Le Vestiaire de Chateaubriand

 

Entretien avec Franc Schuerewegen à propos de :
Le Vestiaire de Chateaubriand, Paris, Hermann, « Fictions pensantes », 2018.

 

Propos recueillis par Frank Wagner

 

Frank Wagner : Cher Franc, le titre de votre dernier ouvrage en date, Le Vestiaire de Chateaubriand, si on l’analyse d’après les catégories poétologiques naguère forgées par Gérard Genette - à qui vous rendez d’ailleurs vous-même hommage en introduction -, peut être défini comme à la fois « thématique » et rhématique ». À l’intention de vos futurs lecteurs et futures lectrices, vous serait-il possible de préciser ce qu’il recouvre ?

Franc Schuerewegen : Cher Frank, vous m’interrogez sur mon titre, sachez que j’ai beaucoup hésité avant de choisir celui-ci. Puisque nous sommes chez Chateaubriand et que l’œuvre parle beaucoup de la mort – elle est aussi un hymne à la vie, nous y reviendrons –, j’avais d’abord pensé à Leçons d’immortalité, avec Chateaubriand en sous-titre. Une autre idée, dans le même genre, était de pasticher les titres de manuel de « vie pratique » : Comment devenir immortel en lisant Chateaubriand ? Mais après, entre autres, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? et Comment améliorer les œuvres ratées ?, cela n’était pas très original, et puisqu’il fallait ajouter dans tous les cas le nom de l’écrivain, il y avait un problème de longueur.
Alors j’ai opté pour l’image du vestiaire en rappelant la définition que donne Laroussede ce mot : « 1° Lieu où on serre les habits dans une communauté, 2° pièce où les membres d’une assemblée politique, d’un tribunal, revêtent et déposent leur costume, 3° endroit où l’on dépose certains vêtements et quelques accessoires que l’on ne porte que lorsqu’on est dehors. Déposer son manteau, son parapluie, sa canne au vestiaire ». Il m’a semblé que l’idée d’un essai critique conçu selon le principe du vêtement que l’on dépose ou reprend pouvait fonctionner. On vous explique, je vous explique, comment, en lisant ses livres, vous pouvez habiller l’écrivain. Choisissez une tenue, un costume, customisez votre Renécomme on habille une poupée. L’analogie avec les poupées Barbie, qui ont elles aussi leur vestiaire, vendu en accessoire – je sais bien que vous ne passez pas vos journées dans les magasins de jouets mais vous me suivez, cher Frank –, m’a ici paru intéressante. Pourquoi serait-il interdit, quand on lit Chateaubriand, et alors qu’il ne fait aucun doute que l’œuvre traite de choses sérieuses, de s’amuser comme un enfant ? Imaginez une variété d’histoires avec cette sublime poupée...
On ne le dit pas assez : on s’amuse follement quand on lit Chateaubriand, ce sont des textes magnifiques, souvent très drôles, toujours d’une tenue impeccable. L’auteur des Mémoires d’outre-tombe, une momie poussiéreuse ? Imaginez-le plutôt comme un autre Ken, tiré à quatre épingles, avec trois ou quatre Barbie à ses côtés, toutes aussi élégantes. Chateaubriand attachait beaucoup d’importance à ses looks, le grand homme est un cabotin. Les contemporains le décrivent allant dans le monde affublé d’un grand sabre turc qu’il s’était procuré en Orient. Il fait de l’épate et cela lui plaît. Hortense Allart se souvient l’avoir vu « tout chargé de ses ordres en sortant d’un dîner chez M. Pozzo di Borgo ». Elle est folle d’amour.
Bref, le vestimentaire est à la fois chez Chateaubriand un thème pour l’analyse et une forme que peut prendre l’analyse, quand elle s’intéresse à ce thème, très exactement. « Thématique » ou « rhématique » ? Je répondrai qu’un bon titre est les deux à la fois. Le titre annonce le sujet, par définition, il dit quelque chose de la forme que l’on a choisie pour aborder le sujet. J’ai voulu écrire un essai critique dans lequel on puisse se promener comme on se promène dans un musée du costume. Je sais que Chateaubriand approuve mon choix. D’ailleurs, l’idée du livre-vestiaire vient de lui. Un passage des Mémoires d’outre-tombe décrit le « vestiaire » de la Chambre des pairs, en août 1830. René abandonne sa tenue de pair de France, revêt sa redingote, commence une Vita nova. Pour ceux qui ne connaîtraient pas ce texte, courez-y, c’est succulent : « Je descendis de la tribune ; je sortis de la salle, je me rendis au vestiaire » (livre trente-troisième). Tout Chateaubriand est là.

FW : Au cours de votre introduction, à partir de l’évocation d’un entretien de 1979 entre Roland Barthes et Jean-Paul Enthoven (p. 14 sq.), vous affirmez que François-René de Chateaubriand, à rebours de certaines tenaces idées reçues, est aujourd’hui encore « notre contemporain » (p. 17). En quoi consiste selon vous cette relation de « contemporanéité » ?

FS : Ah, le fameux entretien du Nouvel Observateur ! Barthes a soixante-quatre ans, pendant la journée, il est le pape de l’avant-garde, le soir, il lit Chateaubriand. Dans son journal, il écrit : « Je reviens avec soulagement aux Mémoires d’outre-tombe, le vrai livre. Toujours cette pensée : et si les Modernes se trompaient ? S’ils n’avaient pas de talent ? » Ouvrez après cela, cher Frank, Postscript de Genette, le dernier ouvrage de celui qui nous a, hélas, quittés le 11 mai 2018. Vous êtes vous-même un des meilleurs spécialistes de Genette, vous avez remarqué comme moi que l’auteur des Figures, au moment de faire son coming out d’écrivain, choisit très exactement comme allié et comme figure tutélaire Chateaubriand. Les livres de la « série  bardadraque » – on désigne par là les cinq volumes que Genette publie, entre 2006 et 2016, dans la collection « Fiction et Cie » – regorgent d’allusions à l’œuvre de l’« Enchanteur », notamment Postscript. En quelque sorte, le « dernier » Genette dit tout haut ce que Barthes quant à lui pensait tout bas, honteusement presque. Le vrai grand écrivain, c’est Chateaubriand. Il n’y en a pas d’autre.
Or, voici la suite. Dans Postscript, c’est le même Genette qui revient à l’entretien de 1979 et se dit scandalisé, quarante ans après les faits, par la teneur des questions que pose le journaliste. L’auteur de Postscript évoque « une séance de torture idéologique où Barthes est continuellement sommé de s’expliquer, comme lors d’une garde à vue, sur une préférence littéraire aussi coupable qu’évidente, et d’ailleurs proclamée, pour un auteur politiquement aussi peu ‘correct’ et littérairement aussi pompier ». Genette n’est pas d’accord et proteste. Chateaubriand « pompier » ? Mais c’est ne rien comprendre à ce qu’il écrit ! Chateaubriand politiquement « incorrect » ? Mais on est presque fier de l’être à une époque où les égarements d’une certaine gauche ont produit les dégâts que l’on sait ! Là, vous le voyez bien, nous sommes dans le contemporain. Chateaubriand est un immense écrivain parce que, dans ce qu’il écrit, il parle de nous.
Je note une chose encore. Tout en saluant votre jeunesse, je me permets de remarquer que nous sommes, vous et moi, nés au vingtième siècle. Nous mourrons, selon toute probabilité, au vingt-et-unième. Nous avons vu finir un monde ancien, un nouveau monde s’ouvre devant nous. Il n’y avait ni Internet ni smartphones quand nous apprenions à faire nos premiers pas, vous, sur votre rocher breton, moi, dans les champs flamands. Le monde a radicalement changé en l’espace de quelques décennies. On a assisté aux changements, on les a vécus dans notre corps. Vous aimez, je crois, les bains de mer, je les aime aussi. La fameuse phrase de la « Préface testamentaire » de 1834 sur « le nageur entre deux rives » s’applique donc très exactement à nous : « … nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles ». Nous sommes des passeurs. Historiquement et structurellement. Nous n’avons pas oublié le passé, nous préparons l’avenir. Chateaubriand nous permet, de ce point de vue, un assez intéressant exercice d’introspection.
            Je ne vous fatiguerai pas avec un parallèle entre l’émigration, au sens où l’a connue Chateaubriand, et les actuels flux migratoires qui inquiètent les Européens. Je ne dirai rien non plus du terrorisme. Le mot terroriste apparaît chez Chateaubriand quand il raconte la Terreur pendant la Révolution. Autre parallèle possible : l’écrivain français qui a régné sans conteste sur la littérature de son temps a failli ne plus s’exprimer qu’en anglais. Cela donne à réfléchir sur la question de « la langue mondiale » aujourd’hui, au sens d’une Pascale Casanova. Je me résume. Chateaubriand est notre contemporain, il s’agit d’un contemporain exemplaire, capital. Pour bien le lire, il faut partir de là.

FW : Chateaubriand peut également paraître rejoindre certaines de nos préoccupations théoriques. À l’enseigne des « Chevaux » (ch. II, p. 47 sq.), vous montrez ainsi que, chez lui, se donne à lire une pensée du signe, plus précisément de son arbitraire. Pourriez-vous préciser dans quelle mesure, et par quels moyens, la prise de conscience de la fin du « Cratylisme » aboutit, dans les Mémoires d’outre-tombe, à la réinvention d’une axiologie (p. 56) ?

FS : Le 4 octobre 1833, jour de la saint François, jour de son soixante-cinquième anniversaire, Chateaubriand écrit dans son journal de voyage : « J’ai reçu de mon patron la pauvreté, l’amour des petits et des humbles, la compassion pour les animaux ». Retenons qu’il aime les bêtes, et qu’il le dit. Les animaux, il est vrai, sont omniprésents dans les Mémoires. Chiens, chats – je sens que vous allez bientôt me poser une question sur les chats… –, oiseaux en tout genre. On trouve même des kangourous dans le véritable parc zoologique où nous introduit l’écrivain ! Or il est curieux de constater que le nouveau saint François a un problème avec les chevaux. Le zoophile, si on peut s’exprimer ainsi, est hippophobe. Tout cela est bien curieux, n’est-ce pas ? Dès qu’un cheval est dans les parages, François-René se crispe. Ces quadrupèdes le mettent mal à l’aise. Et cela depuis qu’il est tout petit. A Combourg, il a été traumatisé par les cours d’équitation que lui impose un précepteur. En 1787, à Versailles, il vit une aventure catastrophique lors d’une partie de chasse, en présence du Roi. On le force à monter une jument fort capricieuse qu’il ne maîtrise pas. Le « débutant » se rend ridicule. Savourez l’ironie. La jument a pour nom l’Heureuse.
Je pourrais donner d’autres exemples. Il y a là pour reprendre votre expression une « pensée du signe ». L’homme qui n’aime pas les chevaux, que les chevaux n’aiment pas – incompatibilité d’autant plus frappante qu’il se compare à saint François –, portait sous l’ancien régime le titre de « chevalier ». On est « chevalier » quand on se déplace à cheval. Vous avez compris comment ça marche. L’auteur des Mémoires en quelque sorte allégorise son rapport à un ordre ancien, auquel, par ses origines, il appartient mais dont il explique aussi très bien que cet ordre a cessé d’exister et qu’il n’existait sans doute déjà plus en les années prérévolutionnaires qui sont celles de son enfance. Chateaubriand, la phrase est souvent citée, « préfère son nom à son titre »: « Je ne me glorifie ni ne me plains de l’ancienne ou de la nouvelle société. Si, dans la première, j’étais le chevalier ou le vicomte de Chateaubriand, dans la seconde je suis François de Chateaubriand ». Ceci est lié à cela. Refuser le cheval, c’est refuser le titre. L’auteur des Mémoires est saussurien, il accepte l’arbitraire du signe. Mais là intervient ce que vous appelez tout aussi justement « la réinvention d’une axiologie ». Le saussurisme de Chateaubriand est le point de départ d’une stratégie inverse qui consiste à sans cesse remotiver les signes, de façon ironique. Une jument qui porte malheur à son cavalier a pour nom l’Heureuse. Le chevalier de Chateaubriand tombe de cheval sous les yeux de son lecteur, etc. Il y aurait à réfléchir, dans le même ordre d’idées, sur le personnage du piéton dans les Mémoires. Chateaubriand, « qui préfère son nom à son titre », aime se déplacer à pied, c’est son sport favori… Le piéton est un héros, le cavalier, méprisable, exécrable.

FW : Cher Franc, votre perspicacité vous honore, vous m’aviez vu venir : le chapitre suivant (III, p. 63 sq.), placé sous le patronage des « Chats » - animal dont on sait l’intérêt qu’il a par ailleurs suscité chez les structuralistes… -, intègre, une nouvelle fois dans le sillage de Barthes, de  stimulantes réflexions sur le détail « inutile-utile », si l’on peut « énantiosémiquement » (p. 29 et passim) dire. Pourriez-vous dès lors nous donner une idée de la façon dont le chat jaune de l’abbé Séguin se trouve pris, si je vous ai bien lu, dans une stratégie interprétative aussi sophistiquée que paradoxale ?

FS : Comment éviter la question féline, cher Frank ? C’est en 1965 que Barthes publie la préface à la Vie de Rancé pour une réédition de cet ouvrage dans la collection « 10/18 ». Le texte a ensuite été repris dans les Essais critiques. Il a eu beaucoup de succès. Dans l’ « Avertissement » à son livre hagiographique (1844), Chateaubriand évoque une visite à son confesseur, l’abbé Séguin, dont il décrit l’appartement : « Il n’y avait qu’un chat jaune, qui dormait sur une chaise ». Barthes est fasciné par ce chat pour une raison paradoxale : il n’a rien à dire à son sujet. Le chat est simplement là, il n’y a rien à interpréter. Or parce qu’il n’y a rien à interpréter, Barthes, qui veut quand même avoir son mot à dire, s’en sort par une boutade. Le chat, qui ne signifie rien, signifie tout : « Peut-être ce chat est-il toute la littérature ». Toute la littérature, c’est beaucoup pour un seul chat ! C’en est même un peu trop, à mon humble avis…
Là commencent pour nous les choses intéressantes. Barthes est aux prises avec un problème qui est celui de toute analyse « structurale ». Comment gérer, quand on explique un texte, un élément non-fonctionnel ? Quand je dis d’un élément A qu’il est « non-fonctionnel », je lui attribue une fonction, celle de n’en avoir aucune… La fonction zéro est une fonction. On retrouvera le même problème trois ans plus tard dans le célèbre article que Barthes consacre à « l’effet de réel ». La notion de « détail » est impraticable. Michel Charles a à peu près tout dit sur la question. Il n’y a pas d’éléments « inutiles » dans un texte. En tout cas, par une sorte de fatalité, l’analyse les fait disparaître, les efface ou les écrase, selon le cas.
Autre chose est en jeu. Quand Barthes écrit sur la Vie de Rancé, il n’a pas lu les Mémoires d’outre-tombe. Précisons. Il ne les a pas bien lus. Nous le savons à cause de l’entretien avec Jean-Paul Enthoven dont il a déjà été question plus haut. Barthes lit « vraiment » les Mémoires d’outre-tombe à la fin de l’année 1979. Il le confirme en ces termes en présence du journaliste. Il faut nécessairement en déduire qu’en 1965, il a de cette œuvre une connaissance lacunaire. Or cela se voit dans l’analyse qu’il propose. Qui a lu les Mémoires sait que les chats sont partout chez Chateaubriand. Il y en a pratiquement à toutes les pages. Animal fétiche, animal totémique. A l’époque de sa liaison avec Pauline de Beaumont, « le chat » est le surnom que ses amis donnent à Chateaubriand. Je rappelle aussi dans mon livre qu’il arrive à l’écrivain d’abréger son patronyme dans ses lettres en signant « CHAT ». Le sobriquet a alors valeur de signature. Tout cela doit aussi être pris en compte. Barthes ne le fait pas. Mais Barthes a vu l’essentiel. Le chat de l’abbé Séguin « est peut-être toute la littérature ». Mais il faudra alors ajouter : le chat est toute la littérature de Chateaubriand, le chat est tout Chateaubriand.
En quelque sorte, vous le voyez, je fais de la surenchère. J’essaie à ma manière, comme Barthes, de récupérer un élément « inutile » sachant que, puisque mon rôle est celui du commentateur, je n’ai pas d’autre choix. J’arrive alors à l’idée selon laquelle le chat de l’abbé Séguin, comme sans doute bien d’autres chats dans l’œuvre, a une fonction héraldique. Il est une sorte de blason sur une armure. Chateaubriand demeure malgré tout un écrivain aristocratique.

FW : Enquêtant par la suite « sur une belle phrase » (ch. IV, p. 83 sq.), vous montrez bien à quel point Chateaubriand peut être considéré comme « un habile champion de la réécriture et du remploi créatif des œuvres d’autrui » (p. 99). Cette démonstration vous offre en outre l’occasion de réfléchir opportunément aux implications théoriques de l’intertextualité. Plus précisément, tout en prenant acte des scrupules de Jean-Claude Berchet, spécialiste de l’auteur, vous êtes conduit à affirmer que vous ne partagez pas son embarras face au départ des « explicites influences » et des « résonances » qu’il est possible de repérer chez Chateaubriand. Sans doute serait-il utile que vous reveniez ici - mais sans trop en dire pour l’instant : vide infra… - sur les tenants et les  aboutissants de votre position.

FS : Franchement, je ne crois pas trop à l’intertextualité et voudrais éviter ce mot. Je préfère raisonner en termes d’« opérateurs de lecture ». Un texte se construit à l’aide d’autres textes. C’est le principe n° 1 de l’analyse textuelle. L’écrivain procède ainsi, son lecteur agit de la même manière. Le défi consiste alors à arriver, dans les deux cas, avec les matériaux dont on dispose, à une construction crédible, cohérente si possible. Quand le critique dit : « J’ai trouvé un intertexte », il entretient délibérément un flou quant à l’origine des matériaux avec lesquels il travaille. S’agit-il de ses souvenirs de lecture à lui, critique ? J’ai lu Baudelaire, je repense à Baudelaire en lisant Chateaubriand ? S’agit-il d’un souvenir de l’auteur ? Baudelaire se souvient de Chateaubriand en écrivant tel poème ? Mais s’il faut prendre en compte les souvenirs de l’auteur, est-ce qu’on ne revient pas à la vieille logique des « sources » et des « influences » ?  
D’où vient la mise en garde de Jean-Claude Berchet qui fait remarquer, dans une belle étude sur « Chateaubriand et Baudelaire », qu’une « résonance » n’est pas la même chose qu’une « explicite influence » et que, quand on joue au « jeu des parallèles », on a trop souvent tendance à confondre les deux. Je suis d’accord avec Jean-Claude Berchet mais je me sens aussi un peu enfermé dans le binarisme que prône le spécialiste de Chateaubriand. Quand je diagnostique une « explicite influence », je fais aussi une construction de lecture, je travaille avec des « opérateurs ». Il faudrait ici évoquer la notion de  « communauté interprétative » que nous devons à Stanley Fish. Il faudrait dire un mot aussi de la question de l’intentio auctoris telle que la formule, à la suite de Valéry, Umberto Eco. Mais vous me demandez de n’en pas en dire trop pour l’instant, alors je me tais, provisoirement…

FW : Tout provisoirement… À l’échelle de votre ouvrage, la réflexion sur la constitution du sens, par l’écrivain comme par ses lecteurs / lectrices, paraît omniprésente. À partir d’une analyse du couple de torsion « littéral / figuré », cette problématique informe notamment le chapitre (V, p. 103 sq.) que vous consacrez aux « Nageurs ». Par-delà la séduisante « hypothèse biographico-nautico-sceptique » (p. 111) que vous avancez, votre parti pris « sémio-biographique » (p. 113) vous conduit à relativiser l’importance de la frontière censée séparer les romans (René, Atala, etc.) et les Mémoires... Pourriez-vous préciser en quoi, à l’échelle de l’œuvre de Chateaubriand considérée comme ensemble, il semble possible de conclure à une forme d’indécidabilité générique ?

FS : Je ne suis pas sûr qu’on puisse appeler Atala et René des « romans ». En revanche, je ne m’oppose pas à ce qu’on appelle les Mémoires d’outre-tombe une sorte de roman. Toute fiction est « à base de vécu ». La formule est de Claude Simon, elle s’applique, entre autres et exemplairement, aux fictions de Chateaubriand. Mais que cela ne nous empêche pas de soutenir la thèse inverse. Tout récit de vie est imaginaire. J’invente ma vie, je suis mon propre personnage. Je crois qu’on peut très bien se passer de la théorie du « pacte autobiographique », théorie dont l’auteur, Philipe Lejeune, a d’ailleurs lui-même reconnu, a posteriori, la parfaite inanité. Il n’y a pas de « pacte autobiographique ». Chateaubriand a aussi parfaitement compris cela et il en joue avec maestria dans ses textes. Le roman des Natchez – allez, j’appelle cela un « roman », pour vous faire plaisir – est autobiographique. Ne croyez surtout pas, quand vous lisez les Mémoires, que vous allez être informé sur la vie de l’auteur, c’est un roman qu’on vous propose.
J’ai essayé de l’illustrer, entre autres, en formulant, à propos des Mémoires justement, l’hypothèse « biographico-nautico-sceptique » à laquelle vous faites allusion. Chateaubriand est un « nageur entre deux rives ». Nous avons déjà évoqué cette image plus haut. Elle nous plaît, nous aimons la mer. Or, puisque le mémorialiste se compare à un nageur, il est tentant d’en déduire que l’homme Chateaubriand savait effectivement nager ; je veux dire, nager au sens du dictionnaire : « se déplacer dans l’eau en faisant les mouvements appropriés ». Le noble vicomte n’est-il pas de Saint-Malo ? N’a-t-il pas passé son enfance en jouant dans les vagues ? Je crois qu’il s’agit d’une fausse inférence. Les choses sont plus compliquées, et plus intéressantes.
On me dira : au moins un épisode des Mémoires montre le nageur Chateaubriand en pleine action, action littérale, non métaphorique. C’est la fameuse séquence de la baignade américaine au livre sixième. Chateaubriand, à bord de son navire, parce qu’il a chaud, se jette dans l’océan, des requins arrivent. En fendant l’onde, notre athlète rejoint ses camarades et échappe au danger. Nous applaudissons, évidemment.
Le problème est que nous possédons sur le même épisode le témoignage de l’abbé de Mondésir qui fait entendre un autre son de cloche. Selon l’abbé, témoin oculaire en 1791, il n’était pas question de « nager » à proprement parler. Les matelots avaient emprisonné le vicomte dans une sorte d’appareil fait de sangles pour ainsi, sur sa demande, le descendre vers la surface liquide. Un « baptême de mer », si vous voulez. Dès que ses pieds entrent en contact avec l’eau, le baigneur s’évanouit et l’histoire s’arrête là.
Je ne sais pas, cher Frank, qui dit vrai, Chateaubriand ou l’abbé. Mais je vois une excellente raison pour accréditer la version du second. On explique alors à la fois l’interversion entre le littéral et le métaphorique qui a lieu dans ce passage, qui en fait le charme en quelque sorte, et son appartenance au genre romanesque, même si nous lisons un épisode des Mémoires. Il faut savoir que Chateaubriand a un compte à régler avec Lord Byron qu’il accuse, non sans raison d’ailleurs, de lui faire de l’ombre. Byron, mort en 1824, était un grand sportif et, surtout, un nageur hors pair. Il a entre autres consacré un poème à sa traversée, à la nage, des Dardanelles en 1810. Or le même Byron n’est pas, pour Chateaubriand, un nageur-passeur, un nageur « entre deux rives » comme l’est, selon Chateaubriand, Chateaubriand lui-même. Une véritable machine de guerre se met alors en place et qui relève à la fois, dans le texte des Mémoires, d’un bon usage des catégories de l’imaginaire et d’une parfaite maîtrise des instruments rhétoriques. Byron sait nager vraiment, littéralement. Chateaubriand a un compte à régler avec Byron. A ses yeux, Byron n’est pas un vrai grand homme, plutôt un frimeur, un poseur. On arrive alors à une sorte de syllogisme. Si le faux grand homme est un vrai nageur, le vrai grand homme ne peut être qu’un nageur métaphorique. Tout cela fait système, tout cela se tient. Byron nage dans l’eau, Chateaubriand, dans l’histoire. Il y a là un Ou bien… ou bien presque kierkegaardien.

FW : Au début de cet entretien, je vous ai interrogé sur la possible « modernité » ou « contemporanéité - mieux vaudrait sans doute dire « actualité » -  de l’œuvre de Chateaubriand. De fait, à vous lire, elle paraît également attestée par le stimulant « dialogue » qu’elle entretient, non seulement avec Baudelaire, Balzac et Proust, mais aussi avec des écrivains tels que Julio Cortázar, Marc Saporta ou Raymond Queneau - on pourrait aussi penser au Perec de La Vie mode d’emploi, comme au Calvino de Si par une nuit d’hiver un voyageur. Vous serait-il possible de justifier, même succinctement, la pertinence de ce polylogue, « peut-être » inattendu aux yeux de la plupart des spécialistes de Chateaubriand ?...

FS : On touche ici à un point vraiment crucial. Les Mémoires de Chateaubriand ne sont pas des Mémoires, plutôt une sorte de laboratoire de l’écriture où des styles et des formes sont expérimentés. Or, dans ce fascinant mélange, on découvre de troublants effets d’anticipation. L’œuvre transcende son époque, par conséquent, toute une littérature à venir est déjà présente chez Chateaubriand. Mais attention, je n’appelle pas cela des « intertextes » ! Je fais fonctionner des « opérateurs de lecture », je construis le texte avec ce que j’ai sous la main. Alors, j’ai sous la main, par exemple, Proust. On n’a pas assez remarqué que les Mémoires d’outre-tombe ont en commun avec la Recherche du temps perdu que, dans les deux cas, l’œuvre finit quand elle commence, donc, commence quand elle finit. Chez Proust, le livre que Marcel veut entreprendre est peut-être celui que nous avons entre les mains. Cela a été abondamment commenté. Or le même effet apparaît chez Chateaubriand, d’ailleurs cité par Proust dans Le Temps retrouvé. Quand l’auteur des Mémoires affirme à la toute dernière page : « Après quoi je descendrai, hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité », il n’y a là rien de terminal. En réalité, le héros se prépare pour de nouvelles aventures. En termes cinématographiques : quel beau cliffhanger ! Or le cliffhanger a ici une allure toute « proustienne ». Le très catholique crucifix que le personnage tient à la main ne ressemble-t-il, quand on y regarde de près, à une plume ? Chateaubriand prend congé de nous, dans les Mémoires, pour écrire... ses Mémoires, justement. Chateaubriand est un autre Marcel.
Et on peut aller plus loin encore. Introduisons un second opérateur qui intervient dans le sillage de l’opérateur proustien. Arrivent alors les Saporta, Calvino et autres Queneau. L’écrivain a conçu son œuvre comme une combinatoire. Les Mémoires d’outre-tombe ont un côté Oulipo. Il est d’ailleurs revendiqué comme tel. Je développe rapidement cet autre point. Chateaubriand – jusqu’ici, je ne dis rien de très original – a opté dans les Mémoires pour une narration non-linéaire, son texte a la forme d’une mosaïque : « Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres »  (« Avant-propos » de 1846). Or ce qui fait la puissance de l’œuvre, c’est que les mêmes opérations de délinéarisation et de déchronologisation caractérisent le processus de lecture. Pour dire les choses plus précisément : « la mort de l’auteur » est chez Chateaubriand un événement récurrent. En quelque sorte, le protagoniste – qui est aussi Chateaubriand – meurt de façon à peu près permanente, ce qui lui permet de ne mourir jamais. Cela donne à l’œuvre des allures de perpetuum mobile. Une série de mini-séquences est proposée, toutes conçues sur le même modèle, et que l’on peut combiner entre elles : le héros meurt, il ressuscite, il meurt, il ressuscite et ainsi de suite. On n’est plus très loin à ce moment du livre conçu comme un « jeu de marelle » où on choisit librement en lisant l’ordre des cases que l’on souhaite parcourir. Vous inventez en lisant les vies de Chateaubriand. Et puisque la mort n’est pas un point final, plutôt un point d’origine, les possibilités de navigation, dans la sorte d’anti-autobiographie qu’on vous propose, sont virtuellement sans fin. Cent mille milliards de vies de Chateaubriand.

FW : En conclusion, vous abordez utilement « la question de la méthode » (p. 229) que vous avez adoptée. Pour les lecteurs familiers de vos travaux - et même si vous vous abstenez cette fois, à dessein, j’imagine, d’employer ce terme -, il s’agit, comme dans votre précédent ouvrage consacré à Proust (Introduction à la méthode postextuelle. L’exemple proustien), d’un « échantillon » de « critique postextuelle ». À l’intention de celles et ceux qui auraient raté l’épisode précédent, vous serait-il possible de présenter brièvement les tenants et les aboutissants d’une telle démarche, où le texte littéraire paraît conçu comme une partition (p. 231) ?

FS : Oui, je reste fidèle dans ce nouveau livre à la méthode d’analyse que j’ai commencé à développer dans l’essai sur Proust. Si le mot « postextuel » – je l’écris avec un seul t, pour éviter le gaspillage d’encre et protéger la planète – n’apparaît pas, c’est que j’ai déjà trop tendance à abuser des néologismes en tout genre et que je me suis imposé de ce point de vue une certaine discipline. Mais je suis toujours « postextuel » et fier de l’être, rassurez-vous. Un texte n’est pas un texte mais une série d’indications que l’on nous donne pour la construction d’un objet virtuel. Ces indications ne sont pas toujours très claires, ni excessivement contraignantes. Et c’est tant mieux comme cela.
L’image de la partition est ici à sa place. Donnez-moi les notes de, par exemple, Frère Jacques, soit, en do majeur : do, , mi, do, etc. Si je joue la mélodie correctement, vous devez être en mesure de la reconnaître. Mais des variations sont possibles, et autorisées. Mahler a eu l’idée géniale de faire un Bruder Jakob en mineur. Je reconnais la mélodie, j’apprécie la « trouvaille ». Tout cela nous donne une belle analogie avec le processus de lecture. Du texte que j’ai sous les yeux, je fais à peu près ce que je veux. Mais il faut que je le « joue » de telle manière que le morceau demeure identifiable par vous. Le mot partition renvoie étymologiquement à un « partage ». La partition est ce qui me permet de partager une œuvre avec autrui.
La critique « postextuelle » est inspirée par les travaux de Michel Charles. D’une certaine manière, ils ont été déterminants. Je suis assez d’accord avec Andrei Minzetanu qui écrit, dans un récent numéro de Critique (n° 858), que Michel Charles, entre autres dans son dernier livre Composition (2018), prône un « constructivisme soft ». Un rapport dialectique est supposé entre le « donné » et le « construit ». Le critique postextuel semble alors attiré par un constructivisme plus radical, hard, pour parler le même langage. Qu’y a-t-il dans le texte ? Comment savoir ce que le texte contient ? Quelle est la bonne partition ? Tout cela est aussi une affaire de consensus qu’on obtient, ou qu’on n’obtient pas. Une négociation est nécessaire. Bref, on retrouve ici Stanley Fish et l’idée des « communautés interprétatives » (interpretive communities) que nous avons déjà rencontrée plus haut. Le lecteur chemine librement quand il lit. Pourtant, il est conditionné par les règles, les rites, les habitudes de sa « communauté ». Il a intériorisé ces règles qu’il reproduit en quelque sorte spontanément. La critique postextuelle est « charlienne » et « fishienne » à la fois. Deux fées étaient présentes à son berceau.

Précisément, cher Franc : prenant vos distances avec le modèle théorique élaboré par Umberto Eco dans son ouvrage sur Les Limites de l’interprétation - auquel j’ai cru comprendre que vous préfériez les thèses défendues par Richard Rorty et/ou Stanley Fish, que vous venez d’ailleurs d’évoquer, m’ôtant ainsi de nouveau les mots de la bouche, du moins pour partie -, vous y ajoutez une nouvelle « intentio » : l’intentio civitatis (p. 232) ; celle de la « communauté interprétative ». Or, vous présentez, je crois, la « lecture innovante » (p. 233) comme celle qui serait apte à se soustraire au moins partiellement au déterminisme de ladite communauté interprétative. D’où ma question : ne pensez-vous pas qu’à l’heure actuelle, des travaux de Pierre Bayard à ceux de Marc Escola, en passant par les recherches du groupe INTERCRIPOL, les lectures « innovantes » et/ou « créatrices » et/ou « interventionnistes », dans la mesure même où elles relèvent à l’évidence d’un Zeitgeist, sont précisément, bien que paradoxalement, inféodées aux communautés interprétatives auxquelles appartiennent bon gré mal gré celles et ceux qui s’y adonnent ? Mais cette question n’a bien sûr de sens qu’à condition de souscrire à la notion de « communauté interprétative », telle que la définit Stanley Fish…

FS : Eco, dans Les Limites de l’interprétation, distingue entre trois intentiones : celle de l’auteur (intentio auctoris), celle de l’œuvre (intentio operis), celle du lecteur (intentio lectoris). J’explique dans mon livre que je trouve bizarre l’idée d’attribuer une ou des intentions à une œuvre qui n’est pas une personne, qui n’a pas d’états d’âme. J’élimine alors l’intentio operis et mets une autre sorte d’intentionnalité à la place, celle que j’appelle, en pastichant à ma façon le vocabulaire de la scolastique médiévale, l’intentio civitatis. Elle est l’autre nom que l’on peut donner aux règles prescrites par la « communauté interprétative ». Ce sont ces règles que les membres de la communauté ont intériorisées et qu’ils appliquent le plus souvent sans trop y réfléchir. Il suffit en principe de connaître ces règles pour s’en distancier. Si on parvient à s’en distancier, on peut créer d’autres règles, donc fonder une autre communauté.
Je suis d’accord avec vous qu’une certaine critique « interventionniste », notamment celle qui a fait le succès des livres de Pierre Bayard, est aujourd’hui très tendance en milieu universitaire. La critique « interventionniste » prône un rapport irrespectueux aux textes, c’est très bien. Ne perdons pas de vue toutefois que Pierre Bayard, si je peux m’arrêter un instant sur son cas, est aussi psychanalyste et que ses analyses – les analyses de son « narrateur », pour être précis – sont au service d’une doctrine. Si on part du principe que l’herméneutique cherche à expliquer le sens de textes, alors que la rhétorique a pour but d’écrire de nouveaux textes à partir de textes existants, Pierre Bayard, pour moi, est dans le camp des herméneutes. La préoccupation rhétoricienne est plus sensible en ce qui me concerne dans les travaux de Marc Escola et de Sophie Rabau. Mais restons dans le sujet.
La critique « interventionniste » a le vent en poupe, ai-je dit. Encore fallait-il s’emparer de cet instrument, et s’en servir utilement, en terre chateaubriandiste. Et là, croyez-moi, cela n’a pas été une mince affaire. L’intentio civitatis, la doxa, si vous voulez, est, dans le cas qui nous occupe, comme une immense couche de plomb pesant sur l’œuvre et sur la personne de l’écrivain. « On » pense, « on » est convaincu, « on » veut nous faire croire que Chateaubriand est ennuyeux, poussiéreux, prétentieux… illisible en un mot. Le pire est sans doute qu’une certaine critique, de type institutionnel, qui a donc son mot à dire quand il s’agit d’organiser commémorations, manifestations etc., ne nous aide pas vraiment à corriger cette image mauvaise. Bien au contraire. La communauté, la civitas à laquelle nous appartenons, a ici une responsabilité. Il ne s’agit pas de recommencer une énième « querelle de l’ancienne et de la nouvelle critique », plutôt de redonner de la fraîcheur au chef-d’œuvre. Je fais quelques propositions en ce sens dans mon livre.

FW : On se souvient qu’après avoir décrété « La mort de l’auteur », Barthes déclarait dans Le Plaisir du texte, avoir besoin de lui - « sauf à babiller ». Toutes choses égales par ailleurs, dans une postface tardive à la publication partielle en français, sous le titre de Quand lire, c’est faire, de Is There A Text in This Class ?, Stanley Fish réhabilitait à son tour l’intention d’auteur - ou disons, plus prudemment, son « intentionnalité ». Votre livre s’achève également sur la mise en relation dialectique de la « toute-puissance » du « vrai grand écrivain » (p. 239) et de la liberté créatrice du lecteur / de la lectrice. En guise de mot de la fin, pourriez-vous clarifier ce qui, de prime abord, pourrait passer pour un ultime paradoxe ?

FS : Fish écrit dans la postface à Quand lire, c’est faire : « L’intention de l’auteur, ai-je finalement décidé, est la seule candidate possible au statut de source de la signification ». Je suis en parfaite harmonie avec cela. Non seulement la conclusion du théoricien américain me paraît tout à fait pertinente, elle découle directement du principe constructiviste que nous avons formulé plus haut. Quand je lis, je formule une hypothèse quant à ce que, selon moi, a voulu dire l’auteur. Cette hypothèse, naturellement, est elle-même une construction. Mais elle fait partie intégrante de ma boîte à outils. J’ironise dans mon livre sur le mot de Valéry : « Il n’y a pas de vrai sens d’un texte. Pas d’autorité de l’auteur ». Sacré farceur ce Valéry ! C’est l’auteur qui me dit qu’il n’a pas d’autorité ! Essayez un peu de contredire l’auteur, vous n’en avez pas les moyens, tout simplement ! Le logicien appelle une phrase de ce genre une injonction paradoxale : soyez spontané, ne m’obéissez pas. Quand on s’adresse à vous en ces termes, vous ne savez pas comment réagir. On vous dit : n’obéissez pas. Si vous désobéissez, vous obéissez quand même. Si vous obéissez, vous désobéissez. Cela donne le tournis. Je voudrais que l’on réfléchisse à la question de l’intentio auctoris en termes d’injonction paradoxale. Quelque chose me dit que notre rapport à l’auteur, à sa présence dans le texte peut être rapproché de cette figure, de ce dispositif. Certains cas sont évidemment flagrants et, parce que flagrants, exemplaires. Vous revenez dans votre question au « vrai grand écrivain ». A quoi le reconnaît-on ? Eh bien, justement, à ce qu’il produit de façon permanente, par les choses qu’il écrit, cet effet de vertige. Il nous dit : faites ce que vous voulez de mes textes, ils sont à vous autant qu’à moi. Il poursuit : je vous ordonne d’être libres, en n’en faisant qu’à votre tête, vous ferez exactement ce que je veux. Je dis Il. Le masculin est ici un neutre.

FW : Et la morale de la fable est… ?

FS : C’est vraiment très bien, Chateaubriand. Mais je sens que je n’ai plus à vous convaincre. Notre-Dame a brûlé, je vais relire une page ou deux du Génie du christianisme.

 

 

 

 

 

 

 


Entretien publié le 01/06/2019

Design downloaded from free website templates.