Graphes
(Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature)*

 

 

par Franco Moretti
Université de Stanford

Événement, cycle, longue durée : ces trois cadres temporels ont eu un succès très inégal dans les études littéraires. La plupart des critiques sont parfaitement à l’aise avec le premier, le domaine circonscrit de l’événement et du cas singulier ; la plupart des théoriciens n’ont aucun problème avec l’autre extrémité du spectre temporel, dans la très longue durée des structures pratiquement immuables. Mais le niveau intermédiaire, celui des cycles, est resté à peu près inexploré par les historiens de la littérature ; et ce n’est même pas qu’on ne travaille pas à l’intérieur de ce cadre temporel, c’est qu’on n’a pas encore pleinement compris sa spécificité : le fait que les cycles constituent des structures temporaires à l’intérieur du flux de l’histoire. Il s’agit, après tout, de la logique sous-jacente à la tripartition de Braudel : le temps bref est du pur flux sans structure, la longue durée de la pure structure sans flux, et les cycles sont la zone frontalière – instable – entre les deux. Des structures, parce qu’elles introduisent la répétition dans l’histoire, et donc de la régularité, de l’ordre, de la configuration ; temporaires, parce qu’elles sont brèves (dix, vingt, cinquante ans, cela dépend des théories).

Or, « structures temporaires » est aussi une bonne définition pour les genres – des agencements morphologiques qui durent dans le temps, mais toujours un certain temps seulement. Créatures janusiennes, tournés d’un côté vers l’histoire, de l’autre vers la forme, les genres sont donc les véritables protagonistes de cette couche intermédiaire de l’histoire littéraire – cette couche plus « rationnelle » où le flux rencontre la forme. Ainsi de la régularité des figures 7 et 8, qui représentent trois vagues successives, les romans épistolaires de 1760 à 1790, les romans gothiques de 1790 à 1815 et les romans historiques de 1815 aux années 1840. Chaque vague produit à peu près le même nombre de romans chaque année et dure entre 25 et 30 ans, et chacune ne s’élève qu’à partir du moment où la précédente a commencé à refluer (voyez l’intersection des courbes descendantes et ascendantes vers 1790 et 1815). « La forme nouvelle apparaît pour remplacer une forme ancienne qui a fait son temps », écrit Chklovski, et le déclin d’un genre dominant semble bien la condition nécessaire à l’envol de son successeur. Ce qui pourrait expliquer ces étranges « périodes de latence » dans l’histoire des genres : Pamela est publié en 1740 et Le Château d’Otrante en 1764, mais il s’écrit très peu de romans épistolaires ou gothiques avant 1760 et 1790, respectivement. Pourquoi ce décalage ? Très certainement parce que tant qu’une forme hégémonique n’a pas « fait son temps », une forme concurrente ne peut pas grand-chose : il se peut toujours qu’un texte exceptionnel apparaisse, mais cette exception ne changera pas le système. Ce n’est que lorsque l’astronomie ptolémaïque commence à produire « monstruosité sur monstruosité », écrit Kuhn dans La Structure des révolutions scientifiques, que « le temps offre une occasion à une théorie concurrente » – et c’est tout aussi vrai ici : un roman historique écrit en 1800, comme Château-Rackrent (ou comme, en 1805, la première version, abandonnée, de Waverley) n’avait tout simplement pas l’incroyable opportunité de réorganiser le champ littéraire que l’effondrement du gothique offrit à Waverley en 18141 .

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Des cas singuliers aux séries ; des séries aux cycles, puis aux genres en tant qu’incarnations morphologiques de ceux-ci. Et de fait, ces trois genres semblent bien suivre un « cycle de vie », comme diraient certains économistes, relativement régulier. Ces genres ou tous les genres ? Cette configuration par vague serait-elle une sorte de balancier secret de l’histoire littéraire ?

Là, bien évidemment, le rassemblement de données est crucial, et j’ai décidé de me fonder uniquement sur le travail d’autres chercheurs : dans la mesure où nous sommes tous si avides de trouver ce que nous cherchons, utiliser les preuves rassemblées par d’autres dans le cadre de programmes de recherche complètement différents est toujours un bon correctif à nos propres désirs. Brad Pasanek, à Stanford, dans un premier temps, puis moi-même, avons donc consulté plus de cent études sur les genres britanniques entre 1740 et 1900 ; il y avait des cas litigieux, bien sûr, et quelques désaccords (pas très importants) sur la périodisation2 ; et bien que ce travail soit encore en grande partie inachevé, particulièrement pour les deux extrémités du spectre temporel, les quarante-quatre genres de la figure 9 offrent déjà ample matière à réflexion.

Quarante-quatre genres sur 160 ans ; mais loin d’apparaître de manière aléatoire tous les quatre ans environ, plus des deux tiers des nouveaux genres sont regroupés sur une période de trente ans, l’ensemble de la période étant marqué par six grandes explosions de créativité : fin des années 1760, début des années 1790, fin des années 1820, 1850, début

 

des années 1870 et seconde moitié des années 1880. Et les genres tendent aussi à disparaître en groupe : à l’exception des turbulences des années 1790 à 1810, c’est une relève de la garde relativement régulière, avec une demi-douzaine de genres qui quittent rapidement la scène, remplacés par autant de nouveaux, qui restent en place pendant environ 25 ans. Au lieu de changer un petit peu tout le temps, le système ne bouge pas pendant des décennies, mais il est « ponctué » par de brèves explosions d’invention : les formes changent d’un coup, rapidement, toutes ensemble, puis elles se répètent pendant deux ou trois décennies : la « littérature normale », pourrait-on l’appeler, par analogie avec la science normale de Kuhn. Pensons encore à l’« horizon d’attente » de Jauss, une métaphore qu’on a tendance à n’utiliser que « négativement » (c’est-à-dire, lorsqu’un texte transcende ledit horizon), mais que ces graphiques présentent ici « positivement », pour ce qu’elle est : les figures 7 et 8 montrent comme il est difficile de transcender l’horizon hégémonique et la figure 9 représente les multiples horizons actifs à un moment donné.

 

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La « littérature normale » reste en place pendant à peu près vingt-cinq ans… Mais d’où vient ce rythme ? L’hypothèse de Chklovski (même modifiée) ne peut pas l’expliquer, car le lien entre le déclin d’une forme ancienne et l’essor d’une nouvelle n’implique nullement cette régularité du remplacement. Une régularité générale, qui plus est : ce ne sont pas les quelques genres hégémoniques, mais (presque) tous les genres actifs à un moment donné qui semblent surgir et disparaître ensemble selon un rythme secret.
La simultanéité de la rotation, si mystérieuse à première vue, est peut-être la clé du problème. Lorsqu’un genre en remplace un autre, on peut raisonnablement supposer que la cause est interne aux deux genres, et historiquement spécifique : la fiction épistolaire amoureuse était assez peu équipée pour saisir les traumas des années révolutionnaires tandis que les romans gothiques le faisaient plutôt bien, par exemple. Mais lorsque plusieurs genres disparaissent ensemble du champ littéraire, puis un autre groupe, puis encore un autre, il faut bien qu’il y ait une autre raison, puisque toutes ces formes ne peuvent pas avoir rencontré indépendamment et simultanément des problèmes insolubles – la coïncidence serait bien trop grande. Le mécanisme causal doit donc être externe aux genres et commun à tous : comme un changement brusque et total de leur écosystème. Autrement dit : un changement de leur lectorat. Les livres survivent s’ils sont lus et disparaissent quand ils ne le sont plus : et lorsque tout un système générique s’évanouit d’un coup, l’explication la plus vraisemblable est que ses lecteurs se sont évanouis d’un coup.

Voici donc d’où viennent ces 25-30 ans : les générations. Un concept que je n’apprécie pas plus que cela, en réalité, mais c’est le seul qui semble permettre d’analyser la figure 9. Et de fait, dans le formidable article de 1927 de Mannheim, la meilleure preuve à l’appui de sa thèse vient précisément de la sphère esthétique : « La succession des générations, écrit-il, commentant Les Générations sociales de Mentré, publié quelques années auparavant, apparaît plus clairement dans les séries, c’est-à-dire les regroupements libres (salons, cercles littéraires, etc.) qu’au sein des institutions qui prédéterminent habitus et manières de faire par des prescriptions ou des tâches collectives et occultent ainsi la nouveauté des générations montantes. [Selon Mentré,] la sphère esthétique serait la mieux à même de refléter l’évolution globale de l’esprit3 . »

L’évolution globale de l’esprit : les cinq ou six retournements du champ romanesque britannique entre 1740 et 1900. Mais  dans la mesure où les hommes naissent tous les jours, non tous les vingt-cinq ans, sur quelle base le continuum biologique peut-il être segmenté en unités discrètes ? Mannheim toujours : « Qu’un nouveau style de génération apparaisse tous les ans, tous les trente ans, tous les cent ans, ou, de façon générale, périodiquement, cela dépend de l’énergie créatrice du processus socio-spirituel. […] Nous ne parlerons donc d’un ensemble générationnel que lorsque des contenus réels, sociaux et intellectuels établissent, précisément dans cet espace de la déstabilisation et du renouvellement, un lien réel entre les individus qui se trouvent dans la même situation de génération4 . »

Un lien créé par un processus de déstabilisation : qui a eu dix-huit ans en 1968 comprendra. Mais une fois de plus, cela n’explique pas la régularité du remplacement générationnel, à moins de supposer – ridiculement – que les « déstabilisations » elles-mêmes se produisent ponctuellement tous les vingt-cinq ou trente ans. Je conclue donc ici sur une note de perplexité : faute de mieux, une sorte de mécanisme générationnel semble la meilleure manière de rendre compte de la régularité du cycle de la production romanesque – mais ce concept de « génération » est lui-même très discutable. À l’évidence, nous devons faire mieux5 .

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Deux brèves conclusions théoriques. La première, une fois de plus, sur le cycle en tant que canevas secret de l’histoire littéraire. « Pour que l’« élévation » (elevation) esthétique du roman se produise, écrit William Warner dans Licensing Entertainment, le roman à intrigue amoureuse doit […] disparaître » ; c’est « le grand renversement des sexes » (« the Great Gender Shift ») du milieu du xviiie siècle, ajoute April Alliston, la disparition des fictions écrites par des femmes et l’accroissement proportionnel des romanciers hommes. Et c’est parfaitement vrai, sauf pour l’article défini : le renversement ? Le troisième quart du XIXe siècle, écrivent Tuchman et Fortin dans Edging Women Out, fut « la période d’invasion » du champ littéraire par les auteurs hommes, qui finirent par en évincer (« edge out ») leurs concurrentes6 . Mais bien évidemment, une invasion au milieu de l’ère victorienne présuppose une inversion du « renversement des sexes » des années 1740. Et de fait, c’est ce que montrent les données historiques : si entre 1750 et 1780, à la suite du premier renversement, les hommes des années 1780, un second renversement inverse cette proportion, comme le montre l’analyse de Garside pour la période immédiatement successive (figure 12), au cours de laquelle les romancières (parmi lesquelles Burney, Radcliffe, Edgeworth, Austen) restent majoritaires jusqu’à ce qu’un troisième renversement se produise, vers 1820, en faveur des romanciers (Scott, puis Bulwer, Dickens, Thackeray), suivi d’un quatrième renversement au milieu du siècle (avec les soeurs Brontë, Gaskell, Braddon, Eliot), puis d’un cinquième – « l’éviction » – dans les années 1870. Des données similaires commencent à émerger pour la France, l’Espagne, les États-Unis, et il est fascinant de voir à quel point les chercheurs sont systématiquement convaincus que ce qu’ils décrivent est unique (le renversement des sexes, l’élévation du roman, l’embourgeoisement [gentrification], l’invention du haut et du bas, la féminisation, l’éducation sentimentale, l’invasion…) alors que selon toute probabilité, ils observent tous la même comète qui ne cesse de passer et de repasser dans le ciel : le même cycle littéraire, dans lequel sexe (gender) et genre (genre) sont probablement dans une relation de synchronie – une génération de romans militaires (military novels), récits maritimes (nautical tales) et romans historiques (historical novels) à la Scott attirant les écrivains, une autre génération de romans domestiques, provinciaux et à sensation (domestic, provincial et sensation novels) attirant les écrivaines, et ainsi de suite.

Maintenant, pour que les choses soient claires, en disant que ces études décrivent le retour du même cycle littéraire, je ne formule pas une objection : au contraire, ma thèse repose sur leurs découvertes, et elle les corrobore même d’une certaine manière, en décelant le mécanisme commun

à l’oeuvre dans tous ces exemples. Mais il est vrai aussi que si l’on resitue des exemples singuliers à l’intérieur d’un cycle, la nature des questions change : « les événements intéressent Lucien Febvre non pas à cause de leur unicité, écrit Pomian, [mais] en tant qu’éléments d’une série, en tant qu’ils dévoilent les variations conjecturelles [dans un] conflit [qui] reste constant tout au long de la période7 . »

Des variations dans un conflit qui reste constant : c’est ce qui émerge au niveau du cycle – et si le conflit reste constant, ce qui importe n’est pas qui l’emporte dans telle ou telle escarmouche mais tout le contraire : aucune victoire n’est jamais définitive, le roman britannique n’est « occupé » une fois pour toutes ni par les hommes ni par les femmes, et la forme continue d’osciller entre les deux groupes. Et s’il peut alors sembler qu’il ne se passe rien, c’est faux : ce qui se passe est l’oscillation même, qui permet au roman de puiser dans un double réservoir de talents et de formes, ce qui accroît sa productivité et lui donne un avantage sur nombre de ses concurrents. Mais ce processus ne peut être perçu qu’au niveau du cycle : les épisodes singuliers tendraient plutôt à le dissimuler et seule la configuration abstraite révèle la véritable nature du processus historique8 .

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Les cycles et les genres peuvent-ils tout expliquer dans l’histoire du roman ? Bien sûr que non. Mais ils permettent de dévoiler sa cadence secrète et soulèvent quelques questions sur ce qu’on pourrait appeler son organisation interne. Pour la plupart des historiens de la littérature en effet, il y a une différence de catégorie entre « le roman » et les « (sous-)genres romanesques » : le roman est, pour ainsi dire, la substance de la forme, et il mérite une théorie générale complète ; les sous-genres ressemblent plus à des accidents et leur étude, aussi intéressante soit-elle, reste de caractère local, sans véritables conséquences théoriques. Mais les quarante-quatre genres de la figure 9 suggèrent une représentation historique tout autre, où le roman ne se développe pas comme une entité individuelle – où est « le » roman, dans ce graphique ?– mais en générant périodiquement un ensemble de genres, puis un autre, et encore un autre… Synchroniquement comme diachroniquement, en d’autres termes, le roman est le système de ses genres : l’ensemble du diagramme, et non une fraction privilégiée de celui-ci. Bien sûr, certains genres sont plus significatifs morphologiquement, ou plus populaires, ou les deux – et nous devons en rendre compte : mais pas en prétendant que ce sont les seuls qui existent. Au lieu de quoi, toutes les grandes théories du roman ont précisément réduit le roman à une seule forme fondamentale (réalisme, dialogisme, romance, méta-romans…) ; et si cette réduction leur a conféré élégance et efficacité, elle a également effacé les neuf dixièmes de l’histoire littéraire. Beaucoup trop.
Je commençai ce chapitre en disant que les données quantitatives étaient utiles parce qu’elles étaient indépendantes de l’interprétation ; puis, qu’elles étaient stimulantes parce qu’elles exigeaient souvent une interprétation qui transcende le domaine du quantitatif ; ici, de manière plus radicale, nous les voyons réfuter des explications théoriques existantes, et en appeler à une théorie, non pas tant « du » roman, que de l’ensemble de la famille des formes romanesques. Une théorie – de la diversité.

 

 

 

 

 

 

 

 

* Le présent article de Franco Moretti est extrait de son ouvrage Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature publié, en France, aux Éditions Les Prairies ordinaires (traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque ; préface de Laurent Jeanpierre). Il est reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

Le site des Prairies ordinaires : http://www.lesprairiesordinaires.fr/

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1 Quelques mots sur les raisons pour lesquelles une forme finit par avoir « fait son temps » et disparaître. Pour Chklovski, la raison tient à la dialectique purement interne de l’art, qui commence avec l’écart créatif et s’achève en automatisme morne : « Chaque forme artistique suit le chemin qui la mène inévitablement de la naissance à la mort ; de la perception visuelle et sensible, lorsque chaque détail de l’objet est saisi et savouré, à la simple reconnaissance, lorsque la forme devient l’épigone fade que nos sens enregistrent mécaniquement, une marchandise invisible à l’acheteur même » (ce passage est extrait d’un article recueilli dans La Marche du cheval, cité par Victor Erlich dans Russian Formalism, New Haven, 1955, p. 252). Mais ce voyage sur le « chemin qui la mène inévitablement de la naissance à la mort » peut aussi s’expliquer en insistant moins sur la relation entre les versions « récentes » et « anciennes » d’une même forme que sur la relation entre la forme et son contexte historique : un genre épuise ses potentialités – et le temps offre une occasion à un concurrent – lorsque sa forme interne n’est plus capable de représenter les aspects les plus significatifs du réel contemporain. À ce stade, soit le genre perd sa forme sous l’effet du choc du réel, et il se désintègre, soit il tourne le dos au réel au nom de la forme, se transformant alors en effet en « épigone fade ». (Je développe cette question en appendice de la nouvelle édition de The Way of the World, « “A useless longing for myself” : The crisis of the European Bildungsroman, 1898-1914 », Verso, Londres, 2000). Mais nous découvrirons bientôt une autre explication, plus drastique, de la disparition des formes.

2 Lorsque les spécialistes n’étaient pas d’accord, j’ai toujours opté pour la périodisation suggérée par les arguments morphologiques les plus convaincants : dans le cas des industrial novels, par exemple, j’ai suivi Gallagher plutôt que Cazamian, même si la périodisation proposée par ce dernier (1830-1850) allait davantage dans le sens de ma démonstration que celle de Gallagher (1832-1867). Pour les détails, cf. « Note sur la taxinomie des formes », p. 65

3 Karl Mannheim, Le Problème des générations [1927], trad. Gérard Mauger et Nia Perivolaropoulou, Nathan, Paris, 1990, pp. 30-31.

4 Karl Mannheim, Le Problème des générations, p. 67, p. 59.

5 Une solution possible : à un moment donné, une « déstabilisation » particulièrement importante donne naissance à une génération clairement définie, qui occupe le devant de la scène pendant vingt ou trente ans, attirant dans son orbite, et forgeant sur son modèle, des individus un peu plus jeunes ou plus vieux. Lorsque l’âge biologique relègue cette génération à la périphérie du système culturel, un espace s’ouvre soudain pour une nouvelle génération, qui ne vient au monde que parce qu’elle le peut, déstabilisation ou pas ; et ainsi, de génération en génération. Une série régulière émergerait alors sans même que soit nécessaire l’émergence d’une « énergie créatrice » à chaque nouvelle génération : une fois que la pendule générationnelle a été mise en marche, elle fonctionne toute seule – pendant un certain temps du moins. (Cette solution correspond en fait à l’approche de Mentré, en particulier dans le long chapitre où il esquisse une série ininterrompue de générations dans la littérature française entre 1515 et 1915.)

6 William B. Warner, Licensing Entertainment. The Elevation of Novel Reading in Britain, 1685-1750, Berkeley, 1998, p. 44 ; April Alliston, « Love in Excess », in Il romanzo, vol. I, La cultura del romanzo, Torino, 2001, p. 650 ; Gaye Tuchman et Nina Fortin, Edging Women Out, New Haven, 1989, pp. 7-8.

7 Krzysztof Pomian, « L’histoire des structures », p. 117.

8 Une oscillation comparable est sans doute à l’oeuvre entre les formes « hautes » et « basses », dont l’existence simultanée est une composante bien connue, quoique souvent ignorée, de l’histoire du roman : des débuts hellénistiques (partagés entre les genres « sous-littéraires » et « idéalisés ») au Moyen Âge, XVIIe (« Bibliothèque Bleue » et romans aristocratiques), XVIIIe (le couple « divertissement »/« élévation » mis en évidence par Warner), XIXe (feuilletons et romans de gare contre « réalisme ») et au xxe siècle (pulp fiction/expérimentations modernistes). Là encore, il ne faut pas chercher la puissance du roman dans l’une ou l’autre des deux positions mais dans l’oscillation rythmée entre les deux : le roman n’est pas hégémonique parce qu’il accède à la sphère de la « culture haute » (il y a quelque chose de terriblement professoral à être fasciné par ce fait) mais pour la raison opposée : il n’appartient jamais uniquement à la « culture haute », et il peut toujours jouer sur les deux tableaux, préservant sa double nature, où le vulgaire et le raffiné sont presque inextricable.

 

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