« Qu’est-ce que le contemporain ? » **

 

Lionel Ruffel
Université Paris VIII

Il est des notions que l’on utilise sans y prendre garde. Des notions dont on imagine qu’il n’est pas nécessaire de les penser, de les définir, de les critiquer. Des notions qui ont miraculeusement échappé au mouvement d’enquête et de déconstruction métacritiques du siècle dernier. Des notions faibles sûrement, en tout cas de faible intensité, qui se tiennent  aux marges des grandes querelles. Des notions qui finissent parfois par s’imposer, doucement, à l’ombre de débats plus spectaculaires. Et puis un jour elles sont là, incontestablement présentes, curieusement incontestées, et il faut reprendre le travail. « Contemporain » est une de ces notions, un de ces impensés de la tradition esthétique que ce volume souhaite explorer.

En posant une question aussi frontale que curieuse : « Qu’est-ce que le contemporain ? » On a dans un premier temps envie de l’évacuer d’un revers de main en répondant : « le contemporain, c’est cela, cela qui passe, cela que nous vivons ». Et d’ajouter tout aussi brutalement, le contemporain, c’est le fugitif sans l’éternel, pour reprendre les termes célèbres de Baudelaire évoquant la modernité1 ; l’existant fugace, l’instant qui passe et ne revient pas. Dans ces conditions, le contemporain n’est pas une catégorie sérieuse, du moins pour le champ épistémologique. Pourtant c’est une non-catégorie qui se porte bien et surtout qui ne s’est jamais aussi bien portée qu’aujourd’hui. Car pour une détermination partielle, sans qualités (le contemporain ne se suffit pas à lui seul, on est contemporain de « quelque chose »), elle s’est imposée là où il est le plus difficile de s’imposer, par exemple dans le monde universitaire et académique. Il existe désormais des professeurs ou des cours de littérature contemporaine, de philosophie contemporaine, d’histoire contemporaine, d’histoire de l’art contemporain, pour en rester aux disciplines qui sont le plus souvent convoquées dans ce volume. Et ceux qui sont en charge de ces disciplines se voient poser systématiquement non pas la question qui préside à ce volume mais celle-ci tout à la fois irritante et légitime : « le contemporain, c’est à partir de quand exactement ? »

 

Limites du contemporain

Légitime pour commencer. Cette question manifeste un présupposé critique traditionnel qui suppose une périodisation. Elle s’inscrit dans l’histoire de la pensée esthétique et historique qui, dès l’Antiquité, pense la temporalité et l’historicité en termes d’âges ou d’époques. A première vue, cette idée est rassurante : le contemporain ne serait donc pas ce fugitif, ce transitoire, sans l’éternel que nous évoquions. Le contemporain serait un âge, une époque, une période (ces termes n’étant pas tout à fait synonymes). On sait cependant que cette vision téléologique et séquentielle de l’histoire a été considérablement remise en cause dès le XIXe siècle dans les arts et durant le XXe siècle dans la théorie. Aimantée par la théorie du choc et de l’événement, du grandiose, du spectaculaire, des grands hommes, c’est une vision qui fait la part belle à une histoire globale avec centre et périphéries, dominants et dominés, s’intéressant à la prédominance des premiers, que les seconds ne feraient que suivre (le contemporain dans ce cas serait localisé précisément, et le reste du monde serait à sa suite).

Par ailleurs, pour les raisons précédemment évoquées, c’est le caractère relativiste de cette vision qui paraît le plus gênant. Que constitue en effet le début d’une période ? En général un « grand-événement-historique », ou un « chef-d’œuvre-considérable », relevant d’une logique de l’exemple et de la rupture. On mesure le caractère contestable de cette logique. Ainsi, certains font de l’après-deuxième guerre mondiale le début du contemporain. Mais d’autres évoquent plus précisément mai 68. Et lorsqu’une date s’impose, elle est parfois motivée par diverses raisons. Ainsi on peut imaginer des historiens et des chercheurs en littérature se disputer pour savoir si ce qui fait date en 1989, c’est la chute du mur de Berlin ou bien la mort de Samuel Beckett. On sait par ailleurs que les limites des grands événements historiques sont difficiles à déterminer, que les chefs d’œuvre considérables ne s’imposent pas forcément à la date de leur publication ou de leur exposition. Bref, ceux qui répondent à la question « Quand commence le contemporain ? » nous en apprennent plus sur eux-mêmes que sur l’histoire.

Deuxième objection soulevée par cette périodisation : son « présentisme »2, car il va de soi, pour ceux qui posent cette question, que le contemporain est leur contemporain, précédé d’une période à déterminer. Mais rappelons cette évidence : la littérature, la philosophie, l’art contemporains sont conceptualisables à d’autres époques que la nôtre, y compris lorsque le terme n’est pas utilisé. Baudelaire et Zola, grands critiques littéraires et critiques d’art ne cessent d’évoquer leur(s) contemporain(s)3, font même usage du mot, de même que Diderot et Goethe avant eux. Et poursuivant cette idée, il faut rappeler que depuis bien longtemps désormais (il faudrait revenir sur ce « bien longtemps »), les penseurs, les artistes, les écrivains ont intégré leur présent et le présent  dans leur fabrique esthétique et conceptuelle. Depuis bien longtemps donc, ils sont conscients d’inventer une tradition dans le même temps qu’ils héritent d’une ou de plusieurs. Dans le domaine littéraire par exemple, un phénomène est remarquable du point de vue d’une histoire longue et interconnectée, c’est l’utilisation de la langue vulgaire, ou populaire (selon les aires géographiques et linguistiques) qui contemporanéise l’horizon d’attente des livres. Si bien qu’on pourrait conclure que le contemporain a toujours existé (ce qui rend sa pensée difficile).

Mais il faut être prudent avec cette formulation car elle suppose une coïncidence plus ou moins grande entre des événements (historiques ou artistiques) et une communauté de réception. Or, cette coïncidence n’a rien d’évident, ni dans le temps ni dans l’espace. Ainsi, si l’on cède à la tentation critique de dire que le contemporain a toujours existé, et qu’il ne faut pas le limiter à notre histoire récente, il faut cependant rappeler que, dans tous les cas, il faut prendre en compte la nature de l’espace public en jeu4. Qui a le droit de parler ? A quel moment ? Pour quel(s) destinataire(s) ? La contemporanéité ne se mesure qu’au regard d’un « ordre du discours ». On se rappelle peut-être la définition très forte qu’en donne Michel Foucault dans sa leçon inaugurale au Collège de France : « Je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. […] On sait bien qu’on n’a pas le droit de tout dire, qu’on ne peut pas parler de tout dans n’importe quelle circonstance, que n’importe qui enfin, ne peut pas parler de n’importe quoi. »5 C’est au travers de ce filtre que doit être compris la contemporanéité. Elle est ainsi bien souvent interdite aux contemporains d’une œuvre ou d’une politique, remettant ainsi en cause l’aspect transhistorique de la notion.

Suivant la même logique, l’histoire des traductions abonde en cas de perceptions et d’effets décalés, lorsqu’un texte traduit modifie considérablement un champ littéraire national plusieurs dizaines d’années après avoir été écrit ailleurs6, dans un autre cadre, à une autre époque. Il faut ainsi prendre en compte un contemporain de la réception tout autant que de la création. Bref, on le voit : si le présentisme et le regard centré sur notre contemporain comme contemporain n’est guère satisfaisant, il faut se méfier de formules généralisantes et critiques postulant la permanence anhistorique du contemporain. 

Enfin, il faut rappeler que la contemporanéité avec une époque demeure hautement problématique, dans la mesure où elle est susceptible d’une appréciation subjective. Pensons à ces écrivains, ces artistes, ces penseurs qui se sentent beaucoup plus contemporains de leurs devanciers que de leurs contemporains générationnels7. Que l’on pense à Nietzsche bien entendu, et son concept d’inactuel, si capital pour penser la concordance des temps. Mais aussi à Baudelaire dont la modernité est à la fois passion et critique du présent. Plusieurs contemporanéités pourraient ainsi entrer en concurrence. De la même manière (relativité), il faut se souvenir que la contemporanéité possède elle-même une historicité variable. Si l’on a tendance à se sentir désormais contemporain de sa génération, il fut un temps où le siècle était le référent majeur (voir exemplairement Charles Perrault et son poème Le Siècle de Louis le Grand (1687)) ; dans quelques cas, rares mais bien réels (les dynasties chinoises par exemple) des périodes s’étalant sur plusieurs siècles posaient les limites de co-présence au monde.

Bref, cette rapide sophistique nous apprend deux choses : qu’on ne peut pas périodiser hors des usages. Au contraire, la seule périodisation possible nous semble précisément être celle des usages. Elle nous apprend aussi qu’il est illusoire de vouloir donner une réponse définitionnelle à la question : « Qu’est-ce que le contemporain ? ». D’une certaine manière, on pourrait dire qu’il y en eut trop. Et que toutes ces réponses, relatives, se sont superposées et affrontées dans une lutte sans merci d’exemples. De cette lutte, rien de bien clair n’est ressorti, sinon une vaste cacophonie brouillant tout repère. C’est pour cette raison que les contributeurs à ce volume se sont placés clairement dans le cadre d’une réflexion plus théorique et plus métacritique. Finalement de cette question brutale et frontale plusieurs autres ont émergé, plus nuancées : pourquoi parler aujourd’hui de contemporain ? Qu’est-ce que parler de contemporain ? Comment le faire ? La question initiale s’est ainsi déportée de l’ontologie vers une étude de la fabrique notionnelle.

Enfin, la visée des contributeurs a toujours été double, comme elle l’a toujours été dans l’esprit des initiateurs de cette réflexion commune : l’utilisation de l’article défini dans « le contemporain » permettait de faire jouer séquence et notion, notre contemporain et le contemporain. Et, rêvons un peu, ou sûrement beaucoup, s’il advenait par quelque miracle que ce volume ait encore des lecteurs en 2050, espérons qu’ils trouveront une satisfaction historienne, en lisant les analyses ici proposées de ce qui fut notre contemporain mais aussi une satisfaction plus théorique qui leur permettra de penser leur contemporain. 

 

Un développement discret

En guise de préambule aux contributions, pratiquons donc ce déport de l’ontologie vers les pratiques. Ainsi, à la question « Quand commence le contemporain ? », commençons par substituer celle-ci : « Depuis quand parle-t-on de contemporain ? ». Les dimensions de cette étude ne permettent pas de développer une analyse lexicographique qui relèverait en diachronie et dans un champ épistémologique multilingue les usages pertinents du terme. On peut néanmoins évoquer à grands traits cette histoire. Le mot « contemporain », en français, dans la plupart des langues latines et en anglais est un mot d’usage récent, ce qui n’est peut-être pas sans lien avec son triomphe tardif. Issu du bas latin contemporaneus, qui signifie « du même temps », il apparaît sous sa forme actuelle durant le XVe siècle, puis connaît trois expansions d’usage qui correspondent à trois moments de crise philosophique et esthétique en Europe (la Renaissance, la Querelle des Anciens et des Modernes, les Lumières). Cependant, durant ces trois époques, son usage est limité, à la fois en extension et en signification. En extension, car le mot est assez peu utilisé ; en signification, car il demeure fortement lié à son sens premier de simultanéité d’époque, et notamment d’existence. Et dès lors, il s’emploie régulièrement pour évoquer les générations des grands hommes. Bien que son usage soit limité, il faut essayer de comprendre ce qui relie les trois périodes précédemment évoquées. Chacune de ces périodes interroge son régime d’historicité, et notamment la nature de son présent, au regard de sa tradition. Chacune de ces périodes constitue un moment fort d’ « invention de la tradition »8, et notamment de la tradition nationale en conjonction avec le développement de la langue et de la littérature vernaculaires. Les questions posées par Du Bellay dans La Défense et illustration de la langue française sont pour la plupart reprises dans la Querelle des anciens et des modernes et encore présentes chez Kant9 puis Goethe10. C’est dans ce cadre que les premiers et rares usages du terme contemporain doivent être pensés. Ils sont liés à plusieurs champs sémantiques : le présent historique, l’invention d’une tradition, la constitution d’une nation par la langue et la littérature.

Mais dans ce cadre, et cette interrogation européenne que fut la Querelle des anciens et des modernes nous le fait comprendre, l’extension et les usages du terme restent partiels, notamment parce que pour désigner ce complexe dont nous venons de parler, un mot beaucoup plus ancien, beaucoup plus traditionnel en un sens, beaucoup plus chargé sémantiquement lui a été préféré : le moderne. Dans cette optique, « moderne » a toujours désigné la nouveauté apportée par un présent, au regard de l’antiquitas. Et si dans les premiers temps, le mot de contemporain ne suscite aucun jugement négatif, les auteurs des Lumières vont commencer à pratiquer ce mépris du contemporain qui a paradoxalement accompagné son triomphe. Ainsi la notice de L’Encyclopédie, rédigée par Diderot est-elle instructive :

CONTEMPORAIN, adj. qui se prend quelquefois subst. (Gram.) qui est du même tems. Il y a peu de fond à faire sur le jugement favorable, ou défavorable, même unanime, que les contemporains d'un auteur portent de ses ouvrages. Ce Ronsard si vanté par tous les hommes de son siecle, n'a plus de nom. Ce Perrault si peu estimé pendant sa vie, commence à avoir de la célébrité; je ne parle pas du fameux architecte du péristile du Louvre, je parle de l'auteur encore trop peu connu aujourd'hui du Parallele des anciens & des modernes, ouvrage au - dessus des lumieres & de la philosophie de son siecle, qui est tombé dans l'oubli pour quelques lignes de mauvais goût & quelques erreurs qu'il contient, contre une foule de vérités & de jugemens excellens.11

Diderot règle en une courte phrase le premier sens plusieurs fois évoqué, et glisse immédiatement vers le champ esthétique, celui du jugement et du goût. Que nous dit-il ? Que la contemporanéité est probablement un aveuglement dans le jugement esthétique12. Qu’il ait lui-même infirmé dans sa pratique critique cette appréciation, il suffit de lire les Salons13 pour s’en persuader. Reste que Diderot actualise un enrichissement sémantique du mot, qui ajoute au vocabulaire temporel un usage esthétique. Or, cet usage ne manque pas d’étonner puisqu’il semble infirmer la critique littéraire et artistique des œuvres du présent alors même qu’elle est en train de se développer et ne va pas plus cesser jusqu’à nos jours. On le comprend, la naissance du sens esthétique du terme contemporain se fait dans une grande ambiguïté, comme auto-dénonciation de sa propre passion. Il n’est pas alors inintéressant de lui opposer la partie qui lui correspond dans la notice de moderne :

Moderne se dit encore en matiere de goût, non par opposition absolue à ce qui est ancien, mais à ce qui étoit de mauvais goût: ainsi l'on dit l'architecture moderne, par opposition à l'architecture gothique, quoique l'architecture moderne ne soit belle, qu'autant qu'elle approche du goût de l'antique.14

Cette définition du moderne dans l’art est intéressante précisément parce qu’elle tente de s’éloigner du nouveau ou du simplement contemporain. Elle tente de trouver une essence à la modernité que la catégorisation temporelle ne pourrait épuiser. En un sens, on pourrait dire qu’elle se fait contre le présent et le contemporain. Cette tension définitionnelle marque une bonne partie du XIXe siècle, durant lequel le moderne triomphe. Cela ne signifie pas que le terme contemporain soit banni de l’usage esthétique. Bien au contraire, tout au long des XIXe et XXe siècles, les usages sont de plus en plus nombreux, de plus en plus précis15, mais ils demeurent voilés par l’ombre du moderne et de la modernité. C’est ainsi que se comprend la confrontation des titres de textes esthétiques de Baudelaire : « Le peintre de la vie moderne », et « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains ». Dans ce dernier titre, évidemment on doit relever le possessif qui marque au premier abord l’absence de détermination du contemporain. Mais le simple fait qu’une notice soit consacrée à Victor Hugo montre que la compréhension que Baudelaire fait du terme est plus que générationnelle. Durant ce XIXe siècle qui voit se succéder les mouvements littéraires à une cadence extraordinaire16, Victor Hugo est plutôt considéré comme une figure tutélaire, de manière certes complexe, par Baudelaire. Ici, « contemporain » doit donc se comprendre d’une part dans un sens temporel, mais aussi dans un sens plus esthétique comme relevant d’une même communauté d’appartenance, celle des artistes, et même (l’imprécision est maintenue volontairement) celle des « véritables artistes ». Dès lors, contemporain prend ce sens à la fois communautaire et axiologique, mais de manière souterraine, implicite. Etre contemporain est une marque de reconnaissance entre ceux qui jouissent d’une forme de célébrité (historique, politique, artistique). C’est ce sens qu’on trouvera bientôt lorsque tel ou tel écrivain, tel penseur ou philosophe, se réclame d’une contemporanéité hors de son époque. C’est ce sens qu’on trouve aussi lorsqu’on dit que deux écrivains sont de la même époque mais qu’ils ne sont pas contemporains, souvent parce que l’un a atteint le panthéon littéraire et l’autre les bas-fonds de l’histoire.

En dehors de cet aspect, « contemporain » n’a joué que très secondairement le rôle de catégorie esthétique. Ce rôle, c’est au moderne qu’il était dévolu.

 

Le moment contemporain de la modernité

Comment expliquer alors qu’en quelques décennies, le renversement soit total ? Comment expliquer qu’aujourd’hui le terme de moderne ne soit plus guère utilisé, alors que celui de contemporain a envahi les discours sur la représentation du présent historique ? Méthodologiquement, on ne peut déduire ce bouleversement que des transformations profondes qui affectent le monde de l’après-deuxième guerre mondiale. Trois sont remarquables qui, toutes, vont dans le sens d’un engouement pour le contemporain.

La première, c’est la généralisation dans les pays développés de la démocratisation et de la massification de l’accès au savoir, à la culture et à la création. Ce mouvement est tout à fait comparable au processus d’alphabétisation qui accompagna la modernité en Europe. Une nouvelle génération, extrêmement nombreuse en raison du boom démographique qui suit la deuxième guerre mondiale, accède brutalement à l’université et aux lieux de distinction sociale, comme les lieux culturels. Cette génération brise la cyclicité de renouvellement des générations qui faisait que les fils et les filles avaient le même horizon que les pères et les mères. Elle rompt ainsi un rapport à la tradition. Par ailleurs, les structures d’accueil, (écoles, universités, musées, salles de concert etc.) ne peuvent pas se contenter de se dilater pour accueillir ces nouveaux publics. Elles se métamorphosent en profondeur, repensent leur relation aux processus historiques. Il s’agit très clairement pour les nouveaux entrants d’opérer un meurtre symbolique du père. La destruction des plâtres dans les écoles des Beaux-arts après mai 68 en est une des plus légendaires images. Cette destruction signifie que les processus de transmission doivent changer. Ils doivent moins se fonder sur la tradition, l’érudition et la virtuosité, et beaucoup plus sur le présent. C’est de cette époque que date aussi la prise en compte progressive dans les programmes scolaires et universitaires de la littérature contemporaine. C’est de cette époque enfin que date l’utilisation du mot « contemporain » dans l’institution muséale.

Ce moment est particulièrement important et symbolique. Après-guerre, un certain nombre d’institutions se créent ou se détachent de leurs institutions mères dans le but d’exposer l’art en train de se faire, l’art qu’on va désormais appeler contemporain. S’il est vrai que la première à le faire17, l’Institut d’art moderne de Boston qui se rebaptise Institut d’art contemporain, le fait en 1948 dans une volonté de rupture avec l’art moderne18, le grand mouvement de création de musées d’art contemporain qui suit celui de Los Angeles en 1983 ne marque aucunement cette axiologie politique et esthétique. Cette muséification et cette conservation du présent n’est pas complètement nouvelle, mais elle est tout à fait spectaculaire en ce qu’elle se systématise et se généralise et impose probablement l’usage du terme contemporain dans le champ épistémologique et artistique. Conservation du vivant et musée d’art contemporain sont vécus par certains comme une véritable contradiction, un monstre à combattre ; ils deviennent dans le même temps les emblèmes d’une mutation globale. Il s’agit de la sorte d’inventer une nouvelle tradition, un nouvel objectif (l’école et les institutions artistiques aident l’élève ou le citoyen à se situer dans le monde contemporain comme le rappellent les programmes scolaires), des nouvelles méthodes. Les inventer à partir de ce qui fait la spécificité de cette génération : être vivante.

Car il ne faut pas oublier que cette génération, plus vite qu’aucune autre et dans des proportions tout à fait considérables, passe de l’autre côté du bureau, de l’estrade et du siège de décision et entend bien renouveler elle-même les principes de cette démocratisation de l’accès au savoir et à la culture. Pour y parvenir, il faut s’auto-consacrer et pour s’auto-consacrer, il faut marquer une différence. Le mot contemporain joue ce rôle de marqueur différentiel. Donc, contrairement à ce que l’on dit souvent et à ce que l’on annonçait en introduction, le terme contemporain n’est pas si faible que cela. Il résulte lui aussi, comme presque toutes les nominations, d’une lutte et d’une prise de pouvoir. Les analyses esthétiques de ce point de basculement se sont trop souvent intéressés aux conséquences et pas assez aux causes structurelles. Par exemple, l’indistinction entre « haute » et « basse » culture souvent présentée comme symbolique des évolutions culturelles de l’après-guerre, notamment dans l’analyse du paradigme postmoderne19 est largement tributaire de la massification et de la démocratisation de l’accès à la culture et au savoir.

Deuxième grande transformation : la multiplication des processus de décentrement. Le premier, lui aussi, est une conséquence de la deuxième guerre mondiale. On connaît le titre fameux du livre de Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne. Il existe en effet un transfert culturel d’importance durant la seconde guerre mondiale20 qui déstabilise la cartographie artistique qui, depuis deux siècles, avait fait de Paris la capitale du monde21. Mais ce transfert s’accompagne d’une transformation. Il ne s’agit pas simplement du « vol de l’idée d’art moderne », mais d’une recomposition du champ artistique. Cette recomposition s’accompagne d’une très nette reconfiguration des rapports de force, notamment entre Europe et Amérique, au profit des marchands, des institutions et des artistes américains. L’expansion du terme contemporain n’est pas étrangère à cette volonté de qualifier et de désigner ce basculement hégémonique dans le champ artistique. Il marque un moment22 états-unien de l’histoire de l’art et de la culture, un moment qui tend désormais à se globaliser et à échapper à la logique du centre ; les flux de traductions et le marché de l’art contemporain, qui sont de bons indicateurs, semblent le confirmer. Ce moment états-unien est aussi académique, les universités américaines ayant depuis cette époque acquis une puissance attractive extraordinaire.

Deuxième décentrement, le décentrement postcolonial. Après les mouvements de décolonisation, qui couvrent une période presque exactement équivalente aux deux autres phénomènes (la massification de l’accès au savoir et à la culture, le transfert culturel vers les Etats-Unis), un mouvement intellectuel, politique et artistique se développe de l’Inde au Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord aux Caraïbes, de l’Afrique Subsaharienne aux diasporas de tous les pays (les pays dominants compris), tentant de penser la condition contemporaine des populations ayant été engagées dans les processus de colonisation et relisant l’histoire au prisme de cette colonisation. Cette relecture, notamment de l’histoire littéraire, de l’histoire de l’art et de l’histoire des idées23 est une lecture dévoilante qui montre combien la modernité a pu s’accommoder de la colonisation. Combien les proclamations d’émancipation, d’autonomie, de libération, de révolution étaient exactement contemporaines de l’avilissement et de la domination d’une partie du monde, jugée inférieure. Se penser et se dire moderne pour le mouvement postcolonial devient proprement impossible. D’une part, parce qu’il s’agirait une fois encore de se soumettre à une catégorisation extérieure, et d’autre part de reprendre une histoire contestée. Parce que la majeure partie de la population mondiale a été engagée dans l’histoire de la colonisation, parce ce que ce processus est un objet de pensée et d’action fondamental depuis une trentaine d’année, il n’est pas excessif de dire que nous vivons un moment postcolonial de l’histoire. Ce mouvement de relecture des époques antérieures sous le prisme postcolonial se retrouve par ailleurs dans les théories queer ou féministes qui s’attachent notamment à montrer l’hétéro- et le phallo-centrisme de la culture européenne, y compris dans sa configuration moderne.

Le troisième phénomène fondamental de l’après deuxième guerre mondiale est relié en grande partie aux phénomènes de décentrement. Il s’agit de l’apparition d’esthétiques contestataires ne se réclamant plus forcément du moderne. Deux exemples significatifs peuvent être évoqués. Le premier, c’est l’apparition sur la scène littéraire mondiale d’un vaste mouvement de renouvellement des formes et des enjeux littéraires en provenance d’une région non européenne. Il s’agit bien entendu du boom latino-américain des années 1960 à 1980. On a tendance alors à parler d’une autre modernité puisque la modernité d’origine européenne voit se développer à côté d’elle et en concurrence une autre voie singulière, forte, relativement cohérente. Cette autre voie, au regard de l’héritage européen de la modernité est plus bricoleuse (au sens que Lévi-Strauss donne à ce mot), plus joueuse avec la tradition, plus impure, plus baroque. Si bien qu’on éprouve des difficultés à la qualifier de moderne alors que le moderne ou plutôt le modernisme s’est de plus en plus défini comme un mouvement puriste et anti-représentatif. Le moment latino-américain s’articule ainsi au moment états-unien et au moment postcolonial pour former ce que nous appelons le contemporain.

Enfin, autre esthétique contestataire, si vindicative qu’on a cru bon d’en faire l’emblème du contemporain : le postmoderne. Globalement inventée pour penser le moment états-unien et son empire sur le monde, la théorie postmoderne a eu l’inconvénient de penser une sortie du moderne avec les catégories conceptuelles du moderne. Elle a eu le défaut de penser par époque délimitées et successives alors qu’elle proclamait l’inverse dans ses analyses esthétiques. Elle a eu le tort de vouloir trop vite donner un nom à une série de mutations qui n’étaient pas des révolutions, mais dont les effets demandaient un recul et une distance d’observation. Elle a donc eu des adorateurs et des contempteurs, aux discours trop souvent caricaturaux. Avec le recul qui est le nôtre, on peut dire que le postmoderne a moins signalé une volonté de sortie du moderne que la conscience souterraine que des phénomènes majeurs affectaient le monde après la deuxième guerre mondiale. Il a toujours été d’usage de nommer ces phénomènes. Il se trouve que la complexité de ce moment rappelant en tout point la naissance de la modernité, le terme de postmodernité fut assez naturellement adopté. Il se trouve que son existence fut furtive puisqu’il n’est plus guère employé aujourd’hui. On peut sans aucun doute le penser nécessaire car il a signalé une phase de transition dans les processus de nomination, du moderne au contemporain. Et d’autant plus nécessaire qu’à sa suite, une accélération terminologique sur son modèle s’est mise en branle. Le postmoderne fut ainsi peut-être moins important que son préfixe, le post-, qui a catégorisé tant de mouvements, de pensées,  d’esthétiques, de réalités : postféminisme, post-structuralisme etc. Il fut un moment qui s’articule aux trois autres, précédemment énoncés. Si l’on rassemble deux d’entre eux, on dira que le contemporain est la conjonction des moments américain (Etats-Unis et Amérique Latine), postcolonial et postmoderne. Ce n’est pas rien, c’est même beaucoup. Ceux qui refusent au contemporain toute valeur sont généralement ceux qui dénigrent ou refusent la réalité de ces trois moments. On pourrait cependant reprocher à cette analyse sa partialité, notamment dans le choix qu’elle fait des phénomènes fondamentaux. On pourrait lui adjoindre par exemple la question de la globalisation. Elle est comprise, semble-t-il, et en tout cas pour les années d’après-guerre qui ont été ici analysées, dans l’articulation du moment postcolonial et du moment états-unien. Il me semble par ailleurs qu’elle s’inscrit dans les trois dynamiques relevées : massification, décentrements, contestations.

Il existe ainsi bel et bien un moment contemporain de l’histoire qui s’arrache au flux du temps. Ce moment contemporain, qui naît après la deuxième guerre mondiale se caractérise en grande partie, la définition peut sembler déceptive, par l’usage du terme contemporain pour se désigner. Ce terme, loin d’être vide de sens, marque une série de transformations importantes qui dialectisent certains des principes de la modernité tout en n’en récusant pas les fondements. Ainsi, si la modernité se caractérise par un changement de régime esthétique, par une modification profonde de la définition même de l’art et de la littérature, par une structuration nouvelle du champ artistique, notamment dans ses relations avec l’économique et le politique, le moment contemporain s’inscrit encore, en l’infléchissant, dans ce régime et cette structuration. En ce sens, le contemporain est un moment de la modernité. Mais ce moment est beaucoup plus que la coprésence au temps qui passe.
Dernier élément qu’il faut prendre en compte : la nomination du temps présent et des moments esthétiques signale conjointement l’émergence d’un désir et la manifestation d’une usure. On a ces dernières années beaucoup (trop) étudié l’usure. Souhaitons que le désir soit désormais au centre de nos débats.

 

 

**Cet article est l'introduction de l'ouvrage Qu'est-ce que le contémporain? publié sous la direction de Lionel Ruffel. Il est reproduit ici, avec aimable autorisation des Editions Cécile Defaut

 

 

 


1 Voir Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », notamment « IV. La modernité », in Curiosités esthétiques, L’Art romantique, éd. de H. Lemaître, Paris : Classiques Garnier, 1962, pp. 466- 469.

2 Le terme est bien sûr emprunté à François Hartog, tel qu’il le développe dans son ouvrage Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps, Paris : Le Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2003.

3 Voir Charles Baudelaire, Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, in Curiosités esthétiques, L’Art romantique, op. cit.

4 Sur cette question, voir évidemment  Jürgen Habermas, L’Espace public, traduction de Marc B. de Launay, Paris : éd. Payot, « Critique de la politique », 1990 [1962].

5 Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris : Gallimard, 1971, pp. 10-11.

6 Voir Pascale Casanova, « Consécration et accumulation de capital littéraire. La traduction comme échange inégal », Actes de la recherche en sciences sociales, 2002/2 – 144, Paris : Le Seuil, pp. 7-20.

7 Roland Barthes a particulièrement joué avec ces effets, comme le rappelle ici-même François Noudelmann.

8 Dans le sens qu’Eric Hobsbawm donne à cette expression dans Eric Hobsbawm et Terence Ranger (ed.), L’Invention de la tradition, traduit de l’anglais par Christine Viver, Paris : éd. Amsterdam, 2006 [1983].

9 Voir Immanuel Kant, « Qu’est-ce que les Lumières » in Vers la paix perpétuelle, Que signifie s'orienter dans la pensée ?, Qu'est-ce que les Lumières ? et autres textes, introd., notes, bibliogr. et chronologie par Françoise Proust ; trad. par Jean-François Poirier et Françoise Proust, Paris : Garnier Flammarion, 2006. Voir surtout la lecture qu’en fait Michel Foucault, Qu’est-ce que les Lumières ?, éd. d’Olivier Dekens, Paris : Bréal, « La philothèque », 2004.

10 Voir notamment Antoine Berman, « Goethe : traduction et littérature mondiale », in L’Epreuve de l’étranger, Paris : Gallimard, « Tel », 1984. Le chapitre qu’Antoine Berman consacre à Goethe multiplie le terme contemporain, on a envie de dire, contre le terme moderne.

11 Edition consultée : l’édition électronique de l’Université de Chicago, http://encyclopedie.uchicago.edu/. Article contemporain à l’adresse : http://artfl.uchicago.edu/cgi-bin/philologic31/getobject.pl?c.24:92.encyclopedie1108

12 C’est aussi la vision de Chateaubriand dans les pages des Mémoires d’outre-tombe qu’il consacre à la révolution de Juillet. Voir l’analyse qu’en propose Vincent Descombes dans « Qu’est-ce qu’être contemporain ? » in « Actualités du contemporain », Le Genre humain, Paris : Seuil, n°35, 2000, pp. 21-33.

13 Denis Diderot, Salons, textes choisis, présentés, établis et annotés par Michel Delon, Paris : Folio, 2008.

14 http://artfl.uchicago.edu/cgi-bin/philologic31/getobject.pl?c.76:269.encyclopedie1108.

15 Voir Christian Ruby, Devenir contemporain, Paris : éd. du Félin, 2007, pp. 28-29.

16 Voir Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres, modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, traduit de l’anglais par Etienne Dobenesque, Paris : Les Prairies Ordinaires, « Penser/Croiser », 2008 [2005]

17 Au moment d’imprimer ce texte, Zahia Rahmani me fait remarquer que la Galerie nationale du Jeu de Paume à Paris était, de 1922 à 1930, une annexe du Musée du Luxembourg. Son nom : la « section des Écoles étrangères contemporaines ». Elle semble donc avoir été la première institution muséale à porter le mot contemporain dans son titre. On remarquera plusieurs éléments. C’est, comme dans l’exemple bostonien qui suivra en 1948, une annexe d’un grand musée qui, la première, teste le mot contemporain dans sa désignation. Ce caractère légèrement périphérique est par ailleurs probablement renforcé par le fait que sont exposées là les Ecoles étrangères, probablement dans une dialectique assez forte avec l’Ecole de Paris, si centrale jusqu’aux années 20. Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt que l’accent soit mis sur le terme « écoles » et pas sur « art » ou « création », renforçant donc la dimension existentielle au détriment de la catégorisation esthétique. Enfin, cette expérience n’a duré que huit ans avant que le mot « moderne » ne reprenne ses droits.

18 Voir Serge Guibaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne, Paris : Hachette Littérature, « Pluriels », 2006 [1983], p. 217.

19 Fredric Jameson, Postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Florence Nevoltry, Paris : ENSBA éditions, 2007 [1991].

20 Pour être plus précis, ce transfert de l’Europe vers les Etats-Unis s’achève avec la seconde guerre mondiale. Il avait commencé en 1933 par l’exil d’artistes et d’intellectuels juifs allemands.

21 Voir Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris : Le Seuil, 1999.

22 Ici, le terme de moment est employé dans le sens que lui donne Frédéric Worms dans sa Philosophie en France au XXe siècle. Moments, Paris : Folio essais, 2009. Pour discriminer un moment philosophique singulier, Frédéric Worms donne les conditions suivantes : « Il faudrait ainsi que ce nouveau moment soit tel par une discontinuité avec ce qui du même coup apparaîtra comme le moment précédent ou « ancien ». Plus encore, il faudrait que cette rupture ne porte pas sur tel ou tel aspect de telle ou telle pensée, mais bien sur le problème d’ensemble autour duquel s’articulaient, justement, des pensées singulières pour former un tel moment […]. Enfin, il faudrait qu’elle ne soit pas seulement négative, mais permette de poser à nouveau un problème, ou un problème nouveau, non pas de l’extérieur ou abstraitement, mais, là encore, parce qu’il résulterait d’une confrontation entre des positions singulières et distinctes. Cette condition, qui paraît forte, n’est autre que le rappel d’une définition, d’un concept, celui de moment philosophique. » p. 554.

23 Voir exemplairement l’ouvrage fondateur d’Edward Saïd, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Catherine Malamoud, Paris : Seuil, « La couleur des idées », 2005 [1978].

 

 

 

 

 

 

 

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