La Vérité sur Jean-Philippe1
(Eléments pour une poétique de l’œuvre2 toussainienne)

Frank Wagner
Université Rennes 2

« Tout était selon. »
(Jean-Philippe Toussaint, Monsieur, Minuit, 1986, p. 27)

 

Eadem ut aliter ?

Nous aurait-on changé Jean-Philippe Toussaint ? Telle est la question que pose, avec une évidence accrue, le dernier roman en date de l’écrivain, La Vérité sur Marie. Certes, comme à l’accoutumée3 , les recensions critiques dans la presse spécialisée ont presque unanimement été élogieuses et enthousiastes ; certes, les chroniqueurs y ont bien plutôt insisté sur la cohérence de l’œuvre. Pourtant, à les lire avec attention, s’esquisse le constat d’une inflexion notable de la trajectoire de l’écrivain. Ainsi du compte-rendu de Marie Desplechin dans « Le Monde des Livres » qui, sur fond de permanence, signale tout de même un changement digne d’être relevé - « diagnostic » cautionné par un propos rapporté de l’auteur :

« De La Salle de bain à l’explicite Mélancolie de Zidane, le compas n’a pas bougé. Même La Télévision sonne en creux comme la chronique d’une dépression larvée. Seulement c’était drôle. Très écrit et très drôle.
L’humour n’a pas disparu du cycle de Marie. On rit souvent, dans La Vérité. L’auteur n’a pas renoncé, mais il a « changé ses priorités » : « Sans intrigue, sans personnages, qu’est-ce qui fait tenir un livre ? Il lui faut une énergie intérieure. L’humour en était une. Désormais, je cherche une énergie intérieure pure. »4

Si l’on prête attention aux deux dernières phrases de Toussaint, l’agencement concerté de l’imparfait et du présent de l’indicatif de part et d’autre du marqueur temporel à valeur démarcative incite tout de même à nuancer quelque peu le propos antérieur de la chroniqueuse : le « compas » aurait pour le moins légèrement oscillé.

Pour Eric Loret, le changement est d’un autre ordre, et se manifeste sur une échelle différente, celle du cycle  provisoirement5 constitué par les trois derniers romans - le « cycle de Marie », donc : « Il y eut un temps où Marie existait plus, faisait mieux semblant de réalisme passif, dans Faire l’amour et Fuir, textes moins volcaniques que celui-ci. »6

Ces brefs extraits de recensions critiques, parmi d’autres, s’ils saluent unanimement la qualité persistante des productions littéraires toussainiennes, n’en incitent pas moins, chacun à sa façon et à des degrés divers, à scruter la dialectique de la permanence et du changement qui sous-tend cette œuvre. Tel sera donc l’objet de cette enquête : ausculter avec précision ce qui varie dans ce qui se répète et ce qui se répète dans ce qui varie au sein des textes de Jean-Philippe Toussaint. Entreprise peut-être excessivement ambitieuse, à tout le moins menacée par plusieurs obstacles, dont il est nécessaire de dire deux mots en manière de préambule.

Une approche intuitive de l’œuvre, illusoirement (?) affranchie du triple conditionnement des recensions journalistiques, des études universitaires spécialisées et des présupposés idéologiques qui les sous-tendent, pourrait aboutir à une multiplication des subdivisions au sein de l’ensemble, pour le coup perçu comme hétérogène, des divers textes publiés. Après trois premiers romans (La Salle de bain, Monsieur, L’Appareil-photo) déterminant un sous-ensemble cohérent en raison de communs dénominateurs d’ordre narratif, stylistique et tonal (le « minimalisme » ludico-métaphysique des débuts) surviendrait une première césure avec la parution de La Réticence, récit plus sombre et structurellement très audacieux car paradoxalement fondé sur une décisive ellipse7 . Puis « retour » à la manière initiale avec La Télévision, aussitôt tempéré voire démenti par une sortie hors des eaux de la fiction : Autoportrait (A l’étranger). Enfin, nouvel infléchissement de trajectoire avec les deux premiers volumes du cycle de Marie, Faire l’amour et Fuir, suivis d’un « texte de circonstance(s) » non-fictionnel (La Mélancolie de Zidane), jusqu’au terme tout provisoire de l’itinéraire : La Vérité sur Marie - dans l’attente, bien sûr, du prochain texte, c’est-à-dire du prochain changement8 . On voit bien les problèmes considérables posés par ce type d’approche, qui ne figure ici qu’à titre de point de départ, si ce n’est de pôle-repousseoir, de  la réflexion à venir. L’attention extrême portée à chaque texte perçu dans sa singularité a tôt fait d’entraîner une atomisation de l’œuvre, dès lors apparemment dépourvue de toute continuité, voire de toute cohésion.

On notera toutefois que ce tronçonnage ou cette mise en coupe réglée caricaturale d’une œuvre ne sont pas sans équivalents, certes mieux tempérés, dans le domaine des études littéraires spécialisées « par auteur ». Ainsi, pour prendre un exemple parmi les prédécesseurs de Jean-Philippe Toussaint, recense-t-on fréquemment, et à bon droit, du moins jusqu’à un certain point, plusieurs « périodes » dans l’œuvre robbe-grillétienne : du militantisme littéraliste des débuts à l’entreprise néo-autobiographique de la fin, en passant par le forma-ludisme des années intermédiaires - La Reprise 9 tenant lieu de tardif compendium de l’œuvre, ainsi couronnée en même temps que subsumée. Une telle approche n’est ni illégitime, ni improductive, ne fût-ce qu’en raison de l’attention réelle qu’elle accorde à la fois à chaque texte singulier et à la dynamique généticienne qui régit le passage d’un texte (ou d’un ensemble de textes) à l’autre. Mais elle a tout à gagner à ne pas poser ces simples lignes de force rétrospectives et subjectives comme autant de cadres rigides et infrangibles 10. En outre, dans le cas particulier de l’œuvre toussainienne, cette tentation se voit en grande partie déjouée par la concomitance des différentes « périodes » que l’on pourrait éprouver la tentation d’y distinguer - comme le hâtif cadastrage antérieur a permis de l’établir.

Que ce soit en milieu journalistique ou universitaire, plus fréquente apparaît toutefois la tendance inverse, qui consiste à souligner la cohérence de l’œuvre, chaque nouveau volume paru venant alors harmonieusement s’ajouter à la série de ceux qui l’ont précédé. Cette façon de procéder présente l’avantage, non négligeable pour qui travaille sur des auteurs vivants et toujours en activité, de généralement rencontrer l’assentiment des écrivains, pour des raisons somme toute compréhensibles. En effet, ce qui est ainsi mis en exergue n’est rien moins que la cohérence de l’édifice littéraire bâti texte après texte, ce qui induit la présence sous-jacente d’un projet - lequel est souvent considéré, à tort ou à raison, comme gage de l’authenticité de la vocation de l’écrivain. Sous ces choix lexicaux affleure tout un ensemble de présupposés, que l’on peut identifier comme ceux d’une critique académique, pour laquelle intentionnalisme et essentialisme demeurent de maîtres mots. Or comme l’a bien montré Jean Lahougue11 , cette doxa, fondée sur la conjonction quelque peu hâtive du style et de l’identité, a tôt fait de générer une conception religieuse de la création littéraire, gênante en cela même que toute tentative pour la discuter devient suspecte de sacrilège. Pourtant, s’il ne manque pas d’écrivains qui, en apparence du moins, « écrivent toujours le même livre », et s’attirent pour cette raison même les faveurs de la critique, a contrario d’autres auteurs proposent à chaque nouvel opus un livre différent. C’est là par exemple le principe dynamique, différentiel et évolutif qui régit les œuvres d’un Perec ou d’un Calvino, qu’il serait sot, sur la base de ce constat, de taxer d’inconséquence ou d’infidélité à soi-même. Pour nombre d’écrivains contemporains, et des plus exigeants, l’idée même d’un « moi » préconstitué et pérenne, origine et caution d’un projet qu’il ne resterait plus qu’à retranscrire littéralement dans le cadre de l’activité d’écriture, relève au mieux d’une douce illusion, au pis d’une regrettable (et pour tout dire obsolète) aberration. Mieux vaut selon moi s’en souvenir, au moment de louer la « cohérence » de l’œuvre, notion qui en régime littéraire peut revêtir plusieurs acceptions, et connaître des actualisations diversifiées. De plus, si la sacralisation de l’« œuvre-monolithe » pose problème à qui s’y intéresse d’un peu près, c’est également en raison du caractère illusoire d’un autre de ses fondements, aussi bien que des contorsions critiques qui en découlent. Pour user d’un considérable euphémisme, il n’est pas rare en effet que les monographies érudites cèdent à la tentation de l’illusion finaliste et rétrospective, voyant dès lors en germes dans les textes « de jeunesse » de tel écrivain les caractéristiques qui ne s’épanouiront pleinement que dans les textes « de la maturité » - selon le processus œnologique bien connu d’une bonification liée à l’écoulement du temps12 . Mais, en l’occurrence, que l’on en tienne pour la métaphore œnologique ou, différemment, pour une métaphore épidémiologique bien de saison13 , l’essentiel est de ne pas perdre de vue que c’est le critique lui-même qui, sur la base des convictions qu’il s’est forgées au cours de sa fréquentation assidue de l’œuvre déjà publiée, y instille ces germes ou ces bacilles - c’est selon -, et lira / interprétera les futurs volumes sous cette influence partiale et subjective, plus ou moins pernicieuse. Ou comment récolter ce que l’on a soi-même semé.

Pour autant, mon propos n’est nullement de rétablir ici une quelconque « objectivité » du rapport critique aux textes d’un auteur donné, Toussaint en la circonstance, ce qui reviendrait à succomber à une illusion bien plus grave et préjudiciable aux analyses que celles que j’ai entrepris de dissiper. L’occasion de préciser que la « Vérité » de mon titre se résume à un simple clin d’œil intertextuel, et peut être lue sur le mode de l’antiphrase. Car, dans le domaine de la critique littéraire, si l’on excepte quelques menues précisions « factuelles » de type positiviste, cette notion de « Vérité » - au sens usuel, c’est-à-dire philosophique, du terme - n’est pas opératoire. En témoignent nombre de réflexions contemporaines, qui prennent acte de la complexité, notamment intersubjective, des relations mettant aux prises auteur, texte et lecteur.

Je pense en particulier aux travaux de Stanley Fish14 et de Pierre Bayard15 , qui ont en commun l’idée - certes fondamentalement contre-intuitive - que le texte littéraire ne possède pas d’existence objective a priori et autonome, sur laquelle le critique pourrait se pencher rétrospectivement dans un geste d’une neutralité de bon aloi, gage présumé de la scientificité de sa démarche. Tout au contraire, ces deux chercheurs estiment, chacun à sa façon, que lire un texte revient en fait à le construire, ce qui vaut a fortiori, me semble-t-il, pour la lecture critique. Pour autant, ni Fish ni Bayard ne prétendent, contrairement à ce qui leur est fréquemment reproché, que le lecteur serait totalement libre de lire / d’interpréter à sa guise. Pour le premier, la construction du texte est en effet largement déterminée par l’inscription du sujet dans une communauté interprétative donnée, qui pèse de tout son poids sur les possibles herméneutiques à sa disposition ; pour le second, c’est le paradigme intérieur de chacun qui conditionne à la fois la sélection et la combinaison des passages qui aboutiront à la genèse d’un texte éminemment singulier, et pour tout dire irréductible à celui qu’autrui est à même d’édifier16 . En dépit de leur potentiel relativisme, d’ailleurs plus nuancé qu’il n’y paraît de prime abord, ces  réflexions présentent l’avantage de constituer un idéal antidote à la tentation régressive d’une critique néopositiviste naïvement attachée à la mise au jour des qualités « objectives » du texte et de l’œuvre - sa / leur « vérité ». Au moment d’entamer l’examen critique de l’évolution de l’œuvre toussainienne, il me paraît nécessaire de le rappeler. En effet, et sans qu’il s’agisse de distribuer ici de bons ou de mauvais points à l’un ou l’autre des deux théoriciens précités, les « enseignements » paradoxaux délivrés par Bayard se révèlent particulièrement précieux pour qui s’apprête bel et bien à choisir un certain nombre d’extraits de textes, et à les combiner à des fins démonstratives ou plutôt persuasives. Il s’ensuit que je vais par là même donner de l’œuvre de Toussaint une image bien particulière, façonnée par mes idiosyncrasies - dont je ne puis d’ailleurs avoir une conscience pleine et entière, puisque certaines d’entre elles se manifestent sur le plan inconscient. Je n’ai donc guère le choix, et dois reconnaître et assumer la partialité de ma vision, tout en admettant qu’autrui, guidé par les exigences de son propre paradigme intérieur, nécessairement différent du mien, soit conduit à élaborer de la « même » (?) œuvre une vision différente de la mienne, non moins partiale ou subjective. Pour le dire autrement, insister davantage sur le changement ou sur la permanence au fil de l’œuvre de Toussaint détermine deux possibilités interprétatives, toutes deux recevables et démontrables : l’apparente antinomie de ces deux postures herméneutiques se réduit en fait à une question d’accent ou de poids relatif.

Le critique ainsi conscient de la nature et des apories de son activité serait-il dès lors voué à un relativisme total ? Non, dans la mesure où accepter l’existence de divergences interprétatives, et reconnaître qu’autrui est à même de bâtir une argumentation différente mais cohérente, ne signifie pas que le critique souscrive avec une moindre intensité à ce qu’il asserte, ni ne développe avec une moindre conviction les procédés de persuasion qui lui paraissent s’imposer. Cette lucidité ne signifie donc nullement la fin des polémiques exégétiques - et c’est fort bien ainsi ; car, si l’irréductibilité de nos paradigmes intérieurs respectifs (Bayard) ou de nos communautés interprétatives d’appartenance (Fish) nous voue selon toute probabilité à un « dialogue de sourds », ces échanges n’en sont pas moins stimulants, qui confirment en outre la nature polémique de l’activité théorique17 . Pour pasticher Genette18 , la guerre est donc loin d’être finie : acceptons-en l’augure…

Avant d’entrer dans le vif du sujet - mais n’y sommes-nous pas déjà ? -, reste simplement à préciser que cette insistance sur l’influence de l’observateur sur le phénomène observé, légitime quelle que soit l’œuvre littéraire en cause, l’est a fortiori à propos de l’œuvre toussainienne, fortement informée dès l’origine par la physique quantique - indice d’un changement de paradigme, au sens popularisé par Thomas Kuhn19 , cette fois. Il n’est donc pas illégitime de considérer les lignes qui précèdent, et plus encore celles qui vont suivre, comme relevant d’un désir de faire droit à l’interprétation de Copenhague20 , ou à son approximatif équivalent, jusque dans le champ des études littéraires - doublé d’une forme de mimétisme à l’égard de l’œuvre analysée. Mais trêve de prolégomènes.

Dans les limites du cadre théorique qui vient d’être esquissé à grands traits, mon hypothèse de lecture sera la suivante : l’évolution de l’œuvre toussainienne pourrait se résumer d’une formule qui, en France, connut un certain retentissement dans le champ politique : le changement dans la continuité… En d’autres termes, si, dès l’origine, cette œuvre place en son centre, sur le plan thématique, la dialectique de la mobilité et de l’immobilité, ce couple de torsion peut également être identifié comme le principe dynamique qui régit l’enchaînement de ses divers volumes constitutifs. Cela précisé, à la relecture des 10 textes à ce jour publiés, ce sont principalement les éléments récurrents  à valeur de signature qui se sont imposés à mon attention, de sorte qu’ils feront l’objet d’analyses légèrement plus développées dans les pages qui suivent - ce qui permettra en outre de tenir les promesses du sous-titre de cette étude, en jetant les bases d’une poétique de l’œuvre toussainienne.

Aliter

L’hypothèse - à laquelle je ne souhaite donc en définitive pas souscrire - d’un déploiement de l’œuvre par ruptures successives a déjà été sommairement évoquée en préambule, qui équivalait à repérer dans le corpus toussainien autant de « périodes » distinctes. Encore ce découpage, pour caricatural qu’il ait pu passer, se voulait-il relativement mesuré, dans la mesure où les subdivisions y correspondaient toutes à la publication d’un nouveau volume. Mais cette sensibilité aux variations textuelles pourrait aboutir à une atomisation accrue de l’œuvre, pour peu qu’elle incite à repérer des éléments de divergence avec la présumée « manière » antérieure de l’écrivain au sein même d’un récit donné. Ainsi, plutôt que d’identifier le premier écart notable au moment de la parution de La Réticence, pourrait-on le situer aux environs de la page 94 de L’Appareil-photo. Sur quelle base ? Celle d’une manifeste modification de tonalité : alors que la majeure partie du 3ème roman publié non seulement reconduit mais systématise les procédés comiques déjà présents dans l’écriture de La Salle de bain et Monsieur, au point que peut naître l’impression momentanée d’une bascule dans une forme très maîtrisée de burlesque, sa fin témoigne d’une soudaine gravité - que le contraste avec ce qui a précédé souligne avec d’autant plus d’acuité. Or La Réticence confirmera en apparence cette évolution puisque, sur fond de réduction des effets comiques à la portion congrue, ce texte, traversé de façon prégnante par le champ sémantique de la décomposition, est avant tout l’histoire de la conscience torturée d’un narrateur-personnage, en proie à un double complexe de culpabilité et de persécution. Fin de L’Appareil-photo et intégralité de La Réticence déterminent donc une manière de sous-ensemble cohérent, qui a dû donner à penser à nombre de lecteurs de la fin des années 80 / du début des années 90 que l’œuvre de Toussaint connaissait là un tournant décisif, et/car sans retour. D’où leur probable surprise à la parution de La Télévision, roman où l’écrivain paraissait renouer avec l’écriture comique de ses débuts, tout en exploitant une veine plus explicitement « sociologique », qui constituait pour lui - pour ce que ses lecteurs croyaient savoir de lui sur base de ses textes antérieurs - une relative nouveauté.

Il serait possible de poursuivre à l’envi des analyses similaires, en passant en revue par ordre chronologique de parution tous les volumes à ce jour publiés. Mais, outre le fait qu’elle se révélerait excessivement chronophage, une telle entreprise ne ferait pour l’essentiel que confirmer la présence récurrente de variations tonales au sein de l’œuvre toussainienne, Autoportait (A l’étranger) faisant voisiner textes loufoques (« Berlin », « Cap Corse (Le plus beau jour de ma vie) ») et graves réflexions phénoménologiques et métaphysiques (« Hongkong », « Retour à Kyoto »), les volumes du « cycle de Marie » oscillant eux aussi entre le (sou)rire et les larmes. Mieux vaut donc se demander ce que recouvrent ces variations de tonalité, et interroger la fiabilité d’un tel paramètre discriminant pour qui souhaite analyser l’œuvre. La réponse à la première de ces deux questions pour partie connexes peut être recherchée dans l’extrait déjà cité de la récente recension de Marie Desplechin, signalant qu’en dépit de son aspect « très écrit et très drôle », La Télévision « sonn[ait] en creux comme la chronique d’une dépression larvée ». De La Salle de bain à La Vérité sur Marie, on pourrait en dire autant de tous les textes à ce jour publiés par Jean-Philippe Toussaint, à condition de préciser que l’intensité de cette dimension « dépressive » fluctue d’un volume à l’autre. Selon qu’elle est (Monsieur, La Télévision) ou non (La Réticence, Faire l’amour) occultée par les procédés scripturaux comiques et/ou humoristiques, le lecteur y sera plus ou moins sensible. En grande partie subjective, donc aussi difficilement régulable par l’écrivain que mesurable par le lecteur, la tonalité d’un écrit littéraire est bien affaire de dosage ou, une fois encore, d’accentuation, de poids relatif. Ces difficultés d’appréciation tiennent en fait à la nature même de l’humour dont, dans Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient21 , Freud a bien mis en évidence la fonction cathartique ou libératrice : pour l’humoriste comme pour son destinataire/partenaire, il s’agit d’exorciser certaines pulsions oppressantes - pulsions d’angoisse liées à la condition mortelle de l’homme, par exemple. De fait, dans l’œuvre de Toussaint, l’humour noir est prégnant, et ses soubassements métaphysiques apparaissent bien souvent évidents. Aussi n’est-il somme toute guère surprenant que ces obsessions morbides, au premier rang desquelles figure la hantise de l’inexorable écoulement du flux temporel, apparaissent parfois en pleine lumière, sans plus se dissimuler derrière les tours et les détours de l’écriture humoristique, ce qui confère alors au texte une tonalité différente, à la gravité accrue.

Reste que les tentatives pour déterminer avec rigueur et précision de telles variations tonales risquent fort d’achopper sur plus d’un écueil, a fortiori lorsqu’elles ont trait aux fluctuations de la teneur humoristique des textes. D’Aristote à Genette, en passant par Baudelaire, Bergson et Jankélévitch, on sait en effet toute la difficulté qu’il y a à formaliser les procédés d’écriture susceptibles de provoquer le rire ou le sourire - d’où une multiplicité de typologies concurrentes et contradictoires, dont aucune ne parvient réellement à emporter l’adhésion. Se hasarder sur ce pont aux ânes de la théorie littéraire n’est donc sans doute pas de bonne méthode pour qui souhaite analyser l’évolution d’une œuvre, même si une lecture critique revendiquant son inévitable subjectivité peut avec moins d’embarras qu’une autre hypostasier ses singularités (ce texte me fait rire, cet autre non) en « normes » valables de façon plus générale. Mais souhaiter mettre au jour un paramètre discriminant moins intuitif et impressionniste, partant plus fiable (?), ne constitue sans doute pas une aspiration illégitime.

Parmi d’autres composantes du texte littéraire, un tel critère pourrait être recherché du côté de la topique et/ou du style. Après tout, le « ton » d’un écrit ne résulte-t-il pas conjointement de son objet et de sa facture ? Pourtant, et pour procéder par ordre, en troquant la tonalité contre la topique, il n’est absolument pas certain que le critique gagne au change, car déterminer « ce dont parle » un texte littéraire, surtout à l’époque contemporaine, ne va pas de soi. D’une part, sur un plan général, parce que la priorité de tels artefacts à fonction esthétique n’est pas de délivrer un « message », encore moins un « message » explicite ; d’autre part, dans le cas particulier de l’œuvre toussainienne, parce que le contenu événementiel y fait l’objet d’une réduction drastique. Résumer l’intrigue des textes de Toussaint constitue ainsi une gageure : un homme vit reclus dans sa salle de bain et tente vainement de rompre avec cet enfermement morbide (La Salle de bain) ? Un critique d’art engagé dans la rédaction (« Quand Musset »22 …) d’un essai sur Titien Vecellio s’efforce infructueusement de cesser de regarder la télévision (La Télévision) ? Un jeune quadragénaire vit douloureusement la dégradation de sa relation amoureuse avec sa compagne (Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie) ? Si de tels résumés se révèlent profondément insatisfaisants, c’est notamment parce qu’ils révèlent en creux à quel point, dans cette œuvre, l’essentiel est ailleurs. Si, malgré tout, sur ce point, différence (apparente) il y avait, ce pourrait être entre l’ensemble des premiers textes et ceux qui composent le cycle de Marie. Avant Faire l’amour, les textes de Toussaint pouvaient passer pour résolument phénoménologiques car, par-delà les détails - d’ailleurs étiques - de la fabula, ils « racontaient » le rapport d’une conscience au monde ; à partir de Faire l’amour, ils « racontent » la lente, douloureuse et apparemment impossible décomposition d’un couple. Mais il faut immédiatement relativiser ce distinguo, qui n’est recevable qu’au prix de la caricature. D’abord parce que la difficulté des relations amoureuses était déjà présente dans les fictions des débuts, via  la présence de figures féminines comme Edmonsson dans La Salle de bain, Anna Bruckhardtdans Monsieur, Pascale Polougaïevski dans L’Appareil-photo, de sorte, une fois encore, que, plutôt que réelle nouveauté, il y a dosage variable des mêmes ingrédients, l’ancien arrière-plan occupant désormais le devant de la scène romanesque. Ensuite parce que, dans le cycle de Marie, l’accès des lecteurs au « contenu » diégétique est systématiquement médiatisé par une conscience subjective : celle du narrateur-personnage, dont le rôle éminent apparaît d’ailleurs avec une clarté graduellement accrue au fil des volumes successifs. Ainsi la modification de la topique n’est-elle en définitive qu’illusoire, puisqu’il s’agit toujours de scruter les rapports d’une conscience individuelle à l’existence, dont il se trouve simplement qu’est désormais mise en exergue une composante particulière : la relation amoureuse. En outre, tel passage de La Vérité sur Marie23 vient établir un lien explicite entre préoccupations métaphysiques et éthiques24 , ce qui témoigne bien d’une permanence de la topique - pour peu que cette notion puisse être maintenue, compte tenu de la dimension anomique de la narrativité toussainienne. Aussi les trois derniers volumes romanesques, s’ils peuvent passer pour moins drôles que les précédents, et « centrés » sur un objet différent (la « crise du couple », pour faire bref et sociologique), n’en témoignent pas moins, à l’examen, de la permanence des présupposés qui informaient déjà l’écriture de La Salle de bain.

Si l’on souscrit à la célèbre formule de Buffon, qui voyait dans le style « l’homme même », a priori pourrait-on penser tenir là le principal vecteur de cohésion et de stabilité de l’œuvre toussainienne. Pourtant, confronter sous cet angle le premier et le dernier volume à ce jour publiés permet au contraire, paradoxalement (?), de repérer une mutation cette fois indéniable. Chez notre auteur, les modifications les plus sensibles affectent en effet l’écriture de la phrase. Dans les propres termes, métaphoriques, de Jean-Philippe Toussaint, sur le plan stylistique, il serait progressivement passé de la condition de médecin chinois à celle d’acrobate…

« […] mes livres lui [à Yoshiko, « une admiratrice »] faisaient le même effet bénéfique que la médecine chinoise, qui, sans jamais employer de grands moyens, lui procurait un étrange bien-être. J’avais été enchanté par cette métaphore (un médecin chinois, voilà ce que j’étais, dans le fond) […] » (Autoportrait (A l’étranger), p. 69-70)

Sur fond d’humour, la métaphore renvoie à ce que l’on a pu appeler le minimalisme de Toussaint. Certes, cette étiquette commode visait à synthétiser les diverses composantes de son écriture romanesque saisie dans sa complexité : réduction du personnel du roman à la portion congrue, appauvrissement de l’intrigue au sens traditionnel du terme, brièveté des textes, etc. Mais elle autorisait également une prise en compte des particularités stylistiques de l’œuvre. La relecture de La Salle de bain frappe ainsi par l’accumulation de phrases brèves, peu complexes sur le plan syntaxique, et agencées dans la majeure partie des cas sur le modèle de la parataxe - caractéristiques qui perdureront dans les deux romans suivants. Marc Lemesle était ainsi fondé à y identifier une « écriture de la juxtaposition »25 , procédant de « la ténuité des liens grammaticaux au niveau phrastique ou interphrastique »26 , à laquelle correspondait sur un autre plan l’enchaînement de séquences narratives sur le mode de la simple successivité, « sans rapports de nécessité évidents »27 . Le style des 3 premiers romans pouvait donc être caractérisé par une forme d’économie de moyens, légitimant par conséquent là aussi l’emploi du qualificatif « minimaliste ». Mais il importe aussitôt de préciser que, en bon médecin chinois, Toussaint tirait le meilleur parti de ces minces ressources, édifiant sur cette base ténue une très efficace écriture de l’effet. Discret si on le rapporte à celui, baroque voire ampoulé, de certains de ses contemporains28 , son style n’en faisait pas moins la part belle à divers procédés qui, par leur récurrence au fil des textes, ne tarderaient pas à revêtir une valeur de signature : par manque de temps et d’espace, signalons simplement le traitement des propos rapportés, amalgamant les ressources des discours direct libre et indirect libre, le télescopage des registres de langue, le recours aux onomatopées, autant de techniques génératrices d’effets comiques. En dépit d’une impassibilité de façade, pas d’écriture « blanche », donc, mais plutôt un scintillant style « blanc-bleu », homologue au graphisme épuré et aux couleurs de la jaquette des éditions de Minuit.

De nouveau, il serait trop long et fastidieux de suivre pas à pas l’évolution de ce style d’un volume à l’autre. Contentons-nous donc de signaler que La Réticence marque, sur ce plan également, un tournant, puisque la sobriété stylistique des débuts y cède la place à une écriture où l’accroissement de la longueur des phrases découle d’une concaténation de propositions subordonnées relatives, avec rejet fréquent de l’antécédent. Mais c’est surtout à dater de la parution de Faire l’amour que la rupture stylistique semble consommée, avec l’adoption d’une écriture profuse et volontiers baroque, qui n’a plus rien de minimaliste. Même si le recours à la technique des passages parallèles peut paraître pour le moins spécieux, puisque la partialité - mentionnée en préambule - des opérations de sélection et de combinaison y joue à plein régime, mettons-la tout de même à contribution pour tenter de juger sur pièces :

« Nous traversâmes le hall d’entrée et, nous dirigeant au hasard dans les couloirs, fîmes un tour dans l’hôtel avant de nous établir dans un grand salon tapissé de jaune pâle, avec des lustres majestueusement compliqués au plafond, des canapés contre les murs et des tables basses sur lesquelles se trouvaient des journaux. » (L’Appareil-photo, p. 88)

« Nous quittâmes la chambre et nous prîmes l’ascenseur, nous étions côte à côte dans l’étroite cabine de verre transparente qui descendait au cœur de l’atrium de l’hôtel, et je regardais les lustres immobiles dans le hall, trois lustres d’une amplitude spectaculaire, trois à quatre mètres d’envergure et près de huit à dix mètres de haut, leur forme évoquait des flacons de liqueur ou d’alcool blanc, des salières en baccarat, des carafes de vin aériennes aux reflets irisés, étroits au sommet et s’évasant de plus en plus à mesure qu’on descendait le long de leur corps, pour devenir presque ronds à la base, enveloppés, féminins, et, malgré la rigueur de leurs lignes, leur éclat avait quelque chose de fluide et d’aquatique, et c’était peut-être à des gouttes d’eau géantes finalement qu’ils faisaient le plus penser, ou à des larmes, mon amour, trois gigantesques larmes de lumière étincelantes qui pendaient là en suspension dans le hall de l’hôtel dans un poudroiement de paillettes et de nacre. » (Faire l’amour, p. 105-106)

Tout se passe comme si, à 13 ans d’intervalle, et quand bien même le « référent » des deux séquences textuelles n’est sans doute pas le même, sur fond de parallélisme syntaxique (« nous » inclusif + verbe de mouvement conjugué au prétérit), la seconde description consistait en une expansion d’un fragment de la première, le paradigme « des lustres majestueusement compliqués » faisant, a posteriori et d’un texte à l’autre, l’objet d’un développement détaillé qui est aussi un enrichissement. Ainsi la confrontation de ces deux extraits, certes pas choisis au hasard, se révèle-t-elle à plus d’un titre significative. Elle permet tout d’abord de constater empiriquement l’évolution du style toussainien, dans le sens d’une virtuosité accrue : à la simplicité syntaxique du passage de L’Appareil-photo répond, sur le même plan, la sophistication de celui de Faire l’amour. Par-delà la longueur supérieure de la phrase, on aura remarqué la construction par anacoluthes, mais aussi la multiplication des comparants qui évoque le procédé « artiste » de l’essayage des termes, mais encore l’apostrophe incidente, qui accroît la cohésion et la lisibilité du texte, en faisant du décrit l’emblème ou l’écho des incessants épanchements lacrimaux du principal personnage féminin, en même temps qu’est ainsi représenté en abyme l’élément (liquide) sur lequel est édifié ce premier volet du cycle de Marie. Aussi est-ce à bon droit qu’au moment de la parution de Fuir Jean-Philippe Toussaint pouvait déclarer dans le cadre d’un entretien accordé aux Inrockuptibles : « […] relisant [La Salle de bain] pour corriger les épreuves de l’édition de poche, je me suis rendu compte qu’on y trouve déjà ce qui fait l’essentiel de mes livres aujourd’hui, même si je suis sans doute meilleur techniquement, plus à l’aise - là, les phrases étaient courtes, je ne faisais pas de triple saut périlleux. »29 - bref autoportrait de l’artiste en acrobate ou trapéziste de haut vol… Mieux vaut selon moi, sur cette base, s’abstenir ici de tout jugement de valeur, dans la mesure où l’écriture littéraire ne saurait sans abus être confondue avec un concours de virtuosité stylistique : certains lecteurs, en raison de leurs dilections intimes, éprouveront peut-être quelque nostalgie pour l’économie de moyens et la sobriété des débuts. Aussi est-il sans doute préférable de se borner à constater, avec l’écrivain, que les derniers volumes de son œuvre sont le lieu d’une évolution stylistique notable, conséquence d’une maîtrise stylistique progressivement accrue, à l’occasion d’une pratique régulière. On aura d’ailleurs remarqué la prudence - lisible dans l’emploi du modalisateur  « sans doute » - avec laquelle l’auteur formule ce constat, dont il minore l’importance au vu des éléments pérennes de son œuvre. Cette évolution est-elle si surprenante ? Quitte à heurter ceux qui souscrivent peut-être encore au  credo de Buffon, non, car à l’époque actuelle, il semble douteux que le style soit « l’homme même », et même que cette dernière formule recouvre quelque réalité un tant soit peu substantielle. En dépit de l’existence de certaines idiosyncrasies, « l’homme », lorsqu’il écrit, s’invente bien plutôt au fil de son activité d’écriture, à la faveur d’un processus d’autoscription sans cesse relancé. Pour l’essentiel, la trajectoire stylistique de Jean-Philippe Toussaint exemplifie donc à mes yeux l’immortel précepte quenien : c’est en écrivant qu’on devient écriveron30 .

Ensuite, la lecture croisée des extraits prélevés dans L’Appareil-photo et Faire l’amour incite à réfléchir à l’extension du champ couvert par la notion de style. Si, jusqu’à présent, a été exclusivement retenue l’acception défendue par ces spécialistes du domaine que sont les stylisticiens, il n’en reste pas moins que, dès lors qu’il est question de roman, le « style » peut être conçu de façon différente, et considéré dans une acception à la fois assouplie et élargie. A la prise en compte des figures, tropes, particularités lexicales et grammaticales, doit en effet s’ajouter celle de choix affectant des unités plus massives aussi bien que leur agencement. Ainsi, dans nos deux exemples, de la part respective dévolue au descriptif. Si, dès son premier roman, Toussaint se montrait sensible à la réalité « extralittéraire » dans ce qu’elle avait de plus contemporain, ce n’est là encore qu’au fil du temps et des textes successifs que s’est affirmée la dimension « mimétique » de son écriture, transitant en particulier par une progressive inflation des ressources descriptives, et pleinement assumée à partir du cycle de Marie. Sans pour autant, nous le verrons, qu’il y ait chez lui retour à une conception prémoderne de l’illusion référentielle ou réaliste - bien au contraire. Mais cette autre conception du « style », attentive non plus à ce qui se joue à l’échelle de la phrase, mais à celle de la séquence textuelle, voire du texte lui-même, porte bien évidemment déjà un nom : la poétique du récit. Se proposant d’élaborer une théorie générale interne des formes littéraires, cette discipline, par là même attentive à la diversité des techniques narratives, n’en autorise pas moins la mise au jour d’éléments récurrents - la prise en compte simultanée de ces deux pôles « contradictoires » aboutissant à l’élaboration de typologies aussi complètes que possible. Cela rappelé, reste que, dans les pages qui suivent, et conformément au programme initial, la mise à contribution des outils de la poétique moderne pour l’analyse de l’œuvre toussainienne visera principalement à dégager ses éléments invariants.

Aliter sed eadem

Par le terme de chronotope, introduit par Mikhaïl Bakhtine, les théoriciens de la littérature désignent communément, dans le texte de fiction, la conjonction du temps et de l’espace diégétiques. On peut voir là un premier élément de permanence de l’œuvre toussainienne, dont tous les volumes fictionnels mettent en place un chronotope référentiel authentifiant. Même en l’absence récurrente de datation absolue, les intrigues sont toutes situées à une époque contemporaine, comme le révèle de façon biaise la mention de diverses technologies : ordinateur, fax, téléphone portable, etc. Quant à l’espace diégétique, de Paris et Venise dans La Salle de bain à Paris, Tokyo et l’île d’Elbe dans La Vérité sur Marie, en passant, entre autres lieux, par le Berlin de La Télévision, il fonctionne toujours selon une dynamique d’emprunts plus ou moins déformés et déformants à divers lieux du monde réel. Il s’ensuit que, dans ses fictions, Toussaint édifie ce que Thomas Pavel31 nomme des « univers contrefactuels ». Cette tendance fréquente dans la littérature de l’extrême contemporain correspond d’ailleurs à une prise de distance notable avec l’esthétique moderniste, dont l’un des objectifs prioritaires consistait en une exploration jusqu’au-boutiste de l’essence de son medium - aboutissant à une non moins systématique proclamation de fictionalité. Différemment, nombre d’auteurs actuels promeuvent ce que l’on peut considérer comme une « esthétique de l’impureté »32 . Sur le plan de la topographie, elle se traduit par une forte tension entre une référentialité de façade et sa discrète subversion, obtenue notamment par la « corruption » de référents amalgamés ou intriqués - procédé dont Toussaint est coutumier 33 -, de sorte que nombre de fictions récentes renouent pour partie, mais sans pour autant renier la « parenthèse » moderniste exemplifiée par l’esthétique néo-romanesque, avec une conception de la mimèsis comme transfiguration créatrice. 

En régime romanesque canonique, le cadre spatio-temporel diégétique, ou chronotope, donc, accueille divers personnages, dont les situations respectives et les interrelations déterminent les contours d’une intrigue. Malgré la dimension anomique, déjà signalée, de son traitement des codes narratifs, nous tenons là un deuxième élément de permanence, en tant que tel définitoire de la poétique de l’œuvre toussainienne. Chacun peut en effet se convaincre du rôle majeur joué dans tous ces textes par un protagoniste aux allures d’anti-héros, que son seul point de vue prédomine ou, cas le plus fréquent, que la voix narrative qui résonne dans l’espace textuel soit en outre la sienne. Quel que soit le rapport de préséance qui les unit, cette caractéristique a partie liée avec la raréfaction du personnel actantiel dans ces fictions : si le protagoniste y attire à ce point l’attention du lecteur, c’est aussi parce que, aux antipodes de la galerie de portraits réaliste-naturaliste, le roman selon Toussaint consiste en une fiction pauvre en personnages. Pour autant, il n’y a nullement éradication de cette composante majeure du roman traditionnel ; simplement, présents en nombre réduit, les autres personnages seront plus ou moins précisément caractérisés en fonction de leur relation de proximité, quantitative et qualitative, avec le foyer central du texte. Quant à ce protagoniste, le moins qu’on puisse en dire est que, d’un texte à l’autre, il présente des caractéristiques récurrentes, au point qu’on pourrait presque être tenté de voir en lui un seul et même personnage évoluant lentement et parcimonieusement au fil du temps34 . Il s’agit en effet toujours d’une figure caractérisable par sa radicale inadaptation, au monde, à l’air du temps, aux relations professionnelles, mondaines, interpersonnelles ou amoureuses, qui, entre Quichotte et Bartleby, oppose à toute sollicitation venue de l’extérieur une formidable force d’inertie témoignant de son « inactivisme militant »35 . Anti-héros fantomal ou spectral, profondément étranger36 au monde qui l’entoure, voire à ceux qui le peuplent, il peut paraître en perpétuelle et vaine quête de maîtrise ; mais, pour le définir, peut-être la formule est-elle encore excessive, car, ayant apparemment intégré que la maîtrise ne peut être qu’illusoire, en est-il vraiment encore en quête ? Quoi qu’il en soit, sur le plan actantiel, cette figure de grand inadapté, opposant au cours du monde son considérable « involontarisme »37 , constitue sans contredit l’un des éléments majeurs de la poétique toussainienne.

Ce qui n’est pas sans conséquences sur la facture particulière que revêt l’intrigue dans ces fictions, plus pauvres encore en événements marquants ou enchaînements de péripéties qu’en personnages, au point que Toussaint a pu passer pour un écrivain du « presque rien ». Ainsi, dans l’article déjà cité, Marc Lemesle a bien montré que, dans les trois premiers romans du moins, l’intrigue faisait l’objet d’une triple réduction, sur les plans de l’histoire, de la causalité et de la transformation ou de la progression38 . Mais il identifiait dans La Réticence la mise en œuvre d’une intrigue renouant avec la conception archétypale de la notion39 . On pourrait selon moi en débattre, car le « dénouement » de ce roman en définitive ne dénoue pas grand-chose, et présente plutôt les apparences d’un nouveau nœud, contraignant le lecteur à relire le texte dans son intégralité s’il espère, enfin, parvenir à le dénouer. Car, si les événements semblent cette fois s’enchaîner selon un modèle logico-chronologique, leur présentation est à la fois biaisée par les distorsions de la temporalité narrative et par leur médiatisation systématique par la conscience toute subjective de l’instance narratrice. Si le phénomène est sans conteste plus évident dans les textes des débuts, la déstructuration de l’intrigue me semble toutefois plutôt représenter une nouvelle constante de cette œuvre. Déstructuration et non pas disparition, j’y insiste : quand bien même sur le mode de la réduction et/ou du brouillage, les fictions de Toussaint recèlent toujours des constituants diégétiques, engagés dans des interactions, et susceptibles d’exercer un réel impact sur les lecteurs. Le problème tient en grande partie ici aux outils d’analyse utilisés : ceux de la narratologie traditionnelle se révélant en grande partie inopérants face à cette œuvre, on aurait tout intérêt à troquer leur conception statique car exclusivement spatiale de l’intrigue contre celle, dynamique car en prise sur le temps de la réception, que préconise la narratologie post-classique40 . On s’aviserait alors que, dès La Salle de bain, qu’il s’agisse du départ du protagoniste pour Venise ou de son retour à Paris, et bien sûr de l’épisode dramatique de la fléchette plantée dans le front d’Edmonsson, nœuds et dénouements intermédiaires étaient non seulement présents mais dotés d’une force pragmatique non négligeable. J’en dirais volontiers autant, voire plus, des trois derniers romans en date : même si l’inachèvement provisoire du cycle complique voire compromet les analyses, il semble clair, qu’on considère chacun des volumes ou le tissu qui les unit, que la quête d’une « énergie intérieure pure » que revendique Toussaint repose en particulier sur la temporalisation très concertée qui préside à la narration - effets de rythme compris.

En outre, étudiant, dans une perspective narratologique post-classique, « La Presqu’île » de Julien Gracq, texte sis aux antipodes des canons romanesques, Raphaël Baroni a démontré de façon très convaincante que la persistance « paradoxale » de l’intrigue y révélait en acte(s) que « la narrativité est la forme d’une attention à l’historialité constitutive de notre être au monde »41 , et « ne tient pas à une dramatisation particulière, à la survenue d’événements spécifiquement « romanesques », mais […] peut se loger au cœur du quotidien, chaque fois que le temps nous prend à l’estomac, qu’il retend notre ressort intime »42 . Chacun des termes employés peut selon moi, peut-être même a fortiori, s’appliquer avec pertinence à la narrativité toussainienne et à ses implications - en particulier phénoménologiques.

Ce bref « détour » par la narratologie post-classique permet ainsi, par surcroît, de dégager un troisième facteur de permanence de l’œuvre de Toussaint : le rôle central qu’y joue la temporalité. Encore convient-il ici de distinguer, à des fins d’analyse, deux acceptions de la notion, même si elles fusionnent évidemment dans l’écriture de l’œuvre : la temporalité comme technique et/ou comme topique. Sur le premier de ces deux plans connexes, la gestion de la temporalité narrative chez Toussaint se révèle une fois encore anomique, en particulier lorsque l’on prête attention à l’ordre narratif, c’est-à-dire aux relations de la temporalité du récit et de la temporalité de l’histoire43 . Sur fond d’imprécision des marqueurs temporels, ce qui les rend plus difficilement perceptibles, surviennent en effet de très fréquents bouleversements de la chronologie narrative. Ainsi par exemple à la fin de Monsieur, où le récit de la « conquête » d’Anna Bruckhardt par le protagoniste, accompli en narration rétrospective, est compliqué d’analepses et de prolepses dont amplitude et portée sont très délicates à déterminer, de sorte que le lecteur éprouve de grandes difficultés à dater les (non-) événements qui sont relatés. Ainsi, antérieurement, dans La Salle de bain, dont le montage narratif, plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord, épouse la forme d’un ruban de Möbius 44, comme le suggère la reprise littérale de plusieurs phrases de la première partie du livre à quelques pages de la fin de la troisième partie. Ainsi, plus ponctuellement, dans L’Appareil-photo45 , où le récit de leçons de conduite prises 12 ans plus tôt rompt et duplique sur un mode décalé l’évocation de celles que le protagoniste s’apprête à prendre au moment où débute le roman. Ainsi, enfin, dans les trois derniers romans, au sein des divers volumes46 comme à l’échelle du cycle, ce qu’Eric Loret résume ainsi : « L’ordre spatio-temporel, apparemment vaporeux, est en fait assez strict : Fuir se déroule l’été précédant l’hiver de Faire l’amour et la Vérité sur Marie s’ouvre l’été suivant, puis remonte en flash-back vers le printemps et s’achève sur la même île d’Elbe que Fuir. »47 Ajoutons que si les distorsions de l’ordre narratif sont fréquentes, Toussaint joue parfois également sur la fréquence (l’ellipse centrale de La Réticence) et sur la vitesse (ce qui détermine autant d’« anisochronies » ou variations du tempo romanesque : soudaines accélérations du rythme narratif sur fond d’apparente immobilisation de la durée).
Le systématisme de ces distorsions renseigne ainsi non seulement sur la dimension délibérée du phénomène, mais aussi et surtout sur l’importance qu’il revêt aux yeux de l’auteur, ce qui n’a guère de quoi surprendre quand on prend acte de l’omniprésence de la temporalité considérée cette fois comme topique - véritable point nodal de l’œuvre. Difficile ici de choisir un extrait à des fins illustratives, car chacun des textes publiés, quelles que soient sa longueur ou sa structure, recèle au moins une séquence dévolue à l’évocation du flux temporel, se déployant très rarement sur le mode euphorique, dans l’extrême majorité des cas sur le mode dysphorique. Voici donc, parmi bien d’autres, quelques extraits prélevés dans les volumes qui constituent respectivement pour l’heure les points de départ et d’arrivée de l’œuvre :

« Le mur qui me faisait face, parsemé de grumeaux, présentait des craquelures ; des cratères ça et là trouaient la peinture terne. Une fissure semblait gagner du terrain. Pendant des heures, je guettais ses extrémités, essayant vainement de surprendre un progrès. Parfois, je tentais d’autres expériences. Je surveillais la surface de mon visage dans un miroir de poche et, parallèlement, les déplacements de l’aiguille de ma montre. Mais mon visage ne laissait rien paraître. Jamais. » (La Salle de bain, p. 12)

« Il y a deux manières de regarder tomber la pluie, chez soi, derrière une vitre. La première est de maintenir son regard fixé sur un point quelconque de l’espace et de voir la succession de la pluie à l’endroit choisi ; cette manière, reposante pour l’esprit, ne donne aucune idée de la finalité du mouvement. La deuxième, qui exige de la vue davantage de souplesse, consiste à suivre des yeux la chute d’une seule goutte à la fois, depuis son intrusion dans le champ de vision jusqu’à la dispersion de son eau sur le sol. Ainsi est-il possible de se représenter que le mouvement, aussi fulgurant soit-il en apparence, tend essentiellement vers l’immobilité, et qu’en conséquence, aussi lent peut-il parfois sembler, entraîne continûment les corps vers la mort, qui est immobilité. Olé. » (Ibidem, p. 35-36)

« C’était pourtant un homme de notre temps qui était mort, un contemporain dans la force de l’âge, mais sa date de naissance me semblait déjà étrangement démodée, comme périmée de son vivant, une date qui avait mal vieilli, qui n’aurait bientôt plus cours, que le temps ne tarderait pas à recouvrir de sa patine et qui portait déjà en elle, comme un poison corrosif dissimulé en son sein, le germe de son  propre estompement et de son effacement définitif dans le cours plus vaste du temps. » (La Vérité sur Marie, p. 70)

« […] pensive, le visage grave, elle [Marie] regardait la ville qui disparaissait entièrement sous une brume pluvieuse, les yeux perdus au loin, avec cette mélancolie rêveuse qui nous étreint quand on se rend compte que le temps a passé, que quelque chose s’achève, et que, chaque fois, un peu plus, nous nous approchons de la fin, de nos amours et de nos vies. » (Ibidem, p. 80)

S’il est un point sur lequel le « compas » de l’écrivain n’a pas bougé, c’est bien celui de cette obsession pour le caractère inexorable du flux temporel et les conséquences tragiques qui en résultent pour une créature mortelle et douée de conscience. Dans les exemples cités, que cette fascination aux accents morbides soit (« Olé. ») ou non tempérée par l’humour, on aura remarqué les liens, sur fond de perspectivisme, d’une phénoménologie du quotidien et de la réflexion métaphysique. On constate donc que, tant sur le plan de la technique narrative que sur celui de la topique, la temporalité constitue l’un des éléments fondamentaux de la poétique de l’œuvre toussainienne. En outre, le dernier extrait cité confirme les analyses de Baroni, le glissement progressif de la troisième personne initiale au « nous » inclusif final - potentiel vecteur de « cooptation » du lecteur -  engageant une réflexion sur l’historialité de notre être au monde.

Un dernier exemple, similaire dans son principe, devrait pourtant favoriser la mise au jour d’un nouvel élément de permanence dans l’œuvre étudiée :

« […] je pris conscience que le temps avait passé depuis mon départ de Kyoto. Et, si j’y fus si sensible ce jour-là, ce n’est pas uniquement parce que mes sens, engourdis par la grisaille du jour et l’alcool que j’avais dans le sang, me portaient naturellement à la mélancolie, mais c’est aussi parce que je me suis soudain senti triste et impuissant devant ce brusque témoignage du passage du temps. Ce n’était guère le fruit d’un raisonnement conscient, mais l’expérience concrète et douloureuse, physique et fugitive, de me sentir moi-même partie prenante du temps et de son cours. » (Autoportrait, p. 119)

Si, avec ces lignes, identiques dans leur teneur à celles de La Salle de bain et de La Vérité sur Marie, il y a tout de même du nouveau sous la pluie, c’est en raison de la nature de leur source énonciative, combinée avec le statut du texte où elles figurent. Cet extrait provient en effet d’Autoportrait (A l’étranger), que l’on peut considérer comme la « réponse » de Toussaint à la vogue que connaissait déjà l’autofiction à la fin des années 90. En effet, pour reprendre la terminologie genettienne48 , ce texte relève non plus de la fiction mais de la diction - même si le poéticien a, le premier, relativisé l’apparente dichotomie induite par ce distinguo typologique49 . Jean-Philippe Toussaint s’y « exprime » en son nom propre et, en dépit de certaines exagérations et/ou déformations ludiques, inscrit ces pages en dehors du régime fictionnel dont relevaient tous ses textes antérieurs. Or cette apparente nouveauté aux allures de rupture est paradoxalement plutôt le gage d’une forme de permanence ou de stabilité accrue de l’œuvre, qui y gagne encore en cohérence. Car la parution d’Autoportrait engage une manière de recatégorisation des fictions précédentes, dont l’origine autobiographique des thèmes, des situations et de la voix narrative se trouve ainsi tardivement mise en lumière - de sorte que le lecteur familier des textes antérieurs est à même de repérer tout un jeu d’échos. Par exemple, l’identité de la dédicataire de La Réticence (« Pour Madeleine ») est rétrospectivement éclairée par le « contrat de diction », conclu de façon indirecte et humoristique dès la page 9 d’Autoportrait : « […] j’appellerai Madeleine Madeleine dans ces pages, pour m’y retrouver […] », avant d’être rappelé de façon plus « classique », si l’on peut dire, à la page 45 : « Je dédie ces pages corses à ma femme et à mes enfants (je remercie mon coéquipier) ». Ou encore, l’évocation par l’auteur de sa tenue vestimentaire à l’occasion d’un concours de pétanque autorise un clin d’œil auto-intertextuel  (« […] vous voyez un peu la touche que j’avais, on m’appelait Monsieur », p. 40) au deuxième roman publié, etc. Bref, Autoportrait incite à relire les textes précédents et à lire les textes suivants à la lumière du fameux « effet-Bovary », devenu « effet-Toussaint » : le protagoniste de ses romans, c’est (un peu, beaucoup…) lui.

Considérée sur un plan général, cette « découverte » n’a rien d’une révélation bouleversante, surtout à une époque, le début du 21ème siècle, où, pour le meilleur et pour le pire, la résurrection de l’auteur alimente à la fois nombre de productions littéraires et de réflexions théoriques. L’idée qu’un romancier puise dans son vécu biographique pour alimenter ses fictions n’est plus même un tabou, et ne constitue à vrai dire qu’un truisme bien banal dont on se demande pourquoi il continue de susciter l’enthousiasme ébahi de la critique. Mais dans le cas particulier de cette étude, les implications de la publication d’Autoportrait méritaient d’être mentionnées car, là où on aurait pu s’attendre à une césure dans l’œuvre à la faveur d’un changement de régime scriptural (diction vs fiction), c’est plutôt l’inverse qui se produit. Tout spécialement, les particularités de la voix narrative à l’œuvre chez Toussaint s’en trouvent éclairées.

En effet, il s’agit là d’une nouvelle constante de l’œuvre, et non des moindres : à l’exception de Monsieur, qui peut d’ailleurs être quelque peu relativisée50 , tous les textes à ce jour publiés par Toussaint reposent sur une narration de type extra-homodiégétique51 , c’est-à-dire que le narrateur primaire y est présent en tant que personnage à l’intérieur de l’histoire qu’il raconte. Ce choix technique se révèle à plus d’un titre instructif : tout d’abord, la figure qui en résulte est celle d’un narrateur-personnage auctorial, d’autant plus que sa caractérisation met l’accent sur son intérêt pour la pensée, l’art, voire pour l’écriture. La tentation d’une assimilation - même nuancée - du narrateur et de l’auteur, à laquelle incite notamment Autoportrait, s’en trouve donc renforcée. Qu’il s’agisse ou non de fictions, la voix qui résonne dans les textes toussainiens présente en effet les mêmes caractéristiques formelles, sur le double plan stylistique et narratologique, et l’instance qui l’assume témoigne d’un même type de rapport au monde, inadapté et décalé pour cause de priorités accordées à la réflexion phénoménologique et métaphysique. Peut-être, suivant la typologie genettienne, pourrait-on éprouver la tentation de distinguer des degrés d’intensité au sein de cette relation de personne unitaire, ce qui conduirait à différencier les textes à narration autodiégétique52 (dont le narrateur est personnage principal de l’histoire racontée) et les textes à narration homodiégétique (où le narrateur, considéré sous l’angle de son rôle actantiel, ne remplit qu’un rôle d’importance secondaire). Mais ce distinguo, de toute façon difficile à établir formellement, ne me semble pas décisif.

Cela provient des liens de la voix et du point de vue, dont l’interaction détermine ce que les narratologues nomment une « situation narrative ». Que la relation de personne soit homo- ou autodiégétique, selon Genette, de ce choix vocal découle une détermination a priori du mode, qu’il désigne par le terme de « préfocalisation » 53. Autrement dit, sauf infraction délibérée aux conséquences déréalisantes, un récit à narrateur-personnage est, par convention autant que par déterminisme technique, focalisé sur l’instance narrative qui le gouverne - même si, bien sûr, l’accent focal peut porter davantage sur l’un des deux pôles représentés par le « je-narrateur » et le « je-personnage », comme il peut fluctuer de l’un à l’autre sur la diachronie du récit. La prise en compte de cette caractéristique narratologique basilaire est fondamentale pour l’analyse de l’œuvre toussainienne, car elle renvoie à ce que j’ai déjà nommé son perspectivisme. Tous ces textes proposent en fait le récit, partial et partiel, du rapport au monde d’une conscience individuelle, dont l’inévitable subjectivisme est pleinement assumé, jusqu’en ses conséquences relativistes - non seulement assumé mais en outre légitimé par la convocation ponctuelle du code scientifique (les références à la physique quantique dans Monsieur, par exemple). Le choix récurrent de la narration homodiégétique, loin d’être « gratuit », se révèle donc au contraire parfaitement motivé, qui par les liens qu’il entretient à la phénoménologie, elle-même prolongée en une réflexion métaphysique, constitue le fondement de l’esthétique toussainienne.

Ce que viennent d’ailleurs confirmer même les apparentes infractions à l’orthodoxie narratologique. Pour mémoire, Genette emploie le terme de « paralepse »54 pour désigner un « excès d’informations » par rapport au code de focalisation dominant. Par exemple, dans un récit homodiégétique préfocalisé sur le narrateur-personnage, donc conduit en focalisation interne dominante sur cette instance, toute exploration non modalisée de l’intériorité psychologique d’un autre personnage correspondra à ce cas de figure. C’est bien ce qui se produit dans Fuir où, en dépit de la restriction de champ a priori induite par une relation de personne homodiégétique, l’instance narrative restitue à plusieurs reprises les sensations, sentiments et pensées du personnage de Marie. En particulier, compte tenu de la situation narrative élue, toute la séquence où le narrateur-personnage, alors absent, évoque le comportement de Marie se rendant aux obsèques de son père en tenue d’équitation55 fait paralepse56 . Comment interpréter un tel « dysfonctionnement » dans un roman où, par ailleurs, la vraisemblance est loin de faire l’objet d’une contestation frontale ? On peut, me semble-t-il, y voir la confirmation en acte(s) du rôle fondateur du perspectivisme dans l’esthétique romanesque mise en place par Toussaint : même lorsqu’il est centré sur un autre personnage, Marie en l’occurrence, le texte se développe toujours depuis la conscience médiate où il trouve son origine, l’instance narratrice, de sorte que le réalisme du narré se trouve sinon anéanti, du moins déporté sur un autre plan.

Même si certains brefs passages de Fuir57 semblent proposer des « explications » embryonnaires du phénomène, c’est surtout dans La Vérité sur Marie où, sur fond de situation narrative inchangée, les paralepses perdurent, que prolifèrent les séquences autoréflexives, à la faveur desquelles se déploie un véritable art poétique intégré au roman. La première de ces « incises » consiste en un « commentaire » de cet élément péritextuel crucial qu’est le titre du roman, dont les présupposés sont ainsi mis au jour :
« Je me trompais peut-être parfois sur Jean-Christophe de G., mais jamais je ne me trompais sur Marie, je savais en toutes circonstances comment Marie se comportait, je savais comment Marie réagissait, je connaissais Marie d’instinct, j’avais d’elle une connaissance infuse, un savoir inné, l’intelligence absolue : je savais la vérité sur Marie. » (La Vérité sur Marie, p. 74)

Dans ces lignes, se donne à lire une manière de profession de foi perspectiviste, qui disqualifie par là même toute prétention à quelque vérité objective que ce soit. Mais c’est surtout dans le long passage des pages 163 à 168, qu’il faudrait pouvoir citer intégralement, que le recours aux ressources métatextuelles aboutit, par-delà le cas particulier du personnage de Marie, par-delà même La Vérité sur Marie, à la formulation d’un credo esthétique de portée beaucoup plus générale. Sur fond de parallélisme avec la vie onirique (rêve nocturne et/ou rêverie diurne), cette séquence métatextuelle nous livre non seulement le « mode d’emploi » du roman où elle est interpolée, mais aussi la conception de la littérature qui le sous-tend :

« J’aurais beau reconstruire cette nuit en images mentales qui auraient la précision du rêve, j’aurais beau l’ensevelir de mots qui auraient une puissance d’évocation diabolique, je savais que je n’atteindrais jamais ce qui avait été pendant quelques instants la vie même, mais il m’apparut alors que je pourrais peut-être atteindre une vérité nouvelle, qui s’inspirerait de ce qui avait été la vie et la transcenderait, sans se soucier de vraisemblance ou de véracité, et ne viserait qu’à la quintessence du réel, sa moelle sensible, vivante et sensuelle, une vérité proche de l’invention, ou jumelle du mensonge, la vérité idéale. » (Ibidem, p. 166, je souligne)

Cette « vérité idéale » n’est autre que la « vérité romanesque », qui s’accommode de flottements du point de vue (les paralepses) ou d’entorses revendiquées aux lois de la physiologie (le vomissement du cheval Zahir58 , au nom borgésien), et ne peut être atteinte qu’à condition d’assumer pleinement le subjectivisme de cette vision qu’est aussi la création littéraire :

« Car il n’y a pas, jamais, de troisième personne dans les rêves, il n’y est toujours question que de soi-même, comme dans L’Île des anamorphoses, cette nouvelle apocryphe de Borges, où l’écrivain qui invente la troisième personne en littérature, finit, au terme d’un long processus de dépérissement solipsiste, déprimé et vaincu, par renoncer à son invention et se remet à écrire à la première personne. » (Ibidem, p. 168)

Dont acte : le « basta avec moi maintenant » de la page 81 a fait long feu, et le lecteur comprend désormais mieux pourquoi. A la lumière de telles considérations, on constate donc que, chez Toussaint, ne s’exerce nul retour à un réalisme soucieux d’exactitude factuelle ou de véridicité « objective », mais une aspiration à la mimèsis comme transfiguration créatrice qui, dans la mesure où elle transite par l’exploration des propriétés intrinsèques du medium littéraire, ne rompt pas en visière avec le projet moderniste, mais tend plutôt, en le déplaçant et en l’altérant, à le relancer tout en le dépassant.

Reste, pour mettre un terme à ce parcours, à préciser que ce recours au métatextuel constitue une bonne illustration du changement dans la continuité  qui assure à la fois la cohésion et le dynamisme évolutif de l’œuvre de Toussaint. Continuité, car le métatextuel était présent dès les premiers textes, dont l’axiologie et les présupposés, en particulier, faisaient l’objet d’une représentation récurrente au sein même des fictions, de l’éloge de la dame blanche (La Salle de bain59 ) à l’évocation de la façon de « fatiguer » une olive (L’Appareil-photo60 ) en passant par le récit de l’expérience de Schrödinger (Monsieur61 ), etc. Mais changement, car s’il advenait que soient dialectisés les rapports de la pensée et de l’expression, c’était presque toujours sur un mode déceptif, concluant à l’irréductibilité du flux mental à la formulation langagière62 . Avec La Vérité sur Marie, si le métatextuel perdure, c’est dans une perspective plus optimiste, où les pouvoirs de la création littéraire semblent désormais exaltés - au moins ponctuellement.


٭


De ces pôles connexes, changement et continuité, mobilité et immobilité, autre et même, c’est à l’observateur, renonçant à prendre les vessies positivistes pour des lanternes scientifiques, et assumant a contrario le subjectivisme de la vision qui préside à sa (re-) construction mentale de l’œuvre, qu’il appartient d’établir les proportions respectives. J’ai ainsi tenté de démontrer que si, au fil du temps et des textes successifs, tonalité, topique et style toussainiens avaient évolué, en revanche nombre de facteurs de pérennité s’imposaient à l’attention : chronotope, personnages, intrigue, temporalité, voix, point de vue, autoréflexivité - tous paramètres qui constituent les linéaments de la poétique de l’œuvre. Mais, comme précisé en préambule, et quand bien même je continue, au moment de conclure, de souscrire à l’hypothèse de lecture qui a été la mienne, il me faut bien admettre, au nom de ce perspectivisme dont il a été abondamment question, qu’un autre critique, procédant à des opérations de sélection et de combinaison différentes, puisse pour sa part mettre plutôt l’accent sur ce qui a varié sur fond de permanence. Un passage de Fuir, décrivant le repas de trois convives assis face à une table tournante, illustre bien ce selon moi nécessaire aggiornamento épistémologique, et me permettra en outre de céder le mot de la fin à Jean-Philippe Toussaint :

« Et il m’apparut alors en les regardant manger en face de moi que, chaque fois que l’un ou l’autre déplaçait le plateau pour rapprocher un plat de ses baguettes, il composait en fait une nouvelle figure dans l’espace, qui n’était en vérité porteuse d’aucun changement réel, mais n’était qu’une facette différente de la même et unique réalité. Et, tendant le bras pour me mettre moi aussi de la partie, je saisis le bord du plateau et le fis tourner lentement entre nous au centre de la table en me demandant quel serait le nouvel agencement de la réalité qui nous serait alors proposé - car je n’étais peut-être pas au bout de mes surprises. » (p. 76).

 

 

 

 

 

 

 

 


1 L’article qui suit constitue une version considérablement amplifiée d’un  texte intitulé « Monsieur Jean-Philippe Toussaint et la notion de Vérité (Pour une poétique perspectiviste) », paru dans le dossier « Jean-Philippe Toussaint » du n° 38 de la revue Textyles (2010), dirigé par Laurent Demoulin et Pierre Piret. Que les directeurs de cette publication, qui m’ont permis de disposer de mon texte, soient ici remerciés.

2 Cette étude portera exclusivement sur les textes littéraires de Jean-Philippe Toussaint, tous parus aux Editions de Minuit : La Salle de bain (1985), Monsieur (1986), L’Appareil-photo (1989), La Réticence (1991), La Télévision (1997), Autoportrait (A l’étranger) (2000), Faire l’amour (2002), Fuir (2005), La Mélancolie de Zidane (2006), La Vérité sur Marie (2009). Toutes les indications de pagination renvoient aux éditions originales.

3 Exception faite des recensions de La Réticence, texte qui ne connut pas l’habituel succès critique des publications toussainiennes. Je reviendrai rapidement sur les raisons de ce relatif insuccès, qui tiennent selon moi à l’introduction d’un certain écart esthétique avec les textes antérieurs.

4 Marie Desplechin, « Le Monde des Livres » du vendredi 18 septembre 2009. Les italiques sont de Marie Desplechin rapportant les propos de Jean-Philippe Toussaint, mais c’est moi qui souligne.

5 Chacun de ces volumes correspondant à une saison, le cycle devrait donc, si je compte bien, en comporter quatre.

6 Eric Loret, « Marie a tout pris », Libération, « Cahier Livres » du jeudi 17 septembre 2009.

7 Sur ce point, voir Marc Lemesle, « Jean-Philippe Toussaint : le retour du récit ? », Œuvres & Critiques, XXIII, 1, 1998.

8 Même si le changement en question, s’il doit advenir, se manifestera probablement de façon plus nette dans deux textes, c’est-à-dire par-delà le cycle de Marie, encore en cours d’écriture.

9   Minuit, 2001.

10 Pour un usage nuancé et/donc opératoire de telles lignes de frayage, voir Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, Seuil, 1997, coll. « Les contemporains », à qui j’ai emprunté les subdivisions précédentes.

11 Jean Lahougue (et Jean-Marie Laclavetine), Ecriverons et liserons (En vingt lettres), Seyssel, Champ Vallon, 1998, p. 79-80.

12 Ibidem, p. 80.

13 A l’intention des générations futures, si elles survivent ou voient le jour, précisons qu’en l’an 2009 pesait sur nos têtes la menace - postmoderne épée de Damoclès - d’une pandémie grippale de type A, dont l’agent propagateur était connu sous le nom de code de « virus H1 N1 ».

14 Quand lire c’est faire (L’autorité des communautés interprétatives), Les Prairies Ordinaires, 2007, coll. « Penser/croiser ».

15 Enquête sur Hamlet (Le dialogue de sourds), Minuit, 2002, coll. « Paradoxe ».

16 Sur les points communs et les différences existant entre les pensées de Fish et Bayard, je me permets de renvoyer à Frank Wagner, « Actualité(s) de Stanley Fish », Vox-poetica (http://www.vox-poetica.org/), janvier 2009, repris sous le même titre, en deux livraisons, dans les numéros 74 (printemps 2009) et 75 (été 2009) de la revue Enjeux.

17 Comme l’affirme justement Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie (Littérature et sens commun), Seuil, 1998, coll. « La couleur des idées ».

18 Tout en sortant sa formule de son (con)texte originel, et en la détournant de l’objet sur lequel elle porte  : « La guerre est finie, peut-être. », écrivait-il à la fin d’un article intitulé « Peut-on parler d’une critique immanente ? », Poétique, n° 126, avril 2001. On goûtera le sel du modalisateur final…

19 La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1962 pour la tr. fr. ; 1983  pour l’édition utilisée.

20 Voir Monsieur, p. 27.

21 (1905), Gallimard, 1930 pour la tr. fr. ; puis Gallimard, 1988 pour l’édition utilisée.

22 La Télévision, p. 101-102 et 107.

23 « […] elle [Marie] regardait la ville qui disparaissait entièrement sous une brume pluvieuse, les yeux perdus au loin, avec cette mélancolie rêveuse qui nous étreint quand on se rend compte que le temps a passé, que quelque chose s’achève, et que, chaque fois, un peu plus, nous nous approchons de la fin, de nos amours et de nos vies. » (p. 80). Ce passage sera commenté plus avant par la suite de cet article.

24 Si l’éthique concerne les relations interpersonnelles, on peut me semble-t-il considérer que la relation amoureuse en relève, quand bien même avec le rang de cas particulier.

25 Article cité, p. 112.

26 Ibidem.

27 Idem.

28 Olivier Rolin, par exemple.

29 « Ecrivain contemporain », dans Les Inrockuptibles, 17 août 2005,  n° 507 / 14 septembre 2005, n° 511 (propos recueillis par Sylvain Bourmeau). La citation provient de la version rééditée sous forme de Revue de presse par les Editions de Minuit, 2005, p. 5, c’est moi qui souligne.

30 Raymond Queneau, Exercices de style, Gallimard, 1947 ; puis 1982, coll. « Folio », p. 80 (ch. « Maladroit ») pour l’édition utilisée.

31 Univers de la fiction, Seuil, 1988 pour la tr. fr., coll. « Poétique ».

32 Sur les implications idéologiques d’une telle esthétique de l’impureté, voir Jacques Rancière, Le Partage du sensible, esthétique et politique, La Fabrique, 2000 ; et Politique de la littérature, Galilée 2007.

33 Jean-Philippe Toussaint, « Comment j’ai construit certains de mes hôtels », texte consultable sur Internet à l’adresse suivante :
http://www.constructif.fr/Article_31-48_352/Comment_j_ai_consrtuit_certains_de_mes_hotels.html
Consulté le 6/10/2009.

34 Voir, sur ce point, la position de Kan Nozaki, traducteur japonais de Jean-Philippe Toussaint, dans la Revue de presse publiée en 2005 par les éditions de Minuit à l’occasion de la reprise en collection de poche (Minuit « Double ») de La Salle de bain, p. 24 (propos recueillis par Laurent Demoulin).

35 Lionel Ruffel, « Le minimal, le maximal ou le renouvellement », communication présentée en juillet 2003 à Cerisy-la-Salle, lors de la décade consacrée aux « écrivains minimalistes », et dont les Actes devraient paraître prochainement. Que Lionel Ruffel, qui m’a permis de lire son texte sur épreuves, en soit ici remercié. Il a par ailleurs développé des analyses similaires dans son ouvrage intitulé Le Dénouement, Verdier, 2005.

36 Les italiques renvoient ici à un transparent intertexte camusien, dont on peut s’étonner qu’il ne soit pas plus souvent mentionné à propos de cette œuvre.

37 Lionel Ruffel, article cité, ibidem.

38 « Jean-Philippe Toussaint : le retour du récit ? », p. 112 sq.

39 Ibidem.

40 Approche dont, dans le champ francophone, les travaux de Raphaël Baroni sont représentatifs. Voir par exemple La Tension narrative, Paris, Seuil, 2005, coll. « Poétique », et L’Oeuvre du temps, 2009, chez le même éditeur et dans la même collection. La conception de l’intrigue défendue par la narratologie post-classique se rapproche ainsi du sens commun : « […] l’histoire devient intrigante quand elle est racontée sur un mode réticent, quand le lecteur est intrigué […] » (Raphaël Baroni, « Presque une île… » dans Lectures de Julien Gracq (Frank Wagner éd.), Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 162-163).

41 Raphaël Baroni, « Presque une île… », article cité, p. 172.

42 Ibidem, p. 176.

43 Sur ce point comme sur ceux qui suivent, voir Gérard Genette, Figures III, Seuil, 1972, coll. « Poétique », et Nouveau Discours du récit, Seuil, 1983, coll. « Poétique ».

44 Gil Delannoi, « Cruel Zénon », Critique, n° 453, décembre 1985.

45 P. 33-48.

46 En particulier dans la partie II) de La Vérité sur Marie, où le récit des événements survenus au Tokyo Racecourse (p. 142) repose sur des analepses enchâssées.

47 « Marie a tout pris », article cité.

48 Gérard Genette, Fiction et diction, Seuil, 1991, coll. « Poétique ».

49 Dans Fiction et diction même, où, réfléchissant à la dualité de ces « deux » régimes, le poéticien milite en faveur d’une position « gradualiste » ou « intégrationniste », et plus encore dans un article ultérieur intitulé « Fiction ou diction », Poétique, n° 134, avril 2003.

50 Dans la mesure où, même si ce roman est conduit en narration hétérodiégétique, il est très clairement centré sur le personnage « éponyme » ou « personnage-titre », dont agissements et pensées constituent l’essentiel de l’histoire racontée.

51 Au sens que Genette donne à ces termes dans Figures III, op. cit.

52 Ibidem, p. 253.

53 Nouveau Discours du récit, op. cit., p. 52.

54 Figures III, op. cit., p. 211, 213, 221-222.

55 P. 148-151.

56 En raison notamment d’un jeu pervers sur les modalisations et leur « gommage », qui nécessiterait une analyse autonome.

57 Aux pages 148 et 182 notamment.

58 Aux pages 137-138 de La Vérité sur Marie, op. cit.

59 P. 80.

60 P. 50.

61 P. 26-27.

62 Sur le métatextuel et ses implications dans les premiers romans toussainiens, que l’on me permette de renvoyer à Frank Wagner, « Le miroir et le simple (Des récits postmodernes) », Œuvres & Critiques, XXIII, 1, 1998.

 

 

L'article publié le 18 mai 2011

Design downloaded from free website templates.