Le corps du délit
Entretien avec Josefina Ludmer
Josefina Ludmer est Professeur de Littérature Latino-Américaine au Département d’Espagnol et Portugais de l’Université de Yale depuis 1991. Entre 1987 et 1991, elle a été Directeur d’Études au Conseil National de la Recherche Scientifique en Argentine. Entre 1984 et 1991, elle a été Professeur de Théorie Littéraire à l’Université de Buenos Aires. Elle a été boursière de la Fondation Guggenheim (entre juin 1984 et mai 1985) et Fellow of the Council of the Humanities à l’Universtié de Princeton en 1981.
par Annick Louis
Annick Louis: Cette année vos deux derniers livres ont paru en traduction anglaise et portugaise, et pour la première fois un de vos articles est publié en français. Comment envisagez-vous la diffusion de vos travaux en dehors de la communauté de critiques et de lecteurs hispanophones ?
Josefina Ludmer: Pour moi, le fait de sortir du milieu strictement universitaire, ainsi que du cadre de la critique argentine et du domaine de la langue espagnole, c’est un vrai bonheur. Je souffre de phobie perpétuelle au niveau intellectuel… et je suis très contente de voir que mes livres ont été lus en dehors de la discipline et du milieu universitaire, qu’ils ont pu traverser certaines frontières. Le genre ‘gauchesco’. Un traité sur la patrie a été lu par de nombreux psychanalystes, par des historiens, par des poètes, par des féministes. Mes amis me disent que « c’est devenu un classique », mais je n’en crois rien, bien sûr. Ils le disent parce que le livre porte sur le texte classique de la littérature argentine, le Martín Fierro. Écrire sur les classiques, les réécrire, est un des chemins empruntés par ceux qui souhaitent devenir eux-aussi des classiques. Borges le savait, voilà pourquoi il a réécrit le Quichotte, et aussi le Martín Fierro. Ce qui est sûr, c’est que mon livre a été traduit au Brésil et aux États Unis, ce qui veut dire qu’en 2002 il a pu sortir du circuit hispanique. Le corps du délit. Un Manuel a aussi été lu en dehors du champ de la critique et de l’hispanisme ; il est sorti en 2002 au Brésil, et en juin 2004 il paraîtra en anglais aux États Unis. Dans le cas des traductions anglaises, le changement de langue s’est inscrit dans les titres, et en a rapidement transformé le sens. "La patrie" du genre « gauchesco » est devenue en anglais la « terre mère » : The gaucho genre. A Treatise on the Motherland. La même chose pour la traduction anglaise du corps du délit. Un Manuel : le titre The Corpus Delicti. A Manual on Argentine Fictions dérobe le caractère indéterminé du « Manuel », il le situe et lui accorde un sens « national ».
A.L.: Vos premiers ouvrages, Cent ans de solitude. Une interprétation (1972) et Onetti. Les processus de construction du récit (1977), se concentraient sur un auteur et étaient en même temps des analyses textuelles. Puis est venu Le genre ‘ gauchesco’. Un traité sur la patrie, où vous étendiez le corpus à un genre et à sa tradition ainsi qu’au rôle fondateur qu’il a eu dans la littérature argentine. Le corps du délit. Un Manuel, votre dernier livre, implique une ouverture du corpus vers des réseaux de traditions hispano-américaines, européennes et nord-américaines ; en même temps, vous changez de démarche : vous « délaissez » vos auteurs pour retracer le parcours de ce que vous appelez les « cuentos ». Vous explorez, d’ailleurs, les différents sens du mot espagnol, puisque le « cuento » désigne en même temps un genre littéraire (ce qu’on appelle en français « nouvelle » ou récit bref), et le récit oral (le conte) ; mais « cuento » est aussi utilisé couramment dans le sens de tromper ou d’embobiner quelqu’un (« hacer el cuento »). Dans vos derniers ouvrages la notion de « littérature nationale » a ainsi acquis une importance qu’elle n’avait pas auparavant. Ce mouvement est-il lié aux changements politiques et culturels de l’Argentine et à ceux du monde académique hispano-américain ? A-t-il également une raison d’être théorique ?
J.L. : Bien entendu, il y a une raison théorique. Je me sers d’un corpus de littérature argentine pour penser la littérature et la fiction, et les classiques aussi : c’est le champ que je connais le mieux, dans lequel je me sens rassurée, parce que je connais les textes, les contextes, l’histoire, la politique. Pour moi, la littérature, loin d’être une fuite de la réalité, est une porte d’entrée : une entrée dans le monde. À partir de la littérature (ou depuis le champ littéraire) je peux percevoir quelque chose de la culture, du droit, de l’économie et de la politique, et même de la sexualité. Un peu comme les « voyants » qui lisent dans les cartes ou dans les mains ; la littérature est pour moi un révélateur dans lequel je peux lire ce que je veux lire. Il ne s’agit donc nullement de penser en termes de littératures nationales. Par ailleurs, il me semble que plus j’écris sur la littérature argentine, moins j’en parle. Le genre ‘gauchesco’. Un traité sur la patrie est un livre sur la Nation et les identités nationales (ou plutôt : sur l’aspect subjectif de la nation et des identités), dans ce cas argentines (je voudrais bien souligner ceci). Mais la « machine de lecture » qu’il propose permet aussi de lire d’autres courants de la littérature hispano-américaine, tels que l’indigénisme ou la littérature esclavagiste. Elle permet de lire des périphéries, des processus de constitution des États nationaux et des processus d’usage des corps des subalternes. Et, surtout, elle permet de lire des identités autres. Parce que le fondement de cette « machine de lecture », c’est l’usage de la voix de l’autre, ce qui n’est pas exclusif à une littérature ou à une culture ; tout cela dans le cadre de la dichotomie entre donner la voix de l’autre ou utiliser la voix de l’autre. Cela ne peut nullement être un problème national.Le corps du délit se projette vers de nombreuses directions et dimensions… c’est un Manuel de littérature nationale pour les écoles secondaires (je l’avais écrit dans l’espoir de pouvoir vivre de la critique et de ne plus avoir à enseigner à l’étranger). Voilà pourquoi le livre cherche à raconter jusqu’à se perdre dans le non-sens ou dans l’apocalypse. Pour les jeunes assis devant leurs ordinateurs : je voulais leur raconter quelque chose d’amusant, avec de l’humour, sous la forme de jeu, qui soit en même temps quelque chose comme toute la culture nationale. Mais, en même temps, c’est un Manuel qui réunit un certain type de conte et de positions qui ne peut être défini en fonction de leur caractère national. Ces « contes » qui semblent tout à fait argentins parce qu’ils sont pris dans un corpus de littérature nationale, ne le sont pas vraiment… Peut-on dire que les contes de dandys, d’hommes de sciences, de juifs, de crimes et de délits en général soient des « contes nationaux » ? Peut-on dire que ce que j’appelle les « sujets de l’État libéral » soient seulement les sujets argentins ? Dans le livre, il y a un chapitre intitulé « Contes argentins », celui qui s’occupe de Juan Moreira, notre héros populaire de la violence, et il constitue une réflexion sur la catégorie du « national et populaire ». Les notes, qui se trouvent à la fin de chaque chapitre et qui sont parfois presque aussi longues que les chapitres eux-mêmes, et tout aussi narratives, se présentent comme des « fugues transnationales », et se réfèrent à une bibliothèque, ou à un usage d’une bibliothèque, celle de Yale, qui n’est pas nationale, ou, en tout cas, qui appartient à une autre nation que l’Argentine.
A.L.: Dans Le corps du délit. Un Manuel, vous établissez deux séries, celle des « auteurs souvent (trop) lus » et celle des « auteurs non lus », à partir de laquelle vous mettez en cause à la fois le canon de la littérature argentine et la notion de canon littéraire en soi.
J.L. : J’ai voulu, en effet, réaliser une opération historiographique au moyen de cette division entre « auteurs lus » (« leídos ») et « auteurs non lus » (« no leídos »). En espagnol d’Argentine, le mot « leídos » a aussi un autre sens, en particulier si on enlève l’accent, celui de « lettrés », de gens cultivés, ce qui permet d’inscrire aussi dans cette opposition celle qu’on peut établir entre lettrés et illettrés, et aussi entre gens cultivés et non cultivés. D’une part, cette opposition met en question le canon, parce qu’elle remet en question la lecture qui l’a constitué. Les « non lus » sont les écrivains, ou les écrits, écartés depuis le moment de la conception de la littérature qui a produit les « classiques » (ou le canon), et en a fait un ensemble d’auteurs et d’ouvrages réédités, enseignés, filmés. Mon opération consiste à lire ce canon à partir de ce qu’il a lui même écarté pour se constituer. Le canon, si on le lit à partir des textes et/ou des écrivains considérés comme « mauvais » (ou étant « en situation de délit » du point de vue de ceux considérés comme bons et comme très lus), met à nu son propre processus de production, pour le dire dans les termes de Brecht. L’opération de lecture est donc double : d’une part, on inverse le canon (« mon Virgile » est un écrivain tout à fait oublié), et, d’autre part, on nie le canon en tant que hiérarchie, parce que « les auteurs et textes non lus » ont la même importance, et occupent le même niveau, que « les auteurs et textes lus » dans le Manuel. Ils ont tous été lus de la même façon, et à partir de la bibliothèque de Yale.
A.L.: Parmi les hypothèses les plus fortes dans Le corps du délit. Un Manuel, se trouve celle qui définit le geste culturel spécifique de ce que vous appelez « la coalition des années 1880 », moment de la naissance de l’État Moderne argentin, comme étant celui de l’appropriation de toute la littérature occidentale et surtout de la culture européenne. À partir de là se serait constituée une identité culturelle argentine lettrée (« alta cultura ») marquée par la combinaison de l’encyclopédique universel et du « criollo », c’est-à-dire, d’un élément perçu comme spécifiquement argentin. Pensez-vous que cette combinaison définit aussi la culturelle lettrée argentine actuelle ?
J.L.: Je ne dirais pas qu’elle définit la culture argentine actuelle : ce fut une des marques de la culture « lettrée » argentine de la fin du XIXe siècle et d’une partie du XXe siècle (qui était une culture latino-américaine « aristocratique »). Comme toutes les « cultures lettrées » d’aujourd’hui, elle est en train de rétrécir et de disparaître : les frontières entre les niveaux culturels se sont brouillées ou effacées. Mais aux États-Unis, j’ai découvert que cette combinaison est une marque de marginalité par rapport à un centre, ou un empire. C’est, en général, un type de figure qui définit des marges, qu’elles soient internationales, nationales, sociales. Parfois, elle définit les cultures de province par rapport à la culture de la capitale ou d’une métropole. C’est ce que montre le cas de Sarmiento, un provincial dans l’Argentine post-coloniale. Ces cultures marginales sont légitimées, ou acquièrent une autorité, au moyen d’une exhibition « excessive » de culture lettrée, de maîtrise de la culture occidentale, de quantité de citations et de références (qui peuvent aller jusqu’à l’Encyclopédie elle-même, comme dans le cas de Borges). Il y a là une exhibition de la culture conçue comme un livre, comme une bibliothèque et comme la maîtrise des langues étrangères. Les marges culturelles s’efforcent de démontrer leur savoir (et leur « pouvoir ») dans le champ culturel et linguistique. Le cas de Borges et celui de Joyce sont, en ce sens, de véritables paradigmes.Moi-même, depuis que j’habite les États-Unis, je travaille sur l’énigme que constituent ces discours minoritaires, en termes linguistiques. Aux États-Unis j’ai commencé à penser en termes de langues et pouvoir, ou du pouvoir des langues, à réfléchir à l’anglais en tant que langue de la koinè, en tant qu’espéranto, et à l’espagnol en tant que langue périphérique et subalterne, qui sert pour la musique et le sexe, mais non pas pour la réflexion. La position que j’occupe aux États-Unis du fait d’écrire en espagnol est celle qui me permet de penser à partir d’un lieu et d’une langue minoritaires et marginaux.
A.L.: Vos deux derniers livres représentent des travaux de recherche de long terme ; ce sont des projets ambitieux quant à leur structure et à leur ampleur, une démarche qui semble se trouver à l’opposé des demandes des institutions universitaires actuelles, qui nous orientent souvent vers la variation et vers l’étude fragmentaire (d’un auteur, d’une période, d’une question).
J.L.: Ce n’est que maintenant que je peux penser à ces deux livres comme des parties d’un même projet critique : comme des explorations systématiques du discours de la critique.J’ai essayé de faire de la critique un problème de style : faire de la critique un genre littéraire ou faire de la littérature avec la critique. J’ai essayé de penser comme critique et, en même temps, de démanteler l’appareil critique : le ton, les notes, et des notions telles que : dictionnaires, anthologies, encyclopédies, manuels, et même celle de bibliothèques.La critique est pour moi la construction d’un langage qui est en même temps une machine de lecture. Dans Le genre ‘gauchesco’. Un traité sur la patrie j’ai essayé d’explorer un champ spécifique de la culture et de la littérature hispano-américaines, celui de la voix de l’autre qui se transforme en trait distinctif national. C’est un livre de critique qui déploie une « machine de lecture » pour lire un genre littéraire ; ce n’est qu’après que je me suis aperçue du fait que c’est aussi une machine qui sert à lire un genre sexuel et un type spécifique de littérature et de culture politique hispano-américaines, celle qui fonde les identités nationales sur l’autre : les « gauchos », les indiens et les noirs. Cette machine, qui est un programme de lecture (c’est-à-dire un ensemble de catégories, de relations, de hiérarchies), est essentiellement linguistique dans Le genre ‘gauchesco’. Un traité sur la patrie, et essentiellement narrative dans Le corps du délit. Un Manuel.Dans Le corps du délit. Un Manuel le travail de construction de cette machine de lecture prend comme centre l’idée que la littérature n’est pas seulement de la langue mais aussi de la fiction. La littérature n’est pas seulement un univers verbal qui convoque une imagination critique purement verbale. La littérature est aussi une vaste « conteuse de contes », un hypertexte de contes qui convoque une imagination narrative (ou une critique narrative). Je travaille donc avec une autre des matières premières de la littérature, non plus la langue mais la narration et la fiction. Je brise, ou « j’ouvre » la littérature (je la dépouille de son autonomie, et ce geste est essentiel dans ce livre) pour obtenir d’elle un type de « conte » qui essaye d’abolir la barrière entre réalité et fiction, et qui s’organise à partir de séries, de familles, de généalogies, de couples… Je construis un hypertexte de contes liés par des relations diverses, par des links et des parcours. Un paradis-bibliothèque de contes dans lequel le sujet qui écrit se définit comme « la conteuse » (la « cuentera », un mot qui en espagnol peut donc aussi désigner celle qui raconte des mensonges), la « Shéhérazade des contes modernes ». Les notes, et la bibliographie en général, prennent aussi la forme de contes qui constituent des lignes de fuite, et, en même temps, forment d’autres séries de contes. Des notes racontées, qui se perdent dans le non-sens ou dans l’apocalypse.
A.L.: Votre travail actuel part de la notion de « temporalités du présent » pour tenter d’appréhender le processus de construction du présent de l’Argentine. Comment concevez-vous cette notion de « temporalités du présent » et quel est le rôle de la littérature de fiction dans ce processus ?
J.L.: J’ai lu avec beaucoup d’intérêt deux ouvrages français récents. Celui de Marc Augé La Guerre des rêves. Exercises d’ethno-fiction (Paris, Editions du Seuil, 1997), où Augé parle d’un nouveau régime de fiction qui affecte la vie sociale au point de nous faire douter de la réalité. Nous sommes passés au « tout fictionnel ». Et le livre de Francois Hartog Régimes d’Historicité. Présentisme et expériences du temps. Mon travail actuel a beaucoup en commun avec ces deux livres. Je suis en train d’écrire un livre (qu’on peut considérer aussi comme une série de notes, ou comme un livre fait de notes, ou comme un journal) sur le présent, comme notion et comme catégorie, et sur la « production du présent ». Cet ensemble de notes porte pour l’instant le titre de « Ici et maintenant » (« Aquí y ahora »). En 2002, j’ai publié un article, et fait une conférence au Brésil, sur les temporalités du présent, dans lesquels je pars de l’idée qu’un présent est une accumulation de temporalités publiques, et j’analyse les temporalités d’un certain nombre de fictions publiées pendant l’année 2000 en Argentine (c’est-à-dire, pendant la période qui a précédé la crise, mais pendant laquelle cette crise se trouvait déjà dans les fictions…) Cette rupture lors de l’année frontière (une année qui était postulée par le passé comme l’avenir) me permet d’analyser, toujours dans les récits fictionnels, les différentes temporalités qui constituent, qui habitent et qui produisent le « présent » : la temporalité de la mémoire, celle de l’histoire de la nation (qui sont, toutes deux, politiques et nationales), et celle de la temporalité de l’utopie et de celle de la science-fiction (qui sont formelles et s’inscrivent en dehors de la nation).
A.L.: Comment se présente la « temporalité » en ce début de XXIe siècle ?
J.L.: Ces temporalités qui se superposent, qui sont en synchronie ou en relation de simultanéité, fabriquent ou construisent le présent, et s’y inscrivent, chacune avec son « logo » (ce que j’appelle aussi « formation culturelle ») ; ce « logo » est la façon dont la culture actuelle qui est une culture de masses traite l’histoire, la mémoire, et les traditions littéraires du passé. Ce « logo », ou formation culturelle, apparaît comme un « régime de signification » (ou de pensée) du présent : un processus de construction de sens sans lequel le présent public « n’assimile », pour ainsi dire, ni l’information ni le passé. Les images, logos ou formations culturelles de la mémoire, l’histoire, l’utopie et la science-fiction sont présentes en tant que passés ou futurs du présent et servent à « construire le présent ». Je voudrais donner un exemple. La temporalité de la nation apparaissait très nettement dans la littérature de l’année 2000, à travers l’histoire du XIXe siècle, du moment où la nation post-coloniale montre sa division constitutive. Cette temporalité apparaissait, dans la littérature, dans les « narrations historiques », sous la forme culturelle (ou régime de signification) « civilisation et barbarie ». L’histoire était compressée, pour ainsi dire, pour se soumettre au régime de signification selon lequel certains passés nationaux s’inscrivent dans le présent (et dans lequel s’inscrit l’histoire elle-même dans le présent). Une autre temporalité qu’on retrouvait dans les fictions littéraires de l’année 2000 était celle du nazisme et du fascisme, des années vingt et trente : son régime de signification essentiel, ou logo, était « le mal ». On voit ainsi très clairement que toute production culturelle actuelle (et donc, toute temporalité) est globale, et en même temps locale, parce que ces deux régimes (« civilisation et barbarie » et « le mal ») sont largement utilisés dans d’autres pays aussi, par exemple, on le retrouve aux États-Unis dans les discours sur la guerre.
A.L.: Considérez-vous que la fiction a acquis une nouvelle fonction dans la société argentine ? Comment se posent aujourd’hui pour vous les rapports entre histoire et fiction ?
J.L.: Je travaille sur la littérature argentine, dans le domaine de la fiction (du « tout fictionnel » d’Augé), et aussi sur la catégorie du « domaine public ». Je réfléchis aux fictions publiques, qui circulent à l’intérieur de la culture, et qui, souvent, la constituent. Ce sont des fictions-réelles, pour ainsi dire. On les trouve dans la littérature et aussi ailleurs. Autrement dit, je lis les fictions littéraires comme si elles faisaient partie de « la réalité » ; je me situe en dehors de l’opposition réalité/fiction, et aussi en dehors de l’opposition individuel/social, c’est-à-dire dans le domaine du public. Les fictions publiques sont un des centres de production du présent.La problématique qui sépare l’histoire de la fiction, typique des années soixante et soixante-dix, a été mise en scène en Amérique Latine par les écrivains du « boom ». Aujourd’hui, dans un bon nombre d’ouvrages, la notion de fiction qu’on trouvait dans ces classiques de la littérature hispano-américaine qui était définie par une relation spécifique entre l’histoire et la littérature s’estompe. Ce double rapport produisait un récit traçant des frontières très nettes entre le domaine historique « réel » et le champ littéraire en tant que fable, symbole, mythe, allégorie, ou bien subjectivité pure, et produisant une tension entre les deux domaines : la fiction était précisément cette tension (tel qu’on peut le voir dans Histoire de Mayta de Mario Vargas Llosa, de 1984, ou dans Le mandat de Juan Pablo Feinmann, de 2000).La catégorie actuelle de fiction, qui n’est pas encore entièrement définie, se démarque de cette histoire, et de cette tension, se met au présent et en présence de l’image, et produit tout le temps des opérations de « dé-différentiation ». Elle pratique une négation systématique des frontières, en combinant des genres, en mélangeant la « culture lettrée » et la « culture populaire », le fantastique et le réalisme, et essaie précisément, de dé-différentier la réalité de la fiction ; c’est là une de ses politiques : tout est « réalité ». Une réalité qui n’est pas celle de la pensée empirique, correspondant au sujet du rationalisme, mais un tissu de mots et d’images à différentes vitesses, à la fois intérieures et extérieures au sujet, produites par les médias, les technologies et les sciences. Une réalité qui ne veut pas être « représentée » mais « reproduite », ou bien, on pourrait dire, une réalité à laquelle correspond une catégorie différente de représentation. La fiction absorbe (ou exhibe comme dans une exposition universelle) les réalismes sociaux, magiques, les surréalismes et les naturalismes. Les documentaires m’intéressent donc aussi beaucoup (en cinéma comme en littérature). Dans la fictionnalisation du documentaire et dans la documentation de la fiction du présent (tout est vu et même photographié, quel que soit le matériel), parfois on ne peut savoir si les personnages sont réels ou pas, si l’histoire a vraiment eu lieu, si les textes sont des essais ou des romans, ou des biographies, ou des enregistrements, ou des journaux (tel qu’on peut le voir dans certains romans argentins récents, par exemple dans Lesca, le fasciste irréductible, de Jorge Asís, publié en 2000, dans La chanson des villes de Matilde Sánchez, de 1999, dans Le journal des Alpes de César Aira, de 2002, dans Les années 90 de Daniel Link, de 2001). Les formes d’hyperréalisme, de naturalisme et de surréalisme du présent viennent tous se fondre dans cette fiction qui dé-différentie, et prennent ouvertement leurs distances vis-à-vis d’une certaine tradition de la fiction classique et moderne.
A.L.: Le genre ‘gauchesco’. Un traité sur la patrie propose un pacte ; Le corps du délit. Un Manuel s’oriente vers une dimension didactique, notamment à travers la division, dans chaque chapitre, entre un « corps » et des « notes » souvent aussi importantes que le corps lui-même. Quel est le geste qui définit votre travail actuel ? Et quel type de lecteur s’y inscrit ?
J.L.: Je ne pense pas en termes de lecteurs, mais j’imagine leur circulation en dehors des institutions : je pense à un public. En Amérique Latine, comme dans toute marge ou périphérie, il n’y a pas de philosophie. La philosophie se déguise en un autre type de discours, et j’aimerais bien que mes réflexions puissent être lues comme une forme de littérature-philosophie-sciences sociales- sciences politiques…
A.L. : Votre travail actuel étend donc la notion de « territoire du présent » à d’autres pays que l’Argentine ?
J. L. : En même temps que le livre sur les temporalités, j’écris un essai intitulé Territoires du présent (Territorios del presente). Il s’agit d’un autre type de découpage, parce que j’analyse des fictions de pratiquement tous les pays latino-américains, depuis 1990 jusqu’à présent. Mais dans ces fictions, j’analyse un territoire précis, une image qui se répète. Dans ce cas l’idée de départ est que le présent est le temps des images ou de l’image : le temps de la perception audiovisuelle, pour ainsi dire. Ceci postule l’existence d’une relation immédiate entre présent et immanence. J’analyse une image (pas seulement dans les fictions, mais aussi dans le cinéma et la télévision), celle de « l’île urbaine ». C’est-à-dire, j’analyse la construction le dessin d’un espace intérieur aux villes, avec des limites précises, dans lequel se déroule l’histoire ou la fiction. Il peut s’agir d’une chambre, mais aussi d’une institution ou d’un « monde ». L’analyse de ce territoire bien délimité (qui, comme dans le cas des temporalités, circule à un niveau global et local) nous permet de voir nettement la naturalisation de la société que les fictions mettent en scène ; elle nous montre le degré d’animalité ou de détermination biologique qui définit aujourd’hui l’humain et le social. Dans cette perspective, je lis avec enthousiasme les derniers travaux de Giorgio Agamben, de Paolo Virno (dont la pensée m’intéresse au point d’avoir écrit un article) et de Diego Marconi.
A. L. : Pour finir, je voudrais vous demander si en tant que spécialiste de littérature argentine et hispano-américaine, ayant été formée en Argentine mais enseignant aux États-Unis depuis plus de dix ans, vous vous identifiez à la notion d’extraterritorialité.
J. L. : Bien sûr, je suis une « extraterritoriale » depuis que j’ai quitté l’Argentine, en 1992, pour venir m’installer à Yale. Je ne suis nulle part, je n’appartiens pas, et, pour cette raison, ma position est d’une extraterritorialité permanente et radicale ; je vois toujours, et je pense toujours, chaque lieu à partir d’un autre lieu, chaque livre, à partir d’un autre livre, et chaque langue à partir d’une autre langue. Cet « entre-deux mondes » encourage à porter un regard critique sur le monde, mais en même temps donne l’impression que le sol se dérobe sous nos pieds…