La littérature inouïe

Entretien avec Ariane Santerre

 

 

Propos recueillis par Alexandre Prstojevic

 

Alexandre Prstojevic : Vous publiez aux Presses universitaires de Rennes, La Littérature inouïe, essai ambitieux portant sur les témoignages des camps dans l’après-guerre. Je souhaiterais commencer notre entretien par une question d’apparence anodine, mais importante pour qui connaît les travaux sur la littérature de la Shoah : quels motifs vous ont conduit à étudier les années quarante, période essentielle pour l’histoire de cette littérature, mais qui fut à un moment « délaissée » par les chercheurs ? Une autre question s’impose immédiatement : pour quelles raisons avez-vous pris la décision de travailler sur un corpus « composite » incluant, aux côtés des « classiques » de la littérature testimoniale (L’Univers concentrationnaire de David Rousset, Si c’est un homme de Primo Levi), des textes beaucoup moins connus ?

Ariane Santerre : Dans les années de l’immédiat après-guerre, alors que les rescapés obéissent à la pression d’une incontrôlable pulsion de raconter, les témoignages écrits fusent de partout, mais presque personne ne les lit, presque personne n’y fait écho. L’ouverture du public aux témoignages ne s’effectuera qu’à partir des années 1960, moment crucial causé notamment par le procès Eichmann à Jérusalem en 1961. Les procès – et surtout leur médiatisation, ne l’oublions pas – ont été un catalyseur important de nouveaux témoignages oraux et écrits, ainsi que d’un intérêt collectif pour ces histoires personnelles. Si le procès de Nuremberg en 1945-1946 avait certes souligné les crimes de guerre perpétrés par les nazis, il se distinguait cependant de celui d’Eichmann par le fait, d’une part, qu’il ne s’était pas centré sur la parole des victimes et, d’autre part, n’avait pas eu le génocide des Juifs comme thème central . Ce « silence » de l’après-guerre qu’on a abondamment glosé, et qui est en fait non pas un silence des témoins mais plutôt une surdité générale, a notamment participé à garder beaucoup de ces témoignages dans l’ombre de l’Histoire (j’y reviens).

L’époque de l’après-guerre s’avère cruciale pour quiconque s’intéresse aux témoignages des camps parce que les rescapés se heurtent soudainement à l’incompréhension de leurs interlocuteurs. Lors de leur incarcération, les concentrationnaires qui rédigeaient clandestinement le faisaient dans l’espoir que leurs écrits soient un jour retrouvés et qu’ils puissent servir de documents historiques sur les atrocités commises par les nazis, mais ils écrivaient surtout pour eux-mêmes (c’est le cas des journaux intimes) ou pour leurs codétenus (comme Germaine Tillion qui avait écrit Le Verfügbar aux Enfers, une opérette-revue ayant pour but de faire rire ses camarades et ainsi de les aider à surmonter leurs épreuves). La question de la communication ne se posait pas encore. Après la libération des camps, lorsque les rescapés retrouvent le « monde extérieur », ils mesurent tout à coup le fossé d’incompréhension qui les sépare de ceux à qui ils tentent de s’adresser et qui n’ont pas vécu leurs épreuves : les soldats qui les libèrent, les membres de leur famille et les amis demeurés au pays. Les survivants qui ont écrit dans l’après-guerre se sont retrouvés à devoir penser les premiers à la transmission narrative de leur expérience. C’est cet enjeu communicationnel d’importance qui m’a d’abord interpellée.

Un second enjeu concernait ma discipline principale, la littérature. Je me suis aperçu qu’aucune étude littéraire ne venait prolonger Déportation et génocide d’Annette Wieviorka, qui répertorie tous les témoignages d’après-guerre publiés en France, donnant enfin aux ignorés la place qui leur revient dans l’historiographie. Alors que l’on se désole du traitement réservé aux rescapés dans les années 1940, aucun littéraire n’analyse sérieusement les mots des témoins que l’on continue de reléguer aux oubliettes – hormis bien sûr les quelques rares chefs-d’œuvre comme L’Espèce humaine d’Antelme ou Se questo è un uomo de Levi. Ces « autres » témoignages, c’est-à-dire les méconnus, sont généralement perçus – et ce depuis l’après-guerre – comme des écrits médiocres sans aucun intérêt littéraire. J’ai donc commencé à les lire, afin d’en avoir le cœur net, et ai pu constater qu’au contraire, ils contiennent une panoplie de réflexions approfondies sur la double expérience des camps et de sa mise en récit, ainsi que des techniques narratives élaborées leur permettant de mieux faire passer leur histoire. En fait, l’étude des témoignages d’après-guerre s’est révélé une entreprise d’identification et de décorticage d’un nombre assez effarant d’idées reçues.

A. P. : Vous démontrez que les écrits publiés dans l’immédiat après-guerre, pris généralement pour des témoignages purs, sont déjà travaillés par le désir de « littérature ». Votre démonstration, néanmoins, ne repose pas sur la traditionnelle analyse du rapport entre le témoignage et la fiction, entendu comme opposition binaire et mal comprise entre la vérité et le mensonge, mais bien sur une étude du métadiscours confirmant que pour les premiers témoins, le langage constitue un obstacle et un sujet de réflexion plutôt qu’un moyen neutre de communiquer leur expérience des camps. Il s’agit là, me semble-t-il, d’un important déplacement d’attention dans le domaine des études de la Shoah : la littérarité des premiers témoignages – pour reprendre les termes des Formalistes russes – est signalée, dans le texte même de l’œuvre, par des passages où les auteurs commentent et corrigent ouvertement leur propre travail…

A. S. : Absolument, et c’est ce qui m’avait frappée d’emblée lorsque je me suis mise à lire des témoignages de l’après-guerre, alors que je ne commençais qu’à esquisser les grandes lignes du projet qui allait aboutir à ce livre. On a l’impression en lisant ces témoignages d’assister à une littérature en train de s’écrire. C’est réellement fascinant. D’où mon désaccord profond avec les expressions qualifiant les premiers témoignages de « témoignages purs » ou de « témoignages bruts ». On voit filtrer à travers cette terminologie tout l’imaginaire du cratylisme, comme si d’une part les témoignages (presque) temporellement collés à l’époque du Lager pouvaient nommer les choses « telles quelles », et d’autre part comme si une nomination « parfaite » du réel ne pouvait s’entacher de littérature. On a affaire ici à l’idée voulant que les premiers témoignages se passent magiquement de leur médium, qui est l’écriture. Et d’ailleurs, beaucoup de survivants se sont eux-mêmes pris au piège de cette croyance, d’où les achoppements supplémentaires auxquels ils se sont heurtés et qu’ils ont fini par laisser transparaître dans leur témoignage.

À cause précisément de l’énorme difficulté qu’ils ont éprouvée de raconter leur expérience à un moment où ils se voyaient tiraillés entre leur désir de « transparence » des faits et leur nécessité d’utiliser des techniques littéraires – un moment donc où ils devaient faire preuve d’innovation narrative –, les survivants conservent souvent dans la version finale de leur témoignage les marques de ce que d’ordinaire on appellerait une rature et qu’on ne peut constater la plupart du temps qu’en effectuant une étude génétique des textes. J’insiste sur le fait qu’ils soulignent souvent leur impression de « mal dire » parce que, justement, « bien dire » prend pour eux une importance inestimable.

Cette caractéristique des témoignages écrits de l’après-guerre se retrouve de manière remarquablement similaire dans les témoignages oraux de la même période que David Boder, un psychologue américain polyglotte, était allé collecter en 1946 dans des camps de personnes déplacées à l’aide d’un magnétophone à fil . Dans la transcription de ses entrevues, Boder avait insisté pour qu’y soient conservés les mots erronément prononcés puis corrigés, ainsi que les changements improvisés de langues (certaines entrevues pouvaient se faire en trois langues différentes), car il avait perçu que chaque « rature » corrigée, chaque point de passage linguistique situé à un endroit spécifique du témoignage signifiait quelque chose qu’il valait la peine de creuser (c’est ce que développe Alan Rosen dans The Wonder of their Voices). On est beaucoup, ici, dans le travail du sens. Les témoignages écrits gardent en quelque sorte ces marques d’hésitations linguistiques mais, puisqu’ils se situent dans le temps long de l’écriture, ils procèdent en plus à des réflexions métalinguistiques – le métalangage étant le langage qui parle du langage – indicatives de la rupture de sens que les concentrationnaires ont éprouvée. La célèbre phrase de Levi – « […] notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme » – en est un exemple. Parmi les auteurs méconnus, on peut citer aussi ce passage de Denise Dufournier : « Dans la monotonie épuisante de cette vie […], il me sembla que bientôt le moment arriverait où nous ne saurions plus distinguer “hier” de “demain”, où les mots même deviendraient inutiles. Désormais, économes de tout effort, nous ne pourrions plus user que de ce langage inarticulé et indifférencié dont se servaient, aux temps très anciens, les hommes primitifs . »

Des traces de la littérature en train de s’écrire aux réflexions métalinguistiques, il y a un lien très fort à faire avec les poètes qui, depuis Mallarmé, se sont penchés sur la crise du langage, je pense notamment à André du Bouchet, Christophe Tarkos, Jean-Michel Reynard… Jamais on ne concevrait l’idée que les poètes ne font pas de littérature, et pourtant les témoignages de rescapés remettant eux aussi le langage en question sont d’entrée de jeu taxés de « non littéraires ».

A. P. : Vous insistez sur la nature « dialogique » des premiers témoignages, qui se manifeste à travers une « polyphonie » linguistique, une intertextualité souvent très explicite et une « intermédialité » à laquelle vous consacrez la dernière partie de votre ouvrage. Sous votre plume, le témoignage apparaît finalement comme un lieu de croisement de formes et de discours…

A. S. : Oui, le témoignage d’après-guerre ne s’est pas écrit en vase clos, mais dans un contexte de foisonnement impressionnant de points de vue et de médiations (articles de journaux, émissions radiophoniques, photographies, actualités filmées, etc.) à un moment où – et c’est fondamental – les survivants viennent à peine de retrouver le monde libre après avoir été incarcérés dans ces gigantesques prisons à ciel ouvert où, des nouvelles de la guerre, ne pouvaient filtrer que des rumeurs (on parle ici de circulation orale plus ou moins factuelle) et quelques rares journaux introduits clandestinement (que la plupart des prisonniers n’avaient pas l’occasion de lire eux-mêmes). La reconnexion des rescapés avec la vie civile s’effectue donc dans une effervescence discursive et médiatique qui aborde tous les moments historiques dont se composent la fin de la guerre et le début de l’après-guerre : la libération des camps par les armées alliées, la bombe atomique larguée sur Hiroshima et Nagasaki, le procès de Nuremberg, etc. Les écrits des survivants viennent s’ajouter à l’édifice des discours de l’après-guerre en offrant un point de vue particulier, celui des témoins directs de l’Histoire. Leur conscience de constituer un « discours de plus » est évidente et parfois explicite, comme l’est leur volonté d’écrire contre certaines idées reçues déjà en circulation dans la sphère publique. L’une de ces manifestations tient à une modification de l’horizon d’attente du lecteur : les rescapés insistent, surtout dans leur préface, sur la quotidienneté de l’horreur, parce qu’ils savent bien que leur public s’attend plutôt à lire des récits s’inscrivant dans le registre du spectaculaire – attentes qu’ont notamment forgées les photographies et les actualités filmées de la libération des camps. L’imbrication de quelques-unes de ces photographies à même certains témoignages, que j’analyse dans le chapitre sur l’intermédialité, vient montrer l’importance que les survivants ont attribuée à ces images relevant à la fois de la « preuve empirique » et de la poétique du choc.

L’exemple par excellence de cette hybridité des formes est le témoignage du frère dominicain et partisan italien Ettore Accorsi , que j’ai consulté à la bibliothèque de l’ANED à Milan, dans lequel s’alternent témoignage « traditionnel », poèmes, prières, chansons, partitions de musique, illustrations et citations de lettres. Il s’agit à première vue d’un témoignage fort différent des autres de cette période, mais en fait, comme vous l’avez souligné, il ne fait que montrer davantage, du pur point de vue de la forme, le croisement médiatique et discursif qui s’opère dans tous les témoignages.

A. P. : Cette approche de votre corpus est aussi une manière de répondre à la question – souvent (âprement) débattue – de l’indicible de l’expérience concentrationnaire. Vous écrivez, à la fin de La Littérature inouïe : « l’indicible participe d’une double difficulté : il s’érige à la fois entre l’individu et le langage et entre le rescapé et la compréhension de son interlocuteur. »

A. S. : Il est important de savoir tout d’abord que l’indicible est à comprendre non pas comme une impossibilité, mais comme une difficulté de l’expression verbale. Les linguistes sont formels là-dessus. D’où l’intérêt des chercheurs à analyser l’indicible : malgré la (très grande) difficulté de l’expression, que nous disent les survivants ? Beaucoup de travaux se sont fort utilement penchés sur l’indicible dans son rapport entre le rescapé et le langage. J’éprouve cependant une certaine réticence à employer ce terme à cause de ce qu’il laisse entendre chez les non-spécialistes, qui l’ont réutilisé à leur tour et l’ont inévitablement déformé (Michael Rinn a relevé à ce sujet l’éventail de synonymes avec lesquels on le confond ). C’est devenu une expression automatique pour parler d’une expérience de l’extrême, et par le fait même, ce terme perd beaucoup de sa pertinence. C’est aussi devenu une sorte de tournure très opportune pour se défiler : c’est une expérience indicible, voyez pour preuve tous ces survivants qui se sont enfermés dans le mutisme, alors n’y creusons pas plus. Généralement parlant, qualifier une expérience d’indicible implique qu’on ne veut pas vraiment l’entendre. Voilà exactement ce que remarquait Robert Antelme lors de sa libération à Dachau, lorsque les soldats américains, après avoir trouvé un terme pour nommer les histoires des survivants, avaient aussitôt cessé de les écouter : « La plupart des consciences sont vite satisfaites et, avec quelques mots, se font de l’inconnaissable une opinion définitive. […] Inimaginable, c’est un mot qui ne divise pas, qui ne restreint pas. C’est le mot le plus commode. Se promener avec ce mot en bouclier, le mot du vide, et le pas s’assure, se raffermit, la conscience se reprend . »

Le rapport de communication difficile entre le survivant et son interlocuteur me semble devoir être rappelé encore et encore. C’est indispensable pour bien prendre la mesure des obstacles auxquels se sont heurtés les rescapés, car nous en faisons justement partie. L’une des difficultés majeures qu’ont rencontrée les survivants lors de la rédaction de leurs témoignages a précisément été de devoir s’exprimer d’une manière compréhensible pour le lecteur qui, n’ayant pas été déporté, ne partageait pas les mêmes références et ne pouvait pas aisément imaginer cette expérience de la déshumanisation, de la famine, de la promiscuité, etc. On se retrouve donc, oui, dans une situation dialogique.

La prise en compte du lecteur est un facteur incontournable de l’indicible, en ceci également qu’il s’attache à notre propre difficulté à comprendre, sur le plan cognitif. Prenons un exemple beaucoup plus banal, mais néanmoins révélateur. Imaginons devoir écrire un texte sur la neige pour quelqu’un qui n’en a jamais vu. Pas évident ! On pourrait expliquer comment elle se forme du point de vue scientifique, puis décrire d’un point de vue plus subjectif comment elle tombe du ciel, s’accumule et fond, et décrire aussi ce que l’on ressent au toucher, la délicatesse des flocons et leur dureté quand ils se transforment en grésil, l’effet de leur froidure, etc. Peu importe le résultat « littéraire » de nos efforts, cependant, notre histoire sera bien difficile à saisir pour quiconque n’a pas l’expérience de la neige. La cognition, dans ce cas, est intimement liée à l’empirisme. Similairement, l’expérience des camps est indicible parce que difficile à comprendre pour le lecteur. L’approche éthique du témoignage nécessite d’accepter le fait que le lecteur fait partie de l’équation de l’indicible. Si on prend pour second exemple le schéma de la communication de Roman Jakobson, l’indicible touche à la fois le destinateur et le destinataire du message. Ce n’est pas exclusivement une question du rapport entre le survivant et le langage.

A. P. : Dans La Littérature inouïe, vous consacrez une attention particulière à la langue des camps – la Lagerszpracha –, notamment à la manière dont elle se trouve intégrée dans les récits des survivants. Pour quelle raison avez-vous choisi d’analyser ce phénomène à l’aide des outils forgés par le grand théoricien de la littérature Mikhaïl Bakhtine ?

A. S. : Pour répondre à cette question, je dois vous faire part de l’évolution de cette partie du livre examinant la Lagerszpracha, qui a beaucoup changé entre son élaboration initiale, la recherche qui l’a sous-tendue, et sa rédaction finale. Mon plan de travail a d’abord tenu compte de ma lecture des témoignages du corpus, à la suite de laquelle la prépondérance des mots étrangers me semblait trop importante pour ne pas l’étudier. D’entrée de jeu, je n’arrivais pas à nommer autrement ces mots issus de la langue des camps que comme des « mots d’autrui », expression qu’utilise Bakhtine pour parler de ces emprunts que nous faisons aux mots forgés et utilisés par d’autres, et que nous n’arrivons pas encore à nous approprier entièrement – ce qui fait qu’ils détonnent, ou en tout cas se démarquent, dans notre discours. Mon plan initial sur la langue des camps contenait déjà Bakhtine – à qui j’avais été initiée à la maîtrise et que j’avais continué de lire dans mes temps libres.

Pour mieux comprendre ces « mots d’autrui » spécifiquement concentrationnaires, il m’a fallu chercher du côté de travaux linguistiques portant sur la Lagerszpracha, un terme forgé en 1985 par le politologue allemand Wolf Oschlies. Une grande part des études sur ce sujet a été effectuée par des linguistes et des historiens italiens dans les années 1990, qui se sont eux-mêmes fondés, mis à part les témoignages italiens, sur des articles de revues spécialisées rédigés dans l’après-guerre par des linguistes français revenus des camps. Or en dépit de cet intérêt précoce pour la linguistique concentrationnaire parmi les spécialistes français (c’est-à-dire les linguistes survivants et ceux qui les ont publiés), aucun chercheur de France n’a fait écho à ces premières analyses relevant en quelque sorte du témoignage et de l’étude de terrain. Je me suis rendu compte qu’en fait, depuis l’époque de l’après-guerre, aucune étude en français ne portait sur la Lagerszpracha. Et pourtant, le français – du fait notamment de sa malheureuse histoire coloniale – contient un lexique très riche départageant clairement divers contextes linguistiques qui se retrouvent dans la complexe langue des camps : le jargon (qui vise la clarté malgré son obscurité pour les non-initiés), l’argot (qui vise au contraire à demeurer cryptique et à se restreindre à une petite communauté) et le sabir (qui facilite la communication de base entre des locuteurs ne partageant aucune lingua franca). C’est ce que mon analyse a pu montrer pour la première fois.

Or si elle se révèle utile pour comprendre le contexte linguistique des camps, l’étude de la Lagerszpracha en elle-même s’avère insuffisante pour comprendre comment et pourquoi les rescapés s’y réfèrent dans leur témoignage. Je me suis donc aperçu que l’analyse devait être séparée en fonction de deux temporalités très spécifiques : l’époque du Lager (qui est celle de la langue des camps), et l’époque de la rédaction des témoignages (qui est celle de l’intégration de cette langue dans le discours testimonial). Dans le cadre de cette dernière temporalité, le recours à Bakhtine devenait indispensable pour analyser les divers cas de figure de reprise de la langue des camps par les survivants. Les auteurs en effet peuvent parfois reprendre un mot de la Lagerszpracha pour en souligner l’étrangeté – ce qui est un cas d’exemplification du caractère « autre » de cette langue –, mais aussi parfois pour le détourner d’une manière aussi subtile qu’efficace. Car, comme l’affirme Bakhtine, un auteur ne fait pas que simplement « montrer » les mots du monde dans son œuvre : il force ces mots chargés des significations sociales d’autrui à « servir un second maître ». Et c’est exactement ce que font certains rescapés dans leur témoignage : ils reprennent les « mots d’autrui » de la Lagerszpracha teintés de racisme et de violence pour les renverser. La conception bakhtinienne de l’hybridation, qui s’intéresse au contexte narratif, a donc été particulièrement utile pour analyser ces cas de figure. On voit ainsi que, loin d’être des textes « bruts » montrant d’une manière « transparente » le réel des camps, les témoignages se présentent plutôt comme des constructions complexes de réponses narratives à cette expérience.

A. P. : Je souhaiterais terminer cette conversation par une question portant sur l’idée du « témoignage par procuration », qui a suscité beaucoup de débats ces derniers temps. Sur ce sujet, votre position semble très tranchée. Au début de votre essai, vous mettez vos lecteurs en garde contre la confusion, que vous jugez dommageable, entre les témoins et leurs « héritiers » : « Des affirmations selon lesquelles la lecture des témoignages fait du lecteur un témoin à son tour, comme cela peut se voir parfois dans certaines études, révèlent l’indiscernabilité courante et malheureuse, même chez les critiques, entre savoir et compréhension ».

A. S. : Je préfère d’habitude adopter une vision nuancée des choses lorsqu’il est question de sujets délicats et complexes, mais en ce qui concerne ce débat, j’avoue ne pas pouvoir le faire. Je vais prêter ici le flanc à la critique, mais je vois mal comment m’expliquer sans faire preuve d’une transparence d’opinion sincère, qui risque néanmoins de choquer. Encore une fois, c’est un sujet délicat.

L’idée de la transmission du témoignage trouve certes son utilité notamment en pédagogie – comment « intéresser » les élèves, surtout à l’école française où beaucoup se plaignent que l’on y aborde déjà trop la Shoah –, mais je m’inquiète de ses éventuelles répercussions au plan pratique si l’on n’admet pas, en les soulignant à grands traits, les limites de cette théorie. Je retrouve dans l’idée de témoignage par procuration ce que Philippe Mesnard, dans l’Encyclopédie critique de Mémoires en jeu, qualifie de « lieu commun mémoriel » – c’est-à-dire une formulation pertinente au moment de son énonciation qui se propage et se généralise jusqu’à en perdre le sens initial du fait même de sa cristallisation dans le discours social –, et il me semble déjà nécessaire de la remettre en question.

Je pense qu’une part de mes très grandes réserves repose sur le contexte actuel d’identification à la victime, qui trouve sa source dans une reconnaissance d’abord louable de la parole des témoins, longtemps refoulée à la sphère privée et qui a éventuellement débordé dans l’espace public – ce qu’Annette Wieviorka a appelé « l’ère du témoin » et dont elle n’hésite pas à souligner les lacunes. Le problème de cette identification empathique tient à ce qu’elle vient renverser d’une manière paradoxale le respect qu’on porte aux témoins : à trop s’identifier à eux, on minimise ce faisant la souffrance physique et psychologique qu’ils ont effectivement vécue. J’ai lu récemment un article de journal portant sur la guerre actuelle en Ukraine : des psychologues canadiens constatent des symptômes du trouble de stress post-traumatique chez des patients qui écoutent les nouvelles en continu. En somme, des personnes pleines d’empathie mais sans lien avec ce pays sont traumatisées par des images d’une guerre se déroulant à 7 000 km de leur salon. L’accent se place beaucoup ces temps-ci sur la vision et l’émotion qui jouent certes une part importante de notre compréhension du monde, mais on délaisse ainsi l’empirisme qui forme le noyau dur de la connaissance. Derrida rappelle qu’en philosophie, la vision et le toucher s’opposent : la vision s’apparente au théorique, le toucher s’associe à l’expérience. Celui qui voit une image médiée par une caméra n’est ni un témoin ni une victime, malgré la hantise que cette image peut provoquer : il n’a pas vécu dans son corps les terribles assauts des balles et des explosions. Je ne cherche pas par cet exemple à accuser ces patients qui souffrent d’anxiété extrême d’exagérer la puissance de leur émoi, mais je m’inquiète de ce que cela signifie pour les réels rescapés de la guerre, quand l’identification des symptômes cliniques ne distingue plus les victimes de conflits armés des « victimes » par procuration, quand on finit par employer les mêmes termes pour parler des uns et des autres. Notre quotidien se charge d’hyperboles, alors qu’on n’hésite plus à qualifier de « traumatique » notre rapport à la télévision. Les émotions suscitées par cette « transmission » dont on parle ne sont pas garantes de l’expérience.

Le concept du témoignage par procuration évoque bien sûr la célèbre phrase d’Elie Wiesel : « Qui écoute un témoin de cette tragédie le devient à son tour ». S’il est audacieux de réfuter les mots du grand témoin de la Shoah, je trouve beaucoup plus présomptueux de les reprendre à son compte. Wiesel se devait d’encourager son public à lire et écouter les témoignages afin que la mémoire de la Shoah reste vive malgré la disparition progressive des survivants. C’était en ce qui le concernait un impératif incontournable, la mission essentielle de sa vie et de son œuvre. Pourtant, jamais je n’oserais affirmer, après avoir lu La Nuit, que je suis désormais témoin d’Auschwitz et de Buchenwald. Je pourrais dire à la rigueur, en empruntant l’expression de Thomas Trezise, que je suis témoin du témoin.

Il s’agit tout simplement, à mon sens, d’éthique interpersonnelle. Lorsqu’on parle avec un survivant – la formation thérapeutique est claire à cet égard –, on ne doit pas lui dire « Je comprends ce que vous avez vécu », mais bien plutôt « Je ne peux pas imaginer ce que vous avez vécu ». C’est une manière d’entretenir la conversation sans se prendre pour l’autre, et sans parler pour l’autre. Les distinctions entre l’empathie (émotionnelle), le savoir (théorique) et la compréhension sont fondamentales. Et on revient ici à Bakhtine : la compréhension implique davantage sa tentative que son aboutissement parfait. La compréhension bakhtinienne repose sur le concept de dualité, et par le fait même sur celui d’altérité : on s’adresse à un autre en tentant de le rejoindre quelque part entre les deux. La compréhension ne produit pas une symbiose . Il est tout à fait naturel de tenter de comprendre l’histoire personnelle qui nous est racontée, en sachant – et en acceptant avec une certaine humilité – que notre compréhension comporte ses limites. Notre empathie envers les souffrances d’autrui ne nous porte pas jusqu’à les ressentir physiquement dans notre corps même – au contraire de ce qu’avance par exemple une psychologue canado-colombienne impliquée dans un projet de témoignage « immersif » à l’Université Concordia, à Montréal. À la suite d’une performance d’écoute casquée devant public qui nécessite qu’elle traduise instantanément de l’espagnol à l’anglais le témoignage oral d’une jeune femme anonyme dont le père a été assassiné par des guerrilleros en Colombie, elle a affirmé : « Vous incarnez la personne […]. Vous prêtez votre corps à un autre être humain pour entendre non seulement avec vos oreilles, mais avec votre corps tout entier – peu importe ce que vous dit cette personne ». Cette affirmation extrêmement problématique montre malgré elle, mais de manière significative, les dérives que peut atteindre notre volonté parfois incontrôlable d’être témoin à notre tour. Ce projet particulier de témoignage « immersif », qui soit dit en passant s’est fait attribuer une convoitée Chaire de recherche du Canada, se donne pour but explicite d’analyser le public de la performance testimoniale plutôt que le témoin lui-même . On le voit bien dans ce cas-ci : passant de la théorie à la pratique, l’idée de témoignage par procuration nous ramène beaucoup à nous-mêmes. Il ne serait pas malsain de nous interroger sur les penchants narcissiques de la société actuelle : veut-on écouter les survivants pour ce qu’ils ont à dire, ou veut-on « partager leur expérience » pour avoir soi-même quelque chose à dire ?

Depuis Barthes, on a tendance à s’intéresser davantage au lecteur qu’à l’auteur – un tournant, pourrait-on dire, du narcissisme en études littéraires puisque, lecteurs avant tout, les critiques aiment bien au fond parler d’eux-mêmes. Le lecteur n’est pas impertinent à l’examen des témoignages, bien au contraire (car les auteurs ont écrit dans le but de le rejoindre), mais le lecteur ne devrait pas constituer le point focal de l’attention analytique dans le contexte de témoignages rédigés par des survivants de la Shoah. On a affaire ici à des mots douloureusement agencés par des personnes qui ont terriblement souffert : la moindre des choses consiste à les écouter avec respect sans les éclipser aussitôt par une longue dissertation sur la manière dont ces mots nous ont bouleversés. Si on se réfère de nouveau à l’indicible, analysé d’ordinaire sans tenir compte du rôle du lecteur dans la difficulté qu’ont éprouvée les survivants à s’exprimer, on réalise qu’on finit souvent par ne parler commodément du lecteur que lorsqu’il s’agit de le présenter sous un jour favorable. L’idée du « témoin par procuration » n’est envisageable, selon moi, qu’à partir du moment où ce dernier accepte la nécessité de faire preuve d’autocritique.

 

 

 

 

Entretien publié le 15/04/2022

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