Perec intus et in cute

Dialogue entre Maxime Decout et Claude Burgelin

 

 

Claude Burgelin a été professeur de littérature française à l’université Lyon 2 – Lumière. Il est spécialiste de l’autobiographie et de l’œuvre de Georges Perec à laquelle il a consacré, outre de très nombreux articles, des essais de premier plan. Il est, entre autres, l’auteur de Georges Perec (Seuil, « Les contemporains », 1988, rééd. 2002), Les Parties de dominos chez monsieur Lefèvre. Perec avec Freud, Perec contre Freud (Circé, 1996, rééd. 2002), Les Mal-Nommés (Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2012), l’Album Georges Perec (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017). Il a co-dirigé le Cahier de l’Herne consacré à Georges Perec en 2016 et préfacé de nombreux textes posthumes de Perec comme L.G., une aventure des années 60 (1992), Le Condottière (2012) ou L’Attentat de Sarajevo (2016).

Maxime Decout : Ton nouveau livre sur Perec est publié dans la collection « Biographies nrf Gallimard » mais il ne se présente pas comme une biographie au sens classique du terme. Il s’agit plutôt d’un essai dans lequel l’œuvre littéraire est placée au centre et c’est autour d’elle que les éléments biographiques s’organisent. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?

Claude Burgelin : Tout simplement parce que telle était la commande. Le directeur de la collection des biographies chez Gallimard m’avait proposé la rédaction d’un essai biographique. Ce qui me convenait. Une biographie, il y en avait une, celle rédigée par David Bellos, très riche en informations de cet ordre. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment chaque œuvre relançait chez Perec une question existentielle : « J’écris pour vivre et je vis pour écrire. » Je ne pouvais donc qu’essayer d’accompagner cette interaction constante de l’œuvre et de la vie.

MD. : Peux-tu nous parler de l’organisation de ton livre, notamment de la manière quasi paradoxale dont il commence par « la vie posthume de Perec » ?

CB. : Cette « vie posthume » est une des singularités du destin de l’œuvre de Perec, qui a comme doublé de volume depuis sa mort. Son ayant-droit, Ela Bienenfeld, et son éditeur depuis 1985, Maurice Olender, ont fait paraître au fil des ans une suite de petits livres dont la teneur était faite d’articles et de textes divers écrits par Perec, mais dont il n’avait prévu ni la composition ni le titre. Et certains de ces librettos ont beaucoup contribué à changer la compréhension qu’on pouvait avoir du sens même de son œuvre. Ainsi de Penser/classer, L’Infra-ordinaire, Je suis né, Le Voyage d’hiver… Si l’historien Ivan Jablonka a pu dire de Perec qu’il le tenait pour un « chercheur en sciences sociales », c’est en s’appuyant sur ce que ces livres faisaient apparaître : un sociologue en roue libre, un enfant toujours en proie aux questionnements les plus élémentaires, un homme qui ne cessait de s’interroger très concrètement sur le sens des phénomènes sociaux le plus ordinaires.

Ont été aussi publiés les écrits de jeunesse, si éclairants pour comprendre comment Perec a posé les premiers jalons de son œuvre. Et Lieux, édité en 2022, a mis en lumière la façon toute personnelle dont Perec pouvait tenter d’articuler les lieux et les temps.

Bref, Perec en 2023 a beaucoup changé par rapport à celui qu’on croyait connaître au moment de sa mort en 1982. Et peut-être était-ce de cette métamorphose surprenante qu’il fallait d’abord rendre compte. Il y avait tant à voir et à chercher derrière l’icône aimable du barbu facétieux que tout le monde croyait connaître.

MD. : Tu es l’auteur de livres sur Perec qui ont fait date et sont désormais des « classiques » de la critique sur cet auteur, comme Georges Perec (Seuil, « Les contemporains »), Les Parties de dominos chez monsieur Lefèvre. Perec avec Freud, Perec contre Freud, l’Album Georges Perec (« Bibliothèque de la Pléiade »). Ces textes adoptent des démarches différentes et abordent des aspects divers de l’œuvre de Perec. Comment vois-tu l’évolution de ton travail au fil de ces textes ? Quelles différences ou continuités y repères-tu ? En quoi les deux Georges Perec que tu as écrits se répondent-ils et se différencient-ils ? Ta manière d’appréhender l’œuvre de Perec te semble-t-elle avoir évolué au fil du temps ?

C.B. En entamant la rédaction de ce livre, je m’étais fixé pour règle de ne pas relire ce que j’avais écrit auparavant (sauf Les Parties de dominos). La continuité entre ces textes, je la vois dans ce que j’ai appelé l’approche existentielle. J’avais en tête l’exergue des Confessions de Rousseau, intus et in cute (à l’intérieur et sous la peau). Les différences de ce travail des années 2020 d’avec les livres antérieurs viennent des quelques avancées que j’ai pu faire dans le labyrinthe perecquien.

Les plus déterminantes me paraissent tenir à une intellection plus intime de ce qui s’est joué pour lui dans la première enfance. Quand j’ai compris ce qu’impliquait son « je n’ai pas de souvenirs d’enfance », une porte s’est ouverte : avec la disparition de sa mère et la perte de tout souvenir la concernant, c’était aussi le petit enfant qu’il fut auprès d’elle qui avait disparu. Et donc, l’obsession du « manque » et du « faux » qu’on retrouve au long de son œuvre s’éclairait. « Il y avait un manquant » dit La Disparition. Et ce manquant, c’est cet enfant à jamais disparu. Et il y a quelque chose de l’ordre du faux en celui qui le remplace, l’enfant si habile à faire virevolter lettres et mots. Nul hasard si le premier roman abouti qu’il ait écrit tourne autour d’une histoire de faussaire, Le Condottière. Nul hasard non plus si une bonne part de ses livres semblent comme coupés en deux : semblant partir sur une histoire, ils en viennent à en raconter une autre, comme dans W ou le Souvenir d’enfance, articulant les deux récits autour de cette cassure.

J’ai eu peu à peu une meilleure intelligence de ce qu’avait pu être cette première enfance dans le monde juif de Belleville au moment où éclate la guerre. M’a sauté aux yeux que le premier souvenir conté, le déchiffrement d’une lettre hébraïque dans un journal yiddish, inscrivait cet enfant dans la plus essentielle des traditions juives, la connaissance et le culte de la lettre. Et que si on regardait plus attentivement qu’on ne l’avait fait les traces de la culture juive dans son œuvre, certaines des recherches de Perec prenaient tout leur sens, comme ses jeux avec les lettres tels qu’il a pu les mener grâce à l’Oulipo.

Enfin, m’a frappé la place que tenait l’image et, singulièrement la peinture, dans son œuvre, du Condottière au Cabinet d’amateur. Il y a là un domaine qu’il n’a cessé d’arpenter, de l’image onirique (La Boutique obscure) aux expériences graphiques de peintres contemporains – et au rôle que joue l’iconique dans La Vie mode d’emploi.

MD. Ton essai n’est pas la première biographie consacrée à Perec. On pense notamment à celle de David Bellos, que tu viens d’évoquer, et au travail réalisé par Paulette Perec. Comment situes-tu ton livre par rapport à eux ?

C.B. Le travail de Bellos offre une remarquable récolte d’informations sur les faits, gestes et écrits de Perec, dans le meilleur style des biographies anglo-américaines. Paulette Perec recense de façon scrupuleuse et discrète (trop discrète ?) les événements notables de la vie de celui dont elle fut la compagne et les divers textes ou autres réalisations qu’il a pu mener à bien. Mais peut-être, peut-on se demander à propos de ces deux entreprises (qui m’ont été bien utiles) si les arbres ne cachent pas trop la forêt. J’ai essayé de survoler davantage les massifs et d’orienter ma recherche autour de la construction de sens et de questions, que représente l’œuvre de cet orphelin de la Shoah.

M.D. Peux-tu nous expliquer la manière dont tu as travaillé pour ton essai. Quels matériaux as-tu utilisés ? As-tu fait des découvertes auxquelles tu ne t’attendais pas ?

C. B. J’ai essayé (pas sûr que j’aie réussi…) de gommer un peu l’universitaire et d’écrire pout le tout venant des lecteurs. J’ai beaucoup utilisé les Entretiens, conférences, textes rares, inédits de Perec réunis en 2019 par Mireille Ribière. Une mine ! Passionnante à tous égards. Au hasard de mes lectures, je suis allé picorer dans bien des auteurs contemporains. J’ai ainsi délibérément choisi de citer deux points de vue sur Perec venus d’auteurs que tout oppose, Nicolas Mathieu et Pascal Quignard, pour montrer la diversité des audiences qu’il peut rencontrer.

Et oui, des découvertes un rien surprenantes, j’en ai faites. Comme par exemple, cette proximité entre lui-même, « l’être désemparé » et « effaré » qu’est Wozzeck et le Poupart qu’incarne Patrick Dewaere dans Série noire.

M.D. Tu as bien connu Perec mais tu en fais assez peu état dans l’essai. On sent pourtant que ce livre est traversé de bout en bout par toute une série d’affects face à l’œuvre et à l’homme, mais qui ne viennent jamais entraver l’objectivité de l’analyse. Peux-tu nous expliquer quels sont ces affects et comment tu as « négocié » avec eux ?

C.B. Je crois que je ne me suis jamais vraiment remis de la mort de Perec, pour moi totalement inattendue. À un moment, il m’a donné les chiquenaudes qui m’ont permis d’avancer. Il a été à mon égard toujours bienveillant et discrètement attentif. J’avais le sentiment, pour avoir été le témoin de quelques moments de sa vie, qu’il me fallait puiser à cette source pour mieux servir son œuvre. La règle pour moi étant de n’être qu’une silhouette perdue au fond du tableau tout en disant « d’où » je parlais.

 

 

 

 

Entretien publié le 18/05/2023

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