art ou  tel art particulier pour mettre les formes de l’art en conformité avec celles d’une modernité pensée comme expansion d’un mode de vie faisant exploser les frontières entre les activités comme entre les publics. Tous ceux qui ont été enrôlés au titre du paradigme moderniste  – de Mallarmé à Malevitch, de Seurat à Mondrian ou Schönberg visaient tout autre chose que l’autonomie de l’art : ils voulaient  faire de la poésie le sceau nouveau de la communauté ; donner à la peinture la formule scientifique propre à fonder un nouvel art monumental ; définir les formes pures servant à construire les édifices et le mobilier d’une vie nouvelle ; réaliser la synthèse de la poésie, de la peinture et de la musique ; fonder une spiritualité nouvelle, etc. .  Symbolisme, suprématisme, simultanéisme, futurisme, constructivisme et surréalisme ont conjugué diversement cette fusion de l’art avec la construction d’un nouveau monde sensible, qui a notamment conduit à l’absorption volontaire ou contrainte des avant-gardes artistiques en URSS. Entre les années 30 et 40,  certains penseurs, notamment dans le cadre de l’Ecole de Francfort ont voulu tirer le bilan de cette absorption et dénoncer la complicité de la volonté artistique de fusion entre l’art et la vie avec les formes de la propagande totalitaire et de l’industrie culturelle. Ils ont été relayés dans les années 50-60 par la volonté structuraliste d’opposer une révolution matérielle des formes aux impasses de  la littérature et à l’art engagés. Ainsi s’est constituée une vision rétrospective de la séquence Mallarmé-Malevitch- Schönberg comme conquête d’une autonomie artistique, en corrélation avec une émancipation politique déconnectée de la dégénérescence des partis révolutionnaires. Cette vision rétrospective a encore été solidifiée par la polémique « post-moderne » et « anti-esthétique » qui, pour imposer comme rupture historique radicale, le retour à des formes de fusion avec art « primitif », imagerie publicitaire, etc., a donné à des auteurs comme Clément Greenberg un poids historique tout à fait disproportionné. Cela a obligé, du même coup, à donner une importance également démesurée à  Duchamp comme saint patron du postmoderne. Cette construction est théoriquement et historiquement inconsistante, mais elle arrange (presque) tout le monde, des tenants de l’autonomie de l’art aux prêtres du sublime en passant par les provocateurs fatigués du postmodernisme.

Dans Le Destin des images, vous rappeliez qu’il existait dans le régime représentatif des arts une subordination de « l’image » au « texte » qui fondait la correspondance des arts. A vous lire dans ce nouvel ouvrage, on a l’impression que dans le même temps que la littérature perd sa fonction dirigeante dans le régime esthétique, elle en gagne une nouvelle, tournée cette fois-ci vers d’autres configurations du monde : la science politique (le marxisme notamment), la psychanalyse, la philosophie, les sciences sociales, la nouvelle histoire. Y aurait-il un pré-savoir de la littérature qui lui conférerait une nouvelle  prééminence?

Le rapport n’est pas exactement entre texte et image, mais plutôt entre histoire et image, c’est-à-dire, dans la logique représentative,  entre la construction d’un schéma causal et le supplément d’expression qui vient en renforcer les effets. Cette hiérarchie interne aux arts de la parole ( poésie et rhétorique) subordonnait les autres arts à l’art de construire des histoires. Une pratique comme la musique ou la danse prouvait  son caractère de « bel art » en montrant qu’elle racontait  une histoire. Le régime esthétique a aboli ce privilège de l’action. La parole s’y laisse envahir par la « passivité » de la représentation visuelle ou de l’impression sensible. C’est la logique de ce que j’ai appelé la parole muette. Mais cette déchéance de l’histoire, cette introduction de l’ « image » dans la parole a une contrepartie. La fin du privilège de la construction causale des actions, c’est  aussi la fin de la séparation entre la raison des faits empiriques  et la raison des fictions construites – celle des fins et des moyens. La suppression de cette barrière et la déchéance de cette causalité ouvrent, de fait, un nouvel espace de rationalité : tout relève de la même raison , l’aspect des choses de la vie ordinaire comme la conduite des grands personnages ; et cette raison a ses formes propres de manifestation qui sont celle du détail , du symptôme. L’herméneutique des langages muets prend la place de la construction rhétorique ou poétique comme exercice de la rationalité. Et c’est sur cette base que se sont construits les modes interprétatifs des sciences sociales, de l’histoire, de la psychanalyse. C’est d’abord la littérature qui oppose une histoire des mœurs à celle des personnages et des événements remarquables. C’est d’abord elle qui privilégie le langage des choses muettes. Il s’agit là d’un tournant dans la distribution des discours et des paradigmes de rationalité. Mais ce tournant est opéré par la littérature en tant qu’émergence historique, pas par la littérature en tant que genre ou discipline. Cela n’a donc induit aucune forme de royauté nouvelle. Les disciplines qui se sont nourries de son invention se sont justement empressées de renier cette filiation, de déclarer leur différence scientifique à l’égard de la littérature et de la soumettre, pour la rabaisser, à des procédures de déchiffrement qu’elle avait elle-même inaugurées.

Dans votre étude intitulée « Borges et le mal français », vous montrez que l’écrivain argentin propose une conception de la littérature en rupture avec celle promue par les écrivains français, et notamment par Flaubert. Vous montrez aussi qu’au fond « Borges ne fait que mettre en fiction et en théorie le rêve des « français » ». Cette étude appelle plusieurs questions relatives à la temporalité et à la spatialisation de la littérature. Est-ce que son « invention » est spécifiquement française ? A-t-elle connu des modèles concurrentiels, notamment dans la littérature américaine du XIXe siècle ? Est-ce qu’en deux siècles, des modifications substantielles de cette politique de la littérature ont pu être relevées ?

On peut dire que l’émergence première de la littérature est un phénomène particulièrement français parce que c’est la France des 17° et 18° qui avait pour l’essentiel fixé et imposé à l’Europe les canons des Belles-Lettres. La destruction de ce modèle est donc plus clairement lisible en France où elle n’est pas mêlée, comme ailleurs,  de réaction nationaliste et où elle se montre – quoiqu’en dise Borges – dans les transformations de la narrativité, du statut de l’image et du rythme de la phrase bien plus que dans les manifestes. La spécificité historique du modèle français et les transformations que d’autres lui ont fait subir peuvent être pensées à partir du modèle bakhtinien sur la polyphonie romanesque : d’une certaine façon la génération de Flaubert consacre la dignité du roman en abolissant cette polyphonie qui était associée à son  caractère de genre mêlé. Le roman flaubertien révoque le partage hiérarchique qui infériorisait le roman. Il met tous les personnages et toutes les situations au même régime d’intensité sensible, en congédiant  la polyphonie, en adoptant le ton monophonique du poème lyrique. La grande invention flaubertienne, c’est cette voix de personne qui, phrase à phrase, s’approprie l’enchaînement des actions narratives pour en faire sa musique – la musique des micro-événements sensibles . C’est cela que lui reproche en fait Borges en attaquant à la fois le « réalisme » (c’est-à-dire l’égalité des situations) et l’ »esthétisme » (c’est-à-dire la musique de la voix impersonnelle qui absorbe les événements. Il leur oppose une modernité qui serait celle de la pure narrativité. Mais le fait qu’il ait recours comme modèles de narration à Conrad ou Faulkner montre assez que, si la littérature a bougé depuis Flaubert, et si le centre de ce séisme est anglo-américain, ce déplacement ne s’opère  pas du tout dans le sens de cette rationalité aristotélicienne du conte qu’il prône dans la préface de L’Invention de Morel mais dans celui d’une accentuation du désordre des voix et des choses. On peut décrire ce désordre comme une nouvelle polyphonie, prenant la ligne narrative dans l’entrelacement des voix et la disjonction des temps. Mais celle-ci est un éclatement de la voix monophonique impersonnelle bien plus qu’une restauration d’une polyphonie  pensée comme mélange des langues et des niveaux de langue. Les six personnages des Vagues de Virginia Woolf sont comme six centres perceptifs différents, mais ils demeurent six éclats  pris dans la même voix de l’impersonnel, ayant la même manière de dire je. De leur côté, les anti-héros de Dos Passos, si erratiques soient leurs destins qui se croisent ou demeurent isolés, sont pris dans le même tissu du il et communiquent par là avec les autres modes d’énonciation empruntés au bulletin d’information, à la publicité ou à la chronique nécrologique.

Analyser la politique de la littérature, n’est-ce pas disqualifier automatiquement toute littérature politique ? Votre texte sur Brecht semble montrer que toute visée politique assignée à la littérature entre en conflit avec la « politique de la littérature » ? Est-ce aussi ce que l’on doit comprendre de votre analyse de USA, la trilogie de Dos Passos, que vous considérez comme la seule grande œuvre politique du XXe siècle ?

Il ne s’agit pas de la disqualifier. Mais  il s’agit de savoir ce que « littérature politique » veut dire. Ce syntagme suppose la volonté de faire servir  la littérature pour renforcer une position donnée dans  une circonstance particulière des luttes politiques. Mais les intentions ne sont pas plus comptées en politique qu’en littérature. Pour que cette volonté soit plus qu’une intention, il faut  donc qu’elle se réalise. Et elle le fait  sous la forme d’une combinaison particulière des politiques de la littérature. Chez Brecht aussi bien que chez Dos Passos – auquel, par ailleurs, je ne donne nulle exclusivité –,  on voit en jeu l’entrelacement de deux politiques de la littérature : l’une qui dispose les signes d’une texture du monde à déchiffrer, au profit supposé d’une force subjective propre à s’en emparer pour changer le monde ; l’autre qui dispose le jeu des intensités du monde, en ce qu’il excède toute interprétation rationnelle et toute saisie subjective unifiante. D’un côté, les auteurs tentent de cumuler les deux, de faire servir l’exposition même de la faillite des subjectivités et du sens à l’exigence d’un sens et d’un subjectivation révolutionnaires. De l’autre, l’égalitarisme ou l’anarchisme littéraire reprennent à leur compte les intensités que la littérature politique voudrait convertir en processus pédagogique.  Dos Passos tient la balance égale entre la ligne droite de la militante et les lignes erratiques des subjectivités absorbées dans le Léviathan capitaliste. C’est, au fond, la politique  non conclusive du roman et sa morale dernière : ce sont les intensités et leurs distributions qui font une vie et un monde, non les idées et les actions qui s’en inspirent. Mais le théâtre est un art bien plus soumis à la logique représentative de la démonstration : les intensités y sont priées de se raisonner en dialogues et de montrer les conséquences des idées en enchaînements d’actions. D’où l’équilibrisme de Brecht dans le maniement conjoint de la preuve par le  sens et de la preuve par le  non-sens : il faut montrer un monde à changer par la démonstration de son absurdité et par la démonstration de sa rationalité monstrueuse. D’où aussi la duplicité de son rapport à son public : la conception de celui-ci varie entre l’idée du cercle d’expérimentateurs de la dialectique à laquelle la pièce est proposée comme un objet d’exercice en commun et celle du public de consommateurs auquel il faut faire honte de sa lâcheté et de sa passivité. D’où enfin le fait qu’il ait généralement produit de tous autres effets que ceux qu’il escomptait.

On sait combien vous vous intéressez à la création la plus actuelle, en particulier le cinéma et les arts plastiques que vous commentez régulièrement dans vos ouvrages ou dans des revues. En revanche, vous n’évoquez jamais la littérature immédiatement contemporaine. Ne voyez-vous pas des œuvres aujourd’hui qui peuvent nourrir votre réflexion ? On peut penser à celles de Don DeLillo, de Lobo Antunes, de Toni Morrison, ou en France d’Antoine Volodine.

Pour moi, littérature signifie l’émergence historique d’un mode de textualité et de rationalité. Je me suis donc tout naturellement concentré sur la constitution de cette textualité et de cette rationalité et sur la manière dont, ils ont diffusé au-delà d’un art identifié. Je me suis intéressé à la façon dont des discours savants (psychanalyse, histoire…) ont repris à leur compte des paradigmes de la rationalité littéraire (focalisation sur le détail, lecture des signes sur les corps, opposition d’un langage caché  des signes muets au bavardage des significations explicites, rôle de la latence..). De la même façon je me suis intéressé à la façon dont la photographie ou le cinéma ont repris à leur compte des éléments de la poétique littéraire (suspension du sens , doublement de la logique du récit par une logique des intensités sensibles, chevauchement des temporalités). L’histoire de la « littérature » est l’histoire de la diffusion des procédures, formes de rationalité, modes d’identification associées à son nom et non simplement  l’histoire de l’évolution de l’écriture romanesque depuis le 19° siècle , de la même manière que l’histoire de la « peinture » , de la « musique » ou du « cinéma » est l’histoire de la diffusion de procédures , de formes de sensibilité, de paradigmes artistiques qui débordent complètement les œuvres faites avec un pinceau , écrites sur une partition, produites avec une caméra. Les œuvres de Toni Morrison ou  de Don DeLillo ont assurément des choses à nous dire sur les blessures de l’histoire américaine, sur l’histoire et la posthistoire de l’esclavage  ou sur la retombée de l’activisme politique des années soixante. Mais ils se coulent pour cela dans des formes éprouvées et me semblent  ajouter des épilogues à l’histoire faulknérienne du Sud américain ou à la narration à la  Dos Passos de l’absorption de l’Amérique ouvrière et contestatrice  par l’Amérique de l’ordre  propriétaire. Lobo Antunes réinvestit une alliance ancienne entre littérature, médecine et politique  pour nous faire  sentir ce qu’est la décomposition d’une puissance impériale,  et l’on peut raisonnablement penser que si des tentatives comme la sienne avait des équivalents en France, la qualité de la discussion publique  sur le passé colonial français pourrait en bénéficier. Mais il n’invente pas pour autant une politique nouvelle de la littérature. Je ne nie pas les mérites de tel ou tel auteur. Je pense simplement que la littérature n’invente pas aujourd’hui des catégories de déchiffrement de l’expérience commune, comme elle a pu le faire jusque dans le milieu du XX° siècle, parce que, justement, les formes de narrativité, d’expressivité et d’intelligibilité qu’elle avait inventées ont été appropriés  par d’autres discours ou d’autres arts, voire même banalisées par les formes de la communication. Mais ce jugement peut être le produit d’une ignorance de ce qui se fait aujourd’hui de nouveau dans le domaine de l’écriture.

Vous poursuivez en fin d’ouvrage un débat avec Alain Badiou lui aussi spécialiste de philosophie politique et d’esthétique. Quelles sont les lignes de partage entre vos deux œuvres qui expliquent la nécessité de ce débat ?

Alain Badiou construit un système philosophique qui suppose qu’une place définie soit assignée à un certain nombre de procédures de pensée dont l’art. Cette assignation suppose une détermination transhistorique des concepts. L’idée qu’un art soit non seulement une forme historique, mais aussi qu’il désigne un complexe mouvant de procédures de fabrication, de modes de sensibilité et de formes d’intelligibilité lui est évidemment insupportable. De mon point de vue, cela veut dire qu’il  doit  s’en tenir au rapport traditionnel entre, d’un côté,  une définition anhistorique de l’art  et, de l’autre,  une adhésion à l’idée consensuelle de la modernité artistique comme autonomisation des arts à l’égard de la représentation. Au demeurant le concept opératoire chez lui n’est pas celui d’art mais celui de poésie, qui est là justement pour recouvrir la rupture entre la logique représentationnelle  et la logique esthétique. Le débat porte ici sur Mallarmé et il a pour enjeu le rapport entre poésie, philosophie et politique. Il s’agit d’abord de déterminer en quoi consiste la dramaturgie de mise en suspens des données sensibles propre du poème mallarméen : pour Badiou, elle consiste dans une mise en scène de l’indécidable et de nécessité d’une décision à partir de l’indécidable ( le coup de dés ).Pour moi elle consiste dans une substitution d’un schème de monde à un autre ( la dramaturgie de l’apparaître et du disparaître à la place de celle des situations et des événements). La politique de Mallarmé n’est pas  alors de l’ordre de la décision, elle est de l’ordre de la constitution d’une autre topographie et d’une autre économie du sensible. Il se greffe là-dessus un enjeu qui porte sur la distribution des discours : pour Badiou, la poésie est une pratique de production de vérités, mais de vérités soustraites dans l’acte même de leur production : c’est alors  la philosophie qui doit  mettre au jour ces vérités soustraites. Cela revient pour moi à la figure hiérarchique du discours qui dit la vérité d’un autre. Ce qui m’importe au contraire, c’est de montrer comment le discours philosophique relève lui-même d’une construction poétique, c’est-à-dire d’un discours sans privilège, oeuvrant avec les ressources partagées de la pensée et du langage. Et c’est alors le texte poétique qui se montre capable de fournir  des modèles de rationalité à la construction philosophique et politique. La dramaturgie mallarméenne n’est pas simplement un objet de la pensée de Badiou mais un schème pour son élaboration discursive.

 

 

Entretien publié le 20/09/2007

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