Le Dénouement

Entretien avec Lionel Ruffel

 

Spécialiste de l'œuvre d'Antoine Volodine et des relations entre esthétique et politique dans la littérature française contemporaine, Lionel Ruffel a enseigné à l'Université Toulouse-le Mirail, à Dartmouth College, à Dickinson College ainsi qu'à l'Université de Chypre. Il codirige la revue chaoïd (www.chaoid.com) ainsi que la collection du même nom des éditions Verdier. Le Dénouement est son premier essai..

 

par Alexandre Prstojevic

A.P. Essai dans le sens fort de ce terme, Le Dénouement est situé à la croisée de l’analyse littéraire, de l’histoire du roman et de celle des idées. A partir des œuvres d’auteurs comme Antoine Volodine, Pierre Guyotat, Valère Novarina, Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Eric Chevillard ou Pascal Quignard, vous tentez de saisir les soubassements esthétiques et idéologiques d’une littérature dont nous sommes les contemporains. Qu’est-ce qui a déclenché cette entreprise de déchiffrage d’une fin-de-siècle ?

L.R. Le Dénouement, d’une certaine manière, naît durant l’année 1999/2000. Mes travaux de recherche universitaire se sont alors durablement portés sur la littérature et la pensée contemporaines (en particulier sur l’œuvre d’Antoine Volodine). Simultanément, avec David Ruffel et François Théron, nous avons créé la revue de création et de critique chaoïd (www.chaoid.com). Sur le versant universitaire, mon projet était double. Je souhaitais continuer à travailler au croisement des études littéraires et de l’histoire des idées et prouver, ce n’était pas forcément évident, que cette méthode était intéressante pour l’époque que j’avais choisie, le dernier quart du vingtième siècle. Depuis les années 80 en effet, le discours critique séparait volontiers la pensée de la littérature et proposait une rupture historique entre une période moderne (qui, j’y reviendrai, était supposée lier art, philosophie et politique) et une période « postmoderne » (qui au contraire était supposée les séparer). Ce terme même de « postmoderne » n’était pas tout à fait assumé. Toujours prononcé du bout des lèvres, il manquait singulièrement d’épaisseur. Or, la simple lecture d’œuvres qui m’impressionnaient, celles de Volodine, de Guyotat, de Novarina semblaient parfaitement contredire ce discours sur l’époque. Pourquoi ? Car, dès le premier regard, on constate que ces œuvres mettent en jeu une pensée de l’histoire et de la littérature, et mobilisent des enjeux esthétiques et politiques. Elles ne correspondent ainsi en aucun cas à l’image publiquement consensuelle attachée à la littérature contemporaine (forcément parcellaire, modeste, ludique, détachée de la pensée). Mais, et c’est là que ces œuvres suscitent l’intérêt, elles ne rejouent pas, sous forme mimétique ou parodique, les grands procédés de la littérature moderne. Elles semblent s’être développées dans un point mort du discours critique, où j’ai souhaité installer mes recherches. Pour commencer, il a fallu se demander pourquoi ces œuvres demeurent irréductibles l’idéologie des temps présents, animée par un concept excessivement puissant et composite, celui de la fin. Puissant car alors que la tentation de la fin a animé toutes les grandes œuvres de la modernité (de Hegel à Marx, en passant par Blanchot, Foucault, pour ne citer qu’eux), cette fin post-moderne (la graphie du mot, tiret ou pas, implique une position : de rupture ou de continuité) s’est retournée contre la modernité même qui l’avait engendrée pour la condamner définitivement. Ce fut un tour de passe-passe intellectuel qui a formidablement fonctionné et qui demeure encore séduisant pour beaucoup. Mon travail, dans un premier temps, tentait de contester cette opération intellectuelle. Et cette contestation, que je partageais avec David Ruffel et François Théron, nous avons souhaité la mettre en acte, en reliant littérature et pensée dans un lieu commun. D’où la naissance de la revue chaoïd, au sous-titre parlant, « création-critique ». La revue chaoïd est devenue à nos yeux un organe de résistance aux théories actuelles de la fin tout autant qu’un lieu de production et de désir de l’avenir. A la fois littéraire et philosophique, elle est un espace qui réactive la pensée inhérente à toute littérature, et les fantasmes présents dans toute philosophie. Le Dénouement, je l’espère, conserve la trace de cette double origine.

A.P. « Le dénouement désigne, dans le vocabulaire théâtral, un temps de résolution qui clôt une pièce. Après la péripétie et le point culminant, il tente de lever les contradictions et de défaire les fils de l’intrigue. Pour cette raison, le dénouement n’est pas définitif, il est même plutôt fondateur. Ni début ni fin, limité et transitoire [...], il déploie une temporalité complexe, toute à la fois tourné vers le passé qu’il transforme et le futur qu’il autorise. Le dénouement ouvre à l’inconnu, au « vide », à « ce qui allait suivre », sur les ruines et les restes du passé. Contrairement à son sens originel, il n’est pas, dans la dramaturgie classique, dénouage, déliaison ou rupture mais propose une nouvelle configuration de l’histoire, une solution, purgée de ce  qui l’empêchait (catharsis). Pour ces quelques raisons, qui engagent néanmoins beaucoup, « le dénouement » pourrait nommer la fin du XXe siècle, du moins pour ce qui concerne l’histoire littéraire et celle des idées. » Lorsque je lis ce passage, je ne peux échapper à l’impression d’un optimisme qui ne manque pas de surprendre dans un livre consacré au deuil. Finalement, la « la double chute (du mur de Berlin, des statues de Moscou) » donne à la fin du siècle dernier son sens : la constituent en époque ?

L.R. Contrairement à ce que l’on pense parfois, le « dénouement », dans la dramaturgie classique, est une séquence fondatrice, à défaut d’être positive. Elle initie un temps flottant, un temps de transition, durant lequel les possibles s’ouvrent cependant que les bilans s’opèrent. Mais durant cette transition, des phénomènes fondamentaux peuvent voir le jour. Un de ces phénomènes, pour l’époque qui m’intéresse, me semble être le deuil de la logique marxiste de l’histoire, qui a constitué un des horizons fantasmatiques essentiels d’une partie de la littérature et de la philosophie françaises du vingtième siècle. La remarque, du reste, vaudrait pour bien d’autres pays européens, où le concept de dénouement s’appliquerait sans mal. Mais, si vous remarquez cet optimisme, c’est que le moment spectaculaire de la chute du Mur et des statues de Moscou ne désigne pas la mort, mais « la mort du mort ». Et elle n’entraîne pas le deuil mais « le deuil du deuil ». Ce second degré justifie que les ouvrages philosophiques et littéraires dont je parle ne se situent pas dans une phase de déploration, mais déjà dans une phase de fondation. De ce fait, la double chute donne moins à la fin du siècle dernier son sens qu’elle ne le rend visible. Ce sens est ambigu. D’une part, il énonce un soulagement car la fin de l’ère soviétique signifie aussi la fin de la trahison de la Révolution par ceux qui s’en sont réclamés. Mais d’autre part, il révèle aussi sûrement la fin du « siècle révolutionnaire », tel que le nomme Alain Badiou (dans Le Siècle). La description d’Alain Badiou voit le siècle totalitaire s’achèver, lui, en 1976, à la mort de Mao. Dans le champ des représentations et des fantasmes, la période du deuil pourrait s’étendre de 1976 à 1991, de la fin du siècle totalitaire à la fin du siècle révolutionnaire, la non-coïncidence des dates entraînant une confusion. Mais au-delà, on sort de la stricte phase du deuil pour entrer dans la séquence du dénouement. Il y a chez les philosophes post-marxistes durant cette période une crispation qui semble se dénouer dans les années 90. Ce sont pourtant des années volontiers déconsidérées. C’est injuste, les années 90 sont dans le champ des idées particulièrement fécondes. Sauf, et cela les rend sûrement excitantes, qu’elles sont « hors siècle » dans ce sas temporel qu’est le « dénouement ». La littérature, mon livre en fait le constat, est moins attachée que la philosophie à l’histoire événementielle. Il n’y a guère de phase de deuil, mais dès les années 80, un deuil du deuil, une mort du mort.  Cette période est particulièrement propice pour penser le temps historique. Dernier mot, Le Dénouement est un livre sur l’héritage et la transmission. Il en est de visibles : quel héritage les penseurs et les écrivains du dénouement portent-ils dans l’avenir ? Il en est de moins visibles : que reçoit aujourd’hui ma génération, celle des trentenaires, des filles et des fils de la génération 68, de la génération de ses pères ? Peut-on recevoir cet héritage alors qu’il est si souvent dénié ? En ce sens, Le Dénouement est aussi un livre générationnel qui désire l’avenir sans déni du passé. Voilà pourquoi il est teinté d’optimisme.

A.P. A propos des ouvrages de Jacques Derrida, Jacques Rancière, Jean-Claude Milner, Alain Badiou et Jean-Luc Nancy, vous parlez d’un « ton apocalyptique », d’un sentiment de la mort, de la colère et évoquez la construction d’une « scène tragique ». Que se joue précisément en ce début des années quatre-vingt-dix dans la philosophie française et en quel sens, ces œuvres, sont-elles, comme vous semblez le croire, la plus haute expression d’un « dénouement » historique et culturel ?

L.R. Il faut tout d’abord que j’apporte une précision. Le Dénouement n’est en aucun cas un livre sur auteurs ou sur ouvrages. C’est un livre qui « se sert » de certains ouvrages pour élaborer une séquence conceptuelle. De fait, le choix des auteurs et celui des ouvrages ne prétend aucunement à l’exhaustivité. L’investigation repose sur une méthode archéologique qui recherche des phénomènes de régularité dans une époque et tente de les interpréter. Cela vaut aussi pour le corpus littéraire. Pour répondre maintenant à votre question, l’intuition de départ était la suivante. La fin est un concept et une idéologie qui recouvre et voile des phénomènes qui s’opposent à elle. Parmi ceux-ci, l’histoire, la politique, l’esthétique et surtout leur conjonction. La fin s’appuie sur un événement historique majeur, la fin des socialismes réels. Elle crée un rapport métonymique entre les deux, l’événement et son sens supposé (fin de l’histoire, de la modernité, de la politique etc.). Ce lien, il fallait l’aborder autrement. Notamment en observant les manifestations de sa contestation. Or, au moment précis de l’écroulement du soviétisme, des philosophes, parmi ceux qu’on considère comme les plus importants de leur génération, des philosophes, eux-mêmes liés à la pensée marxiste, ont pris la parole pour dénoncer le rapport métonymique que j’évoquais. Je n’observe donc pas de vastes corpus philosophiques mais je note simplement une coïncidence de publications remarquable entre 1991 et 1995 ; publications qui, toutes, se sont élevées contre cette logique métonymique. Ce sont la plupart du temps des livres brefs, emplis de colère, qui construisent effectivement une scène tragique (je les rappelle rapidement, dans l’ordre de parution : La Comparution de Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly, D’un désastre obscur d’Alain Badiou, Constat de Jean-Claude Milner, Spectres de Marx de Jacques Derrida, L’Inoubliable et La Mésentente de Jacques Rancière). Ces livres, dans le champ philosophique, ouvrent la période du dénouement. Pour la plupart, ils s’inscrivent dans une logique du combat, mais lorsqu’on les analyse conjointement, on s’aperçoit que de 1991 à 1995, ils élaborent une approche du temps et de l’Histoire, dont le principal fondement serait, comme le rappelle Jacques Rancière le « es war » nietzschéen, le « ça a été » : la reconnaissance des procès historiques et le refus du déni. La plupart de ces livres sont écrits pour porter dans l’avenir les enjeux de la modernité, transformés et réactualisés. Ils s’opposent ainsi aux deux faces d’un même phénomène : la négation historique, et le trop-plein de mémoire institutionnelle qui instrumentalise l’Histoire. D’une certaine manière, et c’est en ce sens qu’ils me semblent fondamentaux, ils réinstaurent une continuité, certes accidentée, entre le passé, le présent et l’avenir.

A.P. L’enjeu de votre réflexion est la saisie du rapport qui lie « la fin des idéologies », la philosophie française dont nous savons la dette qu’elle a contractée envers la pensée marxiste et certaines œuvres romanesques écrites au tournant du siècle, rapport qui semble reposer sur les éléments tels que : le souci de l’histoire et de l’historicité, la question du présent, les temps communicants...

L.R. Le premier enjeu était de penser conjointement, dans une perspective comparatiste, un corpus philosophique et un corpus littéraire. Cette perspective méthodologique n’est pas une coquetterie. Si l’on tente de résumer le champ de bataille ouvert par l’idéologie de la fin, on pourrait dire qu’il se concentre principalement sur la conjonction art-philosophie-politique dont non seulement cette idéologie proclame la mort mais dont elle tente d’interdire tout renouvellement. Rendre possible cette confrontation, mettre à jour les éclairages successifs, les relations entre les diverses procédures de vérité, c’était déjà contester cette idéologie. Je voudrais rajouter que cette méthode n’est cependant pas comparable à celle qu’on retrouve parfois dans la « theory » américaine qui indifférencie les corpus. Au contraire, j’ai souhaité distinguer la littérature et la philosophie et les aborder successivement car je suis tout à fait conscient de la différence des procédures de vérité. Que l’étude du corpus philosophique précède celle du corpus littéraire ne place pas du reste la philosophie en position de surplomb. Cet ordre suit seulement le parcours de recherche qui nous est familier, nous littéraires, lorsque face à l’obscurité de certaines figures, nous empruntons le détour des discours plus directement signifiants.

Pour répondre maintenant à votre question, j’ai souhaité comprendre, durant une séquence temporelle donnée, ce qui était à l’origine de représentations romanesques et de réflexions philosophiques. Le croisement de ces résultats devait pouvoir parler de l’époque. Le choix du corpus est cependant tout à fait orienté puisque il s’est porté sur des écrivains et des penseurs qui, d’une manière ou d’une autre, ont tous croisé le marxisme (le détail est donné dans le livre) comme élément fondamental de leur œuvre. Pourquoi ce choix ? Car, comme vous le dites, la dette consacrée à la pensée marxiste par la littérature et la pensée françaises est au cours du XXe siècle considérable. Deuxièmement, parce que la crise du marxisme devient centrale après 1975. On peut en 2005 totalement l’ignorer, le monde actuel (je parle ici du monde occidental) ayant presque entièrement effacé cette référence, du moins dans ses contours anciens. Mais ce serait méconnaître l’ampleur du désastre intellectuel qui a alors affecté la littérature et la pensée. Est-ce à dire que la littérature et la philosophie allaient disparaître ? Non, évidemment ! Est-ce à dire qu’elles devaient adopter une position de reniement, une position  « thermidorienne »? Pas forcément. Est-ce à dire qu’elles allaient devoir pratiquer le refoulement historique ? La nostalgie ? Toujours pas. Et pourtant, la disparition, le reniement, le refoulement, la nostalgie devenaient les thèmes de réflexion et les sujets fantasmatiques des œuvres que Le Dénouement observe. Or, chacun de ces termes peut être pris dans une constellation que nous pourrions nommer le « sens de l’Histoire ». Si par ailleurs, on admet que le thème de la « fin de l’histoire » travaille les imaginaires de la fin du siècle avant que Francis Fukuyama ne le ressaisisse en 1992 ; si enfin, on rappelle que le même Fukuyama réadapte ce thème en l’empruntant à Hegel et à Marx, alors on comprend que la littérature et la philosophie soient obsédées par cette logique historique. Que la littérature et la philosophie soient préoccupées par l’histoire n’a rien de nouveau ; que l’histoire soit devenu un enjeu esthétique et politique, dessinant des affrontements très clairs, l’est peut-être.

A.P. Dans quelle mesure peut-on parler d’une secrète fidélité à un esprit du marxisme dans la littérature dont vous tracez les contours ? Après tout, est-il possible de définir de façon formelle une « esthétique du dénouement » et conséquemment un romanesque qui s’y rattacherait ?

L.R. J’emploie l’expression « esprit du marxisme » dans un sens « déridéen », comme « spectre » du marxisme. J’ai recherché ce qui pouvait demeurer à l’état de traces agissantes, de présences fantomatiques dans l’esthétique romanesque contemporaine. Il serait absurde de penser que l’influence du marxisme sur les projets esthétiques et les imaginaires fictionnels disparaissent sans laisser de traces. De même qu’il serait absurde d’envisager une simple reproduction d’enjeux appartenant au passé. C’est pourquoi l’idée des « spectres de Marx » élaborée par Jacques Derrida me semble si féconde. Mes observations se sont tout d’abord portées sur la forme-roman bien que je n’ignore pas que la forme-récit est peut-être plus représentative de l’époque contemporaine. Pourquoi la forme-roman ? Parce qu’à l’issue d’un processus long et complexe, ce non-genre s’est vu attribuer des valeurs qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, étaient liées au marxisme : dimension révolutionnaire, genre de l’histoire, de la politique, du peuple, genre démocratique etc. Aucune de ces qualifications n’est réellement justifiée. Mais comme, par ailleurs, elles ont été portées par des théoriciens proches du marxisme (Bakhtine, Lukacs, Goldmann), le lien fut fait dans la plupart des imaginaires ; du moins, dans les imaginaires de ceux qui, penseurs ou écrivains, souhaitaient le faire.

Dans le domaine privilégié du roman, la coïncidence d’une esthétique minimaliste et d’une esthétique maximaliste m’a particulièrement intéressé. Comme la première est relativement bien circonscrite, c’est la seconde (autour des œuvres de Guyotat, Novarina, Rolin et Volodine) que j’ai étudié le plus longuement. J’ai relevé quatre éléments pour la caractériser. Premièrement, l’univers fictionnel que ces romans construisent se situe toujours aux extrémités d’un monde ou d’un temps. Ils débutent toujours au moment du dénouement et se déroulent entièrement durant cette séquence. Deuxièmement l’obsession majeure des ces romans est l’Histoire, qu’ils ne cessent de fantasmer, en mêlant l’histoire du vingtième siècle, l’histoire ancienne et l’anticipation. Par conséquent, leur rapport à l’Histoire est tout sauf naturaliste. Troisièmement, leur esthétique est maximaliste et témoigne d’une tendance à l’excès, à l’ambition démesurée qui répond à la logique maximaliste propre, selon Jean-Claude Milner, à la Révolution. Enfin, exemple remarquable de la spectralité, on y trouve sous des formes différentes un travail sur l’Internationalisme, sur le cosmopolitisme, sur la mondialité, qui non seulement réactualise les débats sur la dimension internationale de la nouvelle humanité consécutive à la Révolution, mais qui par ailleurs n’est pas sans intérêt pour penser politiquement la globalisation. Voilà pour l’esthétique maximaliste qui, à mes yeux, peut être considérée comme exemplaire des enjeux du dénouement. Mais ce n’est pas la seule. Chez les romanciers de cette même génération, l’esthétique minimaliste des « auteurs Minuit » (Echenoz, Gailly, Toussaint, Chevillard notamment) mérite d’être interrogée. Au-delà des distinctions formelles indéniables qui font que ces deux ensembles d’auteurs n’ont jamais été rapprochés, des proximités peuvent être remarquées. La plus fondamentale de ces proximités, c’est probablement le rapport au temps historique. Il est marqué par la démesure, l’impossible mesure, entraînant ces deux formes d’inadaptation que sont le minimalisme et le maximalisme. On pourrait alors égrener les ressemblances. Les romans minimalistes, comme les romans maximalistes commencent toujours par une position terminale, qui les inscrit dans un temps complexe, initial-terminal. Etre minimal, être maximal serait alors ne pas être dans la mesure de son temps. Ce serait représenter de manière obsessionnelle la fin, pour mieux y résister.

A.P. Vous soulignez la différence de perception et de signification du postmodernisme des deux côtés de l’Atlantique, notamment en ce qui concerne son rapport au modernisme, terme également sujet à des interprétations variées. Si la fin de la modernité, comme vous l’affirmez, ne signifie pas la fin du roman mais l’abandon de son propre comme objet et le renouvellement d’une tension vers son dehors, comment les œuvres qui composent votre corpus s’inscrivent-elles dans une évolution ainsi esquissée de l’art contemporain ? Peut-on, indépendamment des différences perceptibles qui semblent les séparer, parler d’une commune inquiétude « politico-esthétique » ?

L.R. Effectivement, il est toujours amusant de constater les différences d’appréhension du postmodernisme des deux côtés de l’Atlantique. Ces différences sont de plusieurs natures. D’une part, le mot signifie parfois des réalités opposées (les œuvres de Borges, Nabokov ou Robbe-Grillet sont des exemples de modernité « ici » et de postmodernité « là-bas »), d’autre part, il est dans les pays anglo-saxons l’objet d’une littérature critique surabondante et généralement euphorique, tandis qu’ici quiconque le prononce, même à voix basse, est immédiatement suspect. Je crois simplement que le « postmoderne français » n’a pas encore été assez étudié, et qu’il faut désormais s’y employer. Il me semble alors que l’intuition fondamentale pour penser le postmoderne est bien celle de John Barth dans son célèbre article de 1980 « The Literature of Replenishment : Postmodernist Fiction ». Le concept de « renouvellement » est d’une portée considérable car il propose un rapport dialectique et fécond avec celui de nouveauté qui fonde la modernité. Le renouvellement n’est ni le nouveau (moderne), ni le retour (classique). Il est un usage du sens et des formes, un rapport au monde et à la bibliothèque que le projet moderne ne supposait pas. Je reprendrai pour le comprendre les théories élaborées par Jacques Rancière. Spécialistes des problèmes esthétiques et politiques, il nous rappelle que la modernité a développé une idée selon laquelle chaque pratique artistique, dans un mouvement d’autonomisation, cherchait le propre de son art. Picturalité, musicalité, littérarité devenaient les maîtres mots d’une évolution forcément anti-mimétique. A la fin des années 70, cette idée semble s’effondrer devant la réalité des mélanges artistiques pratiquant à l’inverse l’impureté. Parallèlement, les dernières avant-gardes semblaient avoir achevé le programme moderne de recherche du propre. Cette évolution est remarquable dans la littérature française et demeure pourtant largement inaperçue. Chez les maximalistes, une conception réinventée du romanesque et du fictionnel ont joué le rôle d’hétérogénéisation que les genres mineurs ont joué chez les minimalistes (chez Echenoz notamment). Cette évolution, que j’appelle « le temps esthétique de la postmodernité » ne doit pas être confondue avec une autre évolution qu’il faudrait appeler « le temps idéologique de la postmodernité ». Ce temps, c’est celui de la condamnation de la modernité selon une logique du résultat qui, pour ne donner qu’un exemple, s’appuyant sur la réalité des Goulags condamnerait non seulement le Manifeste du communisme mais aussi les Manifestes du surréalisme. Nous avons eu trop tendance à confondre ces deux temps qui sont pourtant en touts points opposés.

Cette analyse ouvre des questions qui engagent l’avenir. On pourrait en formuler quelques-unes : comment penser la création contemporaine dont les frontières esthétiques semblent de plus en plus poreuses alors que notre tradition critique nous a appris à penser grâce à ces mêmes frontières ? Comment envisager une création où les matérialités s’échangent, rendant caduque toute pensée esthétique qui envisage l’art en terme de pureté ? Sûrement en montrant que notre tradition critique a fait de la distinction des pratiques et de la séparation des arts l’alpha et l’omega de son discours et que cette habitude est liée à une époque qui est désormais révolue. En montrant aussi que le renoncement à cette pensée n’entraîne sans doute pas la rupture historique qu’on évoque si souvent. En montrant enfin que ce grand chaos culturel, auquel il va falloir donner un autre nom, pourquoi pas celui de  « grande parataxe », comme le propose Jacques Rancière, a lui-même une histoire plus ancienne qu’on le dit parfois. Que les rapports du texte, de l’image et de la scène soient déréglés dans l’art contemporain me semble être la réalité la plus urgente à penser aujourd’hui.

A.P. Votre réflexion est consacrée à une génération qui « a vécu, souvent avec douleur, toutes les fins supposées ou réelles. » Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit marquée par un deuil auquel elle cherche une réponse dans le métissage formel et générique. Il me semble pourtant, que vous avez exclu de votre corpus certains romanciers dont les œuvres ont marqué le roman français contemporain de façon incontestable (Pierre Michon, Pierre Bergounioux, François Bon, etc). Ne craignez-vous pas d’être accusé de partialité ?

L.R. Premièrement, les auteurs dont vous parlez ne sont pas absents du Dénouement. Je leur consacre la dernière section du livre, la plus courte je le reconnais. Avant d’aborder des raisons plus sérieuses, je me permets de rappeler que mon essai ne vise en aucun cas l’exhaustivité. Il ne s’agit pas d’un panorama de la littérature française au présent et, partant de ce principe, il ne peut y avoir ni oubli ni partialité. Le commentaire d’œuvres sert à l’élaboration d’une séquence conceptuelle et non pas l’inverse, bien que ce soit l’œuvre de Volodine en particulier, qui soit à l’origine de cette réflexion. Cela dit, d’autres raisons peuvent être convoquées. La première est de surface. Pierre Michon, Pierre Bergounioux et François Bon, dont vous citez les noms, sont les auteurs les plus et les mieux étudiés de la période. La majorité des thèses inscrites sur la littérature contemporaine le sont sur ces auteurs. Ce sont eux qui ont le moins besoin d’être défendus, si j’ose dire. En revanche, l’œuvre de Volodine reste encore largement sous-estimée, et le minimalisme, qui a connu un succès critique important dans les années 90 a aujourd’hui perdu du terrain dans le milieu universitaire. Mais ces raisons ne sont pas essentielles. En voici une qui l’est plus, à mes yeux : mon essai travaille essentiellement sur la forme-roman elle-même, et les auteurs que vous citez publient des récits (c’est un peu plus compliqué pour François Bon dont l’œuvre se distingue entre un temps du roman et un temps du récit). Or, le « dénouement » est un concept historique et stylistique. Il ne peut se développer que dans une forme qui accepte ne serait-ce que l’hypothèse d’un début et d’une fin (d’où la nécessité d’aller l’interroger dans les textes théâtraux, question plus décisive selon moi), généralement pour les contester. Grâce à cela, elle figure l’idée même de dénouement. Ce que ne fait pas la forme-récit. Pourtant, l’idée de la fin y est parfaitement motivée et présente (qu’on pense au monde ouvrier chez François Bon ou au contraire au monde rural chez Pierre Bergounioux). Mais la négociation avec la fin diffère profondément. A un mouvement fictionnel dirigé vers le présent et le futur tout autant que vers le passé, s’oppose un travail d’anamnèse. A l’énoncé collectif de l’Histoire s’oppose une voix lyrique, installée dans la fin, et non pas, comme dans les romans du dénouement, à sa suite. Chez Michon, chez Bergounioux, chez Bon, l’écriture tente de faire percevoir les mondes disparus et de nous faire entendre une archive fictionnelle de l’Histoire achevée, avant qu’elle ne plonge définitivement dans l’oubli. Romans et récits naissent de la même nécessité, l’effondrement et la mutation, mais leur négociation avec cette inscription historique diffère largement. Enfin, la forme-récit est beaucoup moins ancrée dans une histoire esthético-politique des genres. Elle servait moins ma démonstration. Mais, comme je le rappelle dans le livre, c’est probablement l’apparition de cette forme-récit qui constitue l’événement le plus inattendu et le plus étonnant de notre époque littéraire.

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