Imaginaires du labyrinthe

Entretien avec Bertrand Gervais

par Raphaël Baroni

Bertrand Gervais, La Ligne brisée : labyrinthe, oubli & violence – Logiques de l’imaginaire,tome II, Montréal, Le Quartanier, coll. « Erres Essais ».

 

Bertrand Gervais, vous êtes à la fois romancier et essayiste. Vous avez notamment publié plusieurs essais sur la lecture, d’abord dans une perspective que l’on pourrait définir de cognitiviste (Récits et actions), puis dans une approche centrée sur l’acte concret de la lecture et la diversité de ses formes (A l’écoute de la lecture). Le dernier ouvrage que vous venez de publier est le deuxième volume d’une série que vous consacrez aux logiques de l’imaginaire. Pourriez-vous nous dire en quelques mots quel était votre projet en entamant cette série ?
Mon intérêt pour les théories de l’imaginaire est une suite logique de mon travail sur la lecture et ses pratiques. Entre un lecteur qui lit un texte et qui tente de l’interpréter, et un sujet qui entreprend de comprendre le monde dans lequel il vit, il n’y a qu’une différence de degrés. Or, l’un et l’autre requièrent une médiation symbolique qui n’est autre que l’imaginaire. En fait, les définitions de la lecture que nous avons proposées dans le cadre du GREL, du Groupe de recherche sur la lecture (on a réuni une anthologie des principaux textes de ce groupe sous le titre de Théories et pratiques de la lecture littéraire) dépendaient d’une sémiotique d’inspiration peircéenne où la lecture littéraire figurait comme une pratique parmi d’autres permettant de comprendre le fonctionnement général de nos activités culturelles et symboliques. Dans ce contexte, déplacer la recherche du côté de l’imaginaire n’est qu’une autre façon d’aborder la question de notre rapport au monde et à ses signes. C’est prendre le problème d’un autre angle.

Pour bien des chercheurs, parler de l’imaginaire, c’est parler d’un imaginaire collectif, de l’ensemble des données présentes dans une société et qui en déterminent les caractéristiques (l’imaginaire québécois, américain, etc.). Je préfère laisser au terme de « culture » cette fonction globale et définir plutôt l’imaginaire comme une interface entre le sujet et le monde, comme un relais et une médiation symbolique, nécessitant évidemment le recours à la culture. L’imaginaire se manifeste sous la forme de stratégies interprétatives, organisées en fonction d’un ensemble d’interprétants déjà établis et fondés, pour un sujet donné, sur ses expériences du monde et de ses manifestations, sur ses connaissances sociales, culturelles, littéraires, artistiques et scientifiques, ainsi que sur ses présupposés et préjugés.

Étudier les logiques de l’imaginaire, c’est, pour moi, penser les modes de fonctionnement de cette interface entre le sujet, le monde et la culture, et chercher à décrire la manière essentiellement singulière qu’elle a de se manifester. Le pluriel est incongru quand il est question de logique... Je l’ai utilisé pour signifier le caractère ouvert et multiforme des manifestations de l’imaginaire. Il ne s’agit pas de dire que l’imaginaire a une logique qui lui est propre, cela va de soi, mais bien que ses modes de déploiement connaissent de multiples registres, aussi variés que les formes culturelles qui en expriment l’agir.

Dans les trois tomes des Logiques de l’imaginaire, le premier, Figures, lectures, explicite les modalités d’apparition des figures, ces signes complexes par lesquels le travail de l’imaginaire se rend manifeste. En menant cette réflexion, j’étais moins intéressé par la description de figures ayant une grande pérennité et renommée que par ces situations précises où des figures émergent et s’imposent à l’esprit. Dans les deuxième et troisième tomes, ce ne sont pas des figures singulières et ponctuelles qui sont abordées, mais des ensembles complexes de figures, des imaginaires spécifiés. Le premier des deux est l’imaginaire du labyrinthe, un imaginaire fondé sur un espace, un lieu précis; et le second est l’imaginaire de la fin, c’est-à-dire les représentations de la fin du monde ou d’un monde, un imaginaire cette fois fondé sur le temps et sa maîtrise.

Si ces imaginaires m’intéressent, c’est en raison de leur prégnance dans l’imaginaire contemporain. Des fictions de la ligne brisée – c’est l’expression que j’utilise pour rendre compte des fictions cinématographiques et littéraires qui traitent du labyrinthe et de l’oubli qui lui est lié –, il y en a un nombre sans cesse croissant, comme si le labyrinthe permettait de représenter certaines appréhensions face à un monde dont la complexité grandissante finit par inquiéter. Et des Apocalypses contemporaines, on ne peut pas dire qu’il en manque depuis la fin du vingtième siècle…

Ensemble, ces trois tomes ont pour objectif de renouveler la façon d’étudier l’imaginaire, en reprenant l’analyse depuis les situations concrètes d’un sujet plongé dans le monde et confronté à ses manifestations culturelles et artistiques. 

 

Un concept central dans Logiques de l’imaginaire est le « musement », qui a été défini par le sémiologue Charles Sanders Peirce comme une forme de rêverie et de méditation. Pourriez-vous expliciter quelque peu ce concept et l’usage que vous en faites dans le cadre d’une interprétation littéraire ?

Ce concept a agi sur moi comme un aimant ! J’en ai entendu parler une première fois dans un séminaire de Gérard Deledalle, le premier traducteur de Charles Sanders Peirce en France, et j’ai été immédiatement intrigué, pour ne pas dire séduit. Depuis, je ne cesse de m’y intéresser, et c’est dû assurément à la très grande portée heuristique du concept, qui se trouve à la croisée de l’inconscient et des formes contemporaines de la rationalité.

Je me suis arrêté une première fois à ce concept au moment de ma lecture du roman de John Hawkes, La mort, le sommeil et un voyageur (1975, pour la traduction française), dans le cadre de mon essai Lecture littéraire et explorations en littérature américaine. Le personnage principal de ce roman est un être de l’oubli. Il voyage entre ses souvenirs, s’égare, muse et s’enfonce dans un labyrinthe de pensées. Le dédale n’y est pas que métaphorique, sa logique apparaît comme la structure fondamentale de sa posture cognitive. Or, pour décrire cette mécanique anamnestique étonnante, mon choix s’est aussitôt porté sur le concept de musement. La déambulation dans un labyrinthe de pensées m’est apparue comme l’image par excellence du processus de musement.

Le musement est une errance de la pensée, une forme de flânerie de l’esprit, le jeu des associations qui s’engage quand un sujet se laisse aller au mouvement continu de sa pensée, à l’image des associations libres ou de l’écoute flottante en psychanalyse. Peirce a commencé par le décrire comme une forme de rêverie ou de méditation, avant de se raviser, précisant qu'il s'agissait avant tout d'une rêverie pleine, sans perte de conscience, sans absence complète de soi. Ce serait plutôt de l'ordre du jeu, mais d'un jeu aux propriétés particulières. Il dit : « En fait, c'est du Jeu Pur. » C’est-à-dire un jeu qui n'a pas de règle, hormis celle, initiale, de la liberté.

Ce vagabondage de l’esprit, je l’ai associé spontanément à l’errance dans un labyrinthe. La similarité entre les deux processus a d’ailleurs été à l’origine de mon intérêt pour le labyrinthe. J’ai cherché à voir jusqu’à quel point cette analogie était motivée. Si le musement est un labyrinthe de pensées, la contrepartie est-elle aussi vraie : est-ce que le labyrinthe, dans ses représentations narratives et artistiques, apparaît comme un lieu de l’oubli, de l’oubli en acte ? Je suis retourné lire le mythe de Thésée et du labyrinthe pour y découvrir que le dédale était bel et bien un lieu marqué par l’oubli, et un oubli qui n’était pas un simple revers de la mémoire, mais une modalité positive de l’agir. Ma lecture du mythe est venue confirmer mon hypothèse et donner de nouvelles bases à une exploration des formes du musement, en tant qu’oubli positif et modalité de l’agir. Et je me suis rendu compte que l’époque contemporaine était fascinée par les formes de l’oubli. C’est ainsi qu’est né le corpus des fictions de la ligne brisée, composé de récits mettant en scène l’oubli sous toutes ses formes, du coma et de l’amnésie aux formes de la dissolution de soi et de la vie après la mort.

Mon utilisation du musement ne s’est pas arrêtée là. En travaillant sur le concept de figure et en cherchant à déterminer ses modes d’apparition et de développement dans Figures, lectures, le musement a fini par jouer un rôle déterminant. En fait, il m’est apparu évident que l’acte de muser caractérisait la relation du sujet aux objets de pensée qui l’envoûtent et l’obsèdent. Muser, c’est se perdre dans la contemplation de figures, de ses figures. Cette assertion a pris des allures de prémisse. Pour donner deux exemples simples de la fascination pour une figure et du musement qu’elle induit, prenons les destins de Gustav von Ashenbach, obsédé par la figure de l’éphèbe qu’est, pour lui, le jeune Tadzio, dans La mort à Venise de Thomas Mann, et de Humbert Humbert, obsédé par la figure de la nymphette qu’est Lolita, dans le roman éponyme de Vladimir Nabokov. L’un et l’autre personnages meurent de leur fascination pour une figure qui, dans un même mouvement, les enchante et les mène à leur fin. Or cet enchantement est présenté très clairement dans les deux romans comme une forme de musement.

Ses manifestations sont en fait nombreuses en littérature. Il peut prendre la forme d’une digression, comme celle d’un monologue intérieur et d’un flux de conscience. Si, en termes littéraires, le vingtième siècle a vu se généraliser les fictions de la conscience, le musement s’y est graduellement imposé comme une de ses limites les plus fascinantes.

 

Vous évoquez dans votre ouvrage un imaginaire du labyrinthe qui serait comme la figure active de l’oubli, figure à laquelle vous associez une dimension de violence qui peut avoir alternativement un aspect positif de genèse ou un aspect négatif de destruction. Pourriez-vous préciser de quelle manière cette figure labyrinthique est investie dans les productions culturelles contemporaines et comment elle éclaire un certain état de notre société ?

 

Il se produit une chose incroyable au cœur du labyrinthe. Thésée, bien entendu, y met à mort le Minotaure. Mais dans les versions anciennes et traditionnelles du mythe, cette scène est passée sous silence. On ne sait pas et on ne dit pas comment Thésée s’y est pris pour tuer le monstre. Thésée lui-même ne semble pas s’en souvenir. La scène est l’objet d’un oubli fondamental.

J’ai essayé de tirer les conséquences de cette situation pour le moins intrigante. J’ai fait l’hypothèse que, sur un plan cognitif, c’est l’oubli, et l’oubli sous toutes ses formes, qui caractérise les liens du sujet à la violence, à sa violence. La violence, surtout fondatrice (lorsqu’elle est au cœur de l’identité du sujet ou d’une société), est essentiellement nocturne, c’est-à-dire qu’elle échappe au regard, y compris au regard de la conscience du sujet même qui en est responsable. Sur un plan énonciatif, il m’est apparu aussi que le silence caractérisait le rapport du sujet à sa propre violence. J’ai repris l’argument de Eric Weil : ce qui est au cœur de l’existence d’un sujet violent ne peut pas être énoncé et transparaît dans le silence, « non dans un silence absolu, mais dans le silence de la raison qui se veut cohérente » (Logique de la philosophie, p. 58). Violence – oubli – silence : cette relation s’est imposée de façon forte et j’ai cherché à l’exploiter et à comprendre comment elle se déclinait non seulement dans le mythe grec du labyrinthe, mais encore dans la fiction contemporaine.

Il est arrivé quelque chose d’inattendu en cours de rédaction de La ligne brisée, qui est dû, entre autres, à l’importance grandissante que la violence a prise dans mes analyses. Mon exploration de l’imaginaire du labyrinthe visait avant tout une étude (et une revalorisation) des formes positives de l’oubli, et peu à peu, les liens à la violence et au silence de la raison défaillante ont pris le dessus.

Je voulais traiter d’un oubli in praesentia, plutôt que simple absence ou revers de la mémoire, et montrer que, déjà, un ensemble de fictions contemporaines le mettaient en scène et tablaient sur ses ressources narratives et symboliques. Cet appel à un oubli positif, que réclamait Nietzsche par exemple, avait déjà été entendu. L’oubli est raconté, et les fictions de la ligne brisée le montrent sans peine. Par contre, cet oubli vient canaliser des appréhensions qui en renversent les valeurs. Ainsi, les divers exemples explorés – de Lost Highway de David Lynch à Zombi de Joyce Carol Oates – ont fait émerger deux versants à ma conception d’un oubli dynamique et d’un « sujet théséen », qui a un tel oubli comme modalité de l’agir : une version positive et une autre, négative. Et c’est la version négative qui s’est graduellement imposée.

Dans sa version positive, Thésée sort du labyrinthe et il devient le héros qu’on connaît. Son insouciance est un principe créateur et un moteur de l’action. Dans sa version négative, le sujet théséen reste prisonnier du labyrinthe, et il devient le monstre qu’il est allé tuer. Il devient lui-même le Minotaure, entité imaginaire dédoublée, entité deux fois hybride (les analyses et les fictions ont été nombreuses à identifier les figures du Minotaure et de Thésée).

La violence qui, dans la version positive, disparaît de la conscience dès que l’événement s’est produit, devient dans sa version négative un spectacle. Et qui plus est, un spectacle répété. La violence ne libère pas, elle enchaîne. Si l’oubli permet la nouveauté, il favorise donc aussi la répétition, mais une répétition qui s’ignore, et qui devient de plus en plus mortifère. C’est cette deuxième version qui s’est imposée graduellement dans l’essai.

En fait, les œuvres analysées conduisent à un constat : il semble que la littérature et le cinéma contemporains aient fait de ce versant négatif de l’oubli et du sujet théséen un de ses principes. Les fictions de la ligne brisée exploitent de plus en plus le caractère oppressant et inextricable du dédale, comme si, d’un point de vue symbolique, nous avions l’impression de ne plus jamais sortir du labyrinthe, de ne plus pouvoir nous en extirper. Celui-ci permet non seulement de penser l’oubli, mais de mettre en scène ce qui en découle dans son versant négatif : la répétition, l’absence de transcendance, l’impossibilité de trouver une issue, et par conséquent, une fin.

 

Dans votre ouvrage la figure mythique d’Œdipe s’oppose à celle de Thésée, comme on oppose le secret à l’oubli : « tandis que l’un est poursuivi par son passé qui le conduit à se crever les yeux quand la réalité ne peut plus être évitée, l’autre ne regarde jamais en arrière, insensible aux conséquences de ses propres gestes » (p. 46). Si le complexe d’Œdipe peut être associé à la névrose et au sentiment de culpabilité qui retient le sujet ancré dans le passé, pourrait-on imaginer l’existence d’un complexe de Thésée qui serait associé à la psychose, au dédoublement de la personnalité et à la perte de repère par rapport au réel ? Si c’est le cas, comment pourrait-on redéfinir le rapport entre psychose et créativité ?

Dans La ligne brisée, un de mes moments favoris de l’analyse du mythe du labyrinthe est la confrontation des figures de Thésée et d’Œdipe, qui débouche sur la lecture de la tragédie de Sophocle, Œdipe à Colone. La tragédie se termine sur la mort d’Œdipe, accompagné au lieu de son trépas par Thésée. Ce dernier devient en quelque sorte le garant du secret de l’emplacement de sa mort. Ces deux rois que tout oppose sont réunis, et la scène permet de comprendre non seulement la différence ente les deux, mais, et plus important encore, leur complémentarité.

Évidemment comparer Thésée et Œdipe, c’est jouer avec un personnage qui a servi de base au développement d’une des théories du sujet les plus importantes du vingtième siècle, la psychanalyse. Œdipe y apparaît comme un être de la mémoire et du remords, un être qui a commis des crimes, un parricide entre autres, qui reviennent le hanter et qui le déterminent tout entier. Or, on peut dire que, dans le corpus des mythes grecs, à la conception du sujet incarnée par Œdipe répond cette autre conception du sujet, représentée cette fois par Thésée, où la mémoire cède le pas à l’oubli comme modalité de l’agir et propriété essentielle du sujet. Le héros grec commet un parricide involontaire comme Œdipe : il cause la mort de son père Égée, en oubliant de donner le signal convenu qui attesterait de sa victoire et de son retour, et son père, catastrophé par la mort de son fils, se jette en bas d’une falaise. Pourtant, ce parricide involontaire ne revient jamais le hanter. Une fois commis, il disparaît et Thésée agit à sa guise. Le crime est oublié (ce n’est qu’un des nombreux oublis qui marquent le personnage), Thésée devient le roi d’Athènes et y implante la démocratie. C’est un mythe de fondation.

Il était important pour moi de montrer qu’au sujet œdipien, dont on a beaucoup étudié les traits, pouvait correspondre un sujet théséen, contrepartie essentielle, agissant sous de tout autres principes, dont le musement était, en tant que manifestation de l’oubli positif, le trait majeur.

Une telle confrontation, dont je n’ai fait que poser les bases dans l’essai, peut être exploitée de diverses façons, elle peut même mener à proposer un discours complémentaire à la psychanalyse. La trajectoire que j’ai choisi d’exploiter dans La ligne brisée était de montrer que si l’imaginaire du labyrinthe est important à l’époque contemporaine, ce n’est pas seulement parce qu’il parvient à manifester la complexité du monde contemporain, mais à illustrer ses conséquences cognitives – désorientation, errance et oubli, mais aussi musement, imagination et originalité – et à mettre en scène un sujet répondant à de tout autres principes que ceux du discours dominant sur la subjectivité.

Doit-on penser à développer un complexe de Thésée, contrepartie du complexe d’Œdipe ? Un complexe dont les symptômes seraient, pour reprendre les termes de votre question, le dédoublement de la personnalité et la perte de repère par rapport au réel ?

Il est évident qu’il n’y a pas que la figure d’Œdipe qui puisse servir de modèle à nos définitions du sujet et de ses modes d’action. Il n’y a pas qu’une seule façon de comprendre les liens aux événements passés et à l’agir. Pour moi, le sujet théséen n’est pas un sous-modèle du sujet œdipien, une simple variation comme a pu le dire André Green. C’est un modèle équivalent dont il s’agit encore de comprendre les tenants et aboutissants. Mais faut-il aller plus loin ? Doit-on songer à développer un complexe de Thésée fondé sur l’insouciance plutôt que le sentiment de culpabilité, sur la violence gratuite plutôt que la vengeance ou la faute, sur la fuite plutôt que le repli, où le miroir ne symbolise pas une première assomption de l’identité, mais une représentation du caractère éphémère de l’image de soi, voire de la conscience ? Je n’ai fait, pour l’instant, qu’établir les bases d’un sujet théséen, il me reste encore à développer de façon complète cette figure aux traits inattendus. Disons que, pour faire simple, c’est l’un de mes prochains chantiers.

 

En vous lisant, on est frappé par ce fil rouge mythique que vous suivez et qui vous permet de rapprocher des œuvres au fond très différentes les unes des autres. Comment définissez-vous votre méthode d’analyse ? Cette figure mythique récurrente, sans cesse réinvestie par l’imaginaire culturel, a-t-elle quelque chose à voir avec une forme d’archétype ? De quelle manière les mythes de Thésée et du labyrinthe traversent-ils les époques sans perdre leur identité, malgré la diversité des distorsions que peuvent leur imposer leurs réactualisations culturelles ? Au fond, s’agit-il véritablement d’une réactualisation par des œuvres ou simplement d’un cadre interprétatif que vous vous donnez ?

Je n’ai pas encore exploré de façon soutenue la relation entre la figure et l’archétype, je ne peux donc répondre de façon satisfaisante à cette partie de votre question ! Ceci dit, il est évident que l’expérience figurale et l’expérience archétypique sont toutes deux des expériences intenses et bouleversantes (ce sont les termes mêmes de Jung) et que les affinités sont nombreuses entre les deux notions. Je crois, par contre, que la perspective entre les deux démarches est différente, et elles s’opposent comme le font un système interprétatif déjà en place et une interprétation qui s’amorce.

Ma méthode est fondée sur le modèle d’interprétation développé dans Lecture littéraire et répond à des principes peircéens, essentiellement pragmatiques. Je conçois l’interprétation comme une mise en relation de textes. Cette opération survient en contexte, elle est déclenchée par un prétexte (quelque chose, par exemple, qui échappe à notre compréhension) et est réalisée à partir de certaines règles. La mise en relation est au cœur de toute interprétation et elle est établie minimalement entre deux textes : un premier, échappant à la compréhension et requérant ainsi un travail de lecture et d’analyse additionnel, et un second qui sert à l'expliquer et qui est convié justement pour cette raison. C’est un modèle inductif (voire abductif, si on se fie à la terminologie de Peirce), qui part d’une situation de lecture concrète, et qui vise à acquérir les outils pour répondre aux questions posées et encore en suspens.

Avec les fictions de la ligne brisée, le texte second interpellé a été le mythe grec de Thésée. Je ne suis pas retourné à ce mythe en recherchant des archétypes, espérant que des formes préétablies puissent éclairer les fictions considérées, mais parce que j’ai fait l’hypothèse que ce mythe pouvait éclairer les textes que je lisais. Cette hypothèse s’est révélée fructueuse et j’ai été conduit par la suite à poser le mythe grec comme texte fondateur de cet imaginaire. J’y ai trouvé un ensemble de traits et de figures, ainsi qu’une logique de mise en récit qui m’ont permis, en tant que règles d’interprétation, d’expliquer la présence soutenue du labyrinthe dans l’imagination contemporaine et de comprendre la place qu’y jouent l’oubli et le musement.

En bout de ligne, on pourrait me dire que les résultats sont similaires, mais le processus est différent dans son essence même. Mon interprétation s’est construite au fil de mes lectures, l’hypothèse d’un recours au mythe grec est apparue en cours de route et pour résoudre des dispositifs narratifs et énonciatifs d’une grande singularité. Le mythe n’a pas été abordé comme un réservoir de formes préétablies et stables, mais comme un texte, à lire et à analyser au même titre que les romans et films identifiés. D’ailleurs, mon analyse du mythe a été influencée par les questions que je me posais sur les fictions de la ligne brisée. La mise en relation des textes ne s’est pas faite de façon unilatérale, mais réticulaire, les relations se déployant dans toutes les directions. C’est ainsi que l’oubli s’est imposé comme foyer de ma lecture du mythe et principe d’analyse des fictions contemporaines.

 

Un point m’intéresse particulièrement et a soulevé chez moi une certaine perplexité. Vous reconnaissez dans la ligne brisée du labyrinthe une image du processus de narrativisation et de la mise en intrigue. Vous insistez notamment sur l’homologie qui existe entre intrigue et labyrinthe au niveau de cette « structure d’attente » qui devient « plus forte si les contraintes et les retards à l’accomplissement de l’action se multiplient » (p. 13). Vous insistez encore sur le fait que si Œdipe incarne la logique du mystère et de sa résolution, Thésée exprime plutôt la logique projective de la quête, de celui qui agit sans regarder en arrière (p. 24, 45-46). Pourtant, vous affirmez ailleurs que l’expérience du labyrinthe est « une sortie hors du temps » (p. 16), que le « temps se défait pour se transformer en une suite émiettée d’instants » (p. 174). Vous semblez ainsi faire de l’oubli une sorte de version négative du temps phénoménologique, qui serait marqué selon vous par une forme de continuité assurée par la mémoire (p. 16). Mais n’est-ce pas précisément parce qu’il y a oubli que le passé nous intrigue et qu’il attire notre attention, que nous nous orientons vers cette perspective temporelle obscure que nous cherchons à rendre compréhensible ? On pourrait aussi dire que le futur n’est pas une ligne droite et prévisible, mais un réservoir de virtualités dont l’incertitude est ce qui le rend présent à notre esprit. La structure intentionnelle de l’action n’est pas fondée sur la mémoire mais sur le but à atteindre, et ce sont les ruptures potentielles du futur qui distendent notre attention vers cet à-venir inquiétant. La linéarité du temps, celle qui dépend de la mémoire claire et de la prévisibilité des événements (ou celle du temps social rythmé par le mouvement régulier des horloges) ne me semble pas être une expérience phénoménologique de la temporalité mais son contraire : il s’agit d’un temps absent, de la routine invisible et de la vie sans histoire. Ne pourrait-on pas se servir de l’opposition entre Œdipe et Thésée pour opposer non pas le temps au hors-temps, mais plutôt une forme de mise en intrigue polarisée vers le passé et la résolution d’une énigme (on sait qu’Œdipe est la matrice du roman policier) qui se distinguerait d’une mise en intrigue fondamentalement orientée vers le futur, d’une action conquérante et rompant avec son passé (modèle de la narration épique ou du roman d’aventure) ?

Ma conception du temps phénoménologique doit beaucoup aux réflexions de Paul Ricœur sur la distension de l’esprit confronté au passage du temps et à sa saisie. Ma réflexion sur le temps semble aussi marquée par mes recherches sur l’imaginaire de la fin (l’objet du troisième tome des Logiques de l’imaginaire). J’ai été frappé par un des motifs récurrents de l’imaginaire de la fin qui est non seulement la prépondérance du temps, mais sa maîtrise et l’articulation des divers temps entre eux. Pour un prophète, annoncer la fin du monde, c’est déceler au présent les signes et les indices d’une fin à venir en fonction de critères et de scénarii issus du passé (de L’Apocalypse de Jean, par exemple). Il y a là une maîtrise des temps et une organisation cohérente de leur distribution. Les fictions de l’imaginaire de la fin sont des fictions à la fois d’un temps qui se dérègle sur le plan de la diégèse – c’est le Temps de la fin (le Endtimes cher à Frank Kermode), où les événements se dérèglent –, et d’un temps qui est maîtrisé sur le plan cette fois de la narration.

En comparaison, l’imaginaire du labyrinthe ne joue pas avec une telle maîtrise du temps. Si quelque chose y est maîtrisé, c’est un espace plutôt que le temps, un espace complexe qui est le labyrinthe. Mais cet espace perturbe à sa façon le temps. La perte des repères spatiaux a des conséquences sur les repères temporels. C’est une logique des instants qui se déploie, instants séparés les uns des autres, disloqués, rendus insignifiants, puisque ne servant plus à assurer une cohérence à la déambulation. La sortie hors du temps est non pas le moteur de la narration ou de la quête, mais une conséquence de la complexité spatiale, du caractère inextricable du dédale et de ses conséquences cognitives.

Dans votre question, vous signalez que l’oubli apparaît dans La ligne brisée comme une version négative du temps phénoménologique. Les conceptions traditionnelles de l’oubli vont dans ce sens en effet. L’oubli en tant que revers de la mémoire, oubli passif, comme ce gouffre qui engloutit les souvenirs et par conséquent le passé lui-même, est une négation du temps phénoménologique, en tant que principe entropique qui viendrait en atténuer la consistance et la cohésion. Mais j’ai cherché avant tout à me défaire de cette conception, optant plutôt pour un oubli positif, un oubli qui serait modalité de l’agir. Se souvenir et agir ne peuvent se réaliser que dans un équilibre entre mémoire et oubli, définis comme des forces complémentaires.

En fait, on pourrait dire que le temps phénoménologique ne peut exister que si l’oubli est présent, que s’il agit comme force. Le temps n’est présent, il n’apparaît à la conscience, que sur le mode du discontinu. Les effets de présence requièrent non pas une présence continue ou soutenue, mais un jeu de l’apparaître et du disparaître. S’il n’y avait que de la lumière, et aucune période de noirceur, nous finirions par ne plus jamais remarquer sa présence. C’est comme l’air. Nous oublions, parce que nous ne sommes jamais sans air sauf exception, qu’il s’agit d’un élément essentiel à notre vie. On ne le remarque plus. Dans le même esprit, on aperçoit la lumière, parce que ses variations sont innombrables, de l’ombre à la noirceur totale, en passant par toutes les teintes que la position du soleil lui impose, et ces effets de présence sont au cœur de notre perception de la lumière. Si nous n’étions que des êtres de mémoire, si notre mémoire était parfaite et totale (à la manière de Funès, le personnage de Borges), nous ne sentirions pas le temps passer, parce qu’il serait toujours présent, et de façon uniforme, parce qu’il ne connaîtrait jamais de période d’ombre. C’est parce que notre mémoire n’est pas totale et qu’elle est une négociation constante avec l’oubli que nous percevons le temps et ses variations.

L’oubli est donc essentiel à notre perception du temps. C’est parce que nous oublions que nous sommes plongés dans du temps que des effets de présence apparaissent et que les variations du temps nous étonnent. C’est dans le discontinu, que l’oubli seul permet de théoriser dans une analyse des effets de conscience, que le temps nous apparaît. L’oubli n’est donc pas une négation du temps phénoménologique, mais sa condition même.

Mais revenons à la fin de votre question. Je crois qu’on peut bel et bien opposer une mise en intrigue polarisée vers le passé et la résolution d’une énigme et une autre fondamentalement orientée vers le futur, une action conquérante et rompant avec son passé. La première a Œdipe et son mythe comme modèle, la seconde, Thésée et le récit de ses aventures. Ces mises en intrigue s’opposent selon des modalités complémentaires mais spécifiques : le première reposant sur une maîtrise du temps (du temps passé et des événements qui s’y sont produits); la seconde, sur une exploration et une maîtrise du territoire. La première est illustrée par la restauration : le mythe d’Œdipe est un récit de restauration de l’ordre, qui n’est jamais qu’éphémère puisque le désordre finit par revenir. La seconde est marquée par la fondation : le mythe de Thésée est un récit de création d’un ordre nouveau (le système démocratique à Athènes). On pourrait continuer ainsi longtemps et proposer des régimes de mise en intrigue distincts. Peut-on fonder une typologie sur ces principes? La question mérite d’être posée, car il semble bien que nous ayons droit à des modalités spécifiques.

 

Dans votre livre, on est frappé par l’ouverture de votre corpus qui vous permet de passer de l’analyse d’un roman de  Maurice Blanchot à celle d’un film de David Lynch (Lost Highway) ou de Christopher Nolan (Memento). On perçoit clairement votre projet qui est de mettre en lumière un imaginaire contemporain dont la manifestation culturelle déborde le seul champ de la littérature. Face à la crise que traverse l’institution littéraire en France, pourriez-vous évoquer la manière dont les études littéraires sont enseignées au Québec et quel rapport vos travaux entretiennent avec le mouvement des cultural studies ?

 

Vous avez raison, ce qui m’intéresse avant tout ce sont les formes que prend l’imaginaire contemporain. Et en rendre compte requiert une ouverture qui déborde du champ restreint de la littérature. Mes premières interrogations ont porté sur la narration et ses modalités de compréhension. Comment suivons-nous un récit, comment parvenons-nous à organiser les éléments complexes présents dans des fictions? Or, de telles questions sont pertinentes non seulement en littérature, mais pour toutes les formes narratives, que ce soit le cinéma, le roman graphique, l’art et la littérature hypermédiatique. En travaillant sur les fictions de la ligne brisée, en essayant de penser l’oubli et de renouveler ses conceptions, il était impensable de me limiter uniquement à un corpus littéraire, parce que les questions soulevées débordaient des études littéraires pour englober les formes contemporaines de la représentation. Je n’oublie jamais que chaque art est spécifique et possède ses propres conventions et contraintes, mais il est possible de proposer des perspectives qui permettent de jeter des ponts entre les pratiques.

D’ailleurs, on ne peut plus maintenant penser la littérature de façon isolée, l’étudier dans l’absolu. Elle doit être abordée en fonction du contexte culturel actuel, où les arts se croisent et se chevauchent, où le texte et l’image interagissent de façon de plus en plus complexe. Nous sommes en train de passer d’une culture du livre à une culture de l’écran, et il est important de répercuter ce fait dans nos recherches et dans nos conceptions de la littérature. De plus en plus, les étudiants en lettres ont une culture littéraire hybride. Ils sont intéressés autant par la littérature que le cinéma, le roman graphique ou la bédé, Internet et les jeux vidéos. Il ne sert à rien de s’opposer ou de dénigrer cette culture, il importe plutôt de trouver des moyens de la mettre à contribution. Si la littérature est en perte de vitesse, et de ce fait en crise, il faut lui redonner une pertinence dans le champ des études culturelles et artistiques, et de la mettre en relation avec les autres pratiques.

J’ai la chance, il faut le dire, d’enseigner dans un département d’études littéraires (et non de lettres françaises ou anglaises), un département fondé dans les années 70 par des professeurs qui croyaient au structuralisme et qui avaient choisi de définir les axes du département non pas en fonction d’un découpage national et temporel de la littérature, mais des disciplines proposées pour en rendre compte (sémiotique, socio-critique, psychanalyse). Le département a beaucoup changé avec les années, les postures critiques se sont adoucies, mais l’attitude initiale a été maintenue et nous continuons à privilégier une étude de la littérature en fonction de perspectives et de problématiques théoriques. Nous montrons à nos étudiants comment analyser des textes, des films, etc. C’est à eux de choisir la forme littéraire ainsi que la littérature nationale qui leur conviennent. C’est une conception qui a ses critiques, évidemment, mais elle semble adaptée au contexte universitaire et culturel contemporain.

Si la perspective de recherche s’apparente aux cultural studies par son ouverture et sa volonté de s’ouvrir aux multiples formes de représentation, elle s’en éloigne par son point de vue théorique et sémiotique. L’emphase mise sur la relation entre le sujet et le monde, et la définition de l’imaginaire comme interface s’éloignent des préoccupations des cultural studies orientées vers la culture et les pratiques populaires, prises souvent d’un point de vue sociologique et global. Les objets sont peut-être les mêmes, mais les projets diffèrent, ainsi que les méthodologies.

Un projet comme Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, que je dirige depuis huit ans, est l’expression même de cette conception des études littéraires. Le Centre compte 37 professeurs provenant de 6 universités, qui travaillent les uns en histoire de l’art ou en littérature, les autres en traductologie, en sociologie, etc. Le programme porte sur l’imaginaire contemporain et l’interdisciplinarité y est de mise. Elle favorise les collaborations et le renouvellement des perspectives de recherche. Nous sommes très actifs, et les étudiants participent pleinement au projet. Avec le NT2, le Laboratoire de recherche sur les arts et les littératures hypermédiatiques, nous offrons même la possibilité à nos chercheurs et à nos étudiants de développer une expertise dans l’informatisation des lettres et la publication virtuelle. C’est un chantier tout à fait fascinant qui suscite énormément d’intérêt et qui conduit à tenter d’imaginer le devenir des lettres. Il conduit à pousser l’étude du contemporain du côté de sa limite supérieure, ce vers quoi le présent se tend pour tenter de rejoindre le futur.


Biographie
Bertrand Gervais (gervais.bertrand@uqam.ca)  a publié des essais sur la lecture, la littérature américaine et l’imaginaire, de même que des romans, récits et nouvelles. Il enseigne au Département d'études littéraires de l'Université du Québec à Montréal. Il s’intéresse au roman américain contemporain, aux nouvelles formes fictionnelles, de même qu’aux théories sur l’imaginaire et ses figures. Il est le directeur de Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, ainsi que du NT2, le Laboratoire de recherche sur les arts et les littératures hypermédiatiques.
http://www.figura.uqam.ca/
http://www.labo-nt2.uqam.ca/
http://lmp.uqam.ca/accueil
http://salondouble.contemporain.info/

 

Bibliographie

La Ligne brisée : labyrinthe, oubli et violence – Logiques de l’imaginaire,tome II, Montréal, Le Quartanier, coll. « Erres Essais », 2008.

Bertrand Gervais et Rachel Bouvet, éds., Théories et pratiques de la lecture littéraire, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2007.

Figures, lectures – Logiques de l’imaginaire, tome I, Montréal, Le Quartanier, coll. « Erre Essais », 2006.

Donald Barthelme : critique de la vie quotidienne, Paris, Belin, coll. « Voix américaines », 2002.

Lecture littéraire et explorations en lecture américaine, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Théorie et littérature », 1998.

A l'Ecoute de la lecture, Québec, Nota bene, 2006. (Montréal, VLB, coll. « Essais critiques », 1993).

Récits et actions: pour une théorie de la lecture, Longueuil, Le Préambule, 1990.

 

Entretien publié le 15 février 2009

 

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