Art, création, fiction. Entre sociologie et philosophie

Entretien avec Nathalie Heinich et Jean-Marie Schaeffer

 

Jean-Marie Schaeffer, directeur de recherches au CNRS, travaille dans le domaine de l'esthétique générale et de la théorie littéraire. Il est auteur, notamment, de Pourquoi la fiction?

Nathalie Heinich est sociologue. Directeur de recherches au CNRS, elle est auteur notamment de Le triple jeu de l'art contemporain et Mères-filles, une relation à trois (en collaboration avec Caroline Eliacheff).

Par  Alexandre Prstojevic et Annick Louis

Alexandre Prstojevic, Annick Louis : Avant d’entamer cet échange polyphonique, dont l’ambition est de présenter votre ouvrage Art, création, fiction. Entre sociologie et philosophie, publié aux Éditions Jacqueline Chambon, en 2004, nous souhaiterions vous interroger sur les motivations qui vous ont amenées à privilégier la rencontre entre la philosophie et la sociologie. La réflexion sur l’art, la création et la fiction - domaines auxquels le titre renvoie explicitement - permet-elle en soi une articulation particulièrement efficace de la sociologie et de la philosophie ? Cette articulation vient-elle du fait que vos travaux à tous les deux s’intéressent aux valeurs, aux fonctions et aux catégorisations dans notre culture ?

Nathalie Heinich : L’idée de confronter les deux disciplines est simplement née du fait que ce sont nos disciplines respectives, et les thèmes choisis l’ont été, tout simplement aussi, à partir de nos recherches. Sans doute serait-il aussi intéressant de proposer cette confrontation disciplinaire à propos d’autres thèmes, tels que la science ou la morale, ou encore d’aborder ces thèmes à partir d’autres disciplines, tels que par exemple l’histoire et l’économie ­ pourquoi pas ? L’important est que, par-delà la différence des disciplines, la similitude des approches permette un vrai dialogue, qui repose sur la complicité plutôt que sur la volonté de démontrer la supériorité de l’une ou de l’autre disciplines ­ cette dimension agonistique étant malheureusement très présente dans l’histoire des relations entre philosophie et sciences sociales, en tout cas en France, pour des raisons que nous avons tenté d’expliciter dans l’introduction. Nous nous sommes donc retrouvés sur une façon analogue d’envisager la question des valeurs et des catégories dans le domaine esthétique : à savoir une posture résolument non normative, consistant à prendre ces valeurs et ces catégories pour objet de l’analyse, dans une perspective analytico-descriptive, et non pour visée de la réflexion, dans une perspective essentialiste. Autrement dit, il ne s’agit pas pour nous d’affirmer que les catégories ou les valeurs en soi « existent » ou « n’existent pas », ni de dire en quoi elles consistent, mais de comprendre les enjeux de ces questions pour les acteurs ­ savants, dans le cas de la philosophie, ou gens ordinaires, dans le cas de la sociologie -, et de mettre en évidence les façons dont ils tentent de les résoudre.

Jean-Marie Schaeffer : Au départ il s'agissait d'une rencontre entre deux recherches individuelles portant sur les mêmes objets. En tout cas, pour ma part, c'est l'usage répété que j'étais amené à faire des travaux de N.H. qui a constitué le déclic. Par tempérament je ne suis pas porté sur ce qui relève du disciplinaire. Il n'empêche que nolens volens on s'inscrit toujours dans un cadre de recherche spécifique qui est aussi déterminé par des présupposés disciplinaires. Du même coup, le  fait que le philosophe esthéticien - que je suis (malgré tout) - trouve plus son compte dans les travaux d'une sociologue que dans ceux de  beaucoup de philosophes, me pose à la fois la question de ma propre situation à l'intérieur de la philosophie et celle de la relation entre la philosophie et la sociologie. En ce sens le livre est à la fois un dialogue entre deux chercheurs, une confrontation de deux disciplines et une confrontation de chacun d'entre nous avec une certaine doxa de sa discipline respective.

AP : Les articles qui composent Art, création, fiction ont été écrits et publiés au tournant du siècle : entre 1996 et 2001. Peut-on y voir aussi un livre somme composé de réflexions qui dessinent non seulement un parcours personnel mais aussi celui de la pensée sur l’art dans la culture française actuelle ? Dans quelle mesure votre livre est aussi un dialogue avec son temps ?

NH: Disons que ce livre est plutôt un dialogue avec le temps de notre propre cheminement intellectuel, en tant que sociologue et en tant que philosophe. Nous avons conscience du caractère relativement intempestif de nos positions par rapport à la production sociologique et philosophique contemporaine sur nos objets ­ et probablement est-ce cette conscience commune qui rend particulièrement précieux, à mes yeux en tout cas, notre dialogue. Faute de trouver suffisamment d’interlocuteurs dans nos disciplines respectives, nous pouvons au moins conforter mutuellement nos approches.

Concernant la sociologie de l’art, j’ai essayé de montrer, dans La Sociologie de l’art (La Découverte, collection Repères, 2001), que ce domaine d’études est resté encore très proche soit de l’esthétique sociologique, fortement marquée par une normativité positive (focalisation sur la valeur des œuvres), soit d’un empirisme positiviste tout aussi normatif mais dans un sens critique (« déconstruction » des « croyances » esthètes, dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu). Toute la difficulté est de rester fidèle à la tradition sociologique d’enquête empirique, tout en se détachant de la focalisation sur les « faits » objectifs pour s’intéresser aux valeurs et aux représentations, dans un souci anthropologique d’explicitation des cohérences « indigènes », loin de toute visée d’adhésion ou de critique à l’égard de nos objets. C’est particulièrement difficile ­ mais aussi particulièrement fructueux ­ lorsque ces objets sont aussi chargés de valeurs que le sont les objets de l’art et de l’esthétique.

JMS: Comme NH, je pense que nos positions sont trop intempestives par rapport aux positionnements canoniques de nos disciplines respectives, et plus généralement par rapport  aux formes communes de la  pensée savante de l'art, pour que nous puissions prétendre être représentatifs de l'évolution de la pensée sur l'art dans la société française actuelle. Le noyau épistémologique autour de quoi nous nous retrouvons ­ la décision de traiter les valeurs et les représentations comme des réalités sui generis ayant leur consistance et leur force causale propres, et de les étudier dans une perspective de neutralité axiologique ­ nous éloigne des paradigmes dominants en philosophie tout autant qu'en sociologie.

Cela dit, la possibilité même d'interrogations du type de celle exemplifiée par notre livre est sans doute aussi liée à une évolution du statut de l'art dans les sociétés contemporaines - évolution que les analyses de NH consacrées à l'art contemporain tout aussi bien que mes réflexions consacrées à la relation esthétique essaient précisément d'éclairer.

AL : Un aspect que la dynamique de ce livre rend très bien est la portée théorique que peuvent revêtir ce qu’on appelle habituellement des « études de cas ». Alors qu’au tout début on a l’impression que vos échanges confirment une vision très répandue de vos disciplines ­ la sociologie s’occuperait de cas particuliers, la philosophie de réflexions abstraites ­ , le dialogue qui s’établit va à l’encontre de cette image. Avez-vous pensé ce livre aussi comme un livre dont la démarche permet de revoir certains principes de vos disciplines ainsi que leurs méthodologies?

NH : Je ne pense pas que l’image habituelle de la sociologie soit associée aux « cas particuliers » : au contraire, elle renvoie plutôt aux grandes masses, avec les enquêtes statistiques, qui constituent quand même l’aspect le plus saillant de la production sociologique. Même les entretiens individualisés sont toujours traités dans une perspective générale, en tant qu’ils renvoient à des phénomènes collectifs. Ce qui distingue essentiellement la sociologie de la philosophie, c’est plutôt la concrétude de ses objets, qui relèvent le plus souvent de l’expérience ordinaire ­ alors que la philosophie « classique » s’intéresse à des objets plus abstraits, des concepts etc. S’il existe bien, malgré tout, un certain écart entre ma pratique de la sociologie et d’autres pratiques plus courantes ou plus connues, c’est dans le mode de raisonnement inductif ou, plus précisément, empirico-inductif : le fait de partir de séquences observées dans la vie réelle ­ ce que l’on appelle des « études de cas » - pour en tirer des conclusions plus générales, susceptibles de s’appliquer à d’autres cas (et non pas de partir de raisonnements abstraits que l’on illustrerait ensuite par des exemples). Or cette opposition entre empirisme et pensée inductive d’un côté, conceptualisme et pensée déductive de l’autre, existe également dans la tradition philosophique. C’est probablement parce que Jean-Marie Schaeffer nous situons l’un et l’autre ­ chacun dans nos disciplines ­ du même côté de cette barrière que nos travaux, d’une certaine manière, se ressemblent ou, du moins, se complètent.

JMS : La philosophie, y compris dans sa variante analytique, pense majoritairement que sa légitimité disciplinaire réside  dans l'analyse conceptuelle, au double sens où les concepts constitueraient son objet spécifique et où l'analyse conceptuelle (opposée à la démarche empirico-inductive) serait son mode d'investigation propre. Cette ambiguïté objet/démarche mériterait d'ailleurs d'être interrogée. Quoi qu'il en soit, penser la légitimité de la philosophie de cette façon  implique l'acceptation de tout un ensemble de présupposés concernant le statut des concepts dans la vie mentale et le rôle de l'analyse conceptuelle dans la compréhension des faits représentationnels. Ces présupposés ne vont pas de soi. J'aurais plutôt tendance à penser (comme Hume) que la raison est notre instinct, c'est-à-dire qu'elle n'est pas moins opaque que, par exemple le champ des valeurs, des affects etc., et que donc le projet épistémique d'un autoéclaircissement internaliste par analyse conceptuelle est peut-être voué à l'échec. Contrairement à ce qu'on lit parfois, la méthode empirico-inductive n'implique aucun fondationnalisme empiriste, aucune   croyance en un donné pur (les sense-data). L'observation, pour être possible, implique la construction d'outils. Ce qui est en cause ce n'est pas l'opposition (fantasmatique) entre donné pur et construction. Ce qui fait la spécificité de la méthode empirico-inductive c'est le choix de la voie externaliste contre celle de l'auto-éclaircissement interne de la conscience par elle-même, et celui de la voie ascendante (généralisation inductive) contre la voie descendante (déduction à partir d'un fondement réputé certain).

AL : « De deux facteurs institutionnels de la différenciation générique » propose de considérer le genre littéraire à partir du croisement entre deux paires de concepts: les notions de « réseau ouvert » et de « réseau fermé » (empruntées à la sociolinguistique) et la distinction entre système littéraire et interaction; la diversité des interférences entre ces deux facteurs est d’ailleurs soulignée. Comment cette perspective permet-elle de repenser la question de l’autonomie littéraire?

JMS : D'abord, cela nous donne un (double) outil pour étudier empiriquement les degrés de porosité du champ littéraire par rapport aux autres pratiques discursives socialement réglées. Plus fondamentalement, il me semble que cela permet de comprendre que la question de l'autonomie (ou de la non autonomie) littéraire se pose exactement de la même façon que pour les autres types d'activités discursives. Je veux dire par là qu'on ne saurait continuer à penser la question du littéraire en partant du présupposé que la ligne de partage pertinente oppose le champ littéraire d'un côté à l'ensemble des autres pratiques discursives de l'autre. Ce présupposé n'est confirmé par aucune observation empirique. La question de l'autonomie littéraire n'est donc pas différente de celle de l'autonomie (ou de la non autonomie) du juridique, du scientifique, du politique etc. Or, elle n'est pratiquement jamais posée sous cette forme. On pense en général qu'elle engage la dignité de la littérature, sa « liberté », ou encore son extraterritorialité par rapport aux pratiques « communes », etc. Autrement dit, ce que nous appelons « autonomie littéraire » est une représentation indigène du littéraire et plus précisément une construction de la littérature comme valeur. C'est en tant que telle qu'elle doit être analysée, y compris dans ses effets d'autoréférentialité sur la pratique discursive dont elle est une représentation. Bref, il faudrait enfin comprendre qu'elle fait partie de nos objets d'étude et non pas de notre trousse d'outils.

AL : Un peu à la manière du déplacement opéré par Freud lorsqu’il affirme que le contraire du jeu ce n’est pas le sérieux mais le jeu, Jean-Marie Schaeffer affirme que le contraire de la fiction n’est pas la vérité mais la croyance. À partir de là vous soulignez la différence qui existe entre des représentations qui deviennent des croyances et des représentations qui deviennent des fictions. Cette différence se situerait donc au niveau du destin et de l’usage des représentations puisqu’à partir de là se définissent l’attitude fictionnelle et l’attitude factuelle. Comment et dans quelle mesure cette façon de penser la fiction dans son rapport au récit factuel modifie-t-elle notre perception du fonctionnement de la fiction dans notre culture ?


JMS : Pour autant que je puisse en juger, il me semble que je ne fais que tirer les conclusions qui découlent logiquement d'une approche pragmatique de la fiction, et plus généralement des représentations. Outre que cela permet d'échapper à des débats sans fin sur la question de la référence,cette façon de se poser la question serre au plus près ce qui est réellement en jeu dans les représentations humaines : ce sont des réalités agissantes au même titre que les actions corporelles etc. Ceci vaut pour les représentations factuelles (qu'elles soient vraies ou fausses d'ailleurs!) tout autant que pour les réalités fictionnelles. Ce qui pour moi fait l'importance d'Etats de femme c'est d'avoir démontré précisément cela :  comment un ensemble de représentations fictionnelles construit - tout aussi efficacement (sinon davantage!) que ne le ferait un ensemble d'assertions factuelles - une identité sociale. Ce que j'ai tenté de montrer dans Pourquoi la fiction, c'est que c'est précisément la spécificité pragmatique de  la modélisation fictionnelle (et notamment  le fait qu'elle ne fonctionne pas comme une croyance au sens épistémique du terme) qui explique cette efficacité, qui ne peut être comprise tant qu'on s'attache à la question de la référence (comment une représentation « vide » peut-elle être agissante?).

 AP : Au cours de vos carrières respectives, vous avez tous les deux consacré d’importants travaux à la question du rapport entre le texte fictionnel et l’Histoire. Quelle serait votre définition des conditions d’acceptabilité d’un texte littéraire, par rapport au discours qui l’entoure (document historique, témoignage, étude scientifique, analyse historique etc.) ? Assistons-nous aujourd’hui à un changement de codes culturels et des contrats de lecture dont on devrait tenir compte notamment dans le cas des textes littéraires ayant trait aux événements historiques ?

NH : Le principal problème ne réside pas, me semble-t-il, dans la différence voire l’opposition entre l’histoire d’un côté (informée par le document, le témoignage, l’étude, l’analyse) et le « texte littéraire » de l’autre : la véritable tension se situe entre vérité historique et fiction, celle-ci ne se confondant ni avec le « texte », ni avec la « littérature » (et moins encore avec l’ « art » en général). Nous avons beaucoup insisté, l’un et l’autre, sur la spécificité du fictionnel, en tant qu’il croise la narration et l’imaginaire. En tant que narration, la fiction partage certains problèmes avec le discours scientifique (Hilberg), avec le texte littéraire (Chalamov) et avec le cinéma documentaire (Lanzmann), les uns et les autres ayant recours aux différents procédés sémiotiques de mise en récit ­ ce qui autorise certains, en dépit de l’évidence et du bon sens, à les réduire à une seule et même catégorie, dans la droite ligne des niaiseries post-modernistes. En tant qu’imaginaire, elle relève d’un régime d’énonciation radicalement différent du discours scientifique (sauf à accepter toutes les dérives négationnistes, légitimant par exemple l’idée que la Shoah serait un produit de l’imagination), et différent également du texte littéraire de type autobiographique ou biographique ; les « témoignages » (Levi, Antelme, Tillion…) étant à la frontière entre document et littérature, selon la façon dont ils sont rédigés, présentés et reçus. Seul le texte littéraire de type fictionnel ­ roman (Semprun), nouvelle, théâtre (Delbo) ­ relève de la catégorie plus générale de la fiction, partageant alors certains problèmes avec le cinéma de fiction (Benigni). Ces problèmes ont directement à voir avec la question de la distance à l’égard d’un référent fortement chargé d’affects : distance que l’on peut problématiser selon deux modèles sociologiques, celui d’Erving Goffman, avec la notion de « cadres » de l’expérience, et celui de Norbert Elias, avec la notion d’ « implication » ou de « détachement » affectifs - l’un et l’autre étant constitutifs de la posture fictionnelle. Il se trouve que, pour des raisons d’ordre probablement anthropologique, la distianciation « cadre-analytique », comme le détachement, sont d’autant plus difficiles et, surtout, d’autant plus réprouvés qu’ils concernent des objets très investis, très chargés émotionnellement. D’où, par exemple, les problèmes posés par toute mise en fiction (beaucoup plus que par la mise en littérature et, dans une moindre mesure encore, par la mise en analyse scientifique) de la Shoah ou du Goulag : elles seront sans doute de plus en plus acceptables avec la distance temporelle, mais demeurent encore, à divers degrés, très problématiques.

JMS : Je pense aussi que ce qui est en jeu ce n'est pas l'opposition littéraire/historique mais celle entre discours à prétention référentielle (ici: historique) et fiction. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'approche pragmatique, loin de diluer cette différence, permet de rendre compte du fait qu'elle est indépassable. Lorsque nous énonçons un discours à prétention référentielle ( ou factuelle), nous prenons des engagements à la fois épistémiques et éthiques concernant les modes de validation de ce discours. Il  faut préciser qu'il s'agit d'une constante anthropologique : le type d'engagements qu'accepte tout locuteur qui prétend énoncer une proposition factuelle est  le même dans toutes les sociétés humaines connues (même si ces sociétés divergent fortement quant aux propositions qu'elles acceptent effectivement comme véridiques ­ ce qui est un autre problème). Ce qui me paraît le plus dommageable c'est la confusion récurrente entre fiction et récit : « raconter » est une des formes canoniques des constructions discursives à prétention factuelle. D'ailleurs, même ceux qui prétendent que toute construction narrative implique une fictionnalisation oublient leur théorie dès qu'ils se retrouvent dans des situations d'interaction réelle: comme tout un chacun, ils s'attendent à ce que ce qu'on leur raconte en le présentant comme vrai soit arrivé réellement et que ce soit arrivé de la façon dont on le leur raconte.

AP : (A Nathalie Heinich) Quelles perspectives s’ouvrent, 60 après la libération d’Auschwitz, devant un sociologue, mais aussi devant un littéraire face à ce qu’on appelle aujourd’hui « la littérature de l’extrême » ? Quels recoins restent encore à explorer et quelles impasses à éviter ? Quels enseignements la théorie littéraire et la sociologie peuvent tirer de ce genre/cas particulier qu’est le récit de la Shoah ?

NH : Concernant la dernière partie de votre question, je vous renvoie à ma réponse précédente : il s’agit là d’un matériau précieux pour comprendre les conditions de possibilité, à la fois sémiotiques et morales, de mise en récit d’un référent très chargé émotionnellement ; mais j’aurais tendance à penser que les principaux enseignements de ces récits relèvent moins de la littérature que de la politique, de l’histoire, de la morale. Concernant les perspectives ouvertes à nos disciplines par cette « littérature de l’extrême », il me semble que les grands travaux sont plutôt derrière nous, et mériteraient surtout une plus grande considération : je ne vois guère cités le livre magistral de Michael Pollak, L’Expérience concentrationnaire, pas plus que celui, fondamental à mes yeux, de Tzvetan Todorov, Face à l’extrême. Tout se passe comme si l’impact des témoignages recouvrait les analyses qui en ont été tirées - comme s’il fallait à chaque fois refaire le travail.

 AL : Je voudrais revenir sur la question des catégorisations sociales. Jean-Marie Schaeffer dit à propos de la perspective pragmatiste de Nathalie Heinich que « l’acteur joue, l’analyste décrit » ; mais dans la mesure où ces catégorisations sont des constituantes de la réalité sociale, est-il vraiment possible de dire que l’analyste (sociologue ou autre) peut les aborder de façon à échapper lui-même à ces catégorisations ? Car on peut dire qu’il se trouve dans la situation de celui qui décrit un jeu dont les règles sont une partie constituante de sa vision du jeu. En changeant de niveau d’analyse ou d’objet, on peut échapper aux enjeux essentialistes qui concernent la question en jeu à ce moment-là mais pas forcément à ceux qui concernent des aspects secondaires pour la question analysée ou liés à ceux-ci.

NH : Certes, le sociologue est dans la « réalité sociale », mais il n’étudie jamais toute cette réalité ­ seulement un tout petit aspect, qu’il découpe et à laquelle, pendant le temps de l’analyse, il va appliquer ses outils. Prenons l’exemple du jeu d’échecs : le sociologue est dans la situation du spécialiste des jeux qui essaie de reconstituer la règle des échecs en observant des joueurs. S’il veut jouer en même temps, il n’arrivera à rien : il jouera mal et ne reconstituera rien du tout. Il lui faut donc s’abstenir de jouer, du moins dans le cadre de son travail de sociologue : c’est le principe de ce que Weber appelait la « neutralité axiologique » - la suspension des jugements de valeurs. Dès lors qu’il s’en tient à cette règle, l’observation et l’analyse deviennent possible : ce n’est pas parce qu’il se trouve dans la même pièce que les joueurs, est habillé comme eux et parle éventuellement leur langue, qu’il sera incapable d’observer la distance nécessaire ! Evidemment, s’il essaie de tout analyser en même temps ­ le jeu d’échecs, l’architecture de la pièce, la langue utilisée, les conventions vestimentaires et comportementales, le temps qu’il fait, et même sa propre présence ­ alors il deviendra vite fou, et tout son travail sera peine perdue. Le sociologue doit en prendre son parti : il faut qu’il accepte de n’être pas de plein pied avec les acteurs, sans pour autant se prendre pour Dieu. C’est juste ce qu’on appelle : avoir une méthode.

JMS : Pour moi la question (ou l'objection) renvoie à deux problèmes différents. Le premier est celui de savoir si on peut décrire les catégories sociales d'une « forme de vie » dont on est soi-même partie prenante. Je ne vois pas en quoi il y aurait là une impossibilité de principe, ne serait-ce que parce que les catégorisations sociales qu'il s'agit d'étudier sont loin d'être toutes constituantes de la forme de vie dont l'analyste fait partie, mais n'ont cours que dans certains secteurs de la société, ou, lorsqu'elles ont cours au niveau global, ont un statut régulateur plutôt que constituant, etc.. Par ailleurs l'approche externaliste impose des contraintes méthodologiques qui ont entre autres pour fonction de séparer les catégorisations de l'analyse de celles de l'objet analysé. Les sciences sociales et humaines ont développé toutes des procédures de ce type : ceci vaut pour la sociologie tout autant que pour l'économie ou la psychologie. Ceci ne signifie pas qu'en pratique il n'y ait jamais de parasitages. Il faut simplement en prendre son parti. L'autre problème est celui, « philosophique » si l'on veut, de savoir s'il est possible de décrire ou d'analyser des pratiques de catégorisation sans du même coup exemplifier soi-même une pratique de catégorisation (celle précisément qui nous permet d'analyser les catégorisations). La réponse est évidemment qu'on ne peut pas  échapper à cette situation. Mais ceci n'est un problème que pour ceux qui prétendent donner un fondement absolument premier ­ non présuppositionnel ­ à la connaissance humaine. Si on n'a pas cette prétention, la question me paraît être sans objet. La connaissance humaine est une histoire et chacun d'entre nous s'inscrit dans cette histoire. Nous partons donc tous de certains présupposés épistémiques que nous n'interrogeons pas. Certes, ces présupposés  sont dans certains cas responsables d'un blocage cognitif. Mais ils sont aussi une raison principale du progrès des connaissances. Une humanité pratiquant systématiquement le doute cartésien  aurait déjà depuis longtemps débarrassé la Terre de sa présence.

 

Entretien publié le 19 mars 2005

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