Le récit fictionnel et ses marges : état des lieux  1

 

Frank Wagner
Université de Namur

 L’« état des lieux » évoqué dans ce titre doit être considéré, si j’ose dire, comme un état des lieux d’entrée plutôt que de sortie. En d’autres termes, je ne prétends nullement « liquider » la réflexion sur la problématique qui nous réunit mais, plus humblement, en proposer une manière de bilan, partiel et nécessairement provisoire. Avant d’en venir à cette tentative de synthèse, je dois en outre m’efforcer de « cadrer » mon propos aussi précisément et fermement que possible : si la formule n’avait pas déjà servi, cette communication aurait pu s’intituler « Récit fictionnel, récit factuel » 2 - ce qui suffira à donner (du moins aux lecteurs de Gérard Genette) quelque idée des options méthodologiques qui seront ici valorisées. Conformément à l’intitulé de ce séminaire, il va donc être aujourd’hui question de ce que la mise à contribution des outils de la narratologie peut ou ne peut pas nous apprendre des propriétés du récit de fiction, de ses frontières, de son au-delà.

Il s’ensuit que je serai conduit à laisser en marge de ma réflexion la plupart des problématiques abordées dans le cadre d’un autre séminaire, intitulé « La littérature et son dehors » 3, au cours duquel, par exemple, Fernand Hallyn a mis au jour la part active des schèmes poétiques dans la formation d’une représentation scientifique nouvelle ; au cours duquel, également et inversement, d’autres chercheurs ont examiné ce que les catégories littéraires retiennent du contact qu’elles sont susceptibles d’entretenir avec les divers discours de savoir. Du fait même de l’adoption de cette perspective « étroite », j’ai pleinement conscience de tomber sous le coup d’une critique récemment formulée par Jean-Louis Jeannelle, qui déplore que « Les « littéraires » quant à eux ne semblent s’intéresser qu’aux frontières entre la fiction et les récits non-fictionnels (qui ne se comprendraient, en quelque sorte, que par similitude ou par distinction avec le modèle central de la fiction). »4 A cette objection pour partie légitime, qui ne m’était pas personnellement adressée (et pour cause…), je répondrai, d’une part, que la concentration de l’effort théorique sur cette problématique « frontalière » peut découler non pas d’un manque d’intérêt ou de curiosité pour les écrits non-fictionnels ou non-littéraires mais, comme c’est le cas aujourd’hui, du nécessaire respect d’un impératif de concision, et qu’elle ne permet alors en aucune façon de préjuger d’éventuelles investigations complémentaires, ultérieurement conduites « en amont » ou « en aval » du domaine initialement exploré ; d’autre part, que les études narratologiques ne me semblent pas nécessairement vouées par principe à une sorte d’ethnocentrisme littéraire, qui consisterait à reléguer sur des bas-côtés plus ou moins bien famés (à vrai dire plutôt moins que plus) diverses formes implicitement présentées comme mineures, et évaluées à l’aune du seul « modèle central de la fiction ».

Toutefois, et pour faire preuve d’un minimum d’honnêteté intellectuelle, il est patent que dans les faits, Jean-Louis Jeannelle a majoritairement raison : durant les 15 dernières années, au bas mot, la déploration justifiée du caractère initialement restreint (comprendre : aux seuls récits de fiction) de la narratologie s’est d’ailleurs progressivement constituée en figure imposée du discours de ses plus éminents représentants, de Gérard Genette à Dorrit Cohn5 . Et il est vrai que, si l’on excepte tel précédent isolé, comme « Le discours de l’histoire » (1967)6 de Roland Barthes, les travaux des pionniers de la narratologie ont presque exclusivement porté sur les récits fictionnels. Sans doute les choses ont-elles notablement évolué depuis la publication en 1991 de Fiction et diction, comme l’atteste la récente multiplication de recherches transversales, « trans- » ou « inter-génériques » ; sans doute la dévalorisation larvée du non-fictionnel n’est-elle plus une fatalité. Mais il n’en reste pas moins que la (ou les) discipline(s) vouée(s) à l’étude du discours du récit est (ou sont) née(s) et s’est (ou se sont) développée(s) au contact majoritaire voire hégémonique de textes de fiction ; de sorte qu’il n’est pas illégitime d’estimer que la (ou les) narratologie(s) en a (ou en ont) été pour le moins affectée(s) à quelque degré. D’où une inévitable interrogation : les outils de la « narratologie fictionnelle » (nommons-la ainsi) peuvent-ils ou non être appliqués sans réajustement à des récits non-fictionnels, ou encore à certains textes hybrides dont les particularités seront spécifiées au cours de l’enquête qui va suivre ? La question reste posée, puisque l’on sait que si Gérard Genette y répond par l’affirmative, Dorrit Cohn opte clairement pour une réponse négative - chacun d’eux avec force arguments. De plus, cette divergence de vues quant à l’applicabilité des outils narratologiques aux récits non-fictionnels renvoie à un désaccord beaucoup plus fondamental entre les deux théoriciens : comme le révèle le titre de son ouvrage, Dorrit Cohn estime qu’il est possible de mettre au jour diverses propriétés spécifiques au récit de fiction, ce qui relève d’une position, non dénuée de vigueur militante, qu’elle qualifie elle-même de séparatiste ; au lieu que Gérard Genette, récusant la possibilité même d’une telle distinction ailleurs que sur le seul plan des « types purs », valorise a contrario pour sa part une attitude gradualiste, ou si l’on préfère « intégrationniste », qui revient à relativiser les frontières entre fiction et non-fiction. Il nous faudra donc tenter de voir, sur la base des justifications avancées, s’il est possible de trancher entre ces opinions antagonistes ou si, différemment, une réponse de Normand est envisageable, sous la forme d’un mariage de raison sinon d’amour entre Gérard Genette et Dorrit Cohn.

Toutefois, autant ne pas nous bercer d’illusions : comme l’affirme Antoine Compagnon, « La théorie de la littérature est une leçon de relativisme, non de pluralisme ; autrement dit, plusieurs réponses sont possibles, non compossibles, acceptables, non compatibles »7 , ce qui fait de l’effort théorique une activité par essence polémique. Dès lors, dans ce domaine, l’espoir d’une réconciliation des antagonistes a tôt fait d’apparaître largement utopique, et il est plus que probable qu’à l’issue de ce parcours je n’aurai d’autre alternative que de prendre fait et cause pour telle ou telle opinion, c’est-à-dire de choisir mon camp. Du moins ce choix s’effectuera-t-il sur la base d’un examen attentif de la validité respective de ces positions conflictuelles.

De ce qui précède, il découle que la part personnelle de cette recherche sera, sinon réduite à la portion congrue, du moins modeste. Qui dit « état des lieux » dit en effet « bilan », c’est-à-dire en l’occurrence présentation synthétique des principaux acquis de recherches antérieures : principalement celles des déjà nommés Gérard Genette et Dorrit Cohn, mais aussi celles de Käte Hamburger8 et de Jean-Marie Schaeffer9 , sans préjuger de quelques autres références ponctuelles. Conséquemment, mon propos revêtira dès lors majoritairement les apparences d’une parole (composite) de seconde main, voire de troisième main lorsque sera évoquée telle anthologie, par exemple La Fiction10 de Christine Montalbetti, à laquelle j’effectuerai de nombreux emprunts. Mais, par-delà ce rôle de « ventriloque », je m’efforcerai tout de même de discuter de divers points théoriques, de mettre au jour les présupposés variables qui informent et à vrai dire motivent ces travaux antérieurs, avant de les compléter, dans la mesure du possible, par l’apport des théories de la lecture réelle (Michel Picard11 , Vincent Jouve 12) - méthodologie qui me semble pouvoir constituer un auxiliaire efficace de la narratologie traditionnelle, autant qu’un vecteur de renouvellement partiel des études « textualistes ». Enfin, reste à préciser que les problématiques critères définitoires de la littérarité seront inévitablement posés à l’horizon de cette enquête.

A propos de la fiction : quelques rappels

Pour qui parcourt l’abondante « littérature » consacrée à la problématique des rapports entre récit fictionnel et non-fictionnel, force est de constater que même les narratologues les plus convaincus du bien-fondé et de l’opérativité de leur méthodologie d’élection sont conduits à prendre en considération les découvertes de disciplines sinon concurrentes du moins autres - de sorte que je n’ai d’autre solution, du moins dans un premier temps, que de leur emboîter le pas. C’est qu’en effet, comme le fait justement observer Christine Montalbetti, travailler à définir la fiction implique d’articuler une question ontologique (« qu’est-ce qu’un être de fiction ? ») et une question logique (« quel est le statut d’un énoncé de fiction ? »)13  : double interrogation qui prend nécessairement place dans le cadre d’une théorie beaucoup plus générale du langage. Comme annoncé en préambule, je ne m’attarderai pas à l’évocation de la sophistique, qui dénie toute aptitude référentielle à la parole, la vouant ainsi à une essence nécessairement fictionnelle, ni à celle de certaines conceptions pour partie similaires qui s’interrogent par exemple, dans le sillage de l’idéalisme d’un Berkeley, sur le caractère fictionnel des hypothèses scientifiques. Exit également la théorie des mondes possibles telle que Nelson Goodman l’a formalisée14 . Une fois encore, il n’est nullement question de récuser a priori et de façon absolue ces diverses hypothèses - que nous retrouverons d’ailleurs peut-être ponctuellement -, mais il est nécessaire de sérier les problèmes, et de telles considérations risqueraient de nous écarter durablement de ce qui doit rester, aujourd’hui, le cœur de notre propos. En revanche, tenter, après bien d’autres, de répondre aux deux questions susdites nous y conduira graduellement.

Ainsi, se demander ce qu’est un être de fiction permet d’introduire une première distinction entre personnage et personne. Il semble par exemple difficilement contestable que les prénom et nom de « Frédéric Moreau » ou de « Julien Sorel », s’ils sont morphologiquement similaires aux désignateurs d’identité(s) qui ont cours dans le monde où nous vivons, présentent cette particularité remarquable de ne renvoyer à aucune entité existant à l’extérieur des univers textuels respectifs de L’Education sentimentale ou du Rouge et le Noir. Cette propriété du personnage fictionnel est en outre parfois désignée à l’attention des lecteurs par divers phénomènes de motivation voire de surmotivation onomastique : baptiser un personnage « Caïn Marchenoir », comme le fait Léon Bloy du protagoniste du Désespéré, c’est investir ce nom de connotations qui entrent en résonance avec d’autres composantes du système axiologique du roman, et déréaliser à la fois l’agent et l’univers au sein duquel il évolue. Mais, même dans le cas des fictions « mimétiques-réalistes », force est de convenir que des phrases telles que « Monsieur Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine […] » 15 présentent une entité dépourvue de référent.

Une objection vient immédiatement à l’esprit : nombre de romans contiennent en effet ce que Philippe Hamon nomme des « personnages référentiels »16 , dont le plus célèbre est sans conteste Napoléon, présent aussi bien chez Stendhal que chez Hugo ou Tolstoï. Qu’en conclure du statut de ce ou de ces « Napoléon » dans La Chartreuse de Parme, Les Misérables, ou La Guerre et la paix ? Sur ce point les avis divergent : certains, comme John Searle17 , estiment que le texte de fiction est susceptible d’intégrer sans dommage divers « îlots référentiels » : noms de personnalités historiques (« Napoléon »), toponymes (« la France »), désignation d’événements historiques (« les Cent jours ») ; mais aussi énoncés gnomiques (« Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à sa façon. »)18 dont la valeur de vérité générale paraît excéder les frontières du texte où sont interpolées de telles « maximes ». D’autres, comme Gérard Genette19 , pensent plutôt que les divers « emprunts » au monde réel, en quelque sorte contaminés par le nouvel environnement au sein duquel ils ont été importés, sont soumis à un processus de fictionalisation qui en fait des analogons approximatifs de leurs « correspondants » réels. Christine Montalbetti les qualifie d’« homonymes » ou d’« entités parallèles »20 . Enfin, entre la logique de la coexistence défendue par Searle et l’hypothèse genettienne de la transformation, Jean-Marie Schaeffer semble opter quant à lui pour une position intermédiaire, où le statut globalement fictionnel du texte peut s’accommoder de différences statutaires ponctuelles des énoncés, pour partie fictionnels, pour partie référentiels21 .

On le voit, cette dialectique de la partie et du tout constitue une vive incitation à ne pas dissocier plus longuement les dimensions ontologique et logique de notre questionnement, de sorte qu’il convient à présent de conjoindre  la question du statut des êtres de fiction et celle du statut de l’énoncé fictionnel. On sait que pour Ryle il s’agit d’un prédicat sans sujet, se déployant à propos de rien d’existant 22 ; que pour Frege 23 il possède un sens mais pas de dénotation. Margaret Mac Donald 24, quant à elle, a démontré que l’assertion fictionnelle n’est ni vraie ni fausse (puisqu’elle porte sur des entités inexistantes), ni mensongère (puisqu’elle ne vise pas à mystifier durablement les lecteurs en les trompant sur le statut ontologique des êtres de fiction), ni hypothétique (puisque par essence elle se soustrait à toute tentative de vérification). Aussi les notions qui permettent le mieux de rendre compte de son statut sont-elles sans doute celles de « feintise » et/ou de « simulation », comme invitent à le penser les travaux de John Searle. Dans Sens et expression, il rapproche en effet l’énoncé de fiction de certains actes de langage indirects (« avez-vous l’heure ? »), enchâssant en fait deux demandes, ou encore de figures impliquant une substitution d’ordre sémantique comme la métaphore (« ce défenseur central est un roc »25 ). Sur la base de telles similitudes, Searle est conduit à une définition de l’énoncé de fiction comme assertion feinte, sans intention de tromper ; où la notion d’intention - Christine Montalbetti 26 insiste sur ce point - ne relève pas du psychologique stricto sensu, mais d’une décision auctoriale sise dans un environnement institutionnel spécifique.

On connaît la réappropriation genettienne de cette définition du statut illocutoire de la fiction narrative, ainsi que les divers réajustements auxquels elle donne lieu. Dans le chapitre de Fiction et diction intitulé « Les actes de fiction »27 , le poéticien distingue d’une part le statut des discours des personnages fictionnels (« actes translocutoires » selon Marcia Eaton, qu’il cite28 ) et des narrateurs homodiégétiques, d’autre part celui des narrateurs hétérodiégétiques. Estimant que les deux premiers cas de figure « consistent en illocutions sérieuses plus ou moins tacitement présentées comme intrafictionnelles »29 , il consacre dès lors l’essentiel de sa réflexion au discours des narrateurs hétérodiégétiques, c’est-à-dire, au prix d’une simplification antérieurement dénoncée dans Nouveau discours du récit 30, mais en l’occurrence bien compréhensible, aux particularités illocutoires de la fiction narrative « à la 3ème personne ». L’idée maîtresse de Gérard Genette est la suivante : s’il est juste d’estimer comme Searle que l’énoncé fictionnel relève d’une « assertion feinte », puisqu’il ne remplit pas les conditions pragmatiques d’un acte illocutoire sérieux, cela ne signifie pas qu’il ne puisse pas simultanément être ou faire « quelque chose » d’autre.

A la faveur de réajustements successifs, au cours desquels certaines des notions de Searle sont en quelque sorte retournées contre leur inventeur, ce « quelque chose d’autre » est finalement défini par une formule synthétique : « […] on peut raisonnablement décrire les énoncés intentionnellement fictionnels comme des assertions non sérieuses (ou non littérales) recouvrant, sur le mode de l’acte de langage indirect (ou de la figure), des déclarations (ou demandes) fictionnelles explicites. »31 . Dans la formulation proposée, la présence de l’adjectif « explicite » pourrait paraître incongrue, dans la mesure où les « déclarations » ou « demandes » qu’il qualifie ne sont pas matérialisées sur le plan dénotatif, dans la lettre du récit. Mais cet emploi se justifie en raison du phénomène de « superposition » qui est ici décrit : si ces actes illocutoires apparaissaient au grand jour, ils revêtiraient bien une telle forme, claire et dépourvue d’ambiguïtés, gage de leur caractère sérieux. Autrement dit, l’énoncé de fiction témoigne d’une forme de stratification illocutoire où, en amont de l’assertion feinte, et en quelque sorte sous ou derrière elle, se dissimulerait un acte de langage sérieux, que Gérard Genette illustre par des formules telles que « Imaginez que… » (demande), « Je décrète fictionnellement que… » (déclaration), « Par la présente, je souhaite susciter dans votre esprit l’histoire fictionnelle de… » (assertion) - dont le dénominateur commun réside dans l’effet perlocutoire poursuivi : la production d’une œuvre de fiction. 32

Dans la perspective qui est la nôtre, l’aggiornamento genettien se révèle intéressant à plus d’un titre :

  1. tout d’abord parce que là où John Searle, en tant que philosophe du langage, ne s’intéressait qu’incidemment à l’énoncé fictionnel, à titre de curiosité, d’usage marginal et déroutant, voire quelque peu « pervers » des ressources discursives usuelles, Gérard Genette en fait l’objet central de sa réflexion, de sorte que ses propriétés - si cette notion peut être maintenue - sont alors considérées pour elles-mêmes.
  2. Ensuite parce que l’hypothèse d’une « demande fictionnelle » sous-jacente à l’assertion feinte implique la présence d’une instance en charge de la « réponse », instance symétrique de l’auteur comme origine du discours : le lecteur, à qui il appartient de repérer l’intention auctoriale et d’y réagir. Est ainsi élaborée une vision plus complète de l’activité fictionnelle, qui possède deux versants et, en l’occurrence par le canal du texte, présuppose bien la coprésence d’au moins deux « partenaires », un producteur et un récepteur. Cette précision n’est ni contingente ni secondaire : compte tenu des phénomènes de dépragmatisation liés à l’écart historique comme de la dimension pour partie irrégulée et/car idiosyncrasique de l’activité lectrice, la perception de l’intention qui sous-tend le discours fictionnel est sujette à fluctuations - ce qui se répercute sur le statut des textes. Bovarisme et Don Quichottisme 33, mais aussi bien l’attitude inverse, plus rare mais nullement inconcevable, constitueraient ici de bons exemples.
  3. Enfin parce qu’au terme de sa réflexion Gérard Genette évoque brièvement le discours de la littérature non-fictionnelle, narrative ou non, et, au sein du premier pôle, hétérodiégétique ou non. Faisant ponctuellement sienne la terminologie de Käte Hamburger, il identifie dans ces divers cas de figure autant d’« énoncés de réalité », « illocutions sérieuses (véridiques ou non) dont le statut pragmatique [lui] semble sans mystère, et pour ainsi dire sans intérêt »34 .

« Assertion feinte recouvrant un acte illocutoire sérieux » versus « énoncé de réalité » : ce distinguo typologique semble à première vue favoriser l’établissement d’une ligne de démarcation entre fiction et non-fiction. Le problème vient de ce que, si cette distinction est recevable in abstracto, à un degré élevé de généralité, elle n’est pas réellement opératoire sur le plan empirique, lorsqu’il s’agit de repérer en texte(s) des indices de fictionalité ou de non-fictionalité.

Or, dans une perspective narratologique, tel est bien le problème majeur qui doit requérir notre attention : celui de la possibilité ou de l’impossibilité de mettre au jour des traits formels susceptibles d’autoriser une identification assurée du proprement fictionnel. Sur ce point, comme il l’a été signalé en préambule, les opinions divergent, voire s’affrontent : compte tenu de la dimension prioritairement philosophique de sa réflexion, il n’est guère surprenant que John Searle soit conduit à affirmer qu’« Il n’y a pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique qui permette d’identifier un texte comme œuvre de fiction. »35 En revanche, de prime abord, il peut paraître étonnant que, dans les rangs mêmes des narratologues, certains, comme Gérard Genette ou Christine Montalbetti, entérinent le diagnostic d’indiscernabilité établi par Searle, concluant comme lui à la fragilité donc à l’insuffisance des critères formels ; au lieu que d’autres, comme Käte Hamburger ou Dorrit Cohn, défendent l’hypothèse de l’existence de propriétés formelles du récit de fiction, ou si l’on préfère de marqueurs ou d’indices textuels de fictionalité. Du moins ce divorce peut-il momentanément surprendre, aussi longtemps que l’on n’ausculte pas les présupposés sur lesquels se fondent ces attitudes respectivement gradualiste et séparatiste. Mais avant d’explorer les soubassements  de ces positions antagonistes, il convient d’examiner précisément chacune d’entre elles, pour mieux faire ressortir à la fois leurs points de convergence et leurs lignes de fuite.

Conception(s) séparatiste(s) de la fiction

Soit, tout d’abord, la position séparatiste, dont Dorrit Cohn, « héritière » sur ce point de Käte Hamburger, est à l’heure actuelle la représentante emblématique. Dans l’un des chapitres du Propre de la fiction, déplorant que « les théoriciens modernes [aient] dans la plupart des cas négligé la narratologie »36 à l’occasion des débats relatifs à la fictionalité, elle se propose de prendre appui sur « la discipline qui a poussé le plus loin l’exploration des fondements du récit comme tel » 37, ce qui implique une recherche narratologique de marqueurs de fictionalité. L’entreprise peut donc paraître, au moins partiellement et à première vue, motivée par un souci « corporatiste » (réparer une injustice commise à l’encontre de la narratologie, discipline dont Dorrit Cohn se réclame sans ambiguïté) ; mais, pour autant, elle parvient à éviter l’écueil du dogmatisme. C’est que cette recherche se veut avant tout exploratoire, comme l’indique le refus final d’articuler logiquement les découvertes réalisées au cours de l’enquête en un « verdict […] définitif »38 . L’enjeu majeur en est en effet d’interroger la capacité des outils narratologiques existants à rendre compte avec pertinence des récits non-fictionnels, comme de préciser, le cas échéant, les affinements et modifications qui s’imposent pour une analyse opératoire de cet autre champ.

Inutile d’en faire mystère : Dorrit Cohn manifeste très tôt, à vrai dire dès le début de son enquête, la conviction que les outils de la « narratologie fictionnelle » sont en grande partie inaptes à rendre compte des spécificités des récits non-fictionnels, en particulier des récits historiques, principal support de la démonstration. Ce n’est guère surprenant, tant Le Propre de la fiction est globalement sous-tendu par la certitude, maintes fois proclamée, que la différence qui sépare fiction et non-fiction est non pas seulement quantitative mais bel et bien qualitative. Voilà qui me semble une nouvelle fois démontrer que, dans le champ de la théorie de la littérature comme ailleurs, on ne récolte bien souvent que ce que l’on a soi-même semé. En l’occurrence, les convictions séparatistes initiales avaient pour le moins de fortes chances d’aboutir à un tel diagnostic d’« inapplicabilité » (partielle). Entendons-nous : il ne s’agit nullement, sur cette base, d’accabler Dorrit Cohn, tant il est probable que la position gradualiste défendue par Gérard Genette est susceptible à son tour de tomber sous le coup d’accusations similaires. Mais, au moment de confronter ces opinions antagonistes, il m’a paru opportun de tempérer quelque peu l’« optimisme » de certaines déclarations d’apparence catégorique par un rappel des difficultés provoquées par cette variante du cercle herméneutique qu’on pourrait rebaptiser « cercle heuristique » - et qui nous renvoie d’une certaine manière au problème insoluble de la préséance de l’œuf sur la poule, ou vice versa.

Une fois posé ce nécessaire garde-fou, il convient d’examiner précisément la position de Dorrit Cohn, comme les arguments sur lesquels elle se fonde. Schématiquement, disons qu’elle distingue trois « zones sensibles » où la nécessité d’une réactualisation des catégories de la narratologie fictionnelle pour l’analyse des récits non-fictionnels est tout particulièrement manifeste.

A commencer par le niveau d’analyse. L’idée-force de Dorrit Cohn est ici que le modèle d’analyse binaire (histoire/discours) hérité des Formalistes russes, et que déclinent les principales narratologies fictionnelles, est inapte à rendre compte de la préoccupation majeure de l’historiographe : « l’attestation, fondée sur des documents plus ou moins fiables, d’événements passés à partir desquels l’historien élabore son histoire. »39 , ce qui constitue « le niveau référentiel (ou le niveau de la base de données) » 40. J’ignore si Gérard Genette, par exemple, verrait d’un bon œil la réduction de son modèle d’analyse ternaire ou trinitaire (histoire/récit/narration) au modèle binaire identifié par Dorrit Cohn, mais ce n’est pas en l’occurrence ce qui doit nous requérir. L’essentiel est ici que l’importance du niveau référentiel dans le récit historique, et plus généralement dans le récit factuel, ne semble guère contestable, qui relève d’une observation de pur bon sens, de même que son peu de pertinence dans le cas du récit fictionnel, qui élabore une forme de « pseudo-référence ».

Une fois encore, la dichotomie semble parfaitement recevable sur le plan théorique, mais existe-t-il des marqueurs textuels susceptibles de l’étayer ? Dorrit Cohn insiste principalement sur la présence dans le récit historique d’un appareil périgraphique (notes, préface, appendice), « zone textuelle qui fait fonction de transition entre le texte narratif et sa base documentaire extratextuelle »41 , mais relève également diverses traces laissées par le niveau référentiel (principalement documentaire), sous la forme de mécanismes citationnels et/ou paraphrastiques, avant de conclure qu’une telle « strate testimoniale » est absente du récit fictionnel. Soit, mais il est tentant d’objecter, d’une part qu’un récit historique peut fort bien faire l’économie d’un tel dispositif et, s’il joue exclusivement des ressources de la paraphrase ou de citations non démarquées, est également à même de rendre ses sources documentaires quasiment indétectables ; d’autre part et à l’inverse que les ressources périgraphiques ne sont pas si rares dans certains romans historiques. Dorrit Cohn est d’ailleurs consciente du second volet de cette double objection, qu’elle entend désamorcer en reléguant des textes comme Les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar ou La Mort de Virgile de Hermann Broch dans la catégorie des « cas limites », avant d’affirmer que « de telles œuvres, loin d’effacer la frontière sur laquelle elles sont à cheval, offrent une occasion d’étudier les raisons historiques et théoriques de son existence » 42. Ou comment la conception séparatiste s’efforce de « récupérer », au risque du paradoxe, jusqu’aux textes qui fragilisent voire transgressent la frontière qu’elle s’ingénie à tracer : nous ne sommes pas si loin de « l’exception qui confirme la règle ». Le problème est qu’un tel raisonnement, inattaquable de l’intérieur, finit par n’accorder qu’une maigre place aux propriétés textuelles empiriques, sinon niées du moins subsumées au nom d’un modèle matriciel qui prétendrait les transcender - exerçant ainsi une pression d’autant plus inconfortable qu’elle émane d’une des plus éminentes narratologues.

Si Dorrit Cohn soutient donc mordicus que leurs liens spécifiques au niveau référentiel induisent une différence qualitative, ou si l’on préfère essentielle, entre récits fictionnel et non-fictionnel, reste que selon elle cette fracture irréductible ne se répercute pas directement sur les structures de la temporalité. Autrement dit, au même titre que le récit de fiction, le récit historique (et plus généralement factuel) n’est nullement astreint au respect d’une progression chronologique ou d’une régularité isochronique, de sorte que dans cet autre champ également les observateurs sont fondés à repérer diverses anachronies (analepses, prolepses) et anisochronies (variations rythmiques). Toutefois, elle insiste sur le fait que les déformations temporelles (qu’il s’agisse de phénomènes de dilatation ou d’accélération) opérées par le récit de fiction sont d’une ampleur considérablement supérieures à celles du récit historique - ce que l’on peut globalement concéder, du moins aussi longtemps que l’on s’en tient aux formes « canoniques ». Mais rien n’interdit a priori à un historien de consacrer 100 ou 200 pages à l’arrivée de Napoléon à Sainte-Hélène, ou un paragraphe à son décès : gageons en outre que face à une telle gestion (certes atypique) de la temporalité narrative, les lecteurs et les critiques trouveraient toutes sortes d’excellentes justifications d’ordre symbolique.

Sur ce dernier point, que l’on partage ou non l’opinion de Dorrit Cohn, il semble en revanche légitime de convenir avec elle que les structures temporelles sont au moins partiellement conditionnées par les particularités de la situation narrative (croisement du mode et de la voix) qui médiatise l’accès des lecteurs à l’histoire racontée. Tel est le deuxième niveau auquel se manifesterait une différence de nature entre fiction et non-fiction. En ce qui concerne le mode, tout d’abord, l’essentiel de l’argumentation tourne autour de la notion de focalisation interne, non problématique en régime fictionnel, mais irrecevable en régime factuel - sauf justification par une annotation référentielle vérifiable, ou recours à une modalisation signalant le caractère inférentiel du procédé (« Napoléon a dû penser que… »). Dorrit Cohn résume d’une formule cet écart qu’elle juge déterminant : « […] l’esprit d’un personnage imaginaire peut être connu d’une manière dont ne peut pas l’être celui d’une personne réelle. »43 . Certes, et a priori,cela ressemble d’assez près à un paramètre discriminant, du moins tant qu’on raisonne en termes de connaissance effective du psychisme d’un « tiers ». Mais, comme le signale Jean-Marie Schaeffer, « loin d’être réservée à la fiction, la focalisation interne est une de nos stratégies interprétatives les plus courantes dans la vie réelle »44 , sous la forme d’attribution d’états mentaux à autrui. Dès lors il n’est guère surprenant de constater que de nombreux récits factuels, en particulier au sein du genre biographique, exploitent cette ressource sans nécessairement se soucier de l’assortir d’une prudente modalisation. On pourrait bien sûr débattre indéfiniment de la légitimité ou de l’illégitimité de telles pratiques, mais puisqu’elles existent, force est de reconnaître que sur le plan empirique même le recours à la focalisation interne ne garantit pas absolument l’essence fictionnelle du récit.

Telle n’est évidemment pas l’opinion de Dorrit Cohn qui, plus généralement, estime que la typologie genettienne des focalisations est inapte à rendre compte des particularités modales du récit historique, qui impliqueraient selon elle l’invention d’un nouveau type hybride, à la croisée de la focalisation zéro et de la focalisation externe. Laissons ce point en suspens, en attendant de le retrouver lors de l’examen de la position gradualiste.

Parvenue à ce stade de son raisonnement, Dorrit Cohn est conduite à examiner les différences entre fiction et non-fiction au prisme de la notion de voix narrative, considérée sous l’angle de la relation de personne. La prise en compte de ce nouveau paramètre l’incite à opérer une nouvelle distinction, selon que le récit fictionnel est médiatisé par une narration homodiégétique ou hétérodiégétique. Si, au contraire de sa devancière Käte Hamburger, Dorrit Cohn n’exclut pas du champ de la fiction les récits « à la première personne », elle souligne cependant les similitudes que ce choix vocal entraîne avec le récit historique, principalement en ce qui concerne les limites de la connaissance, partant les informations transmises. Comme l’historien, le narrateur d’une fiction homodiégétique, habitant du monde qu’il décrit, est confronté à un phénomène de restriction modale, que dans Nouveau discours du récit Gérard Genette avait antérieurement désigné par le terme de « préfocalisation »45 . Cette restriction de champ a priori pourrait s’expliquer par le procédé de mimèsis formelle sur quoi repose le récit fictionnel « à la première personne »46 . En revanche, ce déterminisme ne pèse pas sur le narrateur hétérodiégétique, dont la voix artificielle et « désincarnée » est étrangère à l’univers de la diégèse ; statut qui peut être défini par le néologisme « artefictionnel » 47 que propose Dorrit Cohn. Le narrateur d’un récit de fiction « à la troisième personne » jouirait donc d’une marge de manœuvre nettement supérieure quant au volume d’informations dont il lui est loisible de disposer, et de porter à la connaissance des lecteurs.

Cette notion de narrateur, par opposition à l’auteur, est précisément à l’origine de la troisième et dernière différence essentielle que Dorrit Cohn établit entre fiction et non-fiction. Après avoir relégué en marge de sa réflexion les tentatives de déconstruction de la notion d’auteur, elle part en effet du principe que « le lecteur d’un récit non fictionnel considère que ce dernier possède une origine univoque et stable et que son narrateur est identique à une personne réelle, à savoir l’auteur dont le nom figure sur la page de titre » 48. Il s’ensuit que l’instance du narrateur est inutile à l’analyse du récit factuel.

Dès lors, tous les efforts démonstratifs de Dorrit Cohn vont tendre à prouver la nécessité de la distinction auteur / narrateur dans le cas des récits fictionnels. La dissociation des instances littéraire et narrative n’est tout d’abord guère problématique en relation homodiégétique : même si cela implique parfois d’enfreindre les strictes bornes du texte, et de passer de la narratologie à la poétique, il est alors évident que l’identité du narrateur est distincte de celle de l’auteur, signalée par voie péritextuelle. Le cas des fictions hétérodiégétiques est certes plus complexe, mais Dorrit Cohn propose deux arguments, logiquement interdépendants, à l’appui de la thèse d’une nécessaire dissociation auteur / narrateur dans le cas des récits relevant de cette autre relation de personne : la possibilité de l’intervention ponctuelle d’un langage normatif, ensuite et surtout celle d’une attribution de ces séquences à une instance spécifique, « indigne de confiance », et à ce titre distincte de l’auteur. Prenant appui sur un extrait de La Mort à Venise de Thomas Mann, séquence globalement rédigée à l’aide de temps du passé mais intégrant une longue phrase au présent gnomique encadrée par des connecteurs logiques49 , Dorrit Cohn y identifie dans un premier temps une origine énonciative unitaire. Or les normes défendues par ce locuteur (« moraliste étriqué et rigide » 50) paraissant entretenir un rapport de contradiction avec celles qu’il est possible d’induire de l’examen du roman considéré dans son intégralité, on peut alors estimer que cette instance fait l’objet d’une dévalorisation ironique de la part d’un « énonciateur » situé sur un plan hiérarchique supérieur. Le premier, indigne de confiance, serait le narrateur ; le second, origine de l’ironie, l’auteur (que Dorrit Cohn refuse de qualifier d’« impliqué », même si ses analyses rejoignent dans leur détail celles des défenseurs de cette notion).

L’hypothèse d’une instance énonciative clivée, ou plutôt de deux instances distinctes dont l’une a en définitive barre sur l’autre, serait ainsi indispensable à l’analyse des textes expressément fondés sur un tel déphasage (Feu pâle de Nabokov, Six Problèmes pour don Isidro Parodi de Borges et Bioy Casares), mais aussi, plus généralement, à celle de tous les récits fictionnels : pour les raisons susdites dans le cas de la fiction homodiégétique ; parce que, dans toute fiction hétérodiégétique, sont susceptibles d’apparaître au moins ponctuellement des phrases « non mimétiques » d’allure subjective, comme telles sujettes à caution. Précisons pour en finir avec ce point que l’hypothèse de Dorrit Cohn est fondée sur le souci de maintenir « l’intégrité esthétique et idéologique de l’œuvre »51 , parti pris à quoi nul n’est contraint dans l’absolu : plutôt que considérés comme relevant de la recherche concertée d’un effet artistique, les « flottements » axiologiques d’un récit peuvent à l’inverse être directement attribués à l’auteur lui-même,  jugé maladroit ou inconséquent.

Quoi qu’il en soit, Dorrit Cohn conclut donc que la distinction auteur / narrateur est opératoire dans l’intégralité du champ fictionnel (homodiégétique et hétérodiégétique) et non pertinente dans le cas des récits non-fictionnels à auteur univoque, ce qui constituerait une nouvelle différence de nature entre les deux domaines - à ajouter à celles qu’ont révélées les problématiques du niveau d’analyse et de la situation narrative. Conséquemment, l’application des outils de la narratologie fictionnelle aux récits non-fictionnels appellerait divers réajustements, puisque la séparation des deux champs semble clairement établie.

Même si, à l’heure actuelle, Le Propre de la fiction constitue l’un des exemples les plus rigoureux de formalisation narratologique des « marqueurs de fictionalité », il importe cependant de signaler que cette réflexion se situe dans le sillage de celle qu’avait antérieurement menée Käte Hamburger dans sa Logique des genres littéraires. J’emprunte à Jean-Marie Schaeffer la liste de ce que cette chercheuse identifiait quant à elle comme autant d’ « indices de fictionalité » : « […] L’application à des personnes autres que l’énonciateur du récit de verbes qui décrivent des processus intérieurs […], l’emploi du discours indirect libre et du monologue intérieur […], l’utilisation d’anaphoriques sans antécédents […], l’utilisation de verbes de situation […] dans des événements éloignés dans le temps ou dont l’occurrence est laissée dans une indétermination relative […], l’emploi massif de dialogues, surtout lorsqu’ils sont censés avoir eu lieu à un moment éloigné temporellement du moment d’énonciation du récit […], l’emploi de déictiques spatiaux indexés à des tiers, et surtout la combinaison de déictiques temporels avec le prétérit et le plus-que-parfait […], la détemporalisation du prétérit […] »52 . Ce relevé de traits formels appelle deux observations : premièrement, pour Käte Hamburger ces procédés ne sont pertinents que dans le cas du récit hétérodiégétique, puisqu’elle exclut le récit homodiégétique du champ de la fiction - exclusion qu’à mon sens Dorrit Cohn a raison de récuser. Deuxièmement, ces diverses caractéristiques textuelles ne constituent selon Käte Hamburger que de simples indices de fictionalité, puisqu’il est possible de découvrir certains d’entre eux dans divers récits factuels, dès l’antiquité. Sur ce dernier point, j’inclinerais à donner raison à Käte Hamburger contre Dorrit Cohn.

Conception(s) « gradualiste(s) » ou « intégrationniste(s) » de la fictionalité

La prise en compte de ces échanges de traits formels entre les deux régimes doit donc logiquement nous conduire à présent à l’évocation de la position gradualiste, clairement illustrée par Gérard Genette dans Fiction et diction. Cette présentation sera beaucoup plus brève que la précédente : d’une part parce que les diverses objections ponctuelles antérieurement opposées aux thèses séparatistes relevaient déjà d’une telle attitude « intégrationniste » ; d’autre part parce qu’en dépit du désaccord heuristique fondamental qui les oppose comme des conclusions diamétralement opposées auxquelles ils aboutissent, Gérard Genette et Dorrit Cohn se rejoignent sur le détail de nombre de leurs analyses. Qu’on en juge à partir d’une synthèse des observations auxquelles une application au récit factuel des outils narratologiques élaborés dans Figures III53 et affinés dans Nouveau discours du récit conduit l’auteur de ces deux ouvrages.

Tout d’abord, Gérard Genette ne détecte aucune différence fondamentale entre fiction et non-fiction sur le plan de la gestion de la temporalité narrative. Pour ce qui est de l’ordre, pas plus qu’un roman un récit factuel n’est astreint au respect a priori  de la chronologie, de sorte que dans un cas comme dans l’autre pourront apparaître diverses anachronies. Sans doute peut-on penser que les prolepses risquent d’être plus nombreuses dans le cas du récit historique, puisque l’histoire y est généralement connue d’emblée dans ses grandes lignes, contrairement à ce qui se passe dans le cas du roman, mais il s’agit là d’une question de poids relatif, non pas d’une différence de nature. Il semble donc légitime de conclure avec Gérard Genette que « récit fictionnel et récit factuel ne se distinguent massivement ni par leur usage des anachronies ni par la manière dont ils les signalent »54  ; constat qui ne contrevient pas à celui de Dorrit Cohn.

L’examen de la durée ou de la vitesse ne signale pas non plus de fracture irréductible entre les deux champs : « accélérations, ralentissements, ellipses ou arrêts » 55 peuvent indifféremment se rencontrer dans chacun d’eux. Mais Gérard Genette convient avec Käte Hamburger que « la présence de scènes détaillées, de dialogues rapportés in extenso et littéralement, et de descriptions étendues […] communique au lecteur une impression - justifiée - de fictionalité » 56, puisque ces procédés ont tendance à mettre à mal la vraisemblance du récit, en débordant la possibilité d’une justification exhaustive par le recours à quelque strate testimoniale. Rien, dans ces affirmations, dont Dorrit Cohn ne puisse s’accommoder.

Cet apparent (et très provisoire) consensus peut paraître confirmé par l’examen des phénomènes de fréquence : Gérard Genette affirme que la relation, sujette à de fortes fluctuations en régime fictionnel, entre les types singulatif et itératif n’est pas foncièrement altérée  en régime factuel, ce qui semble recevable. Sans doute peut-on juger curieux que le théoricien ne s’attarde pas à l’évocation du récit répétitif : relater plusieurs fois, en introduisant des variations formelles, un unique événement, relève tout de même généralement de la recherche d’un effet artistique, et à ce titre constitue un procédé sans doute plus approprié au récit fictionnel qu’au récit factuel. Mais, d’une part, il est aisé de découvrir des contre-exemples, comme la confrontation de témoignages contradictoires dans le cadre d’une enquête ; d’autre part, à cette « objection » Gérard Genette répondrait sans doute que rien n’interdit a priori à un historien, à un biographe, etc., de recourir à semblable procédé.

Ordre, vitesse, fréquence : malgré de légères différences d’accent, la question de la gestion de la temporalité narrative ne semble donc pas déterminante pour l’établissement d’une ligne de démarcation entre fiction et non-fiction - ce dont Dorrit Cohn convient également.

La prise en compte de la catégorie du mode peut même paraître renforcer l’illusion d’une convergence de vues entre les deux narratologues, puisque Gérard Genette semble convenir avec Käte Hamburger que c’est là que « se concentrent la plupart des indices textuels […] de la fiction narrative » 57. Et d’insister à son tour sur diverses « tournures subjectivisantes » (focalisation interne, monologue intérieur, style indirect libre), qu’il qualifie d’« incontestablement plus naturelles au récit de fiction »58 , avant de démontrer que focalisations externe et zéro sont elles aussi dérogatoires aux habitudes ordinaires du récit factuel, puisqu’elles déjouent l’impératif de véridicité qui le sous-tend. Gérard Genette conclut donc que le mode constitue « un révélateur du caractère factuel ou fictionnel d’un récit, et donc un lieu de divergence narratologique entre les deux types »59 , mais modalise avec insistance cette appréciation : « […] en principe (je dis : en principe) […] »60 . Les motivations de ces réticences ne vont plus tarder à apparaître.

Enfin, l’examen de la catégorie de la voix génère une fois encore diverses observations que ne renierait sans doute pas Dorrit Cohn. Après avoir démontré que fiction et non-fiction ne sauraient être départagées par le paramètre de la situation temporelle de l’acte narratif, indifféremment ultérieure, antérieure, simultanée ou intercalée, Gérard Genette estime que les questions du niveau narratif et de l’origine énonciative introduisent en revanche des différences significatives. Pour ce qui est du niveau, le recours au récit métadiégétique (ou imbriqué) semble, du moins tendanciellement, plus approprié au récit fictionnel qu’au récit factuel, dont ce phénomène d’enchâssement souvent sophistiqué risquerait une fois encore de menacer la nécessaire crédibilité. En ce qui concerne la question de l’origine énonciative, la possibilité, quelle que soit la relation de personne, d’une dissociation de l’auteur et du narrateur (A « différent de » N) définirait le récit fictionnel, au lieu que la possibilité d’une identification de ces deux instances (A = N) caractériserait le récit factuel, de sorte que dans ce dernier cas le narrateur pourrait être considéré comme une instance inutile. Voilà qui paraît rejoindre l’opinion de Dorrit Cohn.

Et, plus généralement, le panorama délibérément (et/car momentanément) lacunaire qui vient d’être esquissé à grands traits a pu donner l’impression d’une convergence harmonieuse des vues des deux théoriciens. Or il n’en est rien - tant s’en faut ! -, de sorte qu’il est nécessaire à présent d’expliquer comment, sur la base d’observations si proches, Gérard Genette et Dorrit Cohn peuvent en définitive nourrir des opinions diamétralement opposées quant à la question des propriétés formelles du récit de fiction.

Le dessous des cartes

Ce divorce provient de leurs interprétations antagonistes des phénomènes d’emprunt et d’imitation entre les deux champs. En effet, les convictions séparatistes de Dorrit Cohn reposent sur l’opinion, maintes fois répétée et défendue avec énergie,  que ces divers échanges du fictionnel et du non-fictionnel - dont elle ne nie pas l’existence -, loin de fragiliser ou d’effacer la frontière qui les sépare, ne font au contraire que la signaler avec une évidence accrue. « Nouvelle biographie » des années 20, New Journalism, Non-Fiction Novel, sans parler du Sir Andrew Marbot de Wolfgang Hildesheimer, ne constitueraient donc qu’autant d’« anomalies génériques » 61. La fin du chapitre intitulé « Vies fictionnelles vs vies historiques »62 est à cet égard particulièrement éclairante. Après une évocation de L’Amant, texte atypique du romancier israélien Yehoshua, Dorrit Cohn conclut en ces termes : « Mais ce développement (post)moderniste n’invalide en aucune façon les distinctions différenciantes que je viens de dégager entre les récits de vie fictionnel et historique, pour autant que ceux-ci restent conformes aux normes traditionnelles. »63 . Soit, et tel est bien le problème, car la restriction finale révèle avec clarté le point d’achoppement de la démonstration. En effet, une chose est, comme Dorrit Cohn, d’éprouver de manifestes préférences pour le respect des formes canoniques, une autre (beaucoup plus contestable), de reléguer les transgressions de cette « orthodoxie » dans les eaux de l’iconoclastie, voire de l’illégitimité. Pour qu’un tel geste d’exclusion soit recevable, il serait nécessaire que les normes sur lesquelles il se fonde possèdent une valeur universelle et éternelle - ce qui n’a rien d’évident dans le cas qui nous occupe.

Ainsi, Gérard Genette fait-il pour sa part observer que les distinctions narratologiques entre fiction et non-fiction ne sont partiellement convaincantes qu’aussi longtemps que l’on décide de se borner à la prise en compte des « seules formes pures, indemnes de toute contamination, qui n’existent sans doute que dans l’éprouvette du poéticien »64 . L’abondance des « indices de fictionalité » dans le New Journalism des années 70, et plus généralement la prolifération de textes à des degrés divers hybrides comme le Marbot de Hildesheimer, De Sang-froid de Truman Capote, Libra de Don de Lillo, Le Procès de Jean-Marie Le Pen de Mathieu Lindon, L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, etc., semblent tout de même considérablement fragiliser la frontière que Dorrit Cohn entend préserver. De même que Socrate prouvait l’existence du mouvement en marchant, de même ces textes, parmi d’autres, prouvent en acte la porosité du cloisonnement censé séparer fiction et non-fiction, et démontrent par là même l’historicité et la relativité, bref la contingence des « normes » prétendument « définitoires » des deux champs. En l’absence d’un législateur omnipotent, rôle qu’aucun théoricien de la littérature ne saurait s’arroger, le récit factuel est donc légitimement fondé à emprunter les allures du récit fictionnel, et inversement : ici, il est impossible (plutôt qu’interdit) d’interdire. Ayant constaté, ce qui sur le plan empirique est incontestable, que « les formes narratives traversent allégrement la frontière entre fiction et non-fiction » 65, Gérard Genette en déduit « qu’il pourrait bien y avoir davantage de différences narratologiques […] entre un conte et un roman-Journal qu’entre celui-ci et un Journal authentique, ou […] entre un roman classique et un roman moderne qu’entre celui-ci et un reportage un peu déluré »66 . Si l’on partage ces conclusions, il s’ensuit que les outils narratologiques seraient globalement applicables aux « deux » domaines du fictionnel et du factuel, qui en définitive formeraient plutôt une nébuleuse aux frontières internes floues et mobiles.

Avant d’« arbitrer » entre ces conceptions respectivement séparatiste et gradualiste, ce que - on l’aura constaté - je ne prétends pas faire de façon impartiale, à l’impossible nul n’étant tenu, il importe d’affiner l’explication de ces divergences de vues. Tout d’abord, la pression du contexte socioculturel peut ici jouer un rôle : compte tenu de l’écho que rencontrent les thèses « poststructuralistes » aux USA, Dorrit Cohn se trouve confrontée, bien davantage que Gérard Genette, aux positions à certains égards outrancièrement relativistes du déconstructionnisme. Dès lors, son militantisme séparatiste peut paraître relever d’un réflexe d’autodéfense, participant d’une lutte contre ce que Dorrit Cohn semble percevoir comme une menace risquant d’affecter la rigueur, partant le crédit de la narratologie.

Car, sans vouloir en aucune façon lui faire injure, il me semble que l’entreprise de la théoricienne est partiellement motivée par un souci « corporatiste » : malgré les limites opératoires qu’elle assigne à ses outils, en filigrane de son propos se donne tout de même à lire une manière de « défense et illustration » de la narratologie. Dimension beaucoup plus discrète chez Gérard Genette qui, à l’époque de Fiction et diction, après avoir évolué de la narratologie à la poétique, se trouvait à une étape-charnière du parcours qui allait aboutir aux investigations esthétiques des deux volumes de L’Oeuvre de l’art.

Ensuite, je n’aurai pas l’outrecuidance de hasarder une analyse « psychopathologique » de ces deux éminents théoriciens, mais force est néanmoins de constater que leurs attitudes respectives traduisent des relations antagonistes aux notions d’« ordre » ou de « Loi » : respect d’une part, transgression de l’autre. Dorrit Cohn paraît déplorer comme autant de « tricheries », du moins d’irrégularités, les diverses infractions aux normes « génériques », et son lexique se fait volontiers prescriptif et proscriptif ; au lieu que Gérard Genette accueille avec une visible allégresse ces innovations subversives. Rien de surprenant à cela, si l’on se souvient qu’il a toujours eu tendance à valoriser, avec parfois une notable dose d’ironie, les œuvres transgressives (Sterne, Fielding, Diderot, Proust, Borges, etc.). De plus, n’oublions pas que pour lui l’un des principaux mérites de la théorie consiste non pas simplement à décrire ni même à interpréter, mais à inventer la pratique - ce qui témoigne d’une attitude essentiellement ouverte à l’anomie. Dès lors, si Dorrit Cohn et Gérard Genette sont voués à un « dialogue de sourds », ce pourrait être, dans la terminologie suggérée par Pierre Bayard, en raison de l’irréductibilité de leurs « paradigmes intérieurs »67 respectifs ; incommunicabilité fréquente dans le champ de la théorie, et dont Antoine Compagnon, faisant quant à lui l’économie de toute supputation psychologique, propose l’explication suivante : « Mes décisions littéraires relèvent de normes extra-littéraires - éthiques, existentielles - qui régissent les autres aspects de ma vie. » 68 Comme prévu, tout projet de réconciliation serait donc utopique : nous ne les marierons pas.

Dès lors, il ne m’est pas possible de prétendre résoudre « de l’intérieur » les contradictions du séparatisme et du gradualisme, et je ne peux faire mieux ou plus que de prendre position dans ce débat, sans nier la pression qu’exercent divers déterminismes socioculturels et psychologiques sur mon opinion, nécessairement subjective et reconnue telle. Cependant, il est tout de même envisageable de marquer divers points d’accord avec chacune de ces théories de la fiction qui, considérées isolément, apparaissent l’une comme l’autre remarquablement cohérentes eu égard aux présupposés sur lesquels elles se fondent - l’essentiel du geste critique devant bien sûr porter à terme sur l’examen de la validité desdits présupposés. Ainsi, « dans l’absolu », et malgré mes nombreuses objections antérieures, j’inclinerais à première vue à donner raison à Dorrit Cohn contre Gérard Genette, lorsqu’elle estime que les outils narratologiques ne sont que partiellement applicables aux récits non-fictionnels. Chacun, me semble-t-il, perçoit intuitivement que dans le cas du récit factuel le pôle référentiel appelle une attention spécifique, donc des catégories analytiques appropriées, en revanche non pertinentes en ce qui concerne le récit de fiction ; intuition également valide, jusqu’en ses conséquences méthodologiques, pour ce qui a trait au mode et à la voix. Les arguments de Dorrit Cohn possèdent une forme d’« évidence » éminemment convaincante, à laquelle ne semblent pouvoir être opposées que diverses arguties relevant d’une forme de « mauvaise foi ».

Mais, qu’on s’en réjouisse ou s’en afflige, cette concession est appelée à faire long feu : si, en définitive, je prends fait et cause pour le gradualisme genettien, c’est, dans les propres termes de l’auteur de Fiction et diction, parce que cette attitude apparaît beaucoup plus « réaliste ». En effet, loin de conceptualiser in abstracto une essence prétendument pérenne de la fictionalité, l’approche intégrationniste prend empiriquement acte des mutations historiques qui affectent les normes sous-tendant la variété des productions scripturales ; ce qui d’une part me paraît plus conforme aux ambitions fondatrices de la narratologie (attention portée à la lettre des textes), d’autre part correspond plus fidèlement à l’attitude des lecteurs réels, concrets. Plus généralement, l’approche genettienne revient à affirmer que ce n’est pas aux textes qu’il appartient de se conformer à des cadres taxinomiques idéaux et préétablis, mais au contraire à ces cadres d’évoluer, au risque de l’atomisation, pour rendre compte des mutations scripturales. Que le théoricien change ses désirs, plutôt que l’ordre - ou à vrai dire le désordre - de la textualité…

Plus « réaliste » également, le gradualisme peut le paraître dans la mesure où son diagnostic d’indiscernabilité sur la base des seuls critères formels reçoit la caution de l’histoire littéraire. Ainsi Christine Montalbetti69 signale-t-elle judicieusement le cas des Images de Philostrate : en l’absence de précisions paratextuelles, inconnues de nous, il est impossible de fixer avec assurance le statut de ce texte, fiction pédagogique ou description d’une série de fresques réelles. Cas similaire 70 : pour connaître la fictionalité des Lettres portugaises, la découverte du privilège d’auteur mentionnant le nom de Guilleragues s’est révélée nécessaire. Mon propos n’est nullement de présenter l’histoire littéraire comme une science exacte de la textualité, forte d’une objectivité qui en ferait un arbitre souverain - ce qu’elle ne saurait être. Mais, dans le cas des deux exemples cités, ses « leçons » ont le mérite de nous rappeler que l’insuffisance des indices formels, supports de potentielles interprétations contradictoires, peut être palliée par la prise en compte du paratexte.

Cette observation est présente à la fois chez Dorrit Cohn et Gérard Genette, mais ces deux théoriciens ne semblent pas lui accorder toute l’importance qu’elle mérite. En revanche, dans Pourquoi la fiction ?, constatant lui aussi l’existence d’échanges de techniques narratives entre les deux champs, Jean-Marie Schaeffer écrit ceci : « Cette interpénétration qui amène le discours factuel à emprunter des procédés formels au récit de fiction, tout autant que celui-ci en emprunte au discours factuel, est d’ailleurs un signe supplémentaire du fait que l’opposition entre le récit de fiction et le récit factuel ne doit pas être abordée dans les termes d’une épistémologie empiriste, mais d’un point de vue fonctionnel, donc pragmatique. »71 Si l’on convient que les opérations de cadrage générique exercent une influence déterminante sur l’élaboration des réactions cognitives et affectives que nous développons face aux artefacts culturels, force est en effet d’en convenir. Dès lors, si le débat entre séparatisme et gradualisme n’est pas stricto sensu « réglé », il s’en trouve en quelque sorte transcendé, et ses enjeux déplacés et modifiés. Les approches narratologiques ne sont pas pour autant décrétées nulles et non avenues mais, jugées insuffisantes, elles reçoivent le concours d’autres méthodologies : chez Jean-Marie Schaeffer principalement celui de la psychologie cognitiviste, ce qui autorise une substitution au « comment la fiction ? » ou au « quand la fiction ? » du « pourquoi la fiction ? » qui donne son titre à l’ouvrage, favorisant ainsi une articulation des jeux (techniques) et des enjeux (anthropologiques).

Compte non tenu des recherches « concurrentes » ou périphériques signalées en préambule, tel est dans ses grandes lignes, du moins à ma connaissance, l’« état des lieux » que l’on peut à ce jour dresser à propos de la question des frontières entre récits fictionnel et non-fictionnel. Reste donc, pour finir, à proposer quelques pistes de réflexion, et à indiquer diverses difficultés, sinon insolubles, du moins à mon sens encore irrésolues à l’heure actuelle.

Aux frontières de la narratologie

Le premier point sur lequel je souhaiterais insister est, même s’il n’en dit mot, la proximité des observations de Jean-Marie Schaeffer et de celles des théoriciens de la lecture - ce qui s’explique aisément par leur commune dimension pragmatique. Ainsi, dans l’esthétique de la réception telle que l’a formalisée Hans Robert Jauss 72, la notion d’« horizon d’attente » (« cadre de références » commun à l’auteur et à ses lecteurs) constituait déjà une structure de conditionnement des opérations de réception. Chez Wolfgang Iser 73 également, l’hypothèse d’une « lecture inscrite », c’est-à-dire d’une « programmation » ou plutôt d’une préorientation partielle des réceptions à venir par les structures de texte, me semble sinon anticiper du moins annoncer l’hypothèse schaefferienne des « vecteurs d’immersion fictionnelle », déterminant autant de « postures d’immersion » symétriques. J’en dirais volontiers autant des notions de « lecteur implicite » ou de « lecteur abstrait », rôles proposés avec insistance par l’ensemble des structures textuelles aux lecteurs réels, qui en définitive les actualisent. Bien sûr, au cours de cette phase de « concrétisation », les idiosyncrasies qui font de la lecture une activité en partie « anarchique » risquent d’interférer avec les tentatives de programmation textuelles - ce dont Jean-Marie Schaeffer, dans sa propre perspective, convient également. Enfin, à l’heure actuelle, les théories de la lecture réelle peuvent paraître rejoindre certaines des analyses schaefferiennes, et peut-être en permettre une forme de prolongement. Rappelons qu’à la suite de Michel Picard, Vincent Jouve, se fondant sur l’hypothèse de constantes psychiques transindividuelles et transhistoriques, repère chez tout lecteur le jeu de diverses « instances lectrices » : le « lisant », « qui considère, le temps de la lecture, le monde du texte comme un monde existant », le « lu », c’est-à-dire « l’inconscient du lecteur réagissant aux structures fantasmatiques du texte », le « lectant jouant », « qui s’essaie à deviner la stratégie narrative du texte » (principalement sur la base de « calculs de prévisibilité ») et le « lectant interprétant », « qui vise à déchiffrer le sens global de l’œuvre » 74. Certes, les postulats respectifs de la psychologie cognitiviste et de la psychanalyse freudienne sont pour le moins difficilement compatibles, mais on aura malgré tout constaté que, comme Jean-Marie Schaeffer, Vincent Jouve distingue dans l’activité lectrice la coprésence fonctionnelle de mécanismes affectifs (relevant de la participation) et de mécanismes cognitifs (relevant de la distanciation). Et il me semble que, articulé à une enquête de type narratologique, l’examen du jeu de ces diverses instances lectrices peut contribuer à la réflexion sur les frontières de la fiction et de la non-fiction. Ce n’est de ma part que l’indication d’une simple piste de recherche encore à venir, mais il devrait être instructif d’examiner les variations de l’importance respective de ces diverses « compétences » lectorales selon le statut du texte qui les mobilise. Ainsi, sans trop entrer dans les détails, il est prévisible que, face à un récit factuel, le « lisant » perde presque toute pertinence en raison de la véridicité du narré, et que le « lu » en revanche conserve toute son importance, puisqu’il est incontestable que nous pouvons réagir affectivement aussi bien à un récit de fait divers authentique qu’à son « équivalent » imaginaire. Les cas les plus intéressants et/car les plus épineux seraient posés par l’analyse de la place dévolue au « lectant » sous ses deux aspects. Sans doute l’importance du « lectant jouant » serait-elle minorée en raison de la possibilité d’une connaissance préalable, au moins partielle, de la strate référentielle ; ce qui risquerait de réduire les « calculs de prévisibilité » à la portion congrue. Mais, pour autant, cela ne stériliserait pas totalement l’intérêt plus général pour les stratégies narratives, c’est-à-dire pour la forme du texte. Quant au « lectant interprétant », son rôle pourrait également a priori sembler moindre, si ce n’est que, lisant une biographie ou un essai historique, je suis tout de même également incité à rechercher une signification globale, par exemple d’ordre idéologique. Mais il ne s’agit pour l’heure que de simples conjectures, qui appelleraient une vérification empirique. De plus, il conviendrait de faire la part des idiosyncrasies précédemment signalées, qui constituent selon moi le principal écueil sur lequel risquent d’achopper les tentatives pour théoriser la (ou les) lecture(s) réelle(s).

Mais ce type d’obstacle concerne plus généralement toute approche pragmatique. Certes, le paratexte est généralement là pour servir de garde-fou ou de guide-âne, en endiguant anticipativement les risques de confusion entre les deux statuts, mais je ne suis pas persuadé qu’il s’agisse réellement d’un critère authentiquement déterminant. Sans doute est-ce majoritairement le cas, mais, une fois encore, seulement aussi longtemps que l’on ne prend pas en compte les pratiques transgressives, comme si par exemple Wolfgang Hildesheimer s’était durablement ingénié à affirmer le statut factuel de son Marbot. La possibilité même du geste mystificateur, ou plutôt de la tromperie (d’une durée supérieure), me semble susceptible de porter une réelle inquiétude sur le crédit dont peuvent jouir les opérations de cadrage pragmatique. Mais tout dépend bien sûr sur ce point de l’importance que l’on décide d’accorder aux « cas-limites »…

D’autre part, et quand bien même les déterminations paratextuelles seraient jugées dignes de confiance, rien ne m’assure a priori qu’un texte sera effectivement lu conformément aux indications statutaires qu’il contient ou qui l’environnent : par exemple, je peux fort bien lire une biographie authentique ou un non moins authentique récit d’aventures maritimes comme s’il s’agissait de récits imaginaires, retirant ainsi de ces lectures les gratifications que j’obtiens habituellement de la consommation de fiction(s). Sans doute y a-t-il ici « mécompréhension », mais il s’agit là des aléas des lectures réelles.

Nous voici une nouvelle et dernière fois renvoyés au problème décidément délicat des frontières entre fiction et non-fiction, et il n’est pas certain que la sortie « hors » de la narratologie qui vient d’être suggérée suffise à y apporter une solution convaincante, mais il me semble que l’entreprise mériterait d’être tentée, au prix de bien des efforts sans doute. J’emprunterai donc mon mot de la fin à Gérard Genette, le citant une dernière fois en manière d’hommage « (in)conclusif », et constatant avec lui qu’il nous reste (heureusement) encore « beaucoup de pain et de savon sur la planche »75 .

 

 


1 Cet article constitue une version assez largement développée et remaniée d’une communication présentée à l’EHESS le 3 mai 2005, dans le cadre du séminaire du CRAL (EHESS/CNRS), « La narratologie, aujourd’hui », organisé par Francis Berthelot, John Pier et Jean-Marie Schaeffer.

2 Gérard Genette, « Récit fictionnel, récit factuel », dans Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, collection « Poétique », pp. 65-93.

3 « La littérature et son dehors : les genres non-fictionnels au XXe siècle », séminaire organisé par l’équipe « Littératures françaises du XXe siècle » (Paris IV), en collaboration avec le groupe Fabula. L’intervention de Fernand Hallyn a eu lieu le 22 février 2005.

4 Texte de présentation de l’intervention (du 13 avril 2005) de Jean-Louis Jeannelle dans le cadre du séminaire mensuel « Actualité des études littéraires » organisé par le groupe Fabula à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Information publiée sur Fabula (http://www.fabula.org/) le dimanche 24 octobre 2004 par Marielle Macé.

5 Dorrit Cohn, Le Propre de la fiction (1999), Paris, Seuil, 2001, collection « Poétique », pour la traduction française.

6 Article repris dans Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984.

7 Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie (Littérature et sens commun), Paris, Seuil, 1998, collection « La couleur des idées », p. 25.

8 Käte Hamburger, Logique des genres littéraires (1977), Paris, Seuil, 1986, collection « Poétique », pour la traduction française.

9 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, collection « Poétique ».

10 Christine Montalbetti, La Fiction, Paris, Garnier Flammarion, 2001, collection « Corpus ». La première partie de mon étude consistera principalement en une tentative de présentation synthétique des réflexions de Christine Montalbetti.

11 Michel Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986 ; Lire le temps, Paris, Minuit, 1989.

12 Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, P.U.F., 1992, collection « Ecriture » ; La Lecture, Paris, Hachette, 1993, collection « Contours littéraires » ; Poétique des valeurs, Paris, SEDES, 1997, puis Paris, Armand Colin, 2001, collection « Corpus ».

13 La Fiction, op. cit., p. 11.

14 Sur ces divers points, on se reportera avec profit à l’ouvrage déjà cité de Christine Montalbetti.

15 Gustave Flaubert, L’Education sentimentale (1869), Paris, Gallimard, 1965, puis Paris, 1995, collection « Folio classique», p. 19 pour l’édition citée.

16 Philippe Hamon, Le Personnel du roman (Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Emile Zola), Genève, Droz, 1983.

17 John Searle, Sens et expression (1979), Paris, Minuit, 1982, pour la traduction française.

18 Incipit d’Ana Karénine (1877) de Léon Tostoï.

19 Dans Fiction et diction, op. cit.

20 La Fiction, op. cit., p. 35.

21 Pourquoi la fiction ?, op. cit., p. 225.

22 « Imaginary objects », in Proceedings of Aristotelician Society, supplément au volume 12, 1933.

23 L’article sur « sens et dénotation » (1892) est repris dans Ecrits logiques et philosophiques, Paris, Seuil, 1971, collection « L’ordre philosophique », pour la traduction française.

24 Margaret Macdonald, « Le langage de la fiction » (1954), Poétique, n° 78, avril 1979, pour la traduction française.

25 L’exemple n’est pas emprunté à Searle…

26 La Fiction, op. cit., p. 19.

27 Op. cit., pp. 41-63.

28 A la page 62, note 2, de Fiction et diction, op. cit.

29 Fiction et diction, op. cit., p. 62.

30 Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983, collection « Poétique », p. 64 sq.

31 Fiction et diction, op. cit., p. 61.

32 En marge de cet exposé, on notera que, aux effets de brouillage près que génère l’emploi de l’infinitif jussif, certains incipit beckettiens se rapprochent fort des formules inventées par Genette. Ainsi, en particulier, de l’ouverture de Compagnie (Paris, Minuit, 1985) : « Une voix parvient à quelqu’un allongé dans le noir. Imaginer. » Peut-être peut-on y lire, entre autres choses, l’indice d’une dénudation du statut logique de l’énoncé fictionnel, ce qui me semble pouvoir participer de l’entreprise d’« abstractivation » que Pascale Casanova (Beckett l’abstracteur, Paris, Seuil, 1997, collection « Fiction & Cie ») identifie comme principe fondateur de la création beckettienne.

33 Une fois encore, pour une analyse avisée de ces notions, voir Christine Montalbetti, La Fiction, op. cit.

34 Fiction et diction, op. cit., p. 62.

35 « Le statut logique du discours de la fiction », dans Sens et expression, op. cit, p. 109.

36 Op. cit., p. 167.

37 Ibidem.

38Ibidem, p. 200.

39 Ibidem, p. 171.

40 Ibidem.

41 Ibidem, p. 177.

42 Ibidem, p. 188.

43 Ibidem, p. 181.

44 Pourquoi la fiction ?, op. cit., p. 267.

45 Nouveau discours du récit, op. cit., p. 52.

46 Sur ce point, voir Michal Glowinski, « Sur le roman à la première personne » (1977), Poétique, n° 72, novembre 1987, pour la traduction française.

47 Op. cit., p. 189.

48 Ibidem, pp. 189-190.

49 Citée à la page 196 du Propre de la fiction, op. cit. : «  « La consigne est de se taire ! » pensa Aschenbach irrité, en rejetant les journaux sur la table. « Se taire pour cela ! » Mais en même temps son cœur s’emplit de satisfaction causée par l’aventure où le monde extérieur se trouvait engagé. Car la passion, comme le crime, ne s’accommode pas de l’ordre normal, du bien-être monotone de la vie journalière, et elle doit accueillir avec plaisir tout dérangement du mécanisme social, tout bouleversement ou fléau affligeant le monde, parce qu’elle peut avoir le vague espoir d’y trouver son avantage. Ainsi Aschenbach tirait une obscure satisfaction des événements officiellement déguisés qui se passaient dans les ruelles malpropres de Venise… »
Dorrit Cohn donne la référence de cet extrait en note (n° 59) : « Thomas Mann, La Mort à Venise, Le Livre de Poche, 1997, p. 80 […] ».

50 Ibidem, p. 197.

51 Ibidem, p. 199.

52 Pourquoi la fiction ?, op. cit., pp. 263-264.

53 Figures III, Paris, Seuil, 1972, collection « Poétique ».

54 Fiction et diction, op. cit., p. 73.

55 Ibidem, p. 74.

56 Ibidem.

57 Ibidem, p. 75.

58 Ibidem, p. 76.

59 Ibidem.

60 Idem.

61 Le Propre de la fiction, op. cit., p. 185.

62 Ibidem, pp. 35-63.

63 Ibidem, p. 63, je souligne.

64 Fiction et diction, op. cit., p. 93.

65 Ibidem.

66 Ibidem, p. 92.

67 Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet (Le dialogue de sourds), Paris, Minuit, 2002, collection « Paradoxe ». Voir en particulier la quatrième et dernière partie, précisément intitulée « Du paradigme intérieur ».

68 Le Démon de la théorie, op. cit., p. 25.

69 La Fiction, op. cit., p. 22.

70 Et également abordé par Christine Montalbetti à la même page de son ouvrage.

71 Op. cit., p. 265, je souligne.

72 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (1975), Paris, Gallimard, 1978, collection « La Bibliothèque des idées », pour la traduction française.

73 Wolfgang Iser, L’Acte de lecture (Théorie de l’effet esthétique) (1976), Bruxelles, Mardaga, 1985, pour la traduction française.

74 Ces diverses citations proviennent de La Lecture, op. cit., p. 34 sq.

75 Entretien avec Gérard Genette, réalisé par John Pier à l’occasion de la parution de Métalepse (De la figure à la fiction), Paris, Seuil, 2004, collection « Poétique », qui peut être consulté sur le site de « vox-poetica ». La formulation exacte de Gérard Genette est la suivante : « Je ne sais pas si la narratologie a vraiment connu un « âge d’or » (notion toujours rétrospective, et comme telle largement illusoire), et je pense qu’il reste assez de pain (et peut-être de savon) sur cette planche pour occuper encore bien des chercheurs. » (Texte cité, p. 6/7).

 

 

 

 

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