«Postures» d’auteur et poétique
(Ajar, Rousseau, Céline, Houellebecq)

 

par Jérôme Meizoz
Universités de Lausanne et Genève

Comment formuler des propositions de méthode cumulant les acquis de la poétique et ceux de la sociologie de la culture sans retomber d’une part dans le déterminisme des théories du reflet, ni, de l’autre, reconduire le schisme théorique prononcé par Barthes dans «Histoire ou littérature ?» en 1960 ?[1].

La notion de posture d’auteur semble ouvrir une voie en ce domaine. Parions qu’elle peut offrir un nouvel interface commun aux poéticiens, rhétoriciens et sociologues de la culture. En effet, il s’agira de montrer ici, à l’aide de divers exemples, que cette notion permet une complexe mise en relation du champ littéraire, de l’auteur et de la singularité formelle des textes.

Position vs posture

Mais qu’entend-on ici par «posture» ? Elle constitue selon Alain Viala — qui reformule une notion utilisée au passage par Bourdieu (1992) — une manière singulière d’occuper une «position» objective dans un champ, balisée quant à elle par des variables sociologiques (Viala & Molinié 1993 : 216). Une façon personnelle d’investir ou d’habiter un rôle voire un statut: un auteur rejoue ou renégocie sa «position» dans le champ littéraire par divers modes de présentation de soi ou «posture».

Exemple : Romain Gary réinvente son identité auctoriale sous le pseudonyme d’Emile Ajar. Il se dote ainsi d’une nouvelle posture et signe dans les années 1970 quatre romans aux motifs et au style très distincts de ceux de Gary, caractérisés notamment par une stylisation du langage familier, jeune et urbain (La Vie devant soi, 1975) :

«J’étais un auteur classé, catalogué… J’étais las de l’image de Romain Gary qu’on m’avait collée sur le dos une fois pour toutes depuis trente ans.»[2].

Le pseudonyme autorise une auto-création, sur le modèle du Phénix renaissant : le mot “ajar” est censé signifier “braise” en russe (ce qui est faux), et “gary“ désignant l’impératif du verbe russe “brûler”... Lorsque en 1912 Freddy Sauser veut renaître par la littérature, il s’invente aussi un pseudonyme qui file la même métaphore (braise et cendres) : Blaise Cendrars. Pensons aussi à Beyle et Brûlard. Le pseudonyme, si fréquent dans la tradition littéraire, apparaît comme un indice postural.

Dans la notion de «posture» d’auteur telle que je l’ai utilisée lors de plusieurs travaux (Meizoz 2001, 2003d), j’inclus inséparablement deux dimensions:

1- une dimension non-discursive (l’ensemble des conduites non-verbales de présentation de soi: vêtements, allures, etc.).

2- une dimension discursive (l’ethos discursif).

Ainsi, pour le dire sous forme synthétique, la posture inclut les conduites non-verbales de présentation de soi et l’ethos discursif. Etudier une posture d’auteur dans le champ littéraire suppose alors un double terrain d’observation simultané :

1— L’aspect comportemental et non-verbal de la posture, à savoir la présentation de soi de l’auteur (les «airs» qu’il se donne ou le «look», un ethos au sens weberien, etc.) dans les contextes où il incarne sa fonction (entretiens aux médias, discours de réception, etc.). Le terrain de recherche serait alors constitué par les variations sur les statuts auctoriaux inscrites dans l’histoire du champ : l’académicien, le poète-lauréat (au double sens de lauréat d’un prix, et de poet laureate, stipendié par la couronne anglaise, aujourd’hui encore, pour tresser ses louanges) le galant, l’honnête homme, le dandy, etc. (Bénichou 1973 ou Heinich 2000). Ceux-ci peuvent être considérés comme un répertoire historique de conduites auctoriales affichées, détournées voire singées par laposture.

Exemple : les choix vestimentaires de Jean-Jacques Rousseau. Les Confessions racontent la première représentation, devant le Roi, du Devin du Village, le 18 octobre 1752. Le Roi et la Pompadour y assistent à Fontainebleau, en présence de Rousseau installé aux loges. En ce lieu de haute sociabilité, où tout est fait pour voir et être vu, Rousseau prend conscience de sa tenue vestimentaire inadéquate et fait l’expérience étrange d’imposer à la sphère publique régie par la convention d’«honnêteté», des éléments appartenant à la sphère privée. C’est alors que l’obsédante question de la “place” (sociale), centrale dans sa pensée, se pose pour être résolue par un décret décisif pour l’avenir :

“J’étais ce jour-là dans le même équipage négligé qui m’était ordinaire ; grande barbe et perruque assez mal peignée. Prenant ce défaut de décence pour un acte de courage, j’entrais de cette façon dans la même salle où devaient arriver peu de temps après le Roi, la Reine, la famille royale et toute la Cour. J’allais m’établir dans la loge où me conduisit M. de Cury, et qui était la sienne. C’était une grande loge sur le théâtre vis-à-vis une petite loge plus élevée, où se plaça le Roi avec Madame de Pompadour. Environné de Dames et seul d’homme sur le devant de la Loge, je ne pouvais douter qu’on ne m’eût mis là précisément pour être en vue. Quand on eut allumé, me voyant dans cet équipage au milieu de gens tous excessivement parés, je commençai d’être mal-à-mon-aise : je me demandai si j’étais à ma place, si j’y étais mis convenablement ? et après quelques minutes d’inquiétude, je me répondis, oui, avec une intrépidité qui venait peut-être plus de l’impossibilité de m’en dédire que de la force de mes raisons. Je me dis, je suis à ma place, puisque je vois jouer ma pièce, que j’y suis invité, que je ne l’ai faite que pour cela, et qu’après tout personne n’a plus de droit que moi-même à jouir du fruit de mon travail et de mes talents. Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux ni pis. Si je recommence à m’asservir à l’opinion dans quelque chose, m’y voilà bientôt asservi derechef en tout. Pour être toujours moi-même je ne dois rougir en quelque lieu que ce soit d’être mis selon l’état que j’ai choisi ; mon extérieur est simple et négligé, mais ni crasseux, ni mal propre ; la barbe ne l’est point en elle-même puisque c’est la nature qui nous la donne et que selon les temps et les modes elle est quelquefois un ornement. On me trouvera ridicule, impertinent : eh que m’importe ? Je dois savoir endurer le ridicule et le blâme, pourvu qu’ils ne soient pas mérités.” [3] (Je souligne)

Le jeune musicien arbore en public un vêtement et un port (tenue d’intérieur, barbe non rasée) en décalage avec attentes de Cour: celui censé dire son authenticité, son naturel, sa modestie. Une telle posture correspond à l‘ethos discursif que Rousseau manifeste dans plusieurs de ses écrits: celui de l’homme simple et sincère.

Dans ce récit rétrospectif, la posture surgit par défaut : d’abord gêné, le jeune compositeur finit par assumer ce qui n’était pas à l’origine pensé comme un choix, et il renverse l’ordre symbolique de l’apparence sociale. Il fait du vêtement et du corps privé le lieu de la nature authentique, et renvoie les conventions de la sphère publique au rang d’aliénations.

Rousseau remet en cause une autre échelle de valeurs propre à ce milieu : son «travail» individuel d’auteur (selon une éthique du mérite) prime la convention collective d’apparence vestimentaire (l’étiquette).

Après le grand succès du Devin, convoqué le lendemain pour une audience royale, Rousseau prolonge son parti pris de simplicité : il ne s’y rend pas et renonce de fait à la pension royale qui lui était destinée, à la grande colère de son ami Diderot qui sait qu’une pension royale, cela ne se refuse pas, à moins d’arrogance extrême. De même, en 1756, Rousseau refuse les invitations à la Cour et leur préfère la retraite de l’Ermitage : un tel repli campagnard apparaît aux contemporains comme une forme d’insolence. Rousseau se soustrait là encore aux conventions d’honnêteté, pour leur substituer un lieu d’élection, la fameuse «nature», aux antipodes des valeurs de cour. Le recours au monde naturel comme lieu électif de la vie et comme motif privilégié de l’écriture, apparaît chez Rousseau comme un autre indice postural.

Dernier investissement postural de Rousseau: en mars 1752, quelques mois avant l’affaire de la pension royale, il opte pour le métier de copiste de musique indépendant. Cette activité confirme le rang artisanal de l’auteur et son ancrage volontariste dans un peuple laborieux, que corrobore la liaison entretenue dès 1745 — malgré la nette désapprobation de ses amis — avec la lingère Thérèse Levasseur.

Par ces options, Rousseau impose une posture d’humilité vertueuse, nouvelle dans le champ littéraire, et propre à choquer les attentes de la société de Cour (Meizoz 2003 c). Cette posture, paradoxalement, retourne le handicap de la position sociale de Rousseau (étranger, pauvre, issu d’un rang modeste d’artisans, condamné à des métiers subalternes, locuteur d’un français impur, etc.). La posture inverse les stigmates de la position et la renégocie publiquement en vue. C’est de cette humble posture que Rousseau tire paradoxalement tout son orgueil d’auteur.

L’ethos discursif

Second terrain de recherche et seconde face inséparable d’une posture auctoriale : la dimension discursive de la posture, ici l’ethos discursif, étudié notamment par Dominique Maingueneau (2002) et Ruth Amossy (1999) dont je m’inspire ici. Dans la rhétorique antique, l’orateur doit, pour agir sur l’auditoire, disposer d’arguments valides (maîtriser le logos), produire un effet puissant sur lui (le pathos), mais aussi «affirmer son autorité et projeter une image de soi susceptible d’inspirer confiance.»[4] Selon Barthes, «l’orateur énonce une information et en même temps il dit : je suis ceci, je ne suis pas cela.». Autrement dit, ce sont les «airs» que se donne le locuteur par son discours (Barthes 1970 : 212 et 315). Une manière de dire qui renseigne sur une manière d’être. Comme le rappelle Maingueneau (2002), l’ethos n’est pas «dit» explicitement, du moins en général, il est «montré» ou impliqué par l’attitude de l’orateur. Dans les termes ethnométhodologiques de Goffman, cela correspondrait à la dimension verbale du «travail de figuration» (face work) de l’acteur. L’ethos tient donc à l’image de soi que le locuteur projette dans son discours afin d’emporter l’adhésion de l’auditoire.

L’orateur doit donc se présenter comme un homme de bien parlant bien, et en persuader son auditoire. Dans la Rhétorique (sect. 1378), Aristote distingue plusieurs ethè : la «phronesis» (avoir l’air pondéré), l’«eunoia» (donner une image agréable de soi) et l’«arétè» (se présenter comme un homme simple et sincère). L’«arétè» se manifeste par exemple dans le célèbre topos rhétorique du «paysan du Danube», en vogue au XVIe siècle, notamment chez Agrippa d’Aubigné.

On peut également repérer un ethos collectif à un groupe littéraire, qui, excédant les contenus explicites défendus par ce groupe, contribue à en définir toutefois l’identité : l’ethos discursif surréaliste, en 1924, est revendicateur, péremptoire, violent mais aussi ludique et ironique. L’ethos discursif galant, comme le montre Alain Viala, se caractérise par l’esprit, la légèreté, le bon goût, etc (Viala in Amossy 1999).

Cette construction de l’image de l’auteur se décline dans une dramaturgie corporelle, s’exprime par un ton, et s’analyse comme un style individuel, voire une «écriture» référée à un groupe social (Barthes).

Le terrain couvrirait alors les postures d’énonciation auctoriale, à lire également comme des prises de position dans le champ littéraire, médiatisées par un genre et des formes.

Même peu conceptualisée, la notion de «ton» semble le lieu verbal où s’articulent le locuteur, sa position et sa posture (discursive et non-discursive). Peu théorisée, cette notion appartient en fait au discours indigène des écrivains, qui y recourent abondamment pour expliciter leur projet. Les sens de la notion de «ton» (Stimmung) ont évolué au gré de l’histoire des poétiques : de Buffon, où elle relevait d’une esthétique de la convenance socialement partagée (le «ton» est l’adéquation du style et du sujet traité), elle renvoie depuis le Romantisme à une esthétique de l’émotion singulièrement éprouvée : pour Flaubert, Péguy, Céline ou Ramuz, le ton est un parti pris unique et unifiant, une manière d’investir le discours d’une émotion centrale du sujet capable de colorer l’ensemble de ses énoncés[5].

Ethos et position

Mais demeure le problème des anciennes théories du reflet : un ethos discursif reflète-t-il passivement la «position» du locuteur réel ? La réfracte-t-il de manière prévisible ou aléatoire ? Ruth Amossy décrit un processus dialectique :

«On ne peut pas couper l’ethos discursif de la position institutionnelle du locuteur.» (1999: 147)[6].

Encore faut-il ajouter avec Amossy que leur relation n’est pas de conséquence immédiate : la «position» institutionnelle du locuteur cadre certes l’ethos discursif, mais en retour elle peut être modifiée par lui au cours de l’interaction (Amossy 1999: 131). Autrement dit, le discours travaille à créer et asseoir des légitimités qui ne sont pas toujours déjà inscrites dans la «position». L’exemple des prises de parole de Rousseau dans le champ intellectuel de 1750 est particulièrement éloquent.

Si l’on adopte cette perspective, l’autorité du locuteur n’advient donc pas seulement au discours du dehors, par le social, comme l’affirme Bourdieu (1982) contre Austin, mais elle se négocie simultanément dans le social et dans la performance discursive, qui tous deux contribuent à générer ou détruire cette autorité.

La notion de «posture», conduite simultanément verbale et non-verbale, permet d’affiner les interrelations entre l’ethos discursif d’un locuteur et sa position dans un champ (littéraire, politique, religieux), sans en faire un simple reflet, ou les réduire à une relation causale unilatérale. L’agir humain ne découle pas d’une position ni ne s’en déduit: même précontraint, il se joue également dans l’interaction et la performance.

En fin de compte, on fera l’hypothèse suivante : une position se convertit en option et en action (par exemple, une option esthétique : d’un genre, d’un style, etc.) par la médiation d’une posture.

Rousseau en prophète

Lorsqu’il se présente en homme du commun, étranger, indépendant de tout maître, obscur par origine et par choix, Rousseau adopte une posture d’humilité vertueuse, relevant de l‘«arèté» aristotélicienne. Son ethos discursif est paradoxal, car Rousseau s’accorde grâce à lui un pouvoir supplémentaire : il autorise sa prise de parole publique et fonde la crédibilité de son discours sur le monde social. Dans une lettre à Jean Perdriau, à Genève, Rousseau se justifie ainsi  :

“Si le détachement d’un cœur qui ne tient ni à la gloire ni à la fortune, ni même à la vie peut le rendre digne d’annoncer la vérité, j’ose me croire appelé à cette vocation sublime : C’est pour faire aux hommes du bien selon mon pouvoir que je m’abstiens d’en recevoir d’eux et que je chéris ma pauvreté et mon indépendance.”[7]

La posture renvoie  ici à un modèle christique — le bon pasteur sacrifié par ses brebis même !—. Le «ton» et l’ethos discursif relèvent ici d’un discours prophétique (au sens de Max Weber) qui met en relation la pauvreté, la solitude et le désintéressement (c’est à dire l’indifférence à la réussite mondaine) avec l’aptitude à dire le vrai. La vocation au retrait extra-mondain (“vocation sublime”, “j’ose me croire appelé”), contribue à singulariser définitivement Rousseau sur un mode de sainteté, largement inspiré des catégories théologiques. Ajoutons que ces allusions prennent d’autant plus de sens que le destinataire de la lettre est… un pasteur !

Le lien qui s’établit entre l’humble condition sociale assumée de Rousseau, sa rupture avec les milieux du pouvoir et l’autorité dévolue à sa parole (“digne d’annoncer la vérité”), me semble inédit dans le champ politique français de ce siècle.

Rousseau/Voltaire

A partir de ce socle argumentatif justifiant le droit à énoncer des vérités sur le monde social, la longue querelle entre Rousseau et Voltaire apparaît sous un jour discursif nouveau. En effet, dans sa lettre adressée à Voltaire le 18 août 1756[8], dite Lettre sur la Providence, en réplique au Poème sur le désastre de Lisbonne, Rousseau commence par arborer le même ethos que dans la lettre à Jean Perdriau. Pour contester la source et le fondement du point de vue de Voltaire, il propose un nouveau référent argumentatif :

“D’ailleurs, Monsieur, qui dois-je croire que vous avez consulté sur cela ? Des riches, peut-être ; rassasiés de faux plaisirs, mais ignorant les véritables ; toujours ennuiés de la vie, et toujours tremblant de la perdre : peut-être, des gens de Lettres, de tous les ordres d’hommes le plus sédentaire, le plus malsain, le plus réfléchissant, et par conséquent le plus malheureux. Voulez-vous trouver des hommes de meilleure composition, ou du moins, communément plus sincères, et qui formant le plus grand nombre doivent, au moins pour cela, être écoutés par préférence ? Consultez un honnête bourgeois qui aura passé une vie obscure et tranquille, sans projets et sans ambition ; un bon artisan qui vit commodément de son métier ; un paysan même [...] J’ose poser en fait qu’il n’y a peut-être pas dans le haut Valais un seul montagnard mécontent de sa vie presque automate, et qui n’acceptât volontiers, au lieu même du paradis, le marché de renaître sans cesse, pour végéter ainsi perpétuellement.”[9]

Quel groupe de la population peut prétendre parler valablement et universellement du monde comme il va ? A cette question, Rousseau répond en opposant un groupe de référence détenteur infondé de l'autorité (les “riches” et les “gens de Lettres”) à un groupe traditionnellement considéré comme illégitime sur le terrain philosophique. Celui-ci est décliné du plus haut au plus bas du futur tiers-état (“un honnête bourgeois”, “un bon artisan”, “un paysan même”). C'est par l'invocation d'un principe neuf qu’il parvient à retourner le handicap de ce second groupe : pré-démocratique, l’argument consiste à faire appel au “plus grand nombre”, et donc à un public considéré dans sa représentativité plus que dans sa qualité.

Afin de s'associer à ce groupe émergeant, Rousseau doit de son côté échapper à la figure dévaluée de l‘homme de lettres (ou du moins à son ethos préalable), ce que lui permet la posture singularisant de l’humble “artisan” ou “ouvrier”.

Achevant sa lettre à Voltaire, Rousseau tire les conclusions de ce plaidoyer pour la représentativité : il explique alors leurs “différentes manières de penser” à l'intérieur d'un paradigme sociologique et non plus simplement par une divergence intellectuelle ou de tempérament. Rousseau associe ainsi chaque idée de Voltaire à son ancrage social le plus concret. Il réfute le modèle qui verrait des idées en libre dialogue dans un ciel abstrait de toute médiation sociale :

“Rassasié de gloire, et désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au sein de l’abondance ; bien sûr de l’immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l’âme, et si le corps ou le cœur souffre, vous avez Tronchin pour médecin et pour ami. Vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre. Et moi, homme obscur, pauvre, seul, tourmenté d’un mal sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite [...].” (Ibidem, p. 50)

Selon ce critère nouveau que Rousseau oppose à la parole extérieure et surplombante de Voltaire, la pensée philosophique demande à être jugée à l'aune de l’expérience qui lui tient lieu de source.

Plusieurs années plus tard, dans Les Confessions, au moment où il raconte l’installation de Voltaire à Ferney, Rousseau tient à se distinguer, socialement, de l’écrivain qu’il a tant admiré dans sa jeunesse. Leur écart est mis en scène à travers leurs ethè discursifs respectifs, présenté comme des indices ou des stigmates sociaux. Une fois encore, la scénographie instituée par Rousseau tend à retourner son stigmate verbal en indice de vertu :

“Mais qu’eussai-je fait seul, timide et parlant très mal, contre un homme arrogant, opulent, étayé du crédit des Grands, d’une brillante faconde, et déjà l’idole des femmes et des jeunes gens.”[10]

Comme c’est le cas pour les jeunes héros de La Nouvelle Héloïse (1761), leur maladresse verbale dénote la sincérité et l’absence de fard du langage, alors que la “faconde” victorieuse n'est que tromperie de puissant. Le Dictionnaire de l’Académie (1762), note d’ailleurs que la “faconde”, vain verbiage, se distingue de l“éloquence” véritable : celle-ci venue du cœur, échappe en quelque sorte aux propriétés sociales, et Rousseau se la réserve habilement…

Nouvelle donne, il me semble : la situation concrète de pensée à la source d’un argument est désormais prise en compte pour juger de sa valeur (“vous philosophez paisiblement”). Sans ce recours, la pensée — même “libre” — de Voltaire s'expose à une erreur intellectualiste qui la rend inopérante, ou du moins invalide devant les hommes, ce “plus grand nombre” en référence auquel se constitue peu à peu, au cours du siècle, un premier espace public[11].

Encore un exemple, tiré d’un texte plus contemporain, l’incipit du roman de L.-F. Céline,  D’un château l’autre (1957):

«Pour parler franc, là, entre nous, je finis encore plus mal que j’ai commencé…» (p. 7).

L’ethos discursif de L.-F. Céline relève également de l‘«arèté», au sens où l’auteur travaille à se donner comme un homme ordinaire, semblable au lecteur son frère, qui dit les choses sans ambages, et dans leur vérité nue. La captation de bienveillance a pour but ici d’entraîner malgré lui le destinataire dans la confidence.

Céline invente une énonciation peuple, volontiers argotique, prétendument authentique», qui transpose la familiarité de l’oral le plus commun et se place du côté du plus grand nombre (Meizoz 2001). Cet ethos discursif, et les faits de style qui en découlent, est l’expression posturale de la place de Céline dans le champ littéraire : il s’y dresse en effet contre les écrivains qu’il stigmatise violemment comme «bourgeois» (Bourget, Claudel, Mauriac) ou/et «juifs» (Proust). Il leur reproche l’absence de style due à la facticité des émotions dans la bourgeoisie. Céline, lui, se donne comme un non-raffiné, issu du peuple «franc» par excellence, le peuple français (le jeu de mots est de lui !), et doté dans sa “viande” de la “poésie directe” que seule la vraie vie peut susciter[12].

J’ai tenté de penser l’ethos discursif en relation souple avec les conduites, la position et la trajectoire de l’auteur dans le champ littéraire. Chaque posture, génératrice de formes discursives, fait sens en relation avec une position, une trajectoire dans un champ singulier. Ce qui revient à dire, comme Maingueneau en analyse du discours, que la scénographie singulière d’un texte ne se comprend qu’en relation avec la scène englobante  dans laquelle il s’inscrit.

Ainsi, dans la mesure où les discours (littéraires ou non) sont relatifs à des postures, leur spécificité formelle relève alors non seulement de la poétique, mais aussi de la sociologie de la culture. Un tel parti pris se rapproche d’ailleurs de la lecture dialogique des formes que propose Bakhtine, dans la perspective sociologique qu’il adopte sur le langage:

«L’utilisation de la langue s’effectue sous forme d’énoncés concrets, uniques (oraux ou écrits), qui émanent des représentants de tel ou tel domaine de l’activité humaine. L’énoncé reflète les conditions spécifiques et les finalités de chacun de ces domaines., non seulement par son contenu (thématique) et son style de langue, autrement dit par la sélection opérée dans les moyens de la langue — moyens lexicaux, phraséologiques et grammaticaux — mais aussi et surtout par sa construction compositionnelle. Ces trois éléments (contenu thématique, style et construction compositionnelle) fusionnent indissolublement dans le tout que constitue l’énoncé, et chacun d’eux est marqué par la spécificité d’une sphère d’échange.»[13].

L’auteur comme agir postural

La notion de posture invite à penser relationnellement un agir linguistique (l’ethos discursif) et des conduites sociales (vêtements, etc.).

Le fait de parler de «posture» permet de prendre en charge les faits formels (celui, par exemple, de donner le ton), la construction de l’orateur dans son discours, son répertoire et ses dispositifs historiques) pour en déployer les effets dans la communication littéraire.

La posture déborde l’identité de l’homme civil: elle renvoie à la face publique ou au «personnage» (persona renvoie au masque) de celui qui se donne comme écrivain : Dimension constructiviste de la notion de posture : Jean Starobinski montre ainsi que Rousseau ne s’est pas contenté de vivre, mais qu’il a fait peu à peu de son existence, par l’écriture, une «fiction vécue»[14]. L’œuvre autobiographique de Rousseau s’avère une construction posturale dont les visées ont été étudiées : l’image de soi donnée par le Rousseau-auteur prend tout son sens seulement lorsqu’on la met en relation avec le champ littéraire et la hiérarchie des genres.

De même que celui d’Emile Ajar, le nom d’auteur Michel Houellebecq, pseudonyme de Michel Thomas, constitue une posture, au même titre que celui de L.-F. Céline (alias Destouches).

Les textes autobiographiques en général engagent tous une posture. Mais celle-ci, parce qu’elle est construction de soi dans et hors du discours, parce qu’elle rejoue une position dans la performance, se donne comme le lieu de l’artifice, de la mise en scène. Elle sélectionne des valeurs et des faits dans le matériau référentiel du social. On peut ainsi prêter attention aux divers rapports qu’une posture entretient avec :

— la position et la trajectoire qui la fondent (origine, formation, etc).

— les groupes littéraires, réseaux d’écrivains contemporains ou passés, auxquels elle se réfère.

— les genres qu’elle mobilise (selon une hiérarchie générique en vigueur).

— les publics à qui elle s’adresse (instances d’assignation de la valeur : critiques, etc.).

Enfin — et c’est là un trait capital —, la notion de posture a aussi un effet rétroactif : adoptée comme une mise en scène publique du soi-auteur, un choix postural peut avoir un effet-retour sur l‘auteur, lui dictant alors des propos et des conduites générées tout d’abord par son option.

Exemple : dans son roman Plateforme (2001), Houellebecq invente un narrateur prénommé Michel, sexiste, raciste, qui insulte le Coran et ses croyants (Meizoz 2003b). Mais ensuite, sur le plateau de télévision, l’auteur-pseudonyme Michel Houellebecq, prend plaisir à répéter, en son nom propre, tous les propos de ce personnage, qui porte le même prénom que l’auteur ! Houellebecq reprographie donc les propos fictifs de Michel dans l’espace social réel. Au même moment, il invite le public à ne pas confondre les énoncés d’un roman avec ceux prononcés dans la réalité… Scandale public, procès fin 2002, initié par des instances musulmanes, etc. Houellebecq et Céline ont un point commun frappant : tous deux mettent en scène dans leurs romans une posture énonciative à la première personne qu’ils reconduisent ensuite comme conduite publique d’auteur : tout se passe alors comme si la «posture» adoptée comme parti pris de départ, dictait rétroactivement la conduite de l‘auteur civil… L’option d’une posture littéraire interne à l’énonciation romanesque précède et commande alors, en quelque sorte, le comportement social de l’auteur (pseudonyme) en public... On peut ainsi penser, avec Julien Gracq (1986), que l’auteur civil Louis Destouches a été «entraîné par le clairon qu’avait embouché» son double postural, Céline. Ordre de phénomènes étonnant, inverse en tout cas de ceux décrits par une sociologie marxiste…

Conclusions

Loin d’être un épiphénomène qui relèverait d’un régime de communication médiatique de masse, l’adoption (consciente ou non) d’une posture nous semble constitutive de la figue auctoriale : la posture serait une façon singulière de donner le ton du discours.

Si toute posture, enfin, se donne comme singulière, elle inclut simultanément en elle l’emprise du collectif : la posture de Jean-Jacques Rousseau en «citoyen de Genève», étranger pur et pauvre refusant les compromissions de Cour, est une réponse à l’ensemble de la structure du champ littéraire français: hiérarchisé selon les faveurs de la Cour et les demandes mécénales, celui-ci n’est pas prêt à intégrer sans difficultés un auteur qui refuse les obligations de la sociabilité littéraire sous la monarchie, et qui se donne publiquement comme un républicain protestant, étranger d’obscure fortune (Meizoz 2002 et 2003c). Pour interpréter un trait postural, il est donc nécessaire de connaître l’ensemble de l‘espace littéraire (à production et réception).

Laissant à l’agir humain une marge de manœuvre au cœur de ses déterminismes, le recours à la «posture» fait apparaître un espace transitionnel entre l’individuel et le collectif, corroborant la fine distinction de Gustave Lanson, pour qui l’écriture est «un acte individuel, mais un acte social de l’individu»[15].

 

 

 

Bibliographie

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[1] Merci à Raphaël Micheli pour sa relecture et ses conseils. Ce texte a été prononcé au colloque Text und Feld, Berlin, 5 février 2004, puis, sous une forme plus développée, au colloque international Analyse textuelle et comparée des discours, Université de Lausanne, 7 mai 2004.

[2] Romain Gary, Vie et mort d’Emile Ajar, Paris, Gallimard, 1982, p. 28.

[3] Rousseau, Confessions, livre huitième, O.C. I, pp. 377-378.

[5] Par exemple, C.F. Ramuz, «Le ton», in Journal de Genève, 9 mai 1912, p. 1 : «[le ton] c’est un parti, pris une fois pour toutes, de ne voir ce sujet que sous un certain angle.». Sur la notion telle qu’y recourent les écrivains, cf. aussi J. Meizoz, L’Âge du roman parlant 1919-1939, Droz, 2001.

[6] Cf. aussi, Ruth Amossy, «Ethos», in P. Aron, D. St Jacques, A. Viala, Le Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002, pp. 200-201.

[7] Correspondance complète II, lettre 258, 28 novembre 1754, op. cit., pp. 59-60.

[8] Lettre étudiée en détails, mais dans une perspective classique de philosophe, par Henri Gouhier, Rousseau et Voltaire : portraits dans deux miroirs, Paris, Vrin, 1983, 1983, chap. 5.

[9] Rousseau, Lettre à Voltaire, Correspondance complète III, lettre 424, op. cit., p. 41.

[10] O.C. I, op. cit., pp. 396-397, je souligne.

[11] Cf. Jürgen Habermas, L'Espace public, trad. fr., Paris, Payot, 1978.

[12] L.-F. Céline, Bagatelles pour un massacre, Denoël, 1937, p. 163.

[13] M. Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Gallimard, 1984, p. 265.

[14] J. Starobinski, La Transparence, et l’obstacle, Gallimard, 1971, p. 7.

[15] G. Lanson, «L’histoire littéraire et la sociologie» (1904), Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraire, H. Peyre éd., Hachette, 1965, p. 66.

 

 

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