A propos de : Borges, “ Thème du traître et du héros ” ; Nabokov, Feu pâle ; Danilo Kiš, “ Le livre des rois et des sots ” [1] Jean-Pierre
Morel Pourquoi rapprocher ces trois textes [2] ? A cela, plusieurs raisons. Tout d’abord, le personnage principal, le narrateur ou le personnage-narrateur s’y livre à une enquête; cette enquête intellectuelle, historique, non judiciaire, est menée dans des livres ou à propos de livres, elle n’en conduit pas moins vers un ou plusieurs assassinats, et même, dans un cas, vers un meurtre de masse aux proportions monstrueuses. Chez Borges, un historien irlandais, du nom de Ryan, enquête sur l’histoire de son ancêtre Kilpatrick, grand patriote assassiné, dit-on, par les Anglais en 1824, et découvre, un siècle après, des éléments qui placent sa mort sous un jour nouveau. Feu pâle de Nabokov se présente bizarrement comme l’édition commentée de la dernière œuvre d’un vieux poète américain, John Shade, qui vient d’être assassiné; et cette première bizarrerie est suivie d’au moins deux autres : cette édition posthume a été établie en un temps record – elle est achevée en octobre 1959, alors que la mort du poète ne date que du 21 juillet –, et son auteur, Kinbote, s’en sert notamment pour donner du meurtre du poète une explication très différente de celle qui, selon lui, s’est imposée pour des raisons officielles; ce Kinbote a été à la fois le voisin du poète, son collègue à l’université et son plus grand admirateur (ou, du moins, il s’en vante). Enfin, dans la nouvelle de Danilo Kiš, le narrateur, qui semble originaire d’Europe centrale (il cite la Hongrie et la Yougoslavie), enquête sur un livre venu de Russie, Le Complot, dont la diffusion en Europe a eu des effets particulièrement destructeurs (EM, 127). D’origine mystérieuse, mais universellement connu, ce texte, qui prétendait révéler les secrets d’une conspiration mondiale, a inspiré une série de meurtres collectifs, puis un génocide, contre les prétendus comploteurs : le récit s’ouvre par un pogrome en Russie, en 1906, et s’achève par une scène qui, d’après son contenu et le nom des personnages (historiques) qu’elle présente, se passe à Belzec, l’un des camps de gazage installés par les nazis sur le territoire polonais, en 1942 ; sans mentionner ce nom, le texte de D. Kiš ne laisse cependant aucun doute sur les rapports étroits qui existent entre la diffusion du Complot et la montée en ce siècle de l’antisémitisme meurtrier, jusqu’à l’extermination des juifs d’Europe par les nazis. Ici, l’enquête n’est pas seulement liée à des livres, elle a pour objet cette chose exceptionnelle : un “ livre-assassin ” (EM, 135). On le voit : dans les trois textes, comme Borges le souligne pour le sien, “ l’énigme dépasse le domaine purement policier ” (F, 155). L’enquête et la découverte touchent chaque fois à la politique et rouvrent une question d’histoire et de mémoire. Dans “ Thème du traître et du héros ”, il s’agit de l’histoire de l’Irlande au XIXe siècle et d’un héritage familial : l’historien Ryan est aussi l’arrière-petit-fils du patriote Kilpatrick. Chez D. Kiš, la trajectoire meurtrière du Complot va du tsarisme à l’Allemagne d’Hitler en passant par la guerre civile en Russie : ses premiers diffuseurs ont été les Russes blancs, ennemis des bolcheviks. Le narrateur, qui se confond peut-être avec l’auteur, est absent de l’action, mais cite deux ou trois souvenirs personnels, dont l’un de persécution contre sa famille, qui se rattachent à l’histoire de ce livre : “ On peut donc dire que l’affaire du Complot me concerne personnellement ” (EM, 156). Enfin, l’événement où le professeur Kinbote voit la clé du poème de Shade est lui aussi historique : “ la fastidieuse et inutile révolution zemblienne ” (FP, 143) de 1956, fomentée en Europe septentrionale par un parti révolutionnaire autochtone, mais à l’instigation probable de l’URSS, celle-ci désirant s’annexer ce petit pays voisin, la Zembla, une fois qu’il se serait débarrassé de son roi. Cet épisode n’est évidemment pas choisi au hasard : Kinbote est un exilé zemblien qui, s’il n’a pas été le témoin direct des événements, semble en tout cas très bien les connaître, comme il connaît très bien l’histoire de son pays, de sa monarchie et du dernier représentant de celle-ci. Pendant les cinq mois où il a fréquenté le poète John Shade, il lui a raconté en détail cette révolution et la vie entière du souverain renversé. Chez Borges et chez D. Kiš, la mémoire individuelle des deux chercheurs se rattache à une histoire collective qui l’englobe. Chez Nabokov, l’histoire surgit, au contraire, de la mémoire extraordinairement fertile du commentateur. De plus, à la différence des deux autres textes, beaucoup plus brefs, Feu pâle met en œuvre une intrigue, liée à la forme même du roman : la relation des faits révèle la personnalité du commentateur, elle éclaire rétrospectivement les liens qu’il a noués avec Shade et le “ culte de la personnalité ” qu’il a longtemps observé à son égard. Mais, dans les trois cas, l’enquête rattache bien les personnages à une partie de l’histoire du XIXe et surtout du XXe siècle, de façon objective et subjective à la fois. Cette histoire est-elle inventée ou authentique ? C’est une autre question, et si importante que nous ne pourrons l’aborder qu’à la fin. Troisième ressemblance : la péripétie majeure, ou le ressort principal, de ces trois récits est la découverte d’un texte sous un autre et d’une version vraie sous la version courante. Chez Borges, Ryan s’aperçoit que la mort légendaire de Kilpatrick a été en fait l’exécution d’un traître, mais camouflée en l’apothéose d’un héros, publique, spectaculaire, escortée de prodiges, selon un scénario imaginé par un autre patriote, Nolan, au terme d’un marché conclu avec le traître démasqué : en échange de sa mise à mort, Kilpatrick a sauvé sa réputation, ses compagnons ont attribué sa mort aux Anglais, renforçant du même coup la haine populaire contre l’occupant. Le récit de D. Kiš retrace, lui, la découverte faite en 1921 par un certain Monsieur X. et complétée ensuite par d’autres enquêteurs : Le Complot était un faux, fabriqué à Paris par un sbire de la Sûreté tsariste, Ratchkovski, à partir du Dialogue aux Enfers entre Montesquieu et Machiavel (Bruxelles, 1864), pamphlet de Maurice Joly contre Napoléon III, interdit et confisqué en France sous le second Empire et ensuite oublié. Comme chez Borges, le retournement est total : le mode de gouvernement qu’attaquait Joly a été transformé par truquage en un programme cynique de domination du monde, et l’on a attribué ce programme à un groupe d’hommes bien déterminé (que le texte de D. Kiš ne nomme pas), afin d’attiser la haine contre ceux-ci. Quant au commentaire de Kinbote, il veut faire accéder le lecteur du texte de Shade à ce que son introduction appelle “ l’envers de la toile ” (FP, 45), c’est-à-dire à trois révélations majeures sur le poème, sur le commentateur et sur le poète. Ce qu’on croyait une œuvre strictement américaine et d’un lyrisme intimiste est en fait la chronique chiffrée de la chute d’une des dernières monarchies européennes ; celui qu’on croyait un érudit zemblien, professeur dans une université américaine, est le roi de Zembla en personne, réfugié en secret aux Etats-Unis, où il a caché à tous sa véritable identité, même à Shade, son voisin et ami (cette révélation se place au milieu du livre) ; enfin, on croyait Shade mort par erreur, de la main d’un fou homicide, or il a été victime de la maladresse d’un assassin envoyé de Zembla pour tuer le roi (c’est-à-dire Kinbote), et de son propre dévouement, puisqu’il a voulu faire à Kinbote un rempart de son corps. Ici, le retournement n’a pas lieu d’un coup, comme dans les deux nouvelles, il obéit à une progression calculée : trois révélations successives et complémentaires, étayées elles-mêmes sur la synchronisation minutieuse, à travers tout le livre, de la rédaction du poème par Shade et des recherches menées par le tueur qui doit retrouver Kinbote. Du coup, l’analyse du poème se modèle sur une intrigue à suspens. Dernier point commun de ces trois histoires : la découverte de la vérité passe par une comparaison entre des textes ou des œuvres. Dans le cas apparemment le plus simple, Monsieur X. découvre la falsification en tombant, dans un livre inconnu (en fait, celui de Joly), sur un passage qu’il se rappelle avoir déjà lu dans Le Complot, et que le lecteur connaît aussi, puisque le début du texte de D. Kiš l’a déjà cité (EM, 134-135 et 142-143). La méthode est ici de confronter des citations à la fois dans la fable : “ X. compara les deux livres ” (EM, 144) et dans le récit : le lecteur peut faire lui-même la comparaison, en se reportant quelques pages plus haut dans le même texte. La comparaison est ensuite répétée sur d’autres extraits, placés eux aussi sous les yeux du lecteur (EM, 144). Chez Borges, l’exécution de Kilpatrick a pris la forme d’une performance collective, dirigée par un metteur en scène, destinée à un public et inspirée des festivals (Festpiele) suisses à ciel ouvert ; toutefois, ce jeu de groupe a été, on l’a vu, conçu par Nolan, qui a aussi supervisé l’exécution (du projet, du pacte et du traître). Or, son scénario reprenait – sans le dire – plusieurs passages de Shakespeare, tirés notamment de Jules César et de Macbeth, que Nolan avait traduits en gaélique. Et c’est en repérant ces extraits, en les identifiant, et en les confrontant à la version patriotique de la mort du héros, que l’historien Ryan peut découvrir le montage qu’a été la mort de son ancêtre (F, 158). Une fois encore, avec Feu pâle la complexité augmente. Kinbote procède, lui aussi, à une confrontation systématique du texte de Shade avec ce qu’il nomme “ une réalité que seules mes notes peuvent fournir ”, c’est-à-dire l’histoire de Zembla et, à mots couverts, la sienne. Mais ici surgit un problème que les deux nouvelles ignorent (et pas seulement parce qu’elles sont des textes courts, mais il est vrai que la longueur du roman aide à le poser) : cette confrontation est-elle légitime ? Le lecteur qui connaît le poème, qui l’a en entier dans le livre et peut s’y reporter chaque fois que Kinbote en explique un ou plusieurs vers, constate en effet un écart sensible entre le texte de Shade et les gloses du commentateur. Sous prétexte d’éclaircir les références ou les allusions, Kinbote, armé de sa clé zemblienne, transforme en fait les événements et le cadre spatio-temporel choisis par Shade et finit par rendre le poème méconnaissable. Vers la fin, Kinbote avoue d’ailleurs avoir fabriqué lui-même un passage qu’il a présenté comme une variante du texte de Shade (FP, 257) ; mais c’est tout son travail qui, à force de vouloir rattacher Feu pâle à un “ arrière-plan ” (Searle) complètement différent de celui avec lequel il était en rapport au moment de sa conception, détourne ou “ dénature ” la signification du poème, même s’il en respecte presque toujours la littéralité. Du coup, le rôle qui revient au lecteur est beaucoup plus important que dans les deux nouvelles. Celles-ci suivent la voie d’une élucidation conduite par le personnage principal (Ryan) ou le narrateur (“ je ” chez D. Kiš), qui va de la légende à l’histoire, du faux vers le vrai ; le lecteur est informé des résultats à mesure que l’enquête progresse. Chez Nabokov, sous prétexte de l’élucider, le commentaire opère une réécriture du poème de Shade, à laquelle le lecteur est incité, par une foule d’indices, à ne pas donner son adhésion. Du coup, l’enquêteur se trouve dévalorisé ; derrière lui, apparaît peu à peu l’auteur qui prend doublement ses distances, d’abord en changeant Kinbote en personnage de fiction, alors qu’il n’est au départ que le truchement éditorial et scientifique grâce auquel nous lisons le poème, puis en laissant soupçonner qu’il est un interprète abusif, prisonnier de sa propre fiction. Nous avons donc trois récits sur la fabrication de fictions politico-littéraires : le faux du Complot, bâti sur un texte qui s’inscrivait au départ dans le genre du dialogue des morts illustres ; la liquidation d’un traître maquillée par ses exécuteurs en assassinat d’un héros, à l’aide de citations non explicites de Shakespeare ; enfin les souvenirs apocryphes d’un des derniers rois de ce siècle déguisés en commentaire d’un poète contemporain. Toutefois, dans Feu pâle, non seulement le commentaire littéraire est aussi une enquête politique, mais il est conçu de manière à éveiller la méfiance à l’égard de l’enquêteur comme du commentateur ; cette singularité est si forte qu’elle nous empêche de pousser plus loin le parallèle. La comparaison peut toutefois prendre une autre direction. Car qu’est-ce qu’une fiction politico-littéraire ? Les trois textes nous montrent que la littérature peut servir de prétexte ou d’instrument à des entreprises d’idéalisation mensongère, de camouflage de la réalité ou de manipulation des esprits. Mais est-elle seulement un outil que la politique manie à sa guise, un matériau neutre que sa manipulation seule rend nuisible, ou du moins trompeur ? Les trois récits donnent l’idée d’un mélange plus complexe des deux ingrédients. Ambigu est l’outil littéraire, qui tantôt va au-devant des projets de supercherie et tantôt se dérobe à eux ou ruine leurs efforts. D’abord, les auteurs de ces fictions ressemblent quelquefois, sinon à des écrivains, du moins à des doubles “ noirs ” de ceux-ci [3] . L’idée ne date pas du XXe siècle ; chez Balzac, les deux principaux policiers de La Comédie humaine, auteurs cachés de ce chef-d’œuvre de provocation et de manipulation qu’est l’enlèvement du sénateur Malin de Gondreville, sont appelés “ artistes en farces tragiques [4] ”. Dans le cas qui nous occupe, le rôle d’écrivain est cultivé consciemment par l’un des personnages et prêté à un autre par le texte. Il s’agit de Kinbote et de Nolan. Kinbote, l’éditeur, l’admirateur et même l’adulateur de Shade, se veut, et de longue date, le “ co-auteur ” du poème et même plus : son “ unique instigateur ” (FP, 45). Longtemps il croit avoir dicté à Shade ce qu’il nomme “ mon thème ”, c’est-à-dire sa version des événements de Zembla (FP, 108-110). Puis il doit déchanter : tout de suite après l’assassinat, découvrant Feu pâle sur le manuscrit qu’il s’est approprié, il comprend que le poème ne contient rien de son histoire zemblienne (FP, 325-326) [5] . Ce point nous conduit d’ailleurs à réorienter la lecture proposée plus haut : la vraie péripétie ne réside pas dans le fait que Feu pâle (de Shade) ne puisse s’expliquer que par l’histoire de Zembla, elle se place au moment fatidique où, lisant pour la première fois le texte, Kinbote découvre que, contrairement à tous ses espoirs, Shade n’a rien gardé de sa story, qu’il est resté imperméable à ses récits. C’est alors qu’il décide d’écrire le commentaire, seul moyen pour lui de se réapproprier ses inventions et d’assurer enfin sa domination sur le texte, comme l’annonce l’ultime phrase de son avant-propos : “ pour le meilleur ou pour le pire, c’est le commentateur qui a le dernier mot ” (FP, 57). L’interprète abusif est en fait le rival du poète, non pour le plagier ou toucher les droits à sa place, mais pour s’assurer l’exclusivité de l’interprétation de son œuvre. Ambitions littéraire et politique sont liées : le roi détrôné tente d’usurper une autorité poétique. La femme de Shade traite Kinbote de “ monstrueux parasite d’un génie ” (FP, 202) et une partie des fonctions expressives du texte tourne autour du vol, de l’usurpation ou de l’emprunt d’identité – et aussi du double, du reflet, du satellite ; ainsi, la lune brille du “ feu pâle ” qu’elle vole au soleil, métaphore shakespearienne, d’où le titre du poème fictif et du texte réel. Du reste, Kinbote ne se borne pas à détourner le poème ; son commentaire propose une version inédite de la mort de Shade : il réécrit l’œuvre du poète, et sa vie. Chez Borges, le rôle de Nolan, traducteur et homme de théâtre, est aussi politique et littéraire : c’est lui qui démasque le traître, qui a l’idée de le faire mourir en héros et qui assure la réalisation de ce scénario ; il est donc au moins “ co-auteur ” de la mort de Kilpatrick, puisque celui-ci a accepté de collaborer à la mise en scène. Mais son rôle d’auteur va encore plus loin, et il est plus ambigu. Car le recul du temps incite à s’interroger sur son véritable dessein. Sur le moment, en 1824, les passages de Shakespeare qu’il a mis dans son scénario ont aidé à donner au châtiment du traître l’aspect d’une mort héroïque et donc à déguiser la vérité. En revanche, cent ans plus tard, ces mêmes citations, agissant comme des indices du vrai, ont mis Ryan sur la piste de ce qui s’est réellement passé. D’où la question qui se pose à la fin : Nolan a-t-il voulu cette révélation à retardement ou celle-ci n’est-elle, cent ans après, qu’une conséquence imprévue de son action ? On trouve là un équivalent du problème esthétique de la différence entre intention préalable et intention en action [6] . Pour sa part, Ryan opte pour l’hypothèse de l’intention préalable : “ Dans l’ouvrage de Nolan, les passages imités de Shakespeare sont les moins dramatiques : Ryan soupçonne que l’auteur les a intercalés pour que quelqu’un, dans l’avenir, trouve la vérité ” (F, 158). Du coup, l’ambiguïté esthétique et la duplicité politique s’enchevêtrent. Un patriote irlandais pourrait prendre Nolan pour une manière de héros, puisqu’il a, en 1824, trouvé le moyen de punir le traître (Kilpatrick) sans toucher à son image de patriote ; mais si Nolan a en même temps laissé à la postérité de quoi découvrir la vérité, on doit le considérer, du moins en Irlande, comme un traître très subtil. Traître ou héros ? Le seul à pouvoir poser ce dilemme à ses compatriotes, c’est Ryan, puisqu’il est le seul à s’être avisé du rôle de Nolan. Détenant le pouvoir de proposer une autre version de l’histoire (ou de garder la même), il devient lui aussi une espèce de “ co-auteur ”. Va-t-il donc révéler ce qu’il a découvert ou le cacher ? Cette question est aussi celle des effets de ces enquêtes et de ces révélations. Le choix auquel Ryan doit faire face relance et redouble la question centrale du traître et du héros. S’il révèle la vraie mort de son ancêtre Kilpatrick, il risque à son tour de passer pour un traître à la cause irlandaise – le troisième dans cette histoire – ; en revanche, s’il la dissimule, il pourra être tenu pour un héros, invisible et discret, de cette même cause. C’est le contraire si l’on met le souci de la vérité au-dessus de l’intérêt politique : ou Ryan renonce héroïquement à la légende nationaliste en publiant ce qu’il a découvert, ou il trahit le camp de la vérité. On sait que l’issue retenue par Borges est justement celle-ci : Ryan choisissant de garder le secret et de faire un livre à la gloire de son ancêtre. Le lecteur peut trouver cette fin frustrante et sans grandeur : la vérité historique n’est exhumée au bout d’un siècle que pour être de nouveau enterrée ; elle reste donc sans effet. Du coup, dans le domaine des actions politiques, l’héroïsme est toujours mensonger ou douteux, alors que la trahison, elle, est ou avérée ou très probable. Sur ce point, le récit de D. Kiš rejoint celui de Borges ; certes, les deux histoires sont différentes : dans “ Le livre des rois et des sots ”, l’auteur du faux, Ratchkovski, n’a pas d’ambition littéraire ; les faussaires et ceux qui découvrent la falsification sont nettement séparés ; la vérité n’est pas reniée par ceux qui l’ont découverte (M. X. et le journaliste anglais), elle est publiquement dévoilée. Et pourtant, là aussi, la révélation reste inopérante, l’idéologie l’emporte sur le désir du vrai, “ le pouvoir de la lettre morte ”, selon l’expression de Pasternak, n’est pas brisé. Au total, ce sont deux fables amères, où Borges et D. Kiš semblent faire écho à Hannah Arendt, quand elle souligne ironiquement que la tentation de falsifier ou de manipuler la réalité contingente habite l’entreprise politique : “ Il faut ainsi nous souvenir, quand nous parlons de mensonge, et particulièrement du mensonge chez les hommes d’action, que celui-ci ne s’est pas introduit dans la politique à la suite de quelque accident dû à l’humanité pécheresse. De ce fait, l’indignation morale n’est pas susceptible de le faire disparaître [7] ”. On pourrait toutefois penser qu’une autre différence, moins visible, est importante, elle aussi. Chez Borges, c’est le texte de départ, celui de Nolan, qui semble imposer à tous, y compris à l’historien renégat, la version maquillée de la mort de Kilpatrick, comme s’il était un piège infaillible, plus encore quand il fonctionne à retardement. Ainsi, à la fin, Ryan “ comprend qu’il fait partie lui aussi de la trame de Nolan ” et, quand il décide de taire la vérité, le texte, ou le personnage, commente : “ cela aussi, peut-être, était prévu ” (F, 158). Il s’agit certainement d’un alibi que se donne Ryan ; l’effet de la fiction n’en est pas moins expliqué par une intentionnalité préalable, contraignante, irrésistible même, puisqu’elle étend sa domination à des lecteurs séparés d’elle par un intervalle de cent ans. On frôle la superstition, voire le fantastique. Face à une intention aussi forte, le lecteur n’a d’autre latitude que de ne rien comprendre ou, s’il perce le secret, de préférer quand même la version fausse. Chez D. Kiš, “ le livre-assassin ” produit au contraire ses effets en vertu de l’attention qu’il suscite. Peu importent au fond les visées de son auteur, resté longtemps inconnu. Ce qui domine, c’est le rôle des différents lecteurs ; l’écrasante majorité de ceux-ci a accueilli sans sourciller, et même avec avidité, la théorie du complot (et l’idée de se défaire des prétendus comploteurs), aucun ne semble avoir été troublé d’apprendre que le livre était un faux, et deux d’entre eux ont été des tyrans autrement redoutables que Napoléon III : ainsi “ l’ancien peintre amateur, auteur du fameux Mein Kampf ” ou “ un séminariste géorgien anonyme dont on devait entendre parler plus tard ” (EM, 161, souligné dans le texte). Mais s’agit-il vraiment d’une différence ? Que l’aveuglement politique volontaire se cherche un alibi dans le mythe d’un auteur omnipotent, comme c’est le cas de Ryan chez Borges, ou qu’il se manifeste, comme chez D. Kiš, par une même lecture collective, peu soucieuse de l’origine du livre et de la valeur de son contenu, la fiction politico-littéraire a toujours besoin, pour atteindre son but, qu’aucune discordance sensible ne s’introduise entre sa production et sa réception, ou entre l’intention qui la guide et l’attention qu’on lui porte. Ce point acquis, il importe peu qu’on attribue ensuite le succès de cette fiction à l’emprise irrésistible de son auteur – “ la trame de Nolan ” – ou au fait que celui-ci soit simplement allé au-devant de ce qu’attendaient ses lecteurs, comme Ratchkovski en fabriquant Le Complot (EM, 156). On peut souligner le machiavélisme de l’un ou la crédulité des autres, l’essentiel est que rien ne scinde le producteur de son public : dans ce cas, les éléments littéraires glissés dans la fiction politique jouent convenablement leur rôle au service de la supercherie ; dans une situation différente, ils pourraient au contraire la compromettre. C’est ce qui manque de se produire avec les découvertes de Ryan et de M. X., mais, dans les deux cas, la brèche est aussitôt colmatée ou demeure sans effet. La perspective où se place Nabokov est très différente. En effet, la révolution zemblienne, la fuite du roi et l’attentat ourdi contre lui, qui cause la mort de Shade, bref toute la version de Kinbote, n’apparaissent pas seulement comme des fictions historiques et politiques, ainsi qu’on l’a déjà noté, mais comme le produit d’un cerveau dérangé ; et le lecteur l’apprend non d’un tiers jugeant de l’extérieur, mais par les indices de fictionnalité dont tout le commentaire est semé et qui rendent le narrateur de moins en moins fiable [8] . Kinbote se trahit en effet par des remarques incongrues, des exagérations, des lapsus : “ si j’avais été un roi nordique – ou plutôt si j’avais été encore un roi (l’exil devient une mauvaise habitude) ” (FP, 321) ; les accusations de folie portées contre lui, et qu’il raconte pour s’en moquer, convergent si bien qu’elles avivent la méfiance du lecteur à son égard ; ses polémiques et ses dénégations font penser que les événements américains, et notamment l’assassinat de Shade, ne se sont pas déroulés comme il le dit ; enfin, la prétendue révolution de Zembla semble le miroir déformant de sa vie privée et professionnelle, le moyen de régler ses comptes avec certains de ses collègues, présents dans cette histoire sous des noms codés, mais transparents [9] . Non seulement son commentaire est donc très loin du poème, mais la signification qu’il prétend révéler est une affabulation délirante, une “ magique folie ” (magical madness : FP, 325), où il est le seul à voir de la magie. Kinbote n’est pas un roi détrôné, emprisonné, évadé, exilé, l’assassinat de son ami n’était pas un régicide manqué, il a soutiré le manuscrit à la femme de Shade, son édition et son commentaire n’ont pas l’aval des ayants droit du poète et, avant de mourir, ce dernier a probablement deviné sa folie. Feu pâle de Nabokov est comme un Journal d’un fou du XXe siècle (cette référence est appelée par le roman, mais elle n’y figure pas) : le Poprichtchine de Gogol se prenait, lui aussi, pour le roi secret, jalousé et persécuté, d’un pays étranger. En même temps, si on la compare aux fictions rapportées par Borges et D. Kiš, celle de Kinbote n’a pas de conséquences aussi amères, aussi meurtrières ; c’est une folie tout individuelle et qui se dénonce elle-même au lecteur dans la lutte qu’elle mène contre l’absence d’œuvre ; elle enjolive ou invente les événements historiques, elle n’a pas le pouvoir de les influencer. On voit ainsi que les fictions politico-littéraires agissent dans ces trois récits par des voies différentes, mais dont aucune n’est tout à fait étrangère à celle des fictions “ purement ” littéraires : elles simplifient et grossissent à leur façon le mode d’action de celles-ci : ou bien les intentions d’auteur deviennent des décrets intangibles, comme chez Borges ; ou bien, chez D. Kiš, l’attention toute-puissante des lecteurs fait la fortune de l’œuvre, en restant complètement indifférente à l’origine, authentique ou falsifiée, de celle-ci ; ou alors, avec Feu pâle, la fiction se détruit à mesure qu’elle se construit, en se dénonçant elle-même. La différence principale est que, dans la “ parabole ” de D. Kiš comme dans la variation de Borges, l’intention du personnage-auteur et l’attention du personnage, ou des personnages, de lecteur(s) en viennent pratiquement à se fondre, “ le souffle vénéneux ” du texte rencontrant “ le souffle du lecteur ” (EM, 147), alors que, dans le roman de Nabokov, Kinbote est impuissant à imposer sa fiction zemblienne au texte de Shade comme au lecteur. Le dispositif qui associe son commentaire savant à l’œuvre de Shade est réglé, ou déréglé, de manière à agir comme une glace sans tain : sans s’en douter, le commentateur laisse le lecteur du roman soupçonner sa folie, puis la lui confirme ; il y a du reste dans le roman toute une thématique, dénotative et expressive, des miroirs qui sont aussi des pièges. Le jeu entre le texte de Shade et les notes de Kinbote rend le lecteur sensible à la discordance entre l’intention du poème et le type d’attention que Kinbote peut lui apporter (il tente de lui imposer une intention qu’il n’a pas). Aussi Kinbote échoue-t-il là où Nolan et Ratchkovksi ont “ réussi ”, et probablement bien au-delà de leurs espérances initiales [10] . C’est dire que ces trois textes sont autant d’expériences ou d’interventions littéraires sur le motif des jeux de vérité : occultation, recherche, dévoilement, et sur leurs effets politiques. Cette diversité des expériences – opposée à la monotonie des effets produits par les fictions politico-littéraires – est visible aussi dans la manière dont chacun de ces textes procède à un dosage différent de la fiction et de l’histoire et, surtout, fait apparaître que fiction et histoire, au lieu d’âtre opposées, relèvent de ce que Jacques Rancière appelle “ un régime d’indistinction tendancielle [11] ” Chez Borges, la fiction est délibérément restreinte par le titre, qui annonce que le récit ne sera qu’une variation – en fait, une série de variations – sur un thème connu, familier notamment au roman d’aventures, et par le prologue, qui présente l’histoire encore à venir comme un exercice du narrateur à partir de modèles littéraires et philosophiques (Chesterton, Leibniz). L’évocation de l’histoire est pareillement restreinte. Toute recherche de dépaysement, toute évocation détaillée d’un temps révolu et toute tentative de “ résurrection ” du passé sont écartées au profit d’une hypothèse, d’une fiction heuristique : “ Disons (pour la facilité du récit) l’Irlande ; disons 1824 ” (F, 154-155) : le narrateur-auteur réduit à sa plus stricte expression la part faite à l’univers fictionnel. L’invention vise à faire penser, elle propose un modèle plutôt qu’une représentation, elle traite un “ cas de figure ” qui pourrait se retrouver dans l’histoire de différents pays où s’est posée la question de l’Etat-nation, notamment au travers d’une lutte anticoloniale, au XIXe et au XXe siècle. Chez Nabokov, l’audace paraît bien plus grande : la fiction n’est pas restreinte, mais – au départ au moins – délibérément rejetée ; le récit feint de ne pas faire d’ “ assertions feintes ”. Il se présente matériellement comme l’édition et le commentaire d’un texte et non comme un récit fictionnel ; le découpage (avant-propos, texte, commentaire, index) et la typographie ne sont pas ceux d’un roman, les différents modes de lecture possibles, selon l’ordre linéaire ou dans un va-et-vient entre le texte du poème et les notes, relèvent d’un genre qui ne fait pas partie de la fiction. D’où la surprise, déjà notée, et parfois l’irritation, des lecteurs devant ces bizarreries initiales qui, toutes, visent à les empêcher de reconnaître d’emblée quel sera le cadre de leur relation avec l’œuvre : fiction ou œuvre sérieuse ? Pourtant, la fiction, ainsi congédiée, est ensuite progressivement réintroduite, justement sous l’apparence d’une reconstitution historique très détaillée (la Zembla, sa famille régnante, sa révolution et le sort de son dernier roi) et l’on s’aperçoit que son éviction initiale inaugurait un dispositif à trois paliers – comme chez Borges, où l’on voit trois incarnations successives du traître et du héros – ou plutôt à trois genres : d’abord celui de l’édition commentée, qui exclut par principe toute fiction : “ le méta-texte, lui, est non fictionnel par essence [12] ” ; puis celui du roman historique, mais aussi d’aventures et d’espionnage, qui conquiert droit de cité à mesure que les indices de fictivité se multiplient dans le commentaire : Zembla, la révolution, la fuite du roi, la mission du tueur Gradus et l’assassinat de Shade ; on a donc affaire à un “ roman ironiquement (ô combien) déguisé en commentaire de poème (fictif) [13] ”. Un dernier étage générique s’ajoute encore aux deux précédents, celui d’un antiroman, qui dévoile la folie de Kinbote à travers le commentaire que celui-ci essaie de plaquer de force sur le texte du poème et sur les circonstances du meurtre de Shade [14] . Progressivement, car tout est lié dans la découverte du texte, le lecteur de Feu pâle doit donc à la fois se persuader qu’il a bien affaire à une fiction, en dépit des apparences, et faire dans celle-ci la part du vraisemblable et celle du délire de Kinbote, non sans admirer la virtuosité avec laquelle l’auteur tient la gageure qu’il s’est imposée : écrire de la fiction en feignant au départ de la rejeter par principe. Nabokov y parvient en faisant chaque fois sortir un nouveau genre de celui qui le précède comme dans un jeu de poupées russes : un, il n’y a pas de fiction : c’est le commentaire ; deux, il n’y a que de la fiction : c’est le roman (historique) de Zembla ; trois, il y a fiction et fiction (et, du même coup, histoire et histoire) : c’est l’antiroman. En revanche, il est temps de dire, pour ceux qui ne l’auraient pas reconnue, que l’histoire que raconte D. Kiš est vraie. Tous les personnages nommés dans ce texte sont historiques, à l’exception d’un, et ont pris part à la fabrication, à la diffusion, à l’examen critique ou à la réception aveugle, fanatique ou meurtrière, du fameux faux antisémite, Les Protocoles des sages de Sion, fabriqué en France par des Russes pendant l’affaire Dreyfus, diffusé en Russie avant la Première Guerre mondiale et “ revenu ” en Europe occidentale en 1918 avant d’être mondialement diffusé – y compris, aujourd’hui encore, sur le réseau Internet, à partir de sites négationnistes –, malgré la découverte très rapide (1921) de la falsification initiale du texte de M. Joly [15] . Cependant, à la différence de Kinbote, le narrateur se garde ici de rejeter la fiction dès le départ, ou d’affirmer qu’il va faire un récit purement factuel, bien qu’il cite de nombreux documents et travaux d’historiens, notamment le livre de Norman Cohn, Histoire d’un mythe. Au contraire, il n’hésite pas à parler de roman (EM, 138 et 152) et à s’en expliquer : “ Le mot roman apparaît ici pour la deuxième fois en toute conscience de la signification et du poids de ce mot ” (EM, 152). A cette présentation “ romanesque ” contribuent plusieurs procédés, eux aussi, sans nul doute, soigneusement choisis et pesés, d’abord pour rendre la référence historique plus discrète : substitution du titre, Le Complot remplaçant Les Protocoles ; prétérition : le camp de la mort de Belzec est évoqué, mais son nom n’est pas écrit, on l’a dit plus haut ; de même pour celui d’Hitler. Quant aux juifs, y compris quand leur nom figure dans les documents dont D. Kiš s’est servi, ils ne sont désignés que par des périphrases, par exemple “ ceux que le livre désignait comme conjurés ” (EM, 144), des métonymies (les pogromes, dont il est souvent parlé, prennent pour cible la population juive) ou des symboles iconiques traditionnels (les triangles). Enfin, l’extermination, jamais nommée non plus, est préparée par les annonces ou amorces allusives qui scandent son approche : “ le crime qui devait être perpétré quelque quarante ans plus tard ”, “ la terrible menace qui pesait sur ceux que le livre désignait comme conjurés ”, “ des millions de morts en toile de fond d’un terrifiant paysage ” (EM, 125, 144 et 152). Quelques faits ou personnages inventés, en petit nombre, sont de plus mêlés aux données historiques : ainsi Dragomirov, l’officier blanc qui lit des passages du Complot à ses hommes pendant la guerre civile ; le fait que X. ait été à ce moment-là son ordonnance et que, plus tard, le souvenir de ces lectures l’ait mis sur la piste du faux ; la lecture des Protocoles par “ un séminariste géorgien anonyme ” qui deviendra Staline ; ou le nom de Belogortsev, qui se trouve bien dans les sources, mais qui est repris dans le récit sans rapport avec elles. Enfin, D. Kiš multiplie les indices grammaticaux de la fiction : il enrichit l’espace de l’action par des descriptions, introduit des dialogues au discours direct entre des personnages historiques, et surtout rapporte des événements du point de vue de ces personnages eux-mêmes ; on peut ainsi comparer la tournure qu’il donne à l’épisode de Nilus et de son visiteur (EM, 128 - 129), connu grâce à un témoignage cité par N. Cohn [16] , ou mieux encore, à la découverte de la falsification (EM, 138-145), à partir d’un récit du journaliste anglais, Philip Graves, cité aussi par N. Cohn [17] , récit dont les chapitres 8 à 10 de la nouvelle représentent une longue amplification. Ce passage qui forme, on l’a vu, la péripétie centrale et malheureusement sans effet positif, rassemble toutes les innovations que D. Kiš a introduites dans son texte. En découvrant le livre de Joly, X., dont les sources historiques ne nous disent pas grand-chose, est porté par deux brèves visions ; il revoit deux événements dont il a été le témoin pendant la guerre civile, la lecture du Complot dans l’armée blanche et un pogrome à Odessa ; pour chacun de ces deux moments, le texte reprend en termes identiques un bref passage antérieur, ce qui s’explique dans le premier cas (EM, 134 et 143), puisque X. a servi dans l’armée blanche, mais beaucoup moins dans le second, car le deuxième pogrome évoqué semble différent du premier (EM, 125 et 145). Aussi l’autocitation implicite est-elle cette fois motivée par une métaphore : “ Dans la glace, comme dans une citation, on voit les corps mutilés ” (EM, 145, reprise de 125). En fait, la façon dont le texte se cite et se répète à ce moment fait écho à la conjonction miraculeuse du hasard, du destin et du temps, que le narrateur évoque lui-même deux fois (EM, 137 et 148), pour dire qu’elle seule serait capable de faire éclater la vérité. De plus, comme X. va tout de suite après rapprocher le volume inconnu (le texte deJoly), qu’il a trouvé par hasard dans une malle, de l’exemplaire du Complot dont il a hérité, la citation reprise scelle aussi l’opération symbolique, grâce à laquelle pourrait être brisé le pouvoir diabolique, lui, dont semble revêtu le livre meurtrier, puisque ce récit, de l’aveu même du narrateur, “ n’est qu’une parabole du mal ” (EM, 152). En même temps, X. est un personnage unique non seulement par sa perspicacité, mais par son remords et sa compassion envers les victimes non nommées, les juifs : hanté par ce qu’il a vu d’un pogrome, il a compris qu’en découvrant la vérité et en l’ébruitant, “ il écartait avant tout la terrible menace qui pesait sur ceux que le livre désignait comme conjurés ” (EM, 144). Ce mobile ne se trouve pas, répétons-le, dans les sources historiques que D. Kiš a consultées et qu’il cite [18] . De ce fait, X. ressemble un peu à Ryan chez Borges : ces deux lecteurs à contre-courant semblent capables un instant de faire éclater la vérité ; X., trop isolé, échoue, mais involontairement ; par là, il a plus d’humanité que l’historien irlandais qui renonce de lui-même à publier ce qu’il a découvert. En contrepartie, l’ “ artiste ” Nolan, scénariste et metteur en scène, est chez Borges plus séduisant que le personnage historique, mais sinistre, du faussaire Ratchkovski ne l’est chez D. Kiš. En tout cas, le récit de ce dernier montre combien sont variés et subtils les moyens qu’il met en œuvre pour jouer, dans ses différents livres, de la frontière entre l’histoire et la fiction. La “ biographie ”, si l’on peut dire, du livre destructeur qu’est Le Complot est un récit historique écrit comme une fiction, alors que les nouvelles d’Un tombeau pour Boris Davidovitch sont des biographies inventées, mais sous la forme de travaux historiques (ce qui représente, selon Dorrit Cohn, un choix beaucoup plus rare que l’autre [19] . Il se peut aussi que X., lecteur plus humain que la moyenne et Nolan, scénariste plus ambigu, soient des figures dans lesquelles les auteurs de ces textes aient aimé se retrouver. Dans ce cas, Nolan et M. X. aideraient à construire une figure de l’auteur destinée, elle aussi, à souligner le rôle de l’expérimentation fictionnelle et à stimuler l’intervention du lecteur. Chez Borges, la nouvelle est d’ailleurs introduite par l’auto-représentation du conteur en train de méditer son récit ; pour lui, le texte n’est pas encore écrit, il est seulement entrevu ; il s’agit donc de le présenter d’emblée comme un “ pseudo-scénario ” ou une “ pseudo-esquisse [20] ”. C’est un moyen de résister à un usage trop massif de l’invention fictionnelle (le lecteur n’est pas jeté dans l’action in medias res) et aussi une manière discrète de marquer que, sans elle, le texte qu’on va lire n’existerait pas. Cependant, ce recours à un narrateur qui réfléchit à ce qu’il fait (et qui est peut-être l’auteur, bien que cette identification reste en suspens) est absent des autres nouvelles qui composent Fictions ; et il est peut-être aventureux de tirer des conclusions d’un procédé que Borges n’utilise que de façon exceptionnelle, ou provisoire. De toute manière, l’implication de l’écrivain dans l’expérience qu’il mène est surtout rendue par ces “ doubles ” ambigus de l’écrivain que sont, dans l’histoire, Ryan et surtout Nolan. Chez D. Kiš, on vient de voir le rôle joué à cet égard par Ratchkovski et M. X. Probablement, les relations de Shade et de Kinbote jouent-elles un rôle analogue dans Feu pâle. Toutefois, chez Nabokov et D. Kiš, les auteurs sont présents aussi, de façon moins métaphorique que métonymique, par des allusions au reste de leur œuvre, et parfois à leur personne et à leur vie. Si, dans Feu pâle, la réutilisation du personnage fictif de Pnine introduit une ébauche de forme cyclique dans la production de Nabokov, une allusion à Lolita dans le poème de Shade (FP, 86) actualise un arrière-plan commun à l’auteur et à ses lecteurs (si ces derniers connaissent un tant soit peu Nabokov) et, par contraste, augmente l’isolement de Kinbote ; car celui-ci, alors qu’il prétend commenter le poème, manque justement de reconnaître cette allusion : “ On ne voit pas trop bien pourquoi notre poète a choisi de donner à son ouragan de 1958 un nom espagnol peu usité (on le donne parfois aux perroquets) au lieu de Linda ou Loïs ” (FP, 272). D. Kiš , lui aussi, glisse discrètement deux personnages de sa propre œuvre, Edouard Sam et B.D. Novski dans la liste des personnalités historiques que Le Complot prétend avoir démasquées (EM, 158). On pourrait voir là l’indice d’une légère mystification à l’adresse du lecteur, qui ne reconnaît pas forcément ces deux emprunts. Et l’on pourrait plus facilement encore soupçonner Nabokov de se moquer de Kinbote (qui, visiblement, ne sait rien de Lolita) et, éventuellement, de tout lecteur balourd qui, semblable à Kinbote, ne comprendrait pas la référence. La “ tyrannie de l’auteur ” (comme le dit Maurice Couturier) irait, dans ce cas, de pair avec sa désinvolture. Pourtant, les deux noms que, de façon pleinement invraisemblable, D. Kis ajoute à la liste des auteurs visés par Le Complot ne peuvent se réduire à une facétie, ou à un clin d’œil réservé aux lecteurs compétents ; ils amplifient aussi le caractère sinistre du catalogue dressé par les auteurs du faux et, en mentionnant ces deux noms, le narrateur se range sans éclats inutiles du côté de ceux que “ le livre-assassin ” prenait à partie et affirme son identité d’auteur, ou plutôt l’identité, dans le texte, du narrateur et de l’auteur. On sait en effet qu’Edouard Sam est le nom que porte le père dans l’œuvre de D. Kiš, un père qui a été l’une des victimes de l'extermination des juifs par les nazis (voir Sablier, où il est désigné comme E.S.). Dans l’histoire qui nous occupe, la mention de ce nom n’est donc pas seulement un trait moqueur de fausse érudition, elle est un moyen discret d’associer le récit à toute une partie de la vie et de la mémoire de l’auteur. A l’époque où il a été fabriqué, Le Complot ne pouvait évidemment pas citer Edouard Sam, personnage littéraire inventé plus tard ; le père de D. Kis n’en a pas moins succombé au génocide dont ce texte, parmi d’autres facteurs, a ouvert la possibilité. En parallèle, on pourrait mentionner, dans Feu pâle aussi, la présence d’une référence, plus discrète encore, elle aussi d’ordre biographique : pour l’assassinat de Shade, Nabokov a choisi à la fois une date en rapport avec la naissance de son propre père et des circonstances qui rappellent la mort de celui-ci, tué par un assassin qui, au départ, visait une autre victime [21] . Par ce jeu de relations implicites entre leur texte et une autre partie de leur œuvre, et de leur vie, ce sont encore les ressources de l’écriture que ces romanciers approfondissent. Incorporés à l’expérience qu’ils effectuent, ils montrent qu’ils ne sont pas étrangers, dans la fiction, au sort de leurs personnages ni, en dehors de la fiction, à celui du nombre immense des hommes qui ont eu à souffrir de l’histoire. Simplement, cette proximité n’est ni donnée d’avance ni définitivement acquise ; elle se construit dans le texte et, vis-à-vis du lecteur, elle s’instaure et se dérobe à la fois, le temps d’une lecture. La littérature, dit Jean-Luc Nancy, a pour principe et pour enjeu “ ce qui, du commun, fait événement – et le fait advenir ”, et souvent elle le met au jour “ comme un souvenir totalement enfoui et totalement, invinciblement, présent [22] ”. [1] Ce texte a paru pour la première fois en 1998 dans la revue La Licorne (directeur : Dominique Maucond’huy) de l’Université de Poitiers, à l’initiative de Denis Mellier et Gilles Menegaldo, responsables du numéro 44, “ Formes policières du roman contemporain ”. Il a été traduit en serbo-croate par Mme Miriana Miočinović dans la revue littéraire Mostovi (n° 118) de Belgrade en juin 2000. La présente version a été revue sur plusieurs points. [2] J.-L. Borges, Fictions (1944), trad. P. Verdevoye (pour ce texte), Gallimard, coll. “ Du monde entier ”, 1957, p. 154-158 (abrégé en F) ; V. Nabokov, Feu pâle (1962), trad. R. Girard et M.-E. Coindreau, Gallimard, coll. “ Folio ”, 1991 (FP) ; D. Kiš, Encyclopédie des morts. Nouvelles (1983), trad. P. Delpech, Gallimard, coll. “ Du monde entier ”, 1985, p. 125-164 (EM). Sauf mention spéciale, tous les textes cités sont édités à Paris. [3] Cf. J.-P. Morel, “ Doubles noirs de l’écrivain ”, Le Temps de la réflexion, II, Gallimard, 1981, p. 501-506. [4] Balzac, Une ténébreuse affaire (1840-1841), Ire partie, ch. VII, Gallimard, coll. “ Folio ”, 1973, p. 78 (il s’agit de Peyrade et Corentin). Un article de journal (authentique), paru en France en 1901 et cité dans “ Le livre des rois et des sots ” se demandait d’ailleurs si l’on pouvait rapprocher l’agent secret Ratchkovski d’ “ un Corentin russe ” (EM, 143). [5] Dans le détail, les choses sont bien entendu plus complexes. Kinbote parle au début du “ pacte secret ” (FP, 109) qui aurait uni les deux amis et, plus tard, va jusqu’à accuser le poète d’avoir “ délibérément et rigoureusement nettoyé [Feu pâle] de toute trace des matériaux ” (FP, 110) qu’il lui avait fournis. A cette vue d’un Shade qui serait le plagiaire honteux de Kinbote, s’en juxtapose une autre : même le jour de sa mort, Shade, aux dires de Kinbote, ne paraît pas comprendre de quel “ thème ” il s’agit (FP, 317) et Kinbote avoue que leur “ collaboration ” n’était qu’une illusion de sa part. Il suggère aussi que Shade a bien compris la tentative de captation dont il était l’objet et que, sans y céder, il en a probablement tiré la conclusion que Kinbote était fou. [6] Cf. J.-M. Schaeffer, Les Célibataires de l’Art. Pour une esthétique sans mythes, Gallimard, 1995, p. 284-308. [7] H. Arendt, “ Du mensonge en politique ” (1969), Du mensonge à la violence, Agora, 1994, p. 10 (Pocket, 37). [8] Sur la nature et la portée du narrateur non fiable, voir D. Cohn, Le Propre de la fiction (1999), Le Seuil, 2001. [9] De ce point de vue, son entreprise dessine une sorte de boucle : au départ, le poème de Shade est censé, pour lui, renvoyer à l’histoire de Zembla, loin, bien loin de la petite université américaine où il travaille ; à la fin, cette histoire n’est plus qu’un transformation embellie, pour lui donner le beau rôle, l’atout royal, du campus novel un peu mesquin que serait sa vie s’il l’évoquait dans sa vérité. [10] Là aussi, les textes sont plus complexes. On a vu que, chez Borges, l’attention portée à la “ trame de Nolan ” est très différente si l’on adhère à la cause irlandaise ou si on lui est indifférent ou hostile : c’est en fonction de ce code que l’on juge si Nolan (et Ryan) se comportent ou non en “ héros ”. Cependant, cette relativisation est effacée par Ryan quand il se prétend sous l’emprise de la seule volonté de Nolan, au point que celle-ci peut lui dicter, un siècle après, de ne pas révéler le montage. D. Kiš insiste bien, de son côté, sur la fabrication du faux (l’enquête suit d’ailleurs le mouvement d’une remontée à la source, qui révèle l’identité du truqueur), mais les effets, irrésistibles et meurtriers, de la réception du Complot vont bien au-delà de l’intention originale de Ratchkovski. Chez Nabokov en revanche, la tension entre intention et attention commande l’histoire elle-même (Kinbote lecteur de Shade) et la conduite du récit : le lecteur ne peut lire et comprendre Feu pâle que si l’attention qu’il porte au texte de Kinbote le conduit à se méfier des intentions de celui-ci. [11] J. Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique, 2000, p. 58. [12] G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Seuil, 1982, p. 450. [13] Ibid., p. 168. Du reste, Kinbote reconnaît ce “ retour ” du roman, même si c’est sous la forme d’un dénégation : “ Je n’ai nullement le désir de tordre et de bossuer un apparatus criticus sans ambiguïté en un monstrueux simulacre de roman ” (FP, 114). [14] “ La folie, ou plus précisément le délire, est évidemment le principal opérateur du type d’hypertextualité propre à l’“antiroman” : un héros à l’esprit fragile et incapable de percevoir la différence entre fiction et réalité prend pour réel (et actuel) l’univers de la fiction, se prend pour l’un des personnages et “interprète” en ce sens le monde qui l’entoure ”, G. Genette, op. cit., p. 295, note 3. [15] “ Triste immortalité, sans doute, que cette actualité et cruelle ironie : une brillante apologie du libéralisme n’est tirée de l’oubli que pour fournir la trame d’un tissu d’insanités réactionnaires ; et c’est de ce salmigondis que se nourrira l’univers ” : N. Cohn, Histoire d’un mythe. La “ conspiration ” juive et Les Protocoles des sages de Sion (1re éd. 1966), Gallimard, 1969, p. 79. [16] Ibid., p. 94. [17] Ibid., p. 76-77. [18] Dans l’article du Times, cité par N.Cohn, qui, en août 1921, a le premier mis au jour la découverte faite par M. X., il est seulement dit de ce dernier : “ Il s’occupe depuis longtemps de la question juive, telle qu’elle intéresse la Russie, et il a étudié les Protocoles ”, ibid., p. 76. [19] D.Cohn, op. cit., p. 125-147. [20] G.Genette, op. cit., p. 295. [21] Le 21 juillet, jour de la mort de Shade, est aussi celui de la naissance du père de Nabokov, abattu à Berlin en 1922 par un terroriste. Bizarrement, il se trouve que Chabelski-Bork, l’un des deux fascistes et pogromistes russes, assassins du père de Nabokov, le 28 mars 1922 (c’était le premier des deux tueurs, celui qui visait l’ancien ministre Milioukov et que le père de Nabokov a tenté de désarmer), s’était spécialisé dans l’édition et la diffusion en Allemagne des Protocoles des sages de Sion : cf. notamment N. Cohn, op. cit., p. 132-135 et 146 ; sur cette partie de l’histoire russe, cf. aussi W. Laqueur, Histoire des droites en Russie (1993), I, 3, Michalon, 1996, p. 49-57. La coïncidence, que j’ignorais en abordant cette comparaison, m’a troublé : selon la formule de Borges, “ cela aussi, peut-être, était prévu ”. [22] J.-L. Nancy, J.-C. Bailly, La Comparution. Politique à venir, C. Bourgois, 1991, p. 83-84. |