Voyage en Orient : vers une esthétique du bizarre [1]

          

Régine Borderie
Université de Reims

  Nerval dans Sylvie [2] parle des « bizarres combinaisons du songe », bizarrerie qui est au coeur de son expérience littéraire, et qui évoque, à notre esprit, l’importance que Baudelaire attachera à cette notion dans sa définition du beau [3] . C’est assez pour attirer l’attention sur la place que le mot (sous sa forme adjectivale ou substantivale, « bizarrerie », voire adverbiale, « bizarrement ») prend dans Voyage en Orient. Cette place, Aurélia a posteriori la justifie au moins en partie, puisque le narrateur y parle de son intérêt pour les « mœurs bizarres des populations lointaines » [4]  : la bizarrerie, le bizarre [5] ont  partie liée avec le genre du récit de voyage.

            Les dictionnaires orientent la définition vers l’idée d’un écart par rapport à la norme [6] , l’écart s’opérant, précisément, par rapport à la norme de l’unité quand le bizarre a à voir avec l’hétéroclite, le composite (« bizarres combinaisons »). Le terme exprime une appréciation de l’objet plutôt qu’il ne rend compte de ses traits propres (il donne même à Nerval l’occasion d’éviter les détails descriptifs) et cette appréciation est a priori péjorative [7] . L’idée d’une beauté, d’un charme du bizarre peut émerger quand le mot acquiert une connotation positive qui valorise l’écart. Mais c’est en termes d’effet, d’impact intellectuel et moral que je voudrais aborder la question du bizarre,  plutôt qu’en mettant l’accent sur l’objet, sur son rapport à la norme. Ainsi l’entendement, provoqué voire mis en défaut, est concerné au premier chef, tout comme le jugement moral s’il est vrai, selon Nerval lui-même, que le bizarre occasionne un « déplacement des conditions du bien et du mal » [8] . L’esthétique du bizarre, comme mise en valeur, voire comme théorie ou pensée de la beauté, du charme de celui-ci pour qui en fait l’expérience, reposerait donc sur une mise à l’épreuve de l’entendement et du jugement moral dont je verrai les modalités, après un bref parcours des types d’emplois du terme dans Voyage en Orient.

            I- Le voyage arrache à son univers familier le voyageur, et le confronte à ce dont il n’a pas l’expérience ou l’habitude, elle le confronte au nouveau qui déconcerte.  « Bizarres » sont donc les « transparents » qui, à Vienne, ornent les vitres des tavernes (p.81), « bizarres » sont les pratiques des derviches (p.215), les instruments de musique utilisés lors d’un mariage cophte (p.155), ou le « hurlement » du chameau (p.194). L’étonnement est la conséquence de ces bizarreries, c’est le premier degré de la mise en défaut de l’intellect, comme décalé par rapport à son objet. Cet étonnement est souligné dans le passage où il est question du réveil du voyageur qui, croyant se trouver à Paris, dans la grisaille, prend ou reprend conscience qu’il se trouve en Orient, au Caire (p.194-195).

            Déconcerté, l’esprit l’est plus encore quand il n’arrive pas à identifier ce qu’il perçoit. C’est le cas pour les chants que le voyageur entend, à Beyrouth, sans comprendre à quelle cérémonie au juste il a affaire (p.406). Mais on le renseigne. L’identification peut toutefois, à terme, rester en suspens. Ainsi, les pratiques des derviches qui  non seulement étonnent, mais mettent en défaut la capacité à les identifier, soit à en définir la nature, l’origine, condamnent à un « peut-être » : « D’ailleurs, le bas peuple chrétien fête volontiers certains derviches ou santons, religieux dont les pratiques bizarres n’appartiennent souvent à aucun culte déterminé, et remontent peut-être aux superstitions de l’Antiquité. » (p.215).

            C’est une autre faculté de l’entendement, la faculté d’expliquer, soit de saisir l’agencement des causes et des effets, qui est mise à l’épreuve dans d’autres cas. Ainsi le voyageur ne s’explique pas sa vie : les « circonstances enchaînées bizarrement dans [s]on existence » (p.461) mettent en défaut sa capacité à reconstituer la logique des faits, l’expression utilisée évoquant la formule de Sylvie, « les bizarres combinaisons du songe ». Pour Youssouf, dans la légende de Hakem, inexplicable au sens que j’ai dit, sans être étonnant toutefois (ce qui suppose une tolérance particulière du personnage au surnaturel),  est aussi la rencontre avec la femme de son rêve : « Par exemple, où l’avais-je vue déjà ? dans quel monde nous étions-nous rencontrés ? quelle existence antérieure nous avait mis en rapport ? c’est ce que je ne saurais dire ; mais ce rapprochement si étrange, cette aventure si bizarre ne me causaient aucune surprise : il me paraissait tout naturel que cette femme, qui réalisait si complètement mon idéal, se trouvât là dans ma cange, au milieu du Nil, comme si elle se fût élancée du calice d’une de ces larges fleurs qui montent à la surface des eaux. Sans lui demander aucune explication, je me jetai à ses pieds […] » (p.475). L’image qui est substituée à l’énoncé du lieu d’où vient la femme (« Comme si elle se fût élancée… »), image qui figure l’ignorance de l’origine,  et  les questions exhibant l’incapacité de Youssouf à  lier le passé et le présent, expriment l’impossibilité de toute exposition des faits en termes de causes et de conséquences.

            Ailleurs, c’est le sens qui fait défaut, et c’est la capacité à comprendre (saisir le sens) qui rencontre un obstacle. « Bizarres » sont ainsi pour Hakem, dans la même légende, les scènes auxquelles il vient d’assister, scènes qu’il pense symboliques, significatives de quelque chose qui lui échappe : « L’action de ce calife fantastique, épousant Sétalmuc, que le vrai calife avait résolu d’épouser lui-même, ne cachait-elle pas un sens énigmatique, un symbole mystérieux et terrible ! […] Hakem […] resta quelque temps abîmé dans ses réflexions à chercher un sens aux scènes bizarres qui venaient de se passer devant lui. » (p.509)

            Dans ces exemples, l’appréciation morale n’est pas au premier plan, elle s’impose, en revanche, lors de l’évocation de la marionnette Caragueuz, tout aussi « bizarre » qu’« indécente » (p.626) - le narrateur remettant aussitôt en question son jugement moralement péjoratif.

            Le bizarre n’a pas de portée ou d’avenir esthétique dans tous les cas. A plusieurs reprises, le voyageur appelle même à le réduire ou à le dépasser. A propos des derviches, par exemple, il déclare, assignant cette fois avec certitude une origine à des pratiques présentées ailleurs avec plus d’hésitation : « Il n’y a nulle raison pour des hommes instruits de s’étonner de ces pratiques bizarres. Ces derviches représentent la tradition non interrompue des cabires, des dactyles et des corybantes qui ont dansé et hurlé durant tant de siècles antiques sur ce même rivage » (p.644). Ou encore, il s’impatiente contre les paresseux et les esprits superficiels qui s’en tiendraient à la bizarrerie apparente, anecdotique, des mœurs orientales, et il convie à l’étude : «La plupart des voyageurs ne saisissent que les détails bizarres de la vie et des coutumes de certains peuples. Le sens général leur échappe et ne peut s’acquérir en effet que par des études profondes » (p.542). C’est l’exercice de l’entendement, l’emploi de la faculté de connaître, de comprendre qui doit amener à dépasser le bizarre, comme si celui-ci était  incompatible avec l’exercice ou plutôt avec les succès de celui-là. 

            II - Quand le bizarre acquiert-il une valeur esthétique ?  Quand le mot est-il doté d’une connotation positive,  et quand l’objet (situation, événement, personne, animal, chose) dit bizarre devient-il objet de plaisir pour  celui qui le contemple? Lorsque la mise en défaut de l’entendement tourne au bénéfice des sens, de l’imagination, de la mémoire ou de la sensibilité affective, ou quand cette mise en défaut  est exploitée pour elle-même.

            Ainsi, à peine arraché à ses songeries grises, le voyageur qui se réveille (c’est l’expérience inverse de celle que fera le « je » dans « La chambre double » des Petits poèmes en prose) s’étonne, on l’ a annoncé,  de se trouver dans un univers opposé à celui qu’il s’attendait à trouver, opposé à ce qui lui est familier, la croissance de l’étonnement impliquant une reprise de conscience progressive du lieu : « […] c’est avec un étonnement toujours plus vif que je me retrouve à mille lieues de ma patrie, et que j’ouvre mes sens peu à peu aux vagues impressions d’un monde qui est la parfaite antithèse du nôtre. » (p.194). La bizarrerie du cri du chameau, qui contribue en bonne part à l’étonnement, fait partie d’un bouquet d’ « impressions », soit de sensations visuelles, tactiles, olfactives et surtout auditives puisque le voyageur se trouve encore dans son lit. Elles sont énumérées dans le groupe sujet, largement développé, de façon à rendre leur afflux, et leur agrément : « La voix du Turc qui chante au minaret voisin, la clochette et le trot lourd du chameau qui passe, et quelquefois son hurlement bizarre, les bruissements et les sifflements indistincts qui font vivre l’air, le bois et la muraille, l’aube hâtive dessinant au plafond les mille découpures des fenêtres, une brise matinale chargée de senteurs pénétrantes […] ». Le voyageur, au moins dans un premier temps, est « ravi […] », parce qu’il échappe à la grisaille, à l’enfermement  de sa chambre parisienne (au Caire, la lumière est au  rendez-vous, et le rideau de la porte, en se soulevant, ouvre au regard des perspectives sur « les têtes flottantes des palmiers ») et parce qu’il est tout au plaisir de sentir le non familier. Ce ravissement n’est pas seulement propre aux sens, il est  affectif, et l’on comprend que l’exotisme, en particulier la bizarrerie exotique, puisse être un remède à la mélancolie  (Nerval l’a bien entendu ainsi), ne serait-ce qu’en mobilisant l’attention perceptive.  Mais le ravissement, dans le passage, s’avère fragile car il est aussitôt assorti de son envers : « […] tout cela me surprend, me ravit… ou m’attriste, selon les jours ; car je ne veux pas dire qu’un éternel été fasse une vie toujours joyeuse. » (p.195).

            Plus durable et plus résistant semble le plaisir qu’apporte au voyageur la perception décalée (il est, encore une fois, dans sa chambre, à moitié endormi, et, dans un premier temps, entend sans voir) d’un cortège de noces (p.149). D’abord déçu par Le Caire au point de renoncer à parcourir les rues de la ville (« […] je m’étais couché fort tristement […] désespérant des plaisirs de cette capitale déchue » p.148-149), le voyageur en découvre les charmes. L’ensemble de l’expérience vécue dans la chambre n’est pas explicitement placé, il est vrai, sous le signe du bizarre, mais tout y renvoie : les mots employés, « inexplicable », « étrange », « singulier »,  la question : « Cela appartenait-il au songe ou à la vie ? » associée à une description qui met l’accent sur des « combinaisons » (c’est le mot de Sylvie) d’ « impressions », et le fait que l’identification soit différée, car c’est au terme d’un long paragraphe que le narrateur précise : «C’était  un mariage, il n’y avait plus à s’y tromper » -  « ne… plus », il s’est donc d’abord trompé [9]  ; or, pendant le temps de la méprise, qui dure ou que Nerval fait durer, sont donc développées pour elles-mêmes des « impressions » sensorielles qui se mêlent d’abord à des souvenirs et à des images rêvées teintées d’impressions affectives, le tout marqué par l’antithèse : « Cette musique obstinée répétait toujours sur divers tons la même phrase mélodique, qui réveillait en moi l’idée d’un vieux noël bourguignon ou provençal. Cela appartenait-il au songe ou à la vie ? Mon esprit hésita quelque temps avant de s’éveiller tout à fait. Il me semblait qu’on me portait en terre d’une manière à la fois grave et burlesque, avec des chantres de paroisse et des buveurs couronnés de pampre ; une sorte de gaieté patriarcale et de tristesse mythologique mélangeait ses impressions dans cet étrange concert, où de lamentables chants d’église formaient la base d’un air bouffon propre à marquer les pas d’une danse de corybantes. » Le mélange, la « combinaison » est caractérisée, puisque l’exotisme (nous sommes au Caire) est associé au familier du vieux noël bourguignon ou provençal, puisque christianisme et paganisme se côtoient, pour une expérience en terre musulmane (« chantres de paroisse », « gaieté patriarcale », « chants d’église » d’un côté, « buveurs » et « pampres », « tristesse mythologique », « corybantes » de l’autre), puisque le sérieux ou le triste se mêlent au comique (« grave et burlesque », « gaieté » et « tristesse », en chiasme, et encore : « lamentables » et « bouffon »).  Le personnage procède par associations, le principe de l’association d’ « impressions », d’ « idées », distinct de l’opération proprement cognitive de la reconnaissance qui étiquette donc ramène le divers à l’unité, étant favorisé par un état de semi-endormissement, et par le fait qu’au début le voyageur entend sans voir,  ce qui donne à l’imagination plus de liberté. Mais alors même qu’il voit, il tarde à identifier, et semble jouir de la confusion ou de l’insuffisance de ses perceptions, du moins Nerval exploite-t-il l’indistinction (« je ne pus distinguer », « quelque chose comme », « confus ») dont il tire un tableau sonore et visuel, où la lumière et  les couleurs (le rouge, le bleu) l’emportent sur les lignes : «De nombreuses torches et des pyramides de bougies portées par des enfants éclairaient brillamment la rue et guidaient un long cortège d’hommes et de femmes, dont je ne pus distinguer tous les détails. Quelque chose comme un fantôme rouge portant une couronne de pierreries avançait lentement entre deux matrones au maintien grave, et un groupe confus de femmes en vêtements bleus fermait la marche en poussant à chaque station un gloussement criard du plus singulier effet. »

            L’entendement est également neutralisé pour Youssouf, spectateur et même acteur involontaire d’une « aventure bizarre » (p.475) que j’ai déjà évoquée. Parce qu’il accepte l’inexplicable, le jeune homme en jouit,  et sans doute la jouissance a-t-elle un caractère essentiellement érotique, mais  elle est aussi de nature esthétique : Youssouf est transporté, même inspiré par la beauté de la femme, il accède au sublime, un sublime passionnel (« brûlant ») où la pensée n’est pas exclue, mais sur le mode du mystère :  « […] je lui adressai tout ce que l’amour dans son exaltation peut imaginer de plus brûlant et de plus sublime ; il me venait des paroles d’une signification immense, des expressions qui renfermaient des univers de pensées, des phrases mystérieuses où vibrait l’écho des mondes disparus. » (ibid.) L’association du bizarre et du sublime se comprend très bien sur  fond de disqualification de l’entendement si l’on se rapporte à  la tradition classique de la pensée du sublime, à visée théologique, tradition illustrée notamment par le biblique « fiat lux » : le divin ne s’explique pas mais transporte.

            Si l’exaltation rend ici très disert le personnage qui fait même l’expérience d’une extraordinaire aptitude à exprimer son amour, la pente religieuse ou mystique peut aussi orienter vers l’ineffable. Nerval nous met ailleurs sur cette voie, en particulier dans ce passage consacré aux derviches, passage déjà cité parce que dans un premier temps s’y formule un appel à réduire le bizarre par la connaissance, ou la reconnaissance : « Il n’y a nulle raison pour des hommes instruits de s’étonner de ces pratiques bizarres » (p.644) ; mais  le bizarre résiste puisqu’il réapparaît, dans la phrase suivante, à propos de l’ « état » et non plus des « pratiques », associé au sublime : « Ces mouvements convulsifs, aidés par les boissons et les pâtes excitantes, font arriver l’homme à un état bizarre, où Dieu, touché de son amour, consent à se révéler par des rêves sublimes, avant-goût du paradis » (p.644-645). Le narrateur ne nous en dit pas plus sur ces révélations. Aussi sont-elles le propre des derviches, comme il le signifie à la fin du Voyage, peut-être avec envie : « Du reste, ils [les derviches] n’obligent personne à tourner comme un volant au son des flûtes, ce qui pour eux-mêmes [10] est la plus sublime façon d’honorer le ciel. » (p.791).

            Dans la légende de la reine de Saba, le sublime dont est marqué le discours d’Adoniram prônant le bizarre dans l’art est quant à lui d’un autre type : il est d’obédience burkienne, parce que grand et terrible, et relève en même temps du grotesque, car grotesque et sublime qui s’opposent, participent aussi l’un de l’autre, et cela chez Hugo lui-même [11] . Adoniram donne donc une leçon à Benoni, l’art, dit-il « consiste à créer » (p.653). Et il l’interroge : « Quand tu dessines un de ces ornements qui serpentent le long des frises, te bornes-tu à copier les fleurs et les feuillages qui rampent sur le sol ? Non : tu inventes, tu laisses courir le stylet au caprice de l’imagination, entremêlant les fantaisies les plus bizarres ». Ces « fantaisies bizarres », ornementales, rappellent bien sûr les décorations de la Domus Aurea, les « crotesques », ou « grottesques » [12] . Elles deviennent, dans la bouche d’Adoniram, un modèle de création sur le plan du principe (c’est l’imagination créatrice qui est à l’oeuvre) dont il évoque aussi les effets : « Eh bien, à côté de l’homme et des animaux existants, que ne cherches-tu de même des formes inconnues, des êtres innommés, des incarnations devant lesquelles l’homme a reculé, des accouplements terribles, des figures propres à répandre le respect, la gaieté, la stupeur ou l’effroi ! » (ibid.). « Sphinx », « cynocéphales », et « divinités de basalte » sont ensuite convoquées. Hugo, dans la préface de Cromwell, parle lui-même sinon de « sphinx » ou de « cynocéphales », au moins du géant Polyphème, exemple d’un « grotesque terrible » [13] . Mais le bizarre ne se dilue pas tout à fait dans le grotesque (même si pour Hugo le second recouvre le premier « qui a fait hardiment saillir toutes ces formes bizarres que l’âge précédent avait si timidement enveloppées de langes ! » [14] )  s’il est vrai que, sur le plan des effets, celui-là vise ou concerne d’abord l’entendement, alors que de celui-ci on retient surtout ou d’emblée l’impact sensoriel et affectif : « d’une part il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon » [15] dit encore la préface de Cromwell. Ainsi les participes « inconnues », « innommés », correspondraient plus particulièrement à la part de bizarre : ils soulignent que les créatures dont rêve Adoniram ne peuvent être reconnues, identifiées, l’imagination débordant l’entendement, la faculté de reconnaître, en dépassant les données de l’expérience commune. Et c’est de même l’impossibilité de l’identification que pointe Soliman commentant le récit par Adoniram de sa découverte des « merveilles du génie primitif » : « La renommée de ces œuvres sans nom est venue jusqu’à nous » (p.677) dit le roi,  non sans paradoxe, car la « renommée » prend la place du  « nom ». Le colossal qui se marie au terrible et au magnifique dans l’évocation du sculpteur renvoie de nouveau au sublime burkien (Soliman parlant qui plus est d’art « de ténèbres »), et si l’adjectif « bizarre » est simplement utilisé par Adoniram  pour caractériser les « dessins » des « énormes piliers » de la « forêt de pierres » qu’il a découverte, les créations évoquées ensuite correspondent tout à fait au type d’œuvres d’une « fantaisie bizarre », aux œuvres « innommées », non identifiables, qu’il invitait Benoni à réaliser : « A  travers les arcades de cette forêt de pierres, se tenaient dispersées, immobiles et souriantes depuis des millions d’années, des légions de figures colossales, diverses, et dont l’aspect me pénétra d’une terreur enivrante ; des hommes, des géants disparus de notre monde, des animaux symboliques appartenant à des espèces évanouies ; en un mot, tout ce que le rêve de l’imagination en délire oserait à peine concevoir de magnificences !... ». (p.677). Ces « spectres d’une société morte » qui se soustraient à la reconnaissance et de ce fait, ou entre autres à cause de ce fait,  provoquent, c’est une forme du plaisir esthétique, une « terreur enivrante », terreur qui rappelle la « delightful horror » selon Burke,  Adoniram dit qu’il s’est employé à les  « interroge[r] » (ibid.).

            Par là, et d’abord à cause de la périphrase qui désigne ce lieu peuplé de  « légions de figures colossales », cette « forêt de pierres » (ibid.) en évoque une autre, elle-même appelée « forêt de pierre » (p.327), ou  « forêt pétrifiée » (p.333), vue par le voyageur. Elle est décrite dans un passage antérieur aux pages centrées sur la  légende de la reine de Saba, passage consacré aux aventures du voyageur, qui se démarque par le gigantisme de l’objet vu.  Il n’est pas dit « bizarre » (mais « étrange »), ni « sublime », mais la ressemblance entre cette « forêt » et celle d’Adoniram, ressemblance confirmée par les derniers mots du texte qui parlent des « témoins irrécusables d’un monde primitif soudainement détruit » (p.333),  rend les deux termes pertinents pour celle-là aussi. Elle est sublime parce que grande et terrible, bizarre parce que sa configuration est, plutôt qu’impossible à reconnaître, ou à identifier, impossible à expliquer (et, de ce fait, d’autant plus terrible) : « O prodige ! ceci est la forêt pétrifiée.

            Quel est le souffle effrayant qui a couché à terre au même instant ces troncs de palmiers gigantesques ? Pourquoi tous du même côté […] et pourquoi la végétation s’est-elle  glacée et durcie […] ? Serait-ce un terrain quitté par la mer ? […] Est-ce un cataclysme subit, un courant des eaux du déluge ? Mais comment, dans ce cas, les arbres n’auraient-ils pas surnagé ? » (p.333). Le texte met franchement en évidence plutôt que le suspens immédiat de l’entendement, sa stimulation, en pure perte : l’entendement se trouve mis à la question. C’est à travers une salve d’interrogations portant sur les causes que le narrateur décrit son objet : « L’esprit s’y perd ; il vaut mieux n’y plus songer ! » (ibid.). L’esprit, en effet, s’use et s’abîme, il tombe dans l’infini ou en découvre la perspective,  en posant des questions sans réponse, des questions qui le confrontent à un passé immémorial, à la présence paradoxale et troublante d’une trace, voire d’une preuve (« témoins irrécusables ») dont l’objet est inaccessible. Le caractère radical de l’expérience pourrait expliquer que l’auteur ait préféré au mot « bizarre » le mot « étrange » (deux fois, au début et à la fin du passage), qui exprime franchement l’altérité, un en-dehors du connu [16] . Peut-être aussi le choix de cet adjectif permet-il d’orienter sans ambiguïté, sans discussion pourrait-on dire, vers le grand, le noble. Car, je l’ai dit, le terme bizarre est a priori plutôt péjoratif, et l’employer dans un sens laudatif implique la revendication d’un écart par rapport à la norme (revendication peu surprenante en contexte romantique), voire il implique une provocation, provocation bien compréhensible dans la bouche d’Adoniram défiant Soliman par ses prédilections artistiques, mais qui ne s’impose pas ici.

            Cette question de la connotation se pose de façon centrale, sur le plan moral, dans le cas de Caragueuz, la marionnette déjà mentionnée, à la fois « bizarre » et « indécente », l’indécence contribuant à la bizarrerie : à Stamboul, « […] les marchands de jouets d’enfants étalent sur leurs devantures mille fantaisies bizarres. […] Parmi ces jouets, on distingue de tous côtés la bizarre marionnette appelée Caragueuz, que les Français connaissent déjà de réputation. Il est incroyable que cette indécente figure soit mise sans scrupule dans les mains de la jeunesse. C’est pourtant le cadeau le plus fréquent qu’un père ou une mère fassent à leurs enfants » (p.613). Le jugement est dépréciatif, mais le voyageur ajoute aussitôt : « L’Orient a d’autres idées que nous sur l’éducation et sur la morale. On cherche à développer les sens, comme nous cherchons à les éteindre… ». (ibid.).  Et il ne s’agit pas de nier la bizarrerie mais d’adopter sur elle un autre point de vue que le point de vue moral : évoquant les « scènes de folie » de la place du Sérasquier, dont celles qui se jouent autour de la marionnette, il parle de leur « teinte mystique inexplicable pour nous autres Européens » (p.628), ce qui nous ramène à l’expérience des limites de l’entendement, et du jugement moral, laissé avec la faculté de comprendre, sur le seuil de l’état mystique. Il ajoute : « Qu’est-ce, par exemple, que Caragueuz, ce type extraordinaire de fantaisie et d’impureté, qui ne se produit publiquement que dans les fêtes religieuses ? N’est-ce pas un souvenir égaré du dieu de Lampsaque, de ce Pan, père universel, que l’Asie pleure encore ?... » (p.628). Le narrateur adopte pour parler de la marionnette un point de vue artistique (c’est, dit-il, un « type extraordinaire de fantaisie », soit un produit de l’imagination la plus libre) , et un point de vue esthétique : la  périphrase complète, « un type extraordinaire de fantaisie et d’impureté », reformule la bizarrerie en gommant la dépréciation morale (l’ « impureté » associée à la  « fantaisie » devient un trait caractéristique du type plutôt que l’expression d’une condamnation), tout en préservant l’idée d’un impact hors du commun (suggéré par l’adjectif « extraordinaire « ) associée à une valorisation qualitative (grâce encore à « extraordinaire ») ; le voyageur adopte enfin un point de vue historique : Caragueuz serait un avatar du dieu de Lampsaque, les sonorités contribuant à exprimer le caractère déploratoire et nostalgique de la formule - « Lampsaque », « Pan », « père », « pleure », c’est le narrateur qui semble pleurer sur Pan en partant de Caragueuz, bénéficiaire de l’aura du « père universel » dans un au-delà ou un à côté de la morale.

.           Que le bizarre mette en défaut le jugement et l’entendement, dont la faculté de reconnaître, éloigne bien sûr, pour les productions artistiques, de l’esthétique classique, de la tradition aristotélicienne de la mimesis, et du principe d’imitation qui fonde le recours aux topoï (même si, d’un récit de voyage en Orient à l’autre, tend à se constituer une topique du bizarre [17] ). Et si le bizarre met en défaut la reconnaissance de l’objet, il met aussi en défaut, à partir de là, la reconnaissance de l’un par l’autre. Autant dire que l’expérience du bizarre s’annonce comme une expérience solitaire. De fait, c’est une expérience d’étranger, voire une expérience privée, intime, celle du « je » dans sa chambre, c’est  une expérience (un idéal) de marginal, celle d’Adoniram, qui lui-même est dit « bizarre » (« génie bizarre » p. 724), enfin c’est une expérience de non initié, de spectateur séparé de ceux qui connaissent l’extase (les derviches). On entend encore mieux la musique : « Lampsaque », « Pan », « père », « pleure »… Si le bizarre peut être pour Nerval un « antidote de sa nostalgie » [18] , il est aussi un objet de nostalgie.

            Pour autant, il n’est pas sûr qu’il ait la consistance d’une catégorie esthétique. Il a fallu que j’en étaye la description par le recours à d’autres notions  (sublime, grotesque), et dans mes exemples le mot n’est même pas toujours au premier plan, souvent je l’ai arraché à sa position secondaire, ou je l’ai fait valoir en son absence, alors que d’autres mots, fort proches « étrange », « singulier », avaient pris la place.  Il me semble, toutefois,  qu’il mérite d’être mis en avant,  car il a la capacité de pointer dans le sublime comme dans le grotesque, ou en dehors d’eux, la mise en défaut, neutralisante ou provocatrice, de l’entendement et du jugement, l’une étayant l’autre : ainsi, la difficulté à comprendre incite à suspendre le jugement moral. Cette mise en défaut a des conséquences imaginatives, sensorielles, affectives  (« on n’a peur que de ce qu’on ne comprend pas » écrira par exemple Maupassant). Mais d’abord, le bizarre est comme une flèche tirée contre l’entendement. Cette  flèche, elle parcourt tout le siècle, au moins jusqu’à Proust, qui se passe du terme, mais qui, par la voix de son narrateur dans la Recherche, valorise les impressions ou les « perceptions » , voire les illusions d’optique, au détriment de l’intelligence, ou de l’entendement, en se fondant sur la manière de Mme de Sévigné et d’Elstir : « Je me rendis compte à Balbec que c’est de la même façon que lui qu’elle nous présente les choses, dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d’abord par leur cause » [19] . Proust prône même un suspens volontaire de l’intelligence de la part du créateur, du moins le peintre de la Recherche en donne-t-il l’exemple dans des tableaux où, scène bizarre pour qui regarde, la mer et la terre sont mises et prises l’une pour l’autre, au point que les églises semblent « sortir des eaux », et un navire « voguer au milieu de la ville », en un tableau « irréel et mystique » [20] . Mais le peintre ne va pas chercher en Orient ses paysages, il les trouve dans l’environnement connu, qu’il rénove ainsi aux yeux du spectateur, alors mobilisé devant le quotidien « défamiliarisé » par le jeu de la métaphore picturale [21] . Parce qu’elle évoque un univers exotique, la manière de Nerval ne relève pas de la défamiliarisation, elle consiste  à désigner le non familier, à  pointer, à exploiter,  la surprise, la méprise, l’incompréhension, mais cette manière – et c’est sans doute une limite pour la définition du bizarre comme catégorie esthétique - ne peut être davantage circonscrite au sens où la représentation de l’objet bizarre appellerait un style particulier (métaphorique, pourquoi pas) : le procédé des mélanges d’impressions antithétiques côtoie, par exemple, la description ou le commentaire interrogatifs, qui ne reposent pas nécessairement sur l’antithèse.

            La flèche tirée contre le jugement a bien sûr, quant à elle, plus particulièrement à voir avec le mouvement, plein d’avenir, d’autonomisation de l’art, mouvement dans lequel le mot a manifestement joué son rôle. Incitation au relativisme, le bizarre exotique, en particulier, pousse à suspendre les valeurs de la culture d’origine, frayant la voie pour un beau détaché des références morales.

 

 

[1] L’édition utilisée pour Voyage en Orient est l’édition  Folio/classique, Gallimard, 1984/1998. J’indiquerai dans le texte les numéros de page pour les citations.

[2] Nerval, Sylvie, dans Œuvres, Garnier, Paris, 1966, p. 594 : « Cet état, où l’esprit résiste encore aux bizarres combinaisons du songe, permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les plus saillants d’une longue période de la vie. »

[3] Baudelaire, Exposition universelle (1855), dans Critique d’art, « Folio Essais », Gallimard, 1976/1992, p. 238 : « Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve et non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. »

[4] Nerval, Aurelia, dans Œuvres, op.cit., p. 755 : « Condamné par celle que j’aimais, coupable d’une faute dont je n’espérais plus le pardon, il ne me restait qu’à me jeter dans les enivrements vulgaire ; j’affectai la joie et l’insouciance, je courus le monde, follement épris de la variété et du caprice ; j’aimais surtout les costumes et les mœurs bizarres des populations lointaines, il me semblait que je déplaçais ainsi les conditions du bien et du mal […] ».

[5] J’ai retenu pour désigner l’objet de cet article l’adjectif substantivé « bizarre », plutôt que le mot  « bizarrerie », car il a une signification plus générique.

[6] «  Qui s’écarte du goût, des usages reçus » lit-on notamment dans le Littré.

[7] « Qui s’écarte du goût … » écrit donc Littré.

[8] Aurélia, op.cit.

[9]Lamartine aussi, dans son récit de voyage en Orient,  exploite le temps de la non reconnaissance de l’objet bizarre, le temps de la méprise : « J’avais devant moi le noir Liban ; mais l’imagination m‘a trompé, me disais-je à moi-même […]. Au moment où je faisais cette réflexion, quelque chose de grand, de bizarre, d’immobile, parut à notre gauche, au sommet d’un rocher à pic qui s’avance en cet endroit dans la plaine jusque sur la route des caravanes. Cela ressemblait à cinq statues de pierres noires, posées sur le rocher comme sur un piédestal ; mais à quelques mouvements presque insensibles de ces figures colossales, nous crûmes, en approchant, que c’étaient cinq Arabes bédouins, vêtus de leurs sacs de poil de chèvre noir, qui nous regardaient passer du haut de ce monticule. Enfin, quand nous ne fûmes qu’à une cinquantaine de pas du mamelon, nous vîmes une de ces cinq figures ouvrir de larges ailes et les battre contre ses flancs avec un bruit semblable à celui d’une voile qu’on déploie au vent. Nous reconnûmes cinq aigles de la plus grande race que j’aie jamais vue sur les Alpes, ou enchaînés dans les ménageries de nos villes. » ( Souvenirs, impressions, pensées et paysages, pendant un voyage en Orient (1832-1833),  ou notes d’un voyageur, tome second, Leipzig et Stuttgart, librairie, de J.Scheible, 1835, p.7)

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[10] C’est moi qui souligne.

[11] Dans Notre-Dame de Paris (Notre-Dame de Paris. 1482, « Folio classique », Gallimard, 1966/1974, p.88), la « grimace » de Quasimodo est aussi grotesque que sublime : « C’était une merveilleuse grimace, en effet, que celle qui rayonnait en ce moment au trou de la rosace. Après toutes les figures pentagones, hexagones et hétéroclites qui s’étaient succédé à cette lucarne sans réaliser cet idéal du grotesque qui s’était construit dans les imaginations exaltées par l’orgie, il ne fallait rien moins, pour enlever les suffrages, que la grimace sublime qui venait d’éblouir l’assemblée ». Sur cette intrication du grotesque et du sublime D.Peyrache-Leborgne insiste dans La poétique du sublime de la fin des Lumières au romantisme (Diderot, Schiller, Wordsworth, Shelley, Hugo, Michelet), Champion, Paris, 1997, p.133.

[12] Voir A.Chastel, La Grottesque, Le Promeneur/Quai Voltaire, Paris, 1988.

[13] Hugo, Cromwell, GF-Flammarion, Paris, 1968, préface, p.70-71.

[14]   Ibid., p. 71.

[15] Ibid.

[16]   « Qui est hors des conditions, des apparences communes » dit le Littré au sens 2 du mot « étrange », après mention du sens vieilli « étranger ». Et dans le Dictionnaire de l’Académie de 1835, on lit à « étrange » : « Il signifie fig., Qui n’est pas dans l’ordre et dans l’usage commun […] », et à « bizarre » : « Il signifie aussi, Extraordinaire, qui s’écarte de l’usage ou de l’ordre commun » : l’objet étrange (extraneus) est d’emblée hors de

la norme, l’objet bizarre s’en écarte ; de plus, au sens littéral, « bizarre » dans le même dictionnaire signifie  « Fantasque, extravagant, capricieux » : l’adjectif « extravagant » met bien en évidence l’idée d’une dérive, d’une errance loin de la norme dont on part, dont on s’éloigne. Quand Nerval utilise le mot « bizarre » pour rendre compte des particularités de l’univers exotique, cela impliquerait  donc que les valeurs et références de la culture d’origine restent la norme, l’étalon. On aurait tort, cela dit, de trop creuser l’écart entre « bizarre » et «étrange », car le Dictionnaire de l’Académie de 1814  propose pour  bizarre : « Il signifie aussi, Extraordinaire, hors de l’usage commun ». Les deux notions sont poreuses, ce qui m’autorise à considérer que la forêt décrite comme  « étrange », relève en même temps du bizarre, l’étrange étant, dans cette perspective, une extrémité du bizarre.

[17] Gautier, dans Constantinople, parle à son tour,  par exemple, des « bizarres exercices » des derviches (Constantinople (1853), et autres textes sur la Turquie, La boîte à documents, Paris, 1990, p.134.).

[18] C’est ce que dit  H.Lemaître de la bizarrerie pour Baudelaire, dans l’introduction aux Petits poèmes en prose, éditions Garnier Frère, Paris, 1958, p.XXI.

[19] Proust, A L’Ombre des jeunes filles en fleur, Folio, Gallimard, p.276.

[20] Ibid., p.493-494.

[21]   C.Ginzburg développe la question de « l’estrangement » dans A Distance  (A Distance. Neuf Essais sur le point de vue en histoire  (1998), tr.fr., Gallimard, « Bibl. des histoires », 2001, « L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire », p.15-36).

 

 


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