Littérature française et littérature romande : effets de frontière


Entretien avec Pascale Casanova et Jérôme Meizoz

 

par Pascale Debruères

Cet entretien est extrait du numéro spécial de la revue a contrario (www.unil.ch/acontrario), paru en décembre 2006, intitulé Littérature et sciences sociales dans l’espace romand. Cet ouvrage vise à encourager le dialogue interdisciplinaire entre deux champs d’étude qui se sont longtemps tourné le dos, les sciences sociales et la littérature, afin de réfléchir sur ses modalités dans l’espace romand et sur les profits heuristiques que l’on peut espérer en tirer.

Cet entretien a été réalisé en public à la Bibliothèque cantonale universitaire de Lausanne, à l'occasion de la journée Lettres Frontières 2005, le 19 novembre 2005. La discussion portait sur les relations entre la littérature française et la littérature de Suisse romande, à partir de l'expérience du prix transfrontalier Lettres Frontières, qui réunit depuis plusieurs années un jury suisse et rhônalpin autour d'ouvrages publiés dans les deux régions.


Pascale Debruères : L’expérience d’un jury transfrontalier s’avère déconcertante, par les différences de jugements et de critères que nous constatons souvent entre les délibérants des deux régions. Toutes ces choses qui posent parfois problème, à votre avis, sont-elles induites par une pratique culturelle, voire identitaire, spécifique aux Français et aux Suisses romands ? Reposent-elles éventuellement sur des thématiques propres à chaque pays ? Autre question : il nous a semblé visiblement plus facile d’accepter une écriture différente si elle vient des lieux géographiques lointains. J’ai eu le sentiment que les Romands et les Français sont plus rudes avec leur voisin immédiat qu’avec un écrivain venant par exemple d’Amérique du Sud ou d’Asie. On va parler de styles littéraires différents, mais pas les juger en termes de valeur ou de norme… Question plus prosaïque enfin : qu’en est-il de l’hégémonie parisienne ? J’entends beaucoup dans les jurys, par moments, des jugements sur un auteur qui aurait trahi, parce qu’il est de telle région ou province et qu’il est édité par des maisons d’édition parisiennes. Le mot revient souvent. On a parfois droit à des e-mails anonymes, des gens scandalisés parce qu’on a osé sélectionner des auteurs qui étaient publiés chez Gallimard par exemple. Pourquoi ces animosités, et quelle perception les régions ont-elles de la capitale, et les périphéries du centre ?

Pascale Casanova : Ce sont des problèmes sur lesquels j’essaie de travailler, notamment dans La République mondiale des lettres1 . Le cas franco-suisse est passionnant, parce qu’apparemment, du point de vue de la littérature, de la définition qu’on en donne de chaque côté de la frontière, il n’y a pas de différences. La langue est la même, les pratiques culturelles sont proches. Pour une grande part, les classiques qu’on apprend à l’école sont les mêmes. Les références littéraires sont les mêmes. Les admirations littéraires sont les mêmes. Il y a toutes les apparences d’une d’unité transnationale, d’une proximité, d’un accord tacite sur la définition d’un universel littéraire. Et pourtant, derrière cette unanimité de surface le rapport réel entre les deux espaces littéraires est sans doute beaucoup plus complexe. Il me semble qu’on peut décrire, entre l’espace littéraire romand et l’espace français, quelque chose que j’appellerais un effet de frontière. Tout se passe en effet comme si la frontière politique, malgré son inexistence apparente au plan littéraire, avait des effets impressionnants sur chaque protagoniste du jeu littéraire. Malgré la croyance quasi universelle en l’universel littéraire (c’est-à-dire dans la littérature en tant qu’elle est « une », monument unique reconnu par tous), l’inégalité entre les deux espaces, l’indéfinissable mais permanente et quasi insurmontable domination qu’exerce l’espace français, induit – presque mécaniquement (et il faudrait ajouter légitimement) –  la revendication, la proclamation d’une différence suisse, c’est-à-dire d’une définition nationale de la littérature.

C’est pourquoi, malgré les représentations universalistes, il faut nous rendre a l’évidence : nous sommes, pour une très grande part, des êtres nationaux. Et nous ne sommes peut-être jamais autant nationaux que quand nous sommes littéraires. Pourquoi ? Parce que la littérature, comme croyance collective, comme culte nationalement constitué, est créée d’abord à et par l’école. C’est le système scolaire qui fait la littérature en tant que monument national à prétention universelle ; c’est l’école qui «fait»  les classiques, qui leur donne une valeur, qui les hiérarchise, qui nationalise nos références... Et ce sont les systèmes scolaires qui nous inculquent les amours, les cultes littéraires. Pour une grande part, les choses littéraires qui fondent notre croyance la plus intime – les textes, les vies d’écrivains, les mythologies – et que nous croyons les plus singulières, nous ont été léguées par notre système scolaire. Et il se trouve que les systèmes scolaires sont des choses très nationalement différenciées. Je ne sais pas bien ce qu’est le cursus littéraire d’un Suisse, et en particulier d’un Romand, aujourd’hui. Je pense qu’il est relativement différent d’un cursus français et qu’il tend à l’être de plus en plus ; que l’histoire littéraire suisse est de plus en plus affirmée et revendiquée en tant que telle ; que l’affirmation d’une différence avec l’histoire littéraire française se fait plus explicite ; et que, par conséquent, ce que les Anglo-Saxons appellent le canon tend à se différencier de plus en plus, et de plus en plus profondément, de celui de la France. Cet effet de frontière produit par le système scolaire crée notamment des différences dans les processus de « classicisation ». Je pense par exemple que, pour un Suisse romand, Corneille est un classique quasi national, mais inversement Ramuz n’est pas un classique national pour un français – cela va peut-être changer maintenant qu’il est « entré » dans la Bibliothèque de la Pléiade2   – mais le processus de reconnaissance transnational n’est pas symétrique. Ce sont toutes ces choses, incorporées, qui font exister des esthétiques, des traditions, des inclinations qu’on croit très singulières et qui sont en fait le produit d’une appartenance collective. Je pense que les goûts littéraires sont très nationalement induits et que malgré l’amour que nous avons pour la littérature en tant qu’elle est universelle, nous devons nous résoudre à accepter que nous sommes des êtres très profondément nationaux, c’est-à-dire très profondément divisés.

Pascale Debruères : J’en profite pour poser les mêmes questions à Jérôme Meizoz, lui aussi confronté à ces différences puisqu’il a enseigné les littératures française et romande à l’université.

Jérôme Meizoz : Je continuerai sur le thème des différences, parce qu’effectivement, sous les apparences d’identité, des différences apparaissent. Il y a une grande asymétrie dans la formation littéraire à l’école, dont il faut tenir compte. Les étudiants romands étudient la tradition littéraire française et connaissent plus ou moins la tradition littéraire romande, mais l’inverse n’est pas vrai, c’est-à-dire que les étudiants français ne connaissent pas du tout la tradition littéraire romande pour des raisons que l’on imagine très bien… Cela crée une asymétrie de formation de base, qui fait que la littérature la moins légitime ou la moins connue, celle qui est assimilée à une région est tout à fait ignorée par les étudiants et donc par les écrivains français. Cela induit toute une série des conséquences sur les rapports littéraires entre les deux pays, littérairement. Une autre différence à mentionner entre les deux pays,  celle des structures de la politique culturelle. Nous sommes en Suisse, qui n’est pas un pays monolingue ; la politique linguistique n’y est pas jacobine ou centraliste, mais tente d’intégrer les différentes communautés en leur laissant une marge d’autonomie. Enfin, un troisième point de divergence, également peu visible, mais qui sous-tend l’ensemble des relations, c’est le fait que le statut d’écrivain en Suisse n’a pas du tout, dans l’imaginaire ou même dans la reconnaissance institutionnelle, le même poids qu’il peut avoir en France. La France est une « nation littéraire », dans laquelle certains ministres sont choisis parmi les littérateurs, etc. Chez nous, c’est tout à fait inimaginable. Nous ne sommes pas une nation littéraire. La culture helvétique n’a pas intégré la figure de l’écrivain, elle s’en méfie plutôt. La Suisse entretient avec ses écrivains un rapport qui relève, globalement, de la condescendance, ou de la tolérance amusée. Nous ne détenons pas un capital littéraire national à arborer dans nos relations internationales. Il y a bien des grands écrivains « suisses », mais personne dans le monde ne les perçoit comme suisses (Walser, Cendrars, Jaccottet, et même Dürrenmatt). La Confédération ne fait pas de la littérature un domaine d’excellence. Nous sommes techniques, pratico-financiers. La littérature n’a pas bonne presse en Suisse, si ce n’est pour servir d’alibi, voire de mauvaise conscience à bon marché, aux milieux dominants. Et je crois que ça change énormément les choses. En France, quand on prend la parole, quand on écrit que l’on pose un acte en tant qu’écrivain, ça a un tout autre sens que chez nous.

Pascale Debruères : Oui, effectivement. Mais au-delà de ça, j’aimerais revenir sur ce que Pascale Casanova disait, c’est-à-dire qu’on aimerait tous parler de « la » littérature, mais que nous sommes des êtres nationaux. Ça me ramène à des commentaires que j’ai entendus quelques fois, et encore cette année d’ailleurs, disant « Oui, mais ça n’est peut-être qu’à eux, ce n’est pas à nous. » Et des fois ces commentaires concernent des auteurs qui, dans notre pays, peuvent être très reconnus. Est-ce vous pouvez continuer un peu sur ce sujet ?

Pascale Casanova : La nation n’existe pas en soi. C’est une réalité relationnelle. On n’est Suisse ou Français que dans un rapport avec d’autres espaces nationaux. En ce sens, on peut dire que le «mondial» n’existe pas. Ce qui existe c’est l’inter-national, c’est-à-dire le rapport entre les nations. Et pour comprendre ce que c’est d’être Suisse romand littérairement, il faut faire référence très vite, je crois, à ce que j’ai malgré tout appelé l’espace littéraire mondial, c’est-à-dire à une sorte d’univers parallèle, un monde dédié aux choses littéraires, dans lequel on débat des choses littéraires, de leur limite, de leur définition, etc. Au sein de cet espace littéraire international, il y a des espaces nationaux qui occupent des positions différentes et différenciées, et qui sont en concurrence les uns avec les autres. C’est pourquoi, on ne peut pas définir ni délimiter un espace littéraire national clos, fermé sur lui-même, qui existerait en tant que tel et dont on pourrait définir les singularités ou les spécificités en soi (comme le veut la croyance nationaliste ordinaire). Il y a des espaces qui se définissent dans les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres et en particulier dans leurs rapports de force, de rivalité ou de dépendance. Dans cette grande structure de domination, la Suisse romande occupe une place très particulière, qui est, je dirais, évidemment et en très grande partie, déterminée par le rapport qu’elle entretient avec la France, un voisin encombrant et pourtant incontournable avec et contre lequel se définit son « identité » (c’est-à-dire sa différence). Et c’est pourquoi il n’y a sans doute pas de véritables spécificités littéraires suisses. Ces caractéristiques ont été créées par les écrivains eux-mêmes, comme une série de traits différentiels, qui leur permettaient de se distinguer terme à terme, et – difficulté supplémentaire – en français, de la tradition française.
Par exemple, il me semble qu’il y a un grand système d’oppositions qui structure le rapport franco-suisse (en littérature – je ne prétends pas du tout étendre mon propos à d’autres domaines), sorte de paradigme tacite qui pourrait s’énoncer, pour simplifier, sous la forme d’une série de termes antinomiques : mondanité/simplicité, sophistication/authenticité, mensonge/vérité, artifice/naturel, urbanité/ruralité, etc. Ces oppositions tacites (qui prennent des formes esthétiques) n’apparaissent  que dans la relation avec (contre) la France. On peut d’ailleurs dire que, pour une part, à la fin du XVIIIe siècle, les Allemands se sont construit culturellement à travers une série d’oppositions très proches, contre l’universel (dénoncé comme superficiel, mondain, frivole) français. Bref, je pense que, au moins en partie, l’effet de frontière est un effet d’opposition c’est-à-dire de différenciation ou de distanciation. Du même coup, c’est aussi un « effet de position », c’est-à-dire le produit de la position que la Suisse occupe dans la grande structure littéraire mondiale.

Pascale Debruères : Par rapport à ça, effectivement, puisque chaque année on sélectionne, on garde les dix livres qui sont proposés par chaque pays, on voit ce qui est choisi ou non. Et au bout de onze ans, nous observons comme vous, un goût pour le culot et l’innovation, en effet. Je n’ai pas du tout autorité à la matière, je suis une simple observatrice privilégiée puisque je vois ça de très près, mais c’est tout. On s’aperçoit que, par exemple qu’il y a assez régulièrement, du côté du jury rhône-alpin des livres qui sont proposés parce qu’ils ont du culot. Moi, j’entends : « Oui ça c’est gonflé et on aime bien ça, parce que c’est justement gonflé ». Et ça ne passe pas toujours en Suisse. Du côté romand, on entend – je schématise là — « Ce n’est pas digne de l’atelier d’écriture, ce n’est pas vraiment de la littérature ». Et alors, étonnamment ça n’empêche pas que le jury suisse-romand propose parfois des livres gonflés, des livres qui sont écrits au culot et tout à coup, souvent, ces livres sont sélectionnés. On vit ça effectivement…

Pascale Casanova : Je dirais intuitivement que la modestie est sans doute une vertu et un trait littéraires et nationaux suisses. Par exemple, il me semble qu’on pourrait comprendre beaucoup de choses à propos de la forme et du contenu des oeuvres de C. F. Ramuz et de Robert Walser si l’on comparait très précisément leur trajectoire à partir de cette variable, construite en opposition à Paris pour Ramuz et à Berlin pour Walser. L’espace littéraire français – c’est le moins qu’on puisse dire – n’a pas érigé la modestie en vertu littéraire. Et, pour une part, l’incompréhension franco-suisse tient à des différences de catégories de pensée de ce type, qui sont très profondément inculquées.

Jérôme Meizoz : Juste un mot à propos de la série d’oppositions que tu as suggérées entre authenticité-naturel et sophistication-mondanité. En t’écoutant on reconnaît effectivement un certain nombre d’éléments récurrents, je pense, de prises de position situationnelles en Suisse romande. Par exemple, on les retrouve à l’état typique, relativement semblables au cours du temps, chez Jean-Jacques Rousseau, chez Rodolphe Töpffer plus tard, puis encore chez Eugène Rambert, enfin chez Ramuz.

Pascale Casanova : Bien sûr.

Jérôme Meizoz : Jean-Jacques Rousseau représente vraiment l’écrivain emblématique de cet effet d’opposition, même s’il faut faire attention aux anachronismes. On n’est pas dans la même situation géopolitique non plus. Mais on retrouve chez Rousseau toute cette thématique, par exemple le rapport à la langue que tu as évoqué tout à l’heure. C’est un rapport de méfiance, qui relève du malaise ou du complexe et induit ensuite une surenchère linguistique chez Rousseau. Quand il écrit la Nouvelle Héloïse, ses personnages, dans leurs lettres, s’expriment avec certains termes qui sont perçus comme régionaux. Rousseau met une petite note dans la deuxième édition pour préciser que si ses personnages s’expriment mal, c’est parce qu’ils sont des « provinciaux », des « solitaires » et non pas des « philosophes » et des « mondains », sous-entendu : pas des Français...3 Rousseau exploite la différence linguistique pour y ajouter des valeurs morales, qui sont attribuées effectivement, associées à cette modestie, à ce rapport soi-disant authentique, etc. De même, pour la critique de la mondanité urbaine, puisque toute l’œuvre de Rousseau se construit (en tout cas à partir du moment où il prend la parole en tant que citoyen de Genève, donc en manifestant ses origines non françaises) sur le rejet des valeurs de la Cour et des valeurs aristocratiques. Il me semble qu’on pourrait prendre Rousseau comme position emblématique et ensuite tenir compte de toutes les différences, de tous les changements intervenus depuis, les changements politiques, culturels, etc.

Pascale Casanova : Pour faire comprendre que ces « traditions » supposées nationales sont des artefacts, c’est-à-dire des constructions historiques et des « effets de frontière », je pourrais prendre l’exemple d’un autre pays qui occupe une position très proche de celle de la Suisse, c’est la Belgique. L’espace littéraire belge (francophone) s’est construit à travers une sorte de tradition nationale antinationale, qui ressemble à celle de l’espace autrichien (dominé par l’Allemagne). Placés dans la même position de domination linguistique et littéraire, les écrivains Belges ont, eux, construit une tradition littéraire caractérisée par la parodie, l’humour, l’autodérision, la radicalisation formelle – je pense notamment au surréalisme belge qui est une sorte de reprise carnavalesque et quasi parodique (c’est-à-dire subversive, distante et critique) du surréalisme français ; je pense au groupe Cobra, qui est aussi un mouvement de colère et de refus des catégories artistiques imposées par Paris. Au XIXe siècle les écrivains ont utilisé le modèle de la peinture flamande (supposé national),  donc de la truculence, de l’exubérance, etc. Bref, ils ont construit, dans une position très similaire à celle de la Suisse, une tradition tout à fait différente.

Peut-être que l’on peut aussi aborder brièvement la question des transfuges posée par Pascale Debruères. C’est une question très importante, qui se pose, pour des raisons évidentes et dans des termes très semblables, dans le monde entier – aux différences historiques près évidemment. C’est Milan Kundera qui a parlé de la situation des écrivains dans les « petites nations » à partir de sa propre expérience tchèque. Selon lui, il y a, dans toutes les « petites nations », un lien privilégié qui s’établit entre l’écrivain et la nation et, du même coup, une sorte de « devoir national » qui échoit à l’écrivain. Dans ces univers, s’il veut échapper à l’illustration et à la clôture nationales, l’écrivain n’a qu’une solution : l’exil ; mais il est alors souvent considéré comme quelqu’un qui « trahit ». Par exemple Cioran, alors qu’il est considéré comme un classique français, est perçu en Roumanie comme une sorte de « traître » à l’histoire littéraire nationale du fait qu’il s’est exilé non seulement du point de vue géographique, mais plus encore linguistiquement en adoptant le français comme langue d’écriture. Il est entré bien sûr au Panthéon national roumain mais demeure une sorte d’ambiguïté sur son appartenance littéraire nationale. Henri Michaux – qui était d’ailleurs un ami très proche de Cioran – a passé sa vie à refuser d’être dans les anthologies belges, à devenir Français autant qu’il était possible, à se faire oublier en tant que Belge. C’est le cas d’un transfuge, d’un « traître » absolu du point de vue de la Belgique, sa nation, à son « devoir national » en tant que poète d’une « petite nation ». Je pense que la question de l’exil – qu’il faut aussi prendre en compte pour comprendre l’espace littéraire suisse et le type de rapports de force qui s’y jouent  – permet de saisir a contrario le type de lien privilégié, étroit, mais aussi obligé, que l’écrivain entretient avec sa « petite » nation, lien qui est évidemment lié à la question de la langue nationale.

Pascale Debruères : Jérôme Meizoz, en tant qu’enseignant mais aussi écrivain, une réaction ou des commentaires ?

Jérôme Meizoz : La double casquette est assez difficile à assumer, parce qu’on a des sentiments en tant qu’écrivain qui ne sont pas ceux que la critique professorale autorise. On a des impressions, un vécu de la vie littéraire, qu’il faudrait pouvoir analyser en lien avec les problématiques qu’on pose aujourd’hui. Je ne vais donc pas faire un témoignage d’écrivain. J’imagine que j’ai plus au moins les sentiments de mes collègues, c’est-à-dire qu’étant justement dans une « petite » nation, si on souhaite avoir une reconnaissance à l’extérieur, il est très difficile de l’obtenir. Et là se pose la question de ce que vous avez appelé les transfuges, ou même les traîtres, puisque parfois cela s’exprime comme ça. Les écrivains d’ici vivent en effet souvent le départ d’autres écrivains vers les éditeurs de la capitale comme une insulte à la valeur littéraire suisse : aller se faire éditer à Paris, cela signifie qu’implicitement on ne reconnaît pas la valeur éditoriale ou la valeur littéraire qui est produite ici. En fait, on fait perdre de la valeur sur place en allant l’acquérir ailleurs. Paris étant la banque centrale de la valeur littéraire, on va la chercher à la banque centrale et ensuite on la rapporte en Suisse romande. N’importe quel écrivain romand qui édite à Paris aura un petit effet en retour, de crédit et de valeur littéraire, par le fait même qu’il a été édité à Paris. Regardez, lorsqu’un écrivain suisse publie en France, les commentaires béats des journalistes en général ; puisqu’il est édité en France, ça doit être forcément bien. Il y a des exceptions bien sûr. Mais, cet effet de dissymétrie est très fort. Si on reprend l’opposition de Pascale Casanova entre les écrivains cosmopolites et les écrivains nationaux, c’est-à-dire ceux qui peuvent circuler dans un espace international et ceux qui sont limités à leur espace national, évidemment, il y a une tension violente entre ces deux situations.

Pascale Debruères : J’ai noté, vous avez parlé très naturellement, vous avez dit « les écrivains qui vont se faire éditer chez les éditeurs de la capitale ». On se dit, tiens, c’est drôle, la capitale pour tout le monde chez vous, en Suisse romande, ce n’est que la capitale de la France ?

Jérôme Meizoz : Bien sûr !

Pascale Debruères : Jérôme Meizoz, vous aimeriez je crois poser quelques questions à Pascale Casanova.

Jérôme Meizoz : J’aimerais bien que l’on puisse discuter le modèle que tu poses dans La République mondiale des lettres. Tu y proposes une description intéressante de certains cas de « petites » nations littéraires. Pour toi, elles sont curieusement en position de produire des innovations littéraires. Et tu places la Suisse dans ce groupe que tu appelles « les centraux excentriques ». C’est-à-dire par rapport aux écrivains décentrés, qui sont vraiment éloignés de tout littéralement et symboliquement, les « centraux excentriques » seraient les auteurs des nations très proches des nations dotées d’un fort capital littéraire. Pour aller vite, par exemple, l’Autriche est proche de l’Allemagne, la Suisse proche de la France, etc. Voilà la question que j’aimerais te poser : qu’est-ce qui te semble spécifique aux « centraux excentriques » ? Et qu’y a-t-il dans la tradition suisse, pensons à Walser ou à Ramuz, qui soit typique de cette excentricité centrale ?

Pascale Casanova : Je ne sais pas, c’est difficile. Je pense que ce sont les espaces littéraires nationaux excentriques et parmi eux les plus dotés en prestige accumulé, qui peuvent faire les plus grandes révolutions spécifiques. Mais les plus dotés ne sont pas nécessairement ceux qui sont « proches » géographiquement des centres. La langue joue un rôle capital. Bien sûr les petites nations européennes sont en position favorable du fait qu’elles ont non seulement du capital linguistique et littéraire, mais aussi du capital objectif sous la forme d’infrastructures, d’éditeurs, de journaux, de critiques, de prix prestigieux, etc. Je veux dire, étant à la fois structurellement insérés dans des espaces où les rapports de force sont nécessairement omniprésents et dans une situation médiane de dominés parmi les dominants, les écrivains de ces espaces sont presque sommés de produire des textes novateurs. C’est surtout vrai pour les plus internationaux d’entre eux, bien sûr.

Mais à mon avis la langue – à travers laquelle s’accumulent les traditions, les formes et les genres littéraires, la série historique des innovations, bref le capital sous la forme de l’histoire littéraire –  joue un rôle primordial. Et c’est pourquoi les «petites nations» européennes ne sont pas les seules à pouvoir revendiquer des révolutions spécifiques. Le cas latino-américain est très intéressant à cet égard : au moment de l’émergence du «boom» dans les années 60, du point des infrastructures, des éditeurs, du marché du livre, etc., ces pays n’avaient pratiquement aucun capital. Mais ils pouvaient revendiquer, s’approprier, tout en le déniant pour pouvoir faire valoir leur différence, tout le capital de la langue espagnole.

On peut comprendre dans le même sens le cas de Elfriede Jelinek lauréate du prix Nobel de littérature en 2004. Elle est, en tant qu’Autrichienne, dans une position très dominée au sein de l’espace linguistico-culturel allemand ; et on sait que, dans cet espace, par une sorte de tradition structurellement constituée, de très nombreux écrivains subversifs et novateurs sont apparus (pensons à Thomas Bernhard ou à Karl Kraus). Et poursuivant cette sorte de tradition antitraditionnelle et antinationale, elle a produit elle-même une œuvre extraordinaire, hors normes, et délibérément anti-allemande. C’est pourquoi, je crois, ce sont les dominés des grandes langues centrales qui deviennent ou peuvent devenir les grands révolutionnaires littéraires. Ramuz, lui, est dans une position très difficile puisque jusque-là les instances de consécration françaises ne lui ont pas accordé ce statut de «grand» écrivain, de créateur littéraire qu’il mérite évidemment.

Jérôme Meizoz : Ce qu’on voit, en tout cas quand on parle avec les lecteurs français de Ramuz, c’est qu’ils le lisent à travers leur approche culturelle, avec leurs préjugés sur la Suisse, etc. Par exemple, ils ne cessent de mettre en avant le contenu thématique, le régional, le lac, la montagne, alors que ce qu’on a essayé de faire ici, dans l’édition en Pléiade, c’était plutôt de faire apparaître d’autres dimensions, notamment la dimension de l’innovation, de la créativité linguistique. Ce faisant, nous nous sommes peut-être remis aux critères de jugement français, c’est-à-dire aux critères formalistes. Donc ici, des deux côtés, on a une vision différente de l’autre. C’est assez complexe en fait, la question de savoir si on peut lire un auteur de manière neutre, en quelque sorte.

Pascale Casanova : Oui. Je terminerai en disant que votre initiative est intéressante. Ce prix Lettres Frontières décerné par un jury littéraire franco-suisse est, par définition, transnational. Dès que le transnational est en jeu, c’est-à-dire dès qu’on sort du national, on touche à des choses très complexes et très délicates. C’est sans doute dans les constructions transnationales de ce type qu’on peut tenter d’inventer quelque chose comme de l’universel. Et je pense que pour surmonter les différences tacites, on peut tenter d’être un tout petit peu réflexif sur les effets de frontières, sur les préjugés nationaux, sur les esthétiques nationales, etc. Construire de l’universel, ça veut dire, pour une part, et comme vous le faites, surmonter le national, produire quelque chose qui ne soit pas – ou pas entièrement – soumis à la puissance de ces structures.


1 Paris : Seuil, 1999.

2 Sous la direction de Doris Jakubec, les Romans de Ramuz, en deux volumes, ont paru chez Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, en octobre 2005.

3 Voir notre ouvrage Le Gueux philosophe. Jean-Jacques Rousseau, Lausanne : Antipodes, 2003.

 


Entretien publié le 3 février 2007

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