La morale de l’histoire. Romans argentins sur la dictature (1995-2002) [1]

 

 

par Miguel Dalmaroni
(UNLP – CONICET, Argentine)

traduit de l'espagnol par Annick Louis

Le mot juste

Dans un long entretien réalisé vers la fin de son exil, Juan Gelman [2] rappelait qu’un jour,  dans les années soixante-dix, le poète et guerrillero Francisco Urondo lui proposa cette phrase: “J’ai pris les armes parce que je cherche le mot juste” (Mero, 1987: 43). Il est évident que cette trouvaille essaie de désarticuler, au moyen d’une continuité causale directe, le dilemme auquel la culture moderne fait allusion en se référant à Cervantes, l’opposition entre « les armes et les lettres », en identifiant l’obsession esthéticiste de Flaubert pour le mot juste avec la tradition opposée, celle des poètes gouverneurs de la ville. Flaubertien, et par conséquent quichottesque : la logique paradoxale du défi que Gelman attribue à Urondo semble condenser l’histoire des débats sur l’image de l’artiste intellectuel au XXe siècle ; des débats qui, en particulier en Amérique Latine dans les années soixante, ont naturalisé une constellation de croyances dominées par la conviction que seul un certain ajustement à l’action politique révolutionnaire peut légitimer les autres pratiques, en particulier celle de l’écriture [3] .

Trois décennies plus tard, Martín Prieto intitula “Le mot juste” le huitième chapitre de son roman Calle de las Escuelas N° 13 (Rue des Écoles numéro 13), publié en 1999 mais daté, à la fin du texte, de la façon suivante : “Rosario, 1994-1995”. Dans le récit, un groupe de jeunes amis – lecteurs, poètes, intellectuels – projette d’assassiner un tortionnaire de la dictature: “J’ai beaucoup de mal, j’ai eu beaucoup de mal à trouver l’adjectif qualificatif”, dit un personnage essayant de parler du destinataire de cette vengeance ; et il ajoute peu de lignes après : “il y a un dirigeant de gauche qui dit qu’il est impossible de proposer de nouvelles idées à partir d’une rhétorique ancienne” (Prieto, 1999: 37-38). Le roman met ainsi dans la bouche d’un militant politique – et non pas d’un poète - une croyance qui cherchait à appliquer le principe romantique et moderniste (disons: flaubertien) de la valeur esthétique de l’adéquation forme-fond à la littérature qui se prétend révolutionnaire - c’est-à-dire aux avant-gardes poétiques dont l’autorité repose sur le domaine du politique et qui rêvent de faire irruption au moyen du prestige incarné par la nouveauté, par la rupture ou par la résistance, s’érigeant ainsi contre la domination. L’année suivante à celle de la composition du roman de Prieto, alors qu’en Argentine on discute de la façon de raconter l’horreur des crimes de la dernière dictature militaire (1976-1984), le rêve du disparu Urondo [4] semble avoir été abandonné, mais non pas la quête d’une légitimation controversée et inévitable de l’art par la morale: en 1996, Ricardo Forster affirmait que le film Nuit et Brouillard, d’Alain Resnais, ne pouvait pas être qualifié de « beau » mais de « juste » ; il notait, cependant, un peu plus loin que dans ses « extraordinaires et beaux livres » Primo Levi « a rendu possible, même si cela semble difficile à croire et à assimiler, qu’une prose diaphane parcoure les labyrinthes de l’enfer concentrationnaire » (Forster, 1997: 37, 43).

Façons de lire, façons de raconter l’horreur

Depuis la publication, en 1980, de romans tels que Respiración artificial (Respiration artificielle) de Ricardo Piglia et Nadie nada nunca de Juan José Saer, mais plus précisément depuis la réinstauration du régime constitutionnel à la fin de l’année 1983, la critique littéraire et culturelle universitaire a commencé à s’interroger sur les rapports entre littérature argentine et expérience historique, dans les termes d’un débat sur les façons de raconter l’horreur de l’histoire récente [5] . Quelques-unes de ces recherches ont cru percevoir, dans certaines zones de la culture lettrée, et en particulier dans quelques-uns des récits écrits ou publiés sous la dictature, la prédominance de formes de représentation obliques et fragmentaires: les fictions réfractaient l’expérience du terrorisme d’État et ses effets au moyen de stratégies de réécriture (citation, montage, parodie, etc.), au moyen d’une littérature dans laquelle cette expérience était chiffrée à partir d’un traitement plus ou moins allégorique, ou par un travail textuel fondé sur le non-dit (le vide, le silence, l’incomplétude ou la « dé-totalisation » du sens et de la représentation); le récit argentin de la dictature attribuait ainsi, dans un contexte marqué par la censure et par la répression physique et culturelle, une nouvelle fonction aux poétiques culturelles expérimentales ou anti-réalistes qui ont émergé entre les années soixante et soixante-dix. (Dans quelle mesure cette façon de lire la littérature écrite pendant le « Proceso » [6] - qui, comme tout exercice de lecture du « non dit » ne parvient pas à éviter entièrement l’attribution de sens construits ou cherchés à posteriori – consistait tout simplement en une opération de lecture, est une question que je ne peux discuter ici). Parallèlement, les politiques du récit d’autres discours sociaux – en particulier les subjectivités politiques radicales, les organisations de Droits de l’Homme, les médias et les témoignages (genre alors prolifique) que ces voix mettaient en circulation - étaient caractérisés à partir d’une certaine critique universitaire comme des « totalisations de sens reproductives » tendant à obturer la sémiose sociale portant sur le passé, dans l’espace narratif clôturé du mythe [7] . Entre 1995 et 1996, un certain nombre de changements sociaux et certains événements historiques qui, tel que le suggèrent d’autres recherches [8] , déterminèrent le début d’une nouvelle période de la post-dictature, donnèrent une nouvelle impulsion à ces controverses esthétiques. D’une part, les médias et un certain nombre de voix d’agents de la répression ou de chefs militaires marquèrent la transformation de la loi marquant l’impunité [9] et de l’amnistie accordée aux tortionnaires en conviction sociale, déterminant l’entrée de nouveaux récits des faits à fort impact médiatique: en 1994, les agents du génocide relevant de l’École de Mécanique de l’Armée (Escuela de Mecánica de la Armada, ESMA) Juan Carlos Rolón et Antonio Pernías admirent face au Sénat que le kidnapping, la torture et l’assassinat avaient répondu à des ordres venant de leurs supérieurs et exécutés par eux et par le reste du personnel de l’Armée; en 1995, Horacio Verbitsky faisait connaître dans El vuelo (Le Vol) les confessions similaires, mais plus détaillées, de l’ancien capitaine Adolfo Scilingo, qui, après la publication du livre, les rendit publiques à la télévision. Les déclarations de Scilingo semblaient apporter une rupture par rapport à la version qui dominait jusqu’alors, celle du rapport de la CONADEP publié sous le nom de Nunca más (Plus Jamais) [10] , non seulement parce qu’elles brisaient le secret militaire et qu’elles s’écartaient du discours public de ce rapport, mais aussi parce qu’elles proposaient une continuité entre la subordination des militaires aux ordres illégales de leurs supérieurs et le consentement d’une “partie importante de la population” à “la barbarie qui avait eu lieu”. La même année, le commandant de l’Armée, Martín Balza, essaya, également à la télévision, de faire passer pour de l’autocritique le blanchissement des atrocités commises par les siens – une forme d’autocritique qui condamnait leur participation exclusivement au  niveau rhétorique (Verbitsky, 1995); [11] en même temps, alors que la mobilisation sociale et culturelle autour de ce problème ne cessait de croître, en partie parce que le vingtième anniversaire du coup d’État approchait [12] , le marché éditorial apportait une volumineuse série de récits et de témoignages “des années soixante-dix”, dans laquelle de nombreux anciens militants des organisations politiques radicales prenaient la parole, non pas pour raconter leur mémoire de survivants des camps ou de l’exil mais pour revenir sur l’expérience mouvementée des années ayant précédé le coup d’État de 1976 [13] ; pendant ces deux années, 1995 et 1996, un réseau national de groupes d’enfants de séquestrés et de disparus (HIJOS) faisait son apparition, introduisant une articulation inédite dans les formes de remémoration, puisqu’elle amenait sur la scène du débat des sujets culturels très différents de ceux qui avaient pris la parole jusqu’à ce moment-là : des sujets appartenant à une autre génération, qui étaient concernés par les événements parce qu’ils avaient été dépouillés de leur d’identité, identité qu’ils tentaient de reconstruire dans le présent de leurs interventions. C’est pendant cette étape, nouvelle et confuse, que les romans Villa [14] de Luis Gusmán et El fin de la historia (La fin de l’histoire) de Liliana Heker furent publiés. Dans le deuxième, une femme séquestrée et disparue tombe amoureuse de son tortionnaire et commence à collaborer avec ses bourreaux. [15] Dans Villa, le narrateur est un médecin qui travaille au Ministère d’Action Sociale et devient membre des commandos d’extermination, tout d’abord de Lopez Rega [16] , puis de la dictature: le roman, traversé par la topique récurrente du “vuelo” (le vol), imagine le discours d’un  civil qui participe directement du terrorisme d’État, et qui le fait à travers cette première personne de l’intimité, ainsi qu’à travers l’emploi du jargon caractéristique de l’appareil génocide; mais, en même temps, tel que l’a souligné Jorge Panesi, le roman de Gusmán accorde au problème du consentement civil toute sa complexité, en présentant le récit d’un sujet servile constitué dans la peur et par la peur (Panesi 2000).

A qui donner la parole

Bien entendu, je ne pense pas qu’on puisse établir des liens simples, des rapports de causalité univoques ou des analogies précises entre ces données, ou entre quelques-uns de ces événements et certains changements dans le domaine des discours sociaux sur le terrorisme d’État. Cependant, il n’est pas trop risqué de les prendre comme point de départ pour imaginer un contexte ayant des traits spécifiques, et sur lequel je ne peux proposer, maintenant, que quelques hypothèses.

La première concerne un simple problème de périodisation: vers la moitié des années quatre-vingt-dix, l’émergence d’un nouveau type de récit de la mémoire et de l’horreur, différente de celle qui avait caractérisé l’étape antérieure (marquée par le rapport connu sous le titre de Nunca más de la CONADEP [17] et par le procès intenté aux dirigeants des différentes juntes militaires en 1985 [18] ) était déjà perceptible; ces nouvelle formes de récit peuvent être identifiées autant dans les textes appartenant au genre du témoignage [19] que dans un corpus de romans. Pour tenter une organisation du corpus, on peut commencer par situer quelques titres qui en constituent le centre: Villa et Ni muerto has perdido tu nombre (Même mort tu n’as pas perdu ton nom), de Gusmán, et Dos veces junio (Deux fois juin) de Martín Kohan; à partir de ces romans, on peut proposer un modèle provisoire de description permettant d’opposer ce corpus à d’autres romans (le dernier roman de Carlos Gamerro, El secreto y las voces (Le secret et les voix), auquel je fais référence un peu plus loin ; celui, déjà cité, de Martín Prieto; Los planetas (Les planètes) de Sergio Chejfec), et d’établir ainsi dans quelle mesure il faudrait élargir le corpus, et peut-être même démanteler l’hypothèse concernant la périodisation de la production [20] . À partir du corpus initial, on peut penser une nouvelle tendance du roman de la dictature, dont les traits majeurs s’opposent à ceux qui étaient attribués au modèles préalables, identifiés (grosso modo) dans les romans de Piglia et de Saer déjà cités: maintenant (disons, à partir de Villa), on s’écarte de l’oblique, de la fragmentation ou de la codification allégorique ; et certains romans qui ont été célébrés par des circuits de consécration d’importance différente ont tenté d’élargir les possibilités narratives en racontant entièrement et de façon directe les événements et les actions les plus atroces ou ce qui semblait  impossible à raconter ; cependant, il semble indispensable d’ajouter qu’aussi bien les registres des narrateurs que les constructions de la trame ne correspondent ni à une « prose diaphane » ni à un récit linéaire – même lorsque les romans répondent à des pulsions réalistes ou littérales par rapport à ce qui est représenté. En même temps, parmi les auteurs de ces textes, certains ont manifesté leur volonté de composer un vraisemblable qui dépouillerait la représentation de sa littéralité ou de son caractère esthétique, en accord avec une sorte de prévention morale en ce qui concerne les risques idéologiques: celui qu’on pourrait appeler l’effet de beauté, c’est-à-dire,  le risque d’ouvrir, dans des romans qui essaient de raconter cet horreur, des itinéraires de lecture qui peuvent conduire à la jouissance, à la complaisance ou au plaisir, et le risque (moins clairement explicité dans les déclarations des écrivains mais, néanmoins, présent) de reproduire une morale de genre, la morale du réalisme, que ces romans reprennent partiellement dans le discours des narrateurs ou des personnages, dont la tradition implique l’existence d’un lien tendancieux, sûr et fermé entre sujet et expérience, récit et sens ; cette morale, qu’on érige afin d’éviter d’embellir l’horreur ou de donner la parole à un sujet qui sait, est liée au fait que dans certains de ces romans on construit des points de vue narratifs imaginant les voix des agents de la répression, ou de leurs complices directs, dans des contexte d’énonciation endogènes, différents de ceux qu’on leur connaissait jusqu’alors dans leurs discours publics (c’est-à-dire dans le discours de propagande de la dictature d’abord, puis dans ceux de leurs défenseurs lors des procès ou de leurs apologistes médiatiques plus tard) : le roman argentin imagine maintenant, avec une intensité et une focalisation nouvelle, la parole privée des tortionnaires, des assassins et des acteurs de la routine atroce des camps, pendant les méthodiques sessions de torture, dans la misère et les méandres quotidiens de la caserne, dans la sordide sociabilité militaire ou dans la vie de famille ; ou, parfois aussi, dans les effets les plus récents de l’impunité, le détail du “modus operandi” persistant des agents appartenant au niveau inférieur de la hiérarchie, ce qu’on appelle « la main d’œuvre sans emploi » [21]  ; les deux contraintes narratives que j’ai signalées sont, de plus, liées au fait que ces récits insistent sur la question des différents degrés existant dans la contiguïté entre ces voix et – pour le dire dans les termes d’un débat aussi classique que controversé - les argentins ordinaires qui ont collaboré, ou qui ont tacitement approuvé la répression, ou qui se sont tus et ont préféré oublier (l’effet de cette construction de contiguïté étant une représentation du monde social de la terreur comme un espace dans lequel des dichotomies telles que criminel/innocent, normalité/pathologie ou normalité/monstruosité s’effacent: les risques, donc, ne cessent de s’élargir, même si finalement ils ont une fonction dans la constitution d’une morale dans le texte). 

Il est possible que l’efficacité narrative de Villa en ce qui concerne la configuration de ces dilemmes dans la composition du récit se démarque du reste du corpus. D’une part, le personnage accorde une nouvelle fonction à la tradition borgésienne de la duplicité, de la figure de l’agent double et de l’infâme, dans laquelle cohabitent la condition de la victime et celle du victimaire; par rapport au contexte historique dans lequel cette opération est resituée, on ne peut nier qu’elle soit destinée à nous perturber et à malmener durement certaines certitudes morales de la version de l’histoire hégémonique dans les années quatre-vingt: par moments, Villa, qui n’a aucun statut militaire ni policier, pourrait être n’importe lequel de nous, un “argentin quelconque”; au travers de ces hésitations, de la résignation pusillanime et lâche avec laquelle il se donne au compromis de ce « jeu dangereux » dans le filet duquel il avait été pris, résonne donc le moment de vérité des déclarations de Scilingo que le sens commun de la démocratie aurait préféré ne pas avoir à écouter. Par ailleurs, cependant, le roman prévoit – sans distractions ni ambiguïtés définitives – un effet moral non équivoque: c’est Villa, et non pas un autre personnage, qui imagine, agit et raconte de cette façon-là, afin que, même s’il y a un moment où nous nous voyons reflétés en lui comme dans un miroir, nous comprenions à la fin que Villa vaut moins que nous, qu’il est définitivement pire que nous, et qu’il suscite en nous une répugnance supérieure à la peur qu’il nous inspire. En d’autres termes : c’est peut-être parce qu’il n’a pas été imaginé par, disons, un allemand, ou par n’importe quel autre étranger; peut-être parce qu’en outre, le fait qu’aucun criminel de la dictature n’ait connu l’échafaud est décisif : Villa n’est pas l’Otto Dietrich zur Linde de “Deutsches Requiem” de Borges [22] , et on ne peut s’attendre à ce qu’il le soit. “Dans Villa – a dit Gusmán récemment- le personnage le plus difficile n’était pas Villa, c’était un Colonel que j’avais du mal à faire parler. Il me semblait trop bon, ou trop peu engagé et il m’était difficile, du point de vue éthique” (“En Villa –ha dicho Gusmán hace poco- el personaje más difícil no era Villa, era un Coronel a quien me costaba hacerlo hablar. Se me hacía demasiado bueno, o demasiado poco comprometido y me costaba mucho, desde el punto de vista ético”. Rovner 2002). [23]

Presque l’un d’entre eux

Ni muerto has perdido tu nombre (roman publié en 2002 et présenté comme le deuxième volet d’une trilogie initiée par Villa) est un roman à énigme, avec une trame dont le dessin est proche du genre policier. Après le décès de ses grand-parents, Federico Santoro commence la quête de la mémoire de ses parents disparus; sa grand-mère ne lui a laissé qu’une prédiction avec un nom (“Un jour viendra Ana Botero et elle te racontera ce qui est arrivé”, (“Un día va a venir Ana Botero y te va a contar lo que pasó”), et le titre de propriété d’une ferme (« una chacra ») à Tala, lieu où Ana Botero était venue le chercher pour l’emmener avec elle, alors qu’il n’était qu’un nouveau né, avant que les exterminateurs ne trouvent ses parents, qui s’y étaient réfugiés avec Íñigo, un ex mari d’Ana. Entre temps, Varelita, le tortionnaire qui avait séquestrée Ana vingt ans auparavant et qui avant de la pousser à l’exil lui a fait croire que c’était elle qui, sous l’influence de narcotiques, avait livré Iñigo et les parents de Santoro, commence à la faire chanter. Varelita a maintenant une lettre, il prononce un nom et ment en prétendant connaître l’endroit où se trouve ce troisième disparu, vivant, interné sous un faux nom dans un asile. Il sait que la peur et le sentiment de culpabilité d’Ana lui interdiront de le dénoncer et l’obligeront à payer le prix qu’il demande et à s’imposer l’espoir de voir ce qui est impossible devenir vrai. Ana Botero – ce n’est pas  vraiment son nom, mais, et Varelita le sait, c’est le nom de guerre que Iñigo lui avait inventé pour quelques jours – commence à chercher Pablo Díaz : c’est le nom que l’ancien tortionnaire invente pour un Íñigo qui aurait survécu. Après la confirmation de cette macabre escroquerie, Ana retrouve le besoin de savoir tout ce qui a été passé sous silence, et va retrouver Federico. Les rues de Tala les verront passer ensemble, à la recherche de noms et de traces du passé, provoquant des retrouvailles forcées et fatales entre Varelita et son ancien associé dans l’horreur, Varela (qui s’appelle maintenant Aguirre et qui vit dans la « chacra » des Santoro, qu’il s’est appropriée comme butin de guerre). La forme du récit, pour sa part, nous permet de savoir toujours, d’une façon beaucoup plus transparente que dans Villa, de qui nous devons avoir peur, qui nous devons mépriser et qui mérite notre compassion. [24]

Dans Ni muerto has perdido tu nombre, ce qui a été oublié et ce qui a été passé sous silence de l’histoire de la répression font partie de ce qu’on raconte – disons, des conditions des personnages et de leurs biographies – mais semblent presque absents des modes de narrations: ces derniers, en revanche, explicitent les situations les plus atroces au moyen d’une économie du « nommer » et de la description que Gusmán a décrite dans un entretien comme « l’écriture sans style » (« escritura sin estilo ») d’un « narrateur presque neutre » (« de un narrador casi neutro »), résultat – dit-il – d’un « exercice presque flaubertien » (« un ejercicio casi flaubertiano »). Même s’il n’y réussit pas toujours dans Ni muerto has perdido tu nombre, Gusmán a déclaré ouvertement que le thème du roman avait exigé la mise en place de ce type de narrateur: il fallait “éviter la morale” et “l’effet moralisant” (« evitar la moraleja »), “être attentif aux adjectifs » (« ser muy cuidadoso con los adjetivos »), « éviter le style propre » (« evitar el estilo propio »), composer « un roman qui serait une pure trame » (« una novela de pura trama »); c’était le seul moyen acceptable de « raconter l’histoire du présent du point de vue de ce personnage de la dictature, un misérable » (« contar la historia del presente desde el punto de vista de ese personaje de la dictadura, tan miserable », Rovner 2002).

Martín Kohan a fait des déclarations similaires à propos de Dos veces junio, un roman explicitement relié à Villa par la citation qui sert d’épigraphe et par plusieurs aspects relevant de la réécriture. Kohan a dit:

“j’ai cherché un sujet qui puisse m’obliger – je dirais: du point de vue moral – à un autre registre, qui proposait un défi narratif. [Le roman] Est né des problèmes posés par le traitement de la dictature militaire lorsqu’on veut échapper au témoignage réaliste, à la vision des victimes, à une revendication. [...] Dans ma façon de résoudre la question du type de narrateur, l’idée est de présenter un narrateur atrocement amoral. Évidemment, le récit admet une lecture morale ultérieure, mais cet effet je voulais le susciter comme une réaction de lecture, et non pas – jamais – dans l’écriture. [...]  tout le récit est pris en charge par ce narrateur neutre” (“busqué un tema que me obligara -yo diría moralmente- a otro registro, que me planteara ese desafío narrativo. [La novela] Nació del problema de cómo trabajar el tema de la dictadura militar eludiendo el testimonio realista, la visión de las víctimas, el toque reivindicativo. [...] En la resolución mía del tipo de narrador, la idea es que fuera un narrador atrozmente amoral. Obviamente, eso admite una lectura moral posterior; pero esa carga yo quería generarla como reacción de lectura, nunca en la escritura. [...]  toda la narración está a cargo de ese narrador neutro”, Kohan 2002 a).

Or, en vérité, dans Dos veces junio, tout le récit n’est pas pris en charge par ce personnage amoral. Le principal narrateur du roman est un jeune qui fait son service militaire, qui s’est vu attribuer la tâche de chauffeur d’un médecin militaire, le docteur Mesiano. La nuit de la défaite de la sélection nationale de football face à l’équipe italienne, pendant la coupe du monde de 1978, [25] le narrateur doit trouver le docteur Mesiano pour lui dire que la direction d’un camp de concentration demande son avis concernant un cas particulier : il s’agit de décider s’il est possible de soumettre un nouveau né, dont la mère ne cède pas aux tourments et se tait, à la torture. Pendant le récit, le narrateur se limite à obéir des ordres, et, dans l’esprit de conformité du subalterne et au moyen d’une rhétorique qui est propre à ce statut, montre qu’il se complait dans le devoir accompli et dans le respect minutieux de la norme; il reproduit une version des événements auxquels il a participé qui se perçoit elle même comme neutre : après avoir déterminé que le poids du bébé ne permet pas de le torturer afin d’obtenir la confession de sa mère séquestrée et agonisante, Mesiano volera l’enfant pour le donner à sa sœur, quatre ans avant que son propre fils ne meure dans la guerre des Malouines. Ainsi, le narrateur inventé par le roman travaille contre les codes admissibles de la vraisemblance mais pas contre l’illusion référentielle: ce narrateur est impossible, il est impossible qu’un personnage tel que celui-là raconte, et il est impossible qu’il raconte cela; mais, en même temps, de la parole de celui qui raconte naît la représentation terrifiante d’une mentalité historique du présent, provoquant un certain type d’effet de réalisme face auquel cette mentalité – et rien que cette mentalité – peut se montrer, tel qu’on le voit dans le récit, imperturbable. Ce point de vue narratif – celui d’un autre historique qu’on voudrait impossible et qui, tel que le roman nous le rappelle, est toujours proche de nous – veut nous montrer qu’il est effectivement possible de raconter de façon littérale la factualité pure de l’exécution concrète, du kidnapping massif, de la torture, de la disparition et du vol de bébés méthodique et soigneusement orchestré. Il y a parmi nous, nous rappelle le roman à travers la forme de sa voix, un regard qui a pu voir les événements de cette façon-là, un sujet capable de les raconter de cette façon-là, c’est-à-dire à partir de la morale crue de l’efficacité de la méthode ; et c’est pour cette raison que de tels événements ont eu lieu. 

Or, à partir de la façon de construire et disposer la trame, le roman de Kohan organise les contiguïtés d’une représentation de l’horreur artistiquement contrôlée; je veux dire que, dans la composition, la volonté constructive de l’écriture est parfaitement perceptible : au-delà du narrateur personnage (disons: dans cet espace d’opérations entre le texte et un certain type de lecteur prévu dans ses pages), elle met l’accent sur une ligne dominante de sens; le recours n’est pas simple, mais il s’agit pourtant d’une variante compliquée de la garantie sémantique : je fais référence à la répétition, que le roman met en place à travers un système de symétries figuratives et de parallélismes entre isotopies facilement perceptibles ; de plus, ce système de répétitions est mis en relief par ce que María Teresa Gramuglio, cherchant à décrire la forme de ce récit, a appelé « une série de restrictions volontaires » (« una serie de restricciones voluntarias ») exécutées sur une « organisation rigoureuse de la syntaxe narrative » (« organización férrea de la sintaxis narrativa », Gramuglio 2002: 13). D’une part, la voix du narrateur principal alterne avec de brefs fragments de texte portant sur le football; certains reproduisent le ton triomphaliste ou nationaliste des émissions radiophoniques; d’autres, une sorte de manuel de stratégie de terrain qui fait du sport une activité adjacente de la guerre (artilleurs, attaques, défenses, flancs, manoeuvres, tirs, etc.); d’autres, répètent différentes variantes de la formation de la sélection nationale argentine de 1978 (« en prêtant une attention particulière à » leur poids, les clubs d’où ils proviennent, leur taille, les numéros, leur dates de naissance). Ils sont donc tous articulés au discours délirant de Mesiano sur l’histoire argentine, au discours du soldat-narrateur sur la « science » médicale qu’il admire chez son chef et, surtout, à l’obsession d’ordre numérique qui traverse tout le récit : à partir des titres de chaque chapitre, tout dans Dos veces junio répond à une organisation disciplinée par le calcul et tout se mesure, tout est numéroté et tout est incorporé à des listes : le nombre de spectateurs dans le stade, la population du pays, les listes de héros ou de morts au combat ; l’âge, le poids, la taille, les pulsations, les battements de cœur, les contractions, les orgasmes ou les heures passées chaque jour face à la télé, les limites et les résistances ; les dates, les horaires, les rendez-vous ; les distances, les domiciles, les zones, les juridictions ; les numéros de téléphone, les modèles de voiture, les lignes de bus, les buts en faveur de l’équipe argentine, les buts contre cette équipe, les défaites consécutives. Imperturbable, le ton du narrateur devient par conséquent exagéré dans les marges textuelles de sa voix, là où il est impossible de ne pas lire l’architecture narrative délibérée d’une autre subjectivité, qui est à l’origine de l’emphase de cette pulsion pour le système, la routine et la norme, qui joue le rôle d’une morale d’acier chez les personnages : il s’agit de « mettre de l’ordre dans les événements » avec la rigueur et la discipline d’un autre lieu commun, celui des engrenages et de la machine, qui se retrouve dans la parole de ce narrateur qui quantifie tout.

Cette constellation de contiguïtés au moyen de laquelle le roman confirme ou reconfigure une version du passé à sa façon est complétée par les références et les scènes de sexe, qui ont lieu essentiellement quand Mesiano veut “sauver la nuit” de la défaite au football face à l’Italie, en amenant son fils et le narrateur chez des prostituées. Tel qu’on peut s’y attendre, ici le sexe est mémorable lorsqu’on peut jouir de la domination violente de la victime (et lorsqu’on peut quantifier la sexualité en chiffres, le « chiffre mythique », la « marque » des cinq orgasmes masculins successifs). Toutes les rencontres sexuelles de l’histoire sont des viols, mais seuls sont racontés les viols ou les violences sexuelles feintes (le narrateur demande à la prostituée qu’il a attachée de feindre “le dégoût et l’horreur”, et elle lui répond “tu es en train de me tuer, mon petit soldat”, utilisant ainsi le même vocatif indiquant la possession employé par sa mère, les larmes aux yeux, le jour où il apprend qu’il doit faire son service militaire ; les actrices des films pornographiques projetés dans les chambres de l’hôtel où ils se trouvent font aussi semblant). Les seuls viols qui ne sont pas feints, ceux dont la femme séquestrée sera la victime, même après la torture et l’accouchement, sont annoncés mais pas racontés. Ce contrepoint permet au roman de donner forme à une faille dans l’imaginaire de l’extermination: le dangereux et inévitable lien de parenté entre le silence et la feintise. Le narrateur suit les conseils de son père au moment où il entre dans l’armée et fait presque tout le temps semblant d’ignorer, il donne raison à ses supérieurs, et, surtout, il se tait. Il sait que cette forme d’autocontrôle fait partie de la méthode qui garantit le fonctionnement du système. Mais la prisonnière qui vient d’accoucher se tait aussi, même si elle ne peut faire semblant d’ignorer, et il n’y a pas moyen de la faire parler. Elle ne prend la parole que face au narrateur (le seul qui ne pourrait pas la violer, celui qui, pour violer quelqu’un, a besoin qu’une prostituée, dont le métier consiste à faire semblant, fasse semblant d’accéder à faire semblant). Pendant qu’il attend que Mesiano décide de la question pour laquelle il a été appelé à donner son avis, le narrateur est interpellé de l’intérieur d’une cellule par le chuchotement de la voix de la mère séquestrée, qui a déduit, on ne sait comment, qu’il s’agit d’un conscrit, et elle pense qu’il pourrait donc “ne pas être l’un d’entre eux”; sauf que la parole intime de ce personnage féminin a déjà fait irruption dans le texte au moyen d’interventions fragmentaires au style indirect, provoquant un contraste extrême dans le récit, qui interrompt le registre dominant installé par le narrateur principal; grâce à cette voix marginale et divergente, nous savons que « elle a pensé un nom au cas où le bébé serait un garçon et un autre au cas où ce serait une fille, sans savoir si ces noms allaient rester ou s’ils allaient être usurpés » (« pensó un nombre por si había nacido varón, y otro nombre por si había nacido mujer, sin saber si esos nombres quedarían o serían despojados », p. 24; nous soulignons); nous savons que « elle s’est obligée à ne pas penser qu’à cet endroit il pouvait y avoir quelqu’un qui s’occuperait d’elle » (“se obligó a no creer que en ese lugar podía haber alguien que cuidara de ella”, p. 36); nous savons que c’est elle qui pense que « Il ne lui restait presque pas de corps où ils pourraient la tuer » (“Casi no le quedaba cuerpo donde pudiesen matarla”) et d’autres choses que, dit le texte, « traversaient confusément son esprit » (“confusamente por la cabeza” p. 53); cette voix est donc le lieu où une perspective qui n’est pas celle du narrateur principal se déplace vers le niveau de la narration pour confirmer une interprétation qui évite que le roman ne devienne politique et moralement inacceptable. Dans les fragments de la discussion tendue et secrète que le soldat et la victime ont cette nuit-là dans le centre de détention (“chupadero”), le premier ne veut pas savoir, et, tout en l’insultant, lui demande de se taire ; elle, en revanche, insiste pour qu’il sache tout, et répète, sous forme d’affirmation, une phrase qui ressemble plutôt a une question, et qui est une prière non feinte, même si nous savons que cela n’est pas vrai : « Tu n’es pas l’un d’entre eux » (“Vos no sos uno de ellos”). Plus loin, vers la fin du roman, nous saurons que la femme lui a donné, outre un numéro de téléphone, un nom; pas un de ceux qu’elle a tu face à ses tortionnaires, mais celui qu’elle a choisi pour son fils. [26] Le narrateur, qui est déjà presque devenu « l’un d’entre eux », saura taire ce qu’il est le seul à savoir mais qu’il n’a pas oublié. Et je dis « presque » parce que le soldat narrateur de Dos veces junio conserve, du début à la fin, cette imperceptible mais décisive différence par rapport à ses maîtres : même s’il manifeste de façon non équivoque qu’il souhaite égaler son chef, il est obligé – à cause de ce qu’il sait – de tricher et de cacher qu’il triche : son observation sur l’ignorance orthographique de ses supérieurs, au début [27] ; une conversation interdite avec la prisonnière et un nom secret sur la fin.

Ces choix de l’invention de Kohan, qui reprennent le schéma de base de Villa, sont, dans mon optique, décisifs: l’intervention essentielle de cette autre voix, de la voix de cette autre, est rendue possible par le fait que le narrateur a, comme Villa, une position marginale, c’est-à-dire par le fait que ce n’est pas à partir de la voix du docteur Mesiano que se construit le récit, de la même façon que le récit de Gusmán ne se construit pas à partir de la voix d’un agent militaire de l’extermination atteint de délire messianique. Dans Villa, la victime kidnappée et torturée dont le narrateur fait la rencontre est une femme; dans les deux romans – en fonction du type de narrateur qu’ils proposent – la victime parle, et elle emploie la deuxième personne pour supplier afin d’être sauvée d’une façon quelconque; les deux romans inscrivent, au moyen du même cliché – être ou ne pas être « l’un d’entre eux » - le malentendu ou la conjecture qui permet ce dialogue secret et impossible. [28]

Ce que Kohan appelle « lecture morale ultérieure” (« lectura moral posterior ») n’est donc pas extérieur au récit, et ne se trouve même pas exclusivement dans l’instance d’un lecteur prévu ou postulé dans la composition; cette morale se trouve aussi dans la présence décisive de cette autre narratrice dont les interventions ponctuelles orientent l’interprétation de façon non équivoque.

La poétique de ces deux romanciers tente de composer des représentations de l’horreur non reproductives sur le plan rhétorique; mais les effets perturbateurs qu’elles ouvrent, à partir de l’incertitude de cette mémoire équivoque qu’ils commencent à explorer, sont compensés à travers l’objectif, établi, lui aussi, dans les formes du récit, de conduire le discours de la mémoire par l’itinéraire des certitudes disponibles. Bien entendu, loin de résoudre la question de comment raconter de telles expériences, cet objectif fait de ces romans un terrain de conflits rhétoriques, esthétiques et idéologiques, qu’eux-mêmes rendent plus complexe, et qu’ils laissent ouvert. En ce sens, tout comme les façons dont elles sont généralement lues et discutées, ces esthétiques du récit restent sujettes au dilemme beauté du mot/mot juste (“palabra bella / palabra justa »), et, en conséquence, à la constellation de croyances qui dans le champ de la culture critique et moderniste, et au moins jusqu’aux années soixante et soixante dix, obturait les possibilités de penser les connexions entre littérature et expérience historique. Je pense au lien qui unit ce dilemme (beauté du mot/mot juste), à un autre dilemme, sans pouvoir le résoudre ni arriver à faire en sorte qu’on l’abandonne, mais qui – bien entendu – ne constitue pas non plus sa répétition. Lors d’une discussion sur ces questions, quelqu’un m’a proposé récemment la question suivante : qui écrira El fiord de la dictature ? (“¿quién escribirá El fiord de la dictadura?”) L’occurrence, cela va de soi, semble destinée à signaler les limites, les contraintes, les calculs et les contrôles que s’impose le type de romans pris ici en considération, à partir du présupposé, très discutable, qu’un récit architectonique ou structuré comme celui d’Osvaldo Lamborghini se livre à une discursivité sans contrôle idéologique de la mémoire de l’expérience de la violence politique (ce qui lui permettrait d’échapper à la morale allégorique et téleologique du récit moderne) [29] . Or, il est très probable que la force et la provocation contenues dans cette question qui fait référence à  Lamborghini se trouvent essentiellement dans son irréductible anachronisme: pour le sens commun culturel des lecteurs possibles de El fiord au seuil des années soixante, l’extrême inimaginable de l’exercice de la violence politique sur les corps se trouve dans le texte de Lamborghini plutôt que – et avant que -  dans l’expérience historique pour laquelle le récit préfigure un horizon propre exorbitant. Dans le cas de ces romans, en revanche, nous sommes face au rapport inverse : la conviction culturelle de que ce qui est effectivement arrivé sera toujours excessif par rapport à n’importe quel langage narratif qui tentera de le dire fonctionne comme un mandat auquel on ne peut faire appel. En ce sens, l’idée même d’un “fiord de la dictature” pourrait apparaître comme une variante de la banalisation du mal. En d’autres termes: à la lumière de ces romans, les attentes qu’on pourrait encourager en ce qui concerne le futur plus ou  moins proche de la littérature argentine semblent devoir être confrontées aux mêmes limites qui marquent la mémoire culturelle et sociale du présent à propos de l’horreur de la dictature. On pourrait supposer que ces limites ne sont rien d’autre qu’un avatar des conditions de possibilité du récit de l’histoire en tant que genre de la modernité: son caractère moral intrinsèque, qui préférerait concéder à la simple littérature le monopole du pur événement verbal de l’expérience, parce qu’il ne pourrait imaginer un récit de l’événement réel du passé qui soit étranger au régime de la morale, y compris lorsqu’il s’agit d’un récit imaginaire. [30] Mais, en même temps, cette limite pourrait être interrogée à partir d’un regard historique moins généralisant, plus circonscrit. J’ai suggéré auparavant qu’à ma connaissance la littérature argentine n’a pas écrit (n’aurait pas pu écrire) un “Deutsches Requiem” de la dictature. On nous dit que l’historiographie a pour habitude de se méfier de l’imagination contrefactuelle, mais je ne peux me résigner à renoncer à ce que, dans le cas présent, son exercice pourrait nous permettre d’entrevoir; je veux dire qu’au fond les conditions qui expliquent ces limites des récits de la dictature ne relèvent peut-être que d’une question politique, celle que la routine de la parole sociale de ces dernières années appelle “impunité”; faisant référence à la singulière position de rejet du nazisme qu’on peut lire dans les fictions du Borges des années quarante, Annick Louis a utilisé la notion de poétique de “l’équivoque », et l’a opposée à la confusion sur le plan idéologique et à l’ambivalence sur le plan sémiotique: “l’équivoque est ce dont le sens es difficile à déterminer, qui se produit dans l’intention de faire obstacle à l’interprétation ” (Louis 2000: 65). Je ne saurais dire à quel point le procès public de l’histoire contre le nazisme a été non équivoque par rapport à l’horizon culturel du présent argentin des années quarante, ni dans quelle mesure cette expérimentation borgésienne qui donne la parole au directeur d’un camp de concentration était étrangère au danger d’une confusion idéologique (même si les proposition de Louis à propos de ces questions sont convaincantes); [31] par contre, il semble évident que le récit littéraire sur la dernière dictature argentine, tout comme le reste des récits sur cette expérience, a opéré, jusqu’à présent, sur l’horizon d’une réalité politique, judiciaire et morale qui persiste dans son caractère équivoque, confus et incertain. Mais peut-être faut-il considérer aussi un autre horizon, parce que s’il est évident que ces romans constituent une innovation par rapport aux structures narratives fictionnelles utilisées dans la littérature argentine auparavant pour raconter cette expérience,  il semble, en revanche, plus discutable qu’on puisse y lire quelque nouveauté relative à l’histoire littéraire elle-même – à l’histoire des esthétiques du récit argentin au sens strict. Pour répondre à de telles interrogations il serait nécessaire de les resituer dans un corpus plus large, dont le critère d’inclusion ne soit pas l’expérience historique qu’on essaie de raconter mais les lignes de rénovation ou de rupture des poétiques du récit des dernières années du XX siècle; [32] et, en même temps, le débat sur la productivité ou l’anachronisme des retours irréguliers de la littérature argentine à la lointaine et presque étrangère tradition du réalisme.

Coda (1996 / 2002)

En 1996, peu après la publication de Villa, parut le roman de Liliana Heker El fin de la historia. La stratégie narrative à travers laquelle ce livre fait face au conflit sur la façon de raconter l’horreur de la dictature est le procédé habituel qui consiste à présenter à la fois l’histoire et le récit de l’histoire: Diana Glass écrit le récit de ses doutes, de ses vacillations et de ses recherches concernant l’histoire, qu’elle essaie de raconter, de son amie Leonora Ordaz, une « guerrillera » militant dans le groupe des Montoneros qui, séquestrée par un commando de la dictature, passe du côté des victimaires et, étant tombée amoureuse d’un de ses tortionnaires, collabore avec eux.  Même si la forme du roman relève essentiellement des canons habituels du récit réaliste, après la sortie du livre, pendant les semaines de sa promotion, Heker a expliqué son objectif dans les termes d’une poétique de l’ambiguïté qui, à la lumière du texte, il faudrait attribuer plutôt à sa conception de certaines apparences des événements historiques qu’à sa conception de la littérature :

Il se trouve que face à la mort comme politique officielle, face au crime et à la torture il existe une seule réponse possible : l’opposition absolue et sans nuances. Mais les réponses consignées n’ont pas besoin de la littérature. La littérature n’a pas non plus besoin d’elles: de façon perverse, elle cherchera à confirmer le fait que, incrustées dans l’horreur qu’elles constituent, les histoires privées, répugnantes, mais à la fois fuyantes, qui semblent se retourner dès qu’on s’en approche, susciter leur propre système de défense, défigurer leur vrai visage. Disons, par exemple : celui que nous appelons un traître n’est jamais un traître face à lui-même; son discours nous le révélera comme quelqu’un qui agit de la seule façon possible dans une circonstance déterminée [...] Comment raconter ce traître ? [...] j’ai cherché en dehors du texte, avant tout, un fait littéraire, avec tout ce que cela implique en sinuosité et en ambiguïté. (« Ocurre que ante la muerte como política oficial, ocurre que ante el crimen y la tortura existe una sola respuesta posible: la oposición absoluta y sin atenuantes. Pero las respuestas consensuadas no necesitan de la literatura. Ni la literatura necesita de ellas: aviesamente buscará comprobar que, enquistadas en el horror, constituyéndolo, hay historias privadas, repugnantes pero al mismo tiempo tan resbaladizas que apenas uno se acerca a ellas, parecen darse vuelta, generar sus propias defensas, desfigurar su verdadera cara. Digamos, por ejemplo: aquel a quien llamamos traidor nunca es un traidor para sí mismo; su discurso nos lo revelará como actuando de la única manera posible en que se puede actuar en una circunstancia dada [...] ¿Cómo contar a ese traidor? [...] he buscado que el texto fuera, ante todo, un hecho literario, con todo lo que esto implica de sinuoso y ambiguo. » Heker 1996a: 6).

Tel qu’on peut le voir, Heker ignore le caractère équivoque de la figure du traître dans la tradition littéraire à laquelle elle appartient (il suffit de penser à Roberto Arlt et à Borges) et – plutôt que de rendre plus ambiguë cette figure – elle la simplifie ; c’est ainsi qu’elle postule une représentation narrative d’une certaine vision de quelques aspects atroces de l’expérience historique, ceux que le consensus du discours social n’essaie pas de problématiser et de rendre complexes; ce n’est pas tant l’exploration littéraire que la fiction qui pourrait opérer sur l’expérience. [33] D’une façon similaire, dans le roman, Diana Glass finit par comprendre que le principal dilemme qui l’a amenée à raconter cette histoire était un faux dilemme, c’est-à-dire qu’au-delà des apparences, son amie Leonora présentait, bien avant la délation et la trahison, les traits d’une subjectivité compatible avec l’exercice de l’horreur – et que, donc, l’ambiguïté, et même la trahison, ne décrivaient pas le vrai caractère, toujours identique à lui-même, de son amie. Ainsi, la déclaration d’intentions de Heker est une description qui souligne la portée et la pression que la perspective idéologique anti-dictature (conçues le plus souvent, en termes d’étique, ce qui permet de lui accorder un statut supérieur à celui de l’idéologie) a en général pour les romanciers argentins qui ont tenté de raconter l’horreur de la dictature. Cette question me paraît plus importante que la controverse suscitée par le roman de Heker lors de sa première édition, qui correspondait à une interrogation sur  la position politique et idéologique à propos des événements racontés par celui qui, parmi les divers types de faits différents de ce passé, choisit de raconter la trahison d’une victime et qui, par ailleurs, prenait le risque de restituer, de façon plus ou moins inaperçue, une confirmation de l’idée de la défaite ou, pire encore, de la théorie des deux démons. [34] El fin de la historia s’écarte sans doute d’un point spécifique du discours du consensus des années quatre-vingt sur la question des Droits de l’Homme, qui comprenait l’interdiction implicite de parler de la part de responsabilité qui pourrait être attribuée aux victimes – les militants d’organisations révolutionnaires armées – en ce qui concerne le climat de violence politique des années soixante-dix- [35] . Mais, bien que le choix d’un type d’événement au lieu d’un autre ait une incidence sur les effets idéologiques d’un récit, il ne touche pas nécessairement à la question principale, celle des façons de raconter, celle de la façon dont la configuration littéraire de l’expérience disloque l’idéologie et, en même temps, la réorganise (ou bien, pour finir, la confirme), sans ébranler, dans ce cas, plus que de façon provisoire – plutôt dans les hésitations de certains personnages que dans la perspective du récit – les “réponses consensuelles” de la morale de l’histoire. L’histoire a, finalement, un sens, nous dit le roman, et la littérature est-là pour contribuer à le dévoiler sans prendre garde aux schématisations des faits et des sujets historiques auxquels se rattache la construction sociale des réponses ou des consignes indiquant le consensus.

Vers la fin de l’année 2002, Carlos Gamerro publia El secreto y las voces, un roman proche de Ni muerto has perdido tu nombre, situé également dans un contexte historique marqué par l’émergence de l’association “HIJOS de detenidos-desaparecidos” (FILS des séquestrés-disparus), et dont l’action se situe dans un de ces petits villages de province, éloignés de la capitale et isolé, où le terrorisme d’État sévit aussi. Dans ce livre Gamerro développe une autre formule narrative: une sociographie dialectique de la complicité. Fefe retourne au minuscule village de la province de Santa Fe où il passait habituellement l’été pendant son enfance et son adolescence, chez ses grand-parents maternels; sous le prétexte de chercher du matériel pour un roman de type vaguement policier, il entreprend une longue série d’entretiens avec différents habitants de Malihuel: il veut connaître tous les détails sur Darío Ezcurra, le “disparu” du village, un fêtard, beau, coureur, et jeune pour l’éternité, qui avait su suscité la rancune de parents, de maris et de bons citoyens, fournissant ainsi une excuse au commissaire pour faire de lui “le petit grain de sable” qui devait être la contribution de Malihuel à la liste des 30.000 disparus: Ezcurra s’était servi, dans certaines de ses collaborations de journaux, de la rhétorique soixante-huitarde de la libération nationale, essentiellement dirigée contre un des grands propriétaires terriens de la zone, une façon comme tant d’autres de faire de la provocation. Fefe interroge tous les vivants, et, à travers eux, quelques morts: ses propres amis d’enfance, les amis d’Ezcurra qui ont déjà la cinquantaine, les notables du village, le propriétaire de l’unique usine du coin, les médecins, le maître du lycée, un ancien policier, les voisines et les dames aisées, les vieilles filles et les veuves, la guérisseuse, le patron de l’hôtel de passage, les habitués du bar, le pharmacien, le boucher, le coiffeur, un ancien « tolard », un ancien directeur de banque, le patron du vidéo club, etc…Grâce à eux, aux contradictions et aux divergences de leurs récits, Fefe reconstruit peu à peu une version des faits et découvre que le commissaire qui s’est occupé de “faire disparaître” et d’assassiner Ezcurra avait demandé auparavant leur avis à tous les habitants du village, et avait généré ainsi, sans aucun type d’opposition, une trame sociale presque complète de complicités, sous les diverses formes de la collaboration directe, de l’assentiment, de l’omission, de la peur, du faire semblant d’avoir oublié ou de l’ignorance, de la conviction d’être innocent imposée par de répugnants et misérables arguments moraux ou idéologiques. Les références littéraires se trouvent dans le texte lui-même: le Shakespeare le plus connu et cité (Malihuel sent mauvais, comme le Danemark) [36] , Fuenteovejuna, El Matadero; et la représentation proustienne de la mémoire retrouvée, qu’on cherche au moyen d’un exercice délibéré mais qui revient aussi à travers le goût des pâtes ou à travers le récit à la fois désiré et appréhendé des autres qui, presque toujours loquaces, racontent longuement et avec des détails à partir de l’invraisemblable conviction d’une entière innocence. Sous la forme d’une représentation des voix et des types que peut déployer la maîtrise d’une oreille littéraire particulièrement apte à l’inscription de voix répertoriées, on voit défiler ainsi, dans cette miniature sociodiscursive de la population de Malihuel, l’univers restreint d’une comédie humaine où l’individualisation habituelle du réalisme est à peine atteinte, parce que l’effet de composition est celui d’une frise sociographique par report métonimique: le grand enfer du “Proceso” dans un petit village. Chaque type de complice – civil, policier, curé – correspond à une position et à une des formes d’autojustification typiques, et constitue  un échantillon du reste des individus de son espèce qu’on aurait pu trouver dans n’importe quel autre endroit en Argentine; et chaque type de complice ajoute une confirmation supplémentaire aux nombreuses sentences qui, par moments, entraînent le roman vers le roman à thèse: “le crime parfait est précisément celui commis aux yeux de tous: parce qu’alors il n’y a pas de témoins, seulement des complices. […] prendre conscience du fait qu’on peut se taire à voix haute, que les commérages de tout un village peuvent fonctionner en sens inverse. Que le silence passe aussi de bouche en bouche.” (“el crimen perfecto es justamente aquél que se comete a la vista de todos: porque entonces no hay testigos, sólo cómplices. [...] darse cuenta que se puede callar en voz alta, que el chisme de pueblo puede funcionar al revés. Que el silencio también viaja de boca en boca”). Donc, le roman cumule des preuves argentines visant à prouver la véracité de la phrase de William Seward Burroughs qui lui sert d’épigraphe: “Parler c’est mentir. Vivre, c’est collaborer.” (“Hablar es mentir. Vivir es colaborar”, Gamerro 2002: 232 y 12). Ainsi, la condition idéologique de possibilité de cette galerie du consentement social avec l’horreur se trouve dans ce qu’on pourrait imaginer comme une décision qui précède l’écriture: comme si le roman postulait que tout récit littéraire sur ce sujet ne peut que prendre pour des vérités certaines et inamovibles les réponses les plus définies et les plus radicales impliquant une opposition: on est explicitement et de façon non équivoque contre toutes les formes imaginables de complicité avec la dictature, même les moins perceptibles, ou bien on est un collaborateur; bien entendu, le récit choisit d’imaginer, en fonction de ce point de départ, le cas d’une victime dont l’innocence est définitive et indiscutable; par ailleurs, la voix principale est celle d’un narrateur qui participe activement de cette conviction anti-dictatoriale non équivoque: Fefe lui-même, qui ne doute que des faits qu’il ne connaît pas et des voix étrangères, et non pas de ses croyances, et qui vers la fin du roman se promet de passer à l’action: “Je vais le dénoncer pour qu’il apparaisse sur toutes les listes des agents de la répression. Je vais me mettre en contact avec HIJOS de Buenos Aires et de Rosario. P’être qu’on peut lui faire une petite visite. Pour commencer.  Si on trouve une formule légale pour l’acculer, tant mieux, je mets mon avocat sur l’affaire”. (“Voy a denunciarlo para que aparezca en todas las lista de represores. Voy a ponerme en contacto con HIJOS de Buenos Aires y Rosario. Porai le podemos organizar un escrache. Eso para empezar. Si aparece algún resquicio legal para acosarlo pongo a trabajar a mi abogado”). [37]

De El fin de la historia à El secreto y las voces, de Villa à Dos veces junio, des quêtes et des variations du roman argentin qui se propose de raconter l’horreur de la dictature se sont succédées. Il est bien possible que pour l’histoire des récits sociaux sur cette expérience extrême le passage de la figure individuelle du collaborateur à celle collective de la complicité de la plupart des argentins soit particulièrement significatif. Mais, cela est évident, il n’est pas encore possible de clore l’évaluation, y compris dans le champ restreint de l’histoire littéraire: le corpus reste ouvert et plusieurs des traditions esthétiques et politiques disponibles pour l’enrichir ou le détourner n’ont pas encore été explorées.

 

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[1]   Une première version de ce travail a été lue lors du XII° Congrès National de Littérature Argentine (Río Gallegos, octobre 2003). À différents moments, il a bénéficié des commentaires et des critiques productives de Nora Avaro, Carlos Gazzera, Annick Louis, Rita de Grandis, Marcela Arpes et de ceux des étudiants du Séminaire de Littérature Argentine que j’ai dicté à l’Université Nationale de Patagonie Australe en octobre 2003.

[2] Juan Gelman (Buenos Aires, 1930) est considéré actuellement comme un des plus importants poètes de l’Amérique Latine. Entre 1962 et 1970, il est apparu comme un des auteurs les plus importants de ce qu’on appelle la « poesía coloquial » (“poésie colloquiale”) ou « conversasional » (“conversationnelle”), de contenu politique, dans la tradition des Poemas humanos (Poèmes humains) de César Vallejo ou de La rosa blindada (La rose blindée) de Raúl González Tuñón ; dans sa génération son nom est souvent associé à celui de Roberto Fernández Retamar et de Mario Benedetti.

[3]   Ce contexte de débats a été étudié récemment dans plusieurs travaux de recherches, parmi lesquels ceux de De Diego et Gilman sont les plus importants.

[4] Francisco Urondo (Buenos Aires, 1930-1976) est l’auteur d’une importante oeuvre poétique, liée essentiellement au mouvement qu’on appelle “invencionismo” (“l’inventionnisme”), au mouvement “Poesía Buenos Aires” des années 1950 et à la revue Zona; comme Gelman, il milita dans le groupe de guerrilla « Montoneros » ; il fut tué dans un affrontement avec un commando de l’armée.

[5]   Voir en particulier AAVV, Ficción y política. La narrativa argentina durante el proceso militar (1987); et Sosnowski, Saúl (1988).

[6] Le gouvernement établit par la Junte Militaire en 1976 s’attribua le nom de “Processus de réorganisation nationale”, d’où le fait que l’emploie du mot “Proceso” pour désigner cette période soit devenu courant en Argentine. En espagnol, on utilise le même mot pour processus et pour procès, ce qui rend très ambiguë la formule (Note de la Traductrice).

[7]   J’ai étudié ces caractérisations dans “DICTADURAS, MEMORIA Y MODOS DE NARRAR:  CONFINES, PUNTO DE VISTA, REVISTA DE CRÍTICA CULTURAL, H.I.J.O.S”, sous presse, Revista Iberoamericana, Pittsburg.

[8] Voir Sonderéguer, María, “Historia y memoria en los relatos del pasado reciente”, (Sondereguer 2002: 355-389); María Dolores Béjar dans la série “Dossier Educación y Memoria”, publication qui accompagne la revue Puentes de la Commission Provinciale pour la Mémoire de la Province de Buenos Aires, et Sandra Raggio dans son projet de Maîtrise (inédit) proposent une périodisation dont la dernière “phase”, qu’elles appellent “de la Mémoire”, commence en 1995 avec les aveux officiels de l’ancien officier de l’Armée Adolfo Scilingo et avec les autres événements ici mentionnés.

[9] Cette loi est connue sous le nom de « Ley de punto final » (littéralement : « Loi du point final »). (Note de la traductrice)

[10] Voir note 15.

[11]   Je suggère donc que ce type de déclaration semble trouver sa condition de possibilité dans la clôture des procès aux anciens agents de la répression dans les tribunaux civils, raison pour laquelle ces déclarations ne pouvaient avoir de conséquences pénales. En même temps, elles font partie de nouvelles conditions de discursivité sociale sur le sujet; pendant la période précédente, entre 1984 et 1990, les possibilités d’un récit social de la dictature se trouvaient fortement limitées par deux circonstances: d’une part, une conjoncture encouragée par une simple et raisonnable prédictibilité de l’histoire, celle qui considérait que le cycle constitutionnel récemment imposé pouvait être interrompu par un nouveau coup d’état militaire; d’autre part, l’argument juridique qui, aux yeux de la loi et de l’opinion publique, devait permettre de juger et de condamner les agents du génocide: leurs victimes avaient été séquestrées, torturées et assassinées dans un état juridique d’innocence, c’est-à-dire sans avoir été préalablement soumises à un procès (ce qui impliquait que toute référence aux liens de certaines victimes avec des organisations politiques illégales armées était associée aux arguments du terrorisme militaire).

[12]   Ce climat de mobilisation aboutit à deux actes commémoratifs réalisés à la Place de Mai, le samedi 23 et le dimanche 24 mars 1996, connus depuis sous le nom de “[actes de ] la place des 20 ans” [vingtième anniversaire du coup du 24 mars 1976].

[13]   Parmi les plus remarquables se trouvent les trois tomes de La Voluntad (La volonté), compilés par Eduardo Anguita et Martín Caparrós, dont le premier parut en mars 1997 (Anguita et Caparrós 1997).

[14] “Villa” est, dans le roman, le prénom du personnage, mais en Argentine le mot signifie aussi “bidon-ville”. (Note de la Traductrice)

[15] Je reviens un peu plus loin sur ce roman de Heker.

[16] José López Rega, qui avait été le secrétaire personnel de Juan Perón, fut son Ministre de “Bienestar Social” (Bien-être social), puis, celui de sa veuve, Isabel Martínez de Perón, qui devint présidente après la mort de son mari en 1974. López Rega commandait, depuis son Ministère, l’organisation d’extrême droite connue sous le nom de “Triple A” (Association Anticommuniste Argentine), une organisation armée agissant en marge de la légalité, qui avait pour objectif de persécuter, de menacer et d’assassiner les opposants politiques ; les activités de la Triple A constituèrent le prélude de la répression systématique entreprise par les Forces Armées à partir du 24 mars 1976.

[17] La Commission Nationale pour la Disparition de Personnes (CONADEP) fut créée par le Président constitutionnel Raúl Alfonsín peu après son arrivée au gouvernement à la fin de l’année 1983. Présidée par l’écrivain Ernesto Sábato et constituée de personnalités liées à la défense des Droits Humains, la Commission produisit le rapport connu sous le titre de Nunca más (Plus jamais), dans lequel sont publiés des détails et des témoignages sur la disparition de plusieurs milliers de citoyens pendant la dictature militaire mise en place en 1976.

[18]   À la lumière de ces hypothèses, la périodisation proposée par María Teresa Gramuglio pourrait être revue; celle-ci classe les romans de Gusmán et de Kohan dans une étape qui commencerait après la « rupture abrupte » des recherches de la CONADEP et des procès aux dirigeants des juntes (Gramuglio 2002). En revanche, l’hypothèse gagnerait en complexité à partir de la proposition faite par Margarita Merbilhaá et moi-même à partir de l’analyse de Glosa, mais surtout du cas de Lo imborrable, le roman de 1993 de Juan José Saer (Dalmaroni et Merbilhaá 2000).

[19] J’ai essayé de réfléchir à la question dans un travail déjà mentionné, “DICTADURAS, MEMORIA Y MODOS DE NARRAR” (« Dictature, mémoire et modes du récit »), publié dans mon livre Le mot juste, en particulier dans l’annexe sur “HIJOS”; et dans un essai resté inédit, “Yo quedo implicada con el arma” (« Je suis impliquée par les armes »), dans lequel j’analyse un livre de récits de rêves d’un membre de HIJOS publié en 1996.

[20]   Une donnée qui mérite au moins d’être rappelée est le fait que trois des romans du corpus qui présentent le plus de similarités entre eux  (le deuxième de Gusmán, celui de Kohan et celui de Gamerro) ont été publiés en 2002, date de la publication de Hugo Vezzetti, Pasado y Presente. Guerra, dictadura y sociedad en la Argentina, cité par Gramuglio en fonction de cette “rupture” de 1984-1985 (Vezzetti 2002). Dans un travail antérieur j’avais fait référence au livre de Vezzetti au moment où j’analysais la question de l’attention portée par la culture au consentement de la population vis-à-vis de la politique d’extermination de la dictature (Dalmaroni 2002).

[21] À partir des années 1980, l’expression “mano de obra desocupada” (main d’oeuvre au chômage ou sans emploi) s’est cristallisée pour faire référence aux anciens membres des commandos armés ayant participé à la répression, ainsi qu’aux agents des services secrets de la dictature.

[22] Dans ce récit de Borges, un criminel nazi responsable des atrocités commises dans un camp d’extermination, qui a déjà été jugé et condamné à la peine de mort, essaie – faisant preuve d’une solide conviction – de justifier ses actes, peu de temps avant d’être conduit à l’échafaud.

[23]   Annick Louis suggère qu’il serait nécessaire, afin de ne pas simplifier la question, de poser que le récit de Borges n’est  pas un récit réaliste; il est aussi possible de dire que la tradition initiée par ce récit ouvre la possibilité d’une flexion réaliste, tel que le remarque Gusmán faisant référence à la possibilité, inquiétante mais concevable, de faire parler le colonel.

[24]   Il y a, cependant, une stratégie narrative qu’il convient de signaler, qui n’est pas secondaire si on pense au titre du roman, et c’est précisément celle des faux noms, des pseudonymes et des alias: Pablo Díaz est le nom du survivant le plus connu de ce qu’on appelle “Noche de los lápices” (« La nuit des crayons », la détention et disparition d’un groupe d’étudiants du secondaire à La Plata en 1977); “Varela Varelita” est le bar où Carlos « Chacho » Álvarez, dirigeant principal du mouvement de centre-gauche démocratique des années quatre-vingt-dix et vice-président de la nation entre 1999 et 2001, avait l’habitude de prendre son petit-déjeuner.  Dans ces « détails” du roman, pourtant, l’exercice de l’ironie et de l’humour macabre reste associé au discours des victimaires.

[25] La Coupe de Monde de la sélection de la FIFA eut lieu cette année-là en Argentine sous la dictature militaire.

[26] Dans la deuxième et dernière partie du roman, “TRENTE DU SIX (EPILOGUE)” (“TREINTA DEL SEIS (EPÍLOGO)”), chapitre “Six”, paragraphe  “IX” c’est le “je” du narrateur personnage qui sait, en son for intérieur, que l’enfant que les parents qui se le sont appropriés appellent “Antonio”, s’appelle “Guillermo” (p. 178).

[27] Personne ne saura que le narrateur a corrigé en cachette la phrase qu’il a trouvée dans le cahier de communications de l’unité militaire à laquelle il est attaché; destinée à Mesiano, il s’agit de la transcription d’une communication téléphonique faite par un sous-officier : « À quel âge peut-on commenser à torturer un enfant ? »  (“¿A qué edad se puede empesar a torturar a un niño?”, Kohan 2002: 11) L’erreur (en espagnol le verbe “empezar” s’écrit avec un “z”) traduit le caractère déficitaire de l’alphabétisation du sous-officier, et, de surplus, son appartenance à un milieu socioculturel inférieur. (ce pourquoi on traduit « empesar » par « commenser », Note de la traductrice).

[28]   Villa se demande comment la séquestrée agonisante “en était arrivé à penser que je n’étais pas l’un d’entre eux” (“podía haber pensado que yo no era uno de ellos”, Gusmán 1995: 162). Je ne m’arrête pas ici sur les nombreux autres aspects de Villa que Kohan réécrit ou qu’il utilise de différentes façons dans son roman.

[29] Osvaldo Lamborghini (Buenos Aires, 1940-Barcelone 1984) est devenu un auteur culte à partir de la publication de sa nouvelle, ou roman bref,  “El fiord » en 1969. Le texte semblait inaugurer une nouvelle forme d’expérimentation d’avant-garde, une sorte d’hyper-expressionnisme politique violent et amoral à l’extrême, aussi bien à cause des défis contre tous les lieux communs des discours politiques qu’en ce qui concerne les formes de la langue et les traditions littéraires.

[30]   Je n’ignore pas la densité des nombreuses et diverses perspectives qui s’inscrivent dans l’usage que je fais, dès le titre de mon article, du terme « morale ». Afin de commencer à définir la notion, je précise que je voudrais faire référence essentiellement à un trait de la littérature moderne que l’histoire littéraire connaît bien –  travaillé par Auerbach et Barthes, sans oublier Lukács, Bakhtine, R. Williams et de nombreux autres – et que, tel que l’a signalé à raison Haydn White, peut être considéré  comme un trait essentiel de la condition moderne elle-même, c’est-à-dire de notre condition historique, puisqu’il se situe aussi bien dans la philosophie moderne que dans le récit de l’historiographie moderne. Je fais référence au lien constitutif, d’autoimplication, entre la légitimité politique, l’État moderne ou l’ordre collectif désiré – c’est-à-dire, telos social – et récit, historique ou fictionnel, un lien que la modernité construit et adopte. Sans adhérer aux thèses de White à propos de l’histoire, on peut, cependant, adopter sa description de ce rapport, qu’il définit de la façon suivante :  “...once we have been alerted to the intimate relationship that Hegel suggests exists between law, historicality, and narrativity, we cannot but be struck by the frequency with which narrativity, whether of the fictionaal or the factual sort, presupposes the existence of a legal system against which or on behalf of which the typical agents of a narrative account militate. [...] then it seems possible to conclude that every historical narrative has as its latent or manifest purposes the desire to moralizw the events of which it treats [...] ... ...And this suggests that narrativity, certainly in factual storytelling and probably in fictional storytelling as well, is intimately related to, if not a function of, the impulse to moralize reality, that is, to identify it with the social system that is the source of any morality that we can imagine.” (White 1990: 13-14).

[31]   Il va de soi qu’il y a toute une autre série de questions à prendre en compte: le fait, déjà signalé, que le texte de Borges n’est pas réaliste, est une des plus importantes; mais il y a aussi les interventions sous forme de note en bas de page de “l’éditeur” du texte du nazi, et les équivoques qu’elles mettent en place.

[32] Par exemple, si on faisait intervenir dans cette discussion la thèse d’après laquelle la poétique de César Aira représente la dernière rupture historique importante de la littérature argentine (il n’a pas lieu d’examiner ici à quel point cette thèse peut être controversée), on arriverait à la conclusion que les esthétiques des romans pris en compte dans cet essai appartiennent à une temporalité littéraire antérieure.

[33]   Il va de soi que je ne veux pas dire que Heker ignore cette tradition parce qu’elle ne la connaît pas, car cela est improbable, et même impossible.

[34]   Voir, par exemple, le polémique texte sur le roman de Graciela Daleo, une ancienne militante de l’organisation de « guerrilla » Montoneros, arrêtée et disparue (“detenida-desaparecida”) dans les locaux de l’ESMA, puis libérée par ses geôliers (Daleo 1996).

[35] Voir la note 6.

[36] Le nom du village est composé du mot “mali” et de “huel” qui renvoie au verbe “oler” au présent de l’indicatif (Note de la traductrice).

[37] Il s’agit de Greco, le sous-commissaire, co-auteur du meurtre d’Ezcurra avec le commissaire Neri (décédé depuis),  qui était le contact entre la police et les militaires.

 

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