La responsabilité de l’écrivain
Entretien avec Gisèle Sapiro à propos de son livre La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe – XXIe siècle), Paris, Seuil, 2011.
Propos recueillis par Alexandre Prstojevic
Dans La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle) vous retracez la façon dont se constitue, à partir de la Restauration, le pouvoir symbolique de l’écrivain et vous démontrez que le procès littéraire joue un rôle clé dans la reconnaissance du pouvoir « performatif » de l’écrit. Ce qui frappe en premier lieu, à la lecture de votre livre, c’est à la fois l’ampleur des recherches (historiographiques, sociologiques, littéraires) sur lesquelles celui-ci repose mais aussi le choix risqué, bien que méthodologiquement prégnant, de retracer l’évolution de la responsabilité de l’écrivain à partir des procès littéraires dont certains sont déjà très bien connus du public. Comment avez-vous eu l’idée de cette approche ? Combien de temps le travail sur ce projet vous a-t-il pris ?
Cette recherche s’inscrit dans le droit fil de mon précédent livre, La Guerre des écrivains, 1940-1953 (Fayard, 1999), issu d’une thèse soutenue en 1994 : il portait sur les choix politiques des écrivains français sous l’Occupation allemande et, plus largement, sur la question de la perte d’autonomie du champ littéraire en temps de crise nationale, de censure et de répression. Le deuxième chapitre de cet ouvrage s’intitule « La responsabilité de l’écrivain », il retrace la généalogie de ce qu’on a appelé la « querelle des mauvais maîtres » : les écrivains les plus reconnus de l’entre-deux-guerres, à commencer par André Gide, ont été accusés d’être responsables de la défaite de 1940 ; on leur reprochait leur immoralisme, leur subjectivisme, leur pessimisme, leur défaitisme… La querelle a largement porté sur la question des effets sociaux de la littérature, qui était une croyance fortement enracinée dans la littérature de l’époque. Le débat sur la responsabilité de l’écrivain revient en force à la Libération, autour des procès des intellectuels collaborationnistes, dont certains ont été condamnés à mort et exécutés. J’ai analysé, dans La Guerre des écrivains, ce débat qui divise le monde des lettres entre les « indulgents » et les « intransigeants » et j’ai étudié le processus d’épuration des milieux littéraires à partir des archives de l’épuration professionnelle. Mais, au moment où j’achevais la rédaction de mon livre, j’avais obtenu également l’autorisation de consulter les dossiers d’instruction de nombre de procès d’écrivains devant la cour de justice de la Seine. Ces procès faisaient réémerger le substrat juridique de la notion de responsabilité, sur laquelle Sartre fonde sa théorie de la littérature engagée. C’est le constat de cette relation étroite entre responsabilité pénale et éthique de responsabilité qui m’a incitée à entreprendre, peu après la sortie de La Guerre des écrivains, donc il y a une dizaine d’année, ce que je ne concevais au départ que comme une généalogie du concept de responsabilité de l’écrivain.
Je suis partie de l’idée de Foucault selon laquelle la fonction auteur a d’abord été définie par la responsabilité pénale, qui précède historiquement, puisque cela remonte à l’édit de Chateaubriant de 1551, l’appropriation de l’œuvre par l’auteur : avant d’être un bien, le discours a été un acte susceptible d’être puni, explique Foucault. Les procès littéraires me sont apparus comme un des lieux où étaient explicitées les attentes sociales à l’égard des écrivains et la croyance dans les effets sociaux de leurs écrits. Ils ont contraint les auteurs poursuivis et leurs défenseurs, avocats, pairs, critiques, à formuler plus clairement leur propre conception de leur éthique de responsabilité qui, comme je le montre, s’est distinguée de la définition pénale de cette responsabilité. Ce prisme était aussi un moyen de revisiter le processus d’autonomisation du champ littéraire dans une perspective différente et complémentaire de celle adoptée par Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art, où il met l’accent sur la conquête de l’autonomie par rapport aux contraintes économiques que la formation d’un marché du livre fait peser sur la production littéraire. J’analyse pour ma part le processus d’autonomisation de la littérature par rapport à la morale publique, qui éclaire la genèse de deux conceptions opposées de l’éthique professionnelle de l’écrivain : l’art pour l’art et l’engagement.
Vous étudiez quatre périodes clés, qui marquent autant d’étapes dans l’histoire de la liberté d’expression et de la morale publique en France : la Restauration, le second Empire, la Troisième République et la Libération et vous proposez d’y lire la trace d’une complexe articulation de trois temporalités distinctes : la longue durée des institutions et des catégories d’analyse du monde social (comme « mauvais livres ») ; le moyen terme des configurations socio-historiques (changement de régime politique ou juridique) ; le court terme de l’événement (le procès littéraire). Comment ces trois temporalités opèrent-elles et s’articulent-elles ?
Les débats et les arguments invoqués lors des procès doivent se lire à la lumière de ces trois temporalités. Certaines catégories de pensée et représentations mobilisées à cette occasion s’inscrivent dans la longue durée de la tradition lettrée et de la pensée juridique, mais leur sens n’est pas stable pour autant : elles sont réappropriées par les individus qui les ajustent aux enjeux de leur époque. Or ces enjeux se trouvent redéfinis sur le moyen terme par la reconfiguration des rapports de force entre groupes sociaux, avec les changements de régime politique et juridique notamment, et par l’évolution de la doxa. Par exemple, la définition de la « morale publique » évolue d’un régime à l’autre. Sous la Restauration, la religion est considérée comme pilier de l’ordre social : si les lois de Serre de 1819 mettent en application le principe de la liberté d’expression défini par la Charte de 1814 en autorisant la liberté de discussion religieuse, elles soustraient le principe de l’immortalité de l’âme à la discussion, faisant des doctrines matérialistes un crime. La croyance religieuse continue à être protégée par l’Etat jusqu’à la grande loi libérale de 1881 adoptée sous la Troisième République, qui privatise la religion.
Ces deux temporalités éclairent les enjeux des débats qui cristallisent autour de l’événement que constituent les procès littéraires, et informent en partie les stratégies des individus (auteurs, magistrats, avocats) dont il faut cependant comprendre les logiques propres en fonction de leurs dispositions et des valeurs qui sont les leurs, par exemple, la logique esthétique de l’art pour l’art chez Flaubert et Baudelaire. En outre, l’autonomisation de la littérature signifie qu’elle a de plus en plus sa logique et donc sa temporalité propre. La révolution esthétique qu’opèrent Flaubert et Baudelaire, chacun à leur façon, dans le champ littéraire se trouve en décalage avec les cadres de perception et la doxa de leur époque. C’est pourquoi leurs œuvres font scandale.
Vous avez pris la décision de ne pas poser une distinction nette entre l’écriture fictionnelle et l’écriture factuelle. Quel motif a-t-il présidé à ce choix de principe ? Ne risque-t-il pas de confondre dans une seule catégorie sociale l’écrivain proprement dit et l’intellectuel ?
Du point de vue légal, il n’y a pas de distinction entre la fiction et la non fiction. Avant l’essor du roman, sous la Restauration notamment, la fiction était un moyen de contourner la censure - allégorie, déplacement dans le temps et dans l’espace -, car il fallait que l’attaque ou l’offense fût directe, explicite, pour être passible de poursuites, même si dans les faits on incriminait l’allusion ou l’allégorie : ce fut le cas pour la chanson de Béranger « Les infiniment petits, ou la Gérontocratie », qui parle d’un royaume où régnent des nains appelés les « barbons », allusion transparente aux Bourbons. La distinction entre fiction et non fiction, du point de vue de la responsabilité pénale de l’écrivain sur ce qu’il écrit, ne s’est établie, en pratique, que progressivement : le procureur Pinard confond le point de vue de Flaubert avec celui de son héroïne, en raison de l’usage que fait Flaubert du discours indirect libre. Et la nature de l’œuvre, son genre, constituent un enjeu dans les procès : l’accusation tentait de démontrer l’intention nocive des auteurs en présentant les œuvres incriminées comme des pamphlets camouflés, « libelles rimés » dans le cas des chansons de Béranger, « libelle infâme » dans celui du roman de Descaves Sous-Offs, ou en imputant à l’auteur le point de vue de son personnage fictionnel dans celui de Flaubert ; la défense leur opposait les spécificités du genre, par exemple la légèreté de la chanson, la distinction entre auteur, narrateur et personnage, dans le cas de Flaubert, ou la visée scientifique de qui était présentait comme des études sociologiques, dans celui des naturalistes.
Par ailleurs, même si dès le début du 19e siècle, avec la professionnalisation de la science et l’institutionnalisation de la philosophie à l’Université, la notion de littérature prend son sens moderne de « belles-lettres », le terme d’écrivain a encore tout au long du 19e siècle le sens qu’il avait au 18e siècle, celui qui publie des livres. Ce n’est qu’avec la professionnalisation des journalistes à la fin du 19e siècle, et le triomphe de la presse d’information sur le modèle anglo-américain, contre le journalisme littéraire et politique qui prévalait dans la tradition française, que l’écrivain va se différencier peu à peu du « publiciste ». Et encore, une part non négligeable d’écrivains continuent de vivre du journalisme, et l’essai devient un genre littéraire. Le substantif intellectuel se répand autour de l’Affaire Dreyfus pour désigner (d’abord péjorativement) les différentes catégories qui se mobilisent alors, écrivains, universitaires, avocats. Mais jusqu’à la Libération, c’est l’écrivain qui incarne au plus haut degré la figure de l’intellectuel.
Vous situez le début de votre enquête dans les années vingt du XIXe siècle et analysez dans le détail la loi sur la liberté de la presse votée en 1819. Pourquoi cette loi est-elle si importante ? Pourriez-vous rappeler aux lecteurs de Vox Poetica les caractéristiques de cette loi ?
La liberté d’expression a été proclamée par la Déclaration des droits de l’homme, mais son application a été de courte durée sous la Révolution. Les lois de Serre de 1819 mettent en vigueur ce principe, par application de l’article 5 de la charte de 1814, en fixant les restrictions qui doivent lui être imposées, notamment l’offense à la morale publique et religieuse, l’offense à la personne du roi, les attaques contre le régime monarchique, l’offense aux bonnes mœurs, la diffamation. On passe ainsi, de manière durable, d’un régime préventif à un régime répressif, qui intervient après publication. Période d’apprentissage de la liberté d’expression, ce moment est marqué par le combat en faveur de l’extension de cette liberté, mené par les libéraux, qui se confrontent aux ultras, partisans de sa restriction, voire de sa suppression. Un des lieux de cette confrontation est le tribunal : une série de procès littéraires se tiennent au début des années 1820, ce qui fait dire à l’avocat de Paul-Louis Courier, Me Berville, que « la cour d’assises est devenue une succursale de l’Académie française ».
Votre étude permet de saisir la permanence d’un discours qui, tout au long du XIXe et du XXe siècle, associe la littérature à la maladie. Quelle est l’origine de ce discours « médical » ? A-t-il une réelle efficacité sur le plan social ?
On peut évoquer en premier lieu la théorie de la « contagion morale » des idées par le biais de l’imprimé, apparue au 18e siècle dans le discours médical pour empiéter sur le domaine de l’esprit réservé jusque-là au clergé. Les effets des « mauvais livres », d’abord théorisés par les porte-parole de l’Eglise, sont repensés en termes médicaux dès le début du 19e siècle : ainsi, on établit un lien entre lecture de romans et maladie nerveuse, surtout pour les femmes, réputées plus fragiles, on proscrit la lecture aux jeunes filles hystériques. Ces représentations sont d’ailleurs thématisées dans Madame Bovary.
Avec le développement de la criminologie et de la théorie héréditaire, apparaît un discours qui fait des écrivains et artistes décadents ou de ceux qui préconisent l’art pour l’art, à l’instar d’Oscar Wilde, un danger pour la société et un facteur de dégénerescence : leur volonté de se singulariser est considérée comme un signe de leur caractère anti-social, et leur esthétisme est tenu pour révélateur d’un défaut de sens moral, lui-même symptôme de pathologie. Il faut noter que, jusque-là, le lien entre folie et création, exploré par les romantiques, n’était que le revers de la figure de l’écrivain comme acteur rationnel, auctor doté d’autorité, responsable de ses écrits, qui prévalait dans les représentations sociales. Cette représentation continue de prédominer en France, la folie étant plutôt associée à l’image de l’artiste ou du poète, de Hölderlin et Nerval à Artaud.
Comment l’idée de l’art pour l’art s’inscrit-elle dans cette histoire de l’écrivain en agitateur (in)volontaire ? Quelles sont les spécificités sociologiques de l’autonomisation de la littérature basée sur la réception essentiellement esthétique de l’écrit ?
L’art pour l’art est une des postures adoptées par nombre d’écrivains pour soustraire les œuvres aux jugements hétéronomes, c’est-à-dire fondés sur des critères extra-littéraires : contre ceux qui veulent juger les œuvres sur leur utilité sociale ou leur moralité, l’art pour l’art place le critère esthétique au-dessus de tout, par une radicalisation de la théorie kantienne du plaisir esthétique désintéressé. Cela signifie que ses tenants érigent leurs pairs comme seuls juges qualifiés de la valeur des œuvres, qui ne peut se mesurer par des critères de ventes ou d’utilité. Ce processus d’autonomisation est comparable à d’autres : le principe de l’art pour l’art est dans une certaine mesure l’équivalent de celui qui régit le monde économique, et qui se résume par « les affaires sont les affaires ». Mais le monde des lettres a beaucoup plus de mal à imposer ses critères que d’autres milieux professionnels, parce qu’il a moins de pouvoir. Ou plutôt, ceux qui préconisent la théorie de l’art pour l’art sont confrontés en permanence aux écrivains et artistes qui acceptent de se soumettre aux critères du marché de l’édition ou aux attentes sociales et politiques, contre des gratifications temporelles et symboliques. D’autant que l’art pour l’art peine à faire la preuve de l’utilité sociale des œuvres…
Vous démontrez l’importance des enjeux proprement esthétiques dans le procès de Flaubert. Vous écrivez : « En soumettant l’objectif de représenter le monde à l’exigence formelle, Flaubert opère un renversement qui fait scandale, car il suppose la primauté de l’enjeu esthétique sur toute considération morale » (p. 219). Si le procès de Flaubert est le premier procès fait à l’autonomisation de l’art, alors il est important de comprendre le processus qui a conduit la justice de l’époque à juger la forme de l’œuvre plutôt que son contenu : l’avocat de l’accusation est-il aussi, d’une certaine façon, un (mauvais) critique littéraire ? Prendre en compte la forme de l’œuvre, comme le fait l’accusation, ne signifie-t-il pas que la littérature a déjà gagné dans les faits ?
Non, la forme est toujours prise en compte comme indication à la fois des intentions de l’auteur – donc de sa responsabilité subjective – et des effets supposés de l’œuvre en fonction du public qu’elle peut toucher – donc de la responsabilité objective. La forme pamphlétaire est par exemple d’emblée suspecte, car elle vise, par son style incisif et sa forme courte, un public élargi. Le procès de Flaubert montre plutôt, au contraire, comment une forme novatrice, qui déstabilise les habitudes de lecture, peut être source d’ambiguïté et de scandale (à moins de considérer cette déstabilisation comme un triomphe de la littérature, ce qui est parfaitement légitime). Le procureur Pinard, comme toute une partie de la critique de l’époque, reproche à Flaubert de ne pas juger Emma Bovary, c’est donc son choix d’un narrateur impersonnel, distancié, qui est visé, car il rompt avec les conventions de son époque. De même, le recours au discours indirect libre induit une confusion chez le procureur impérial entre le point de vue d’Emma et celui de l’auteur, qu’il accuse de ce fait d’avoir glorifié l’adultère. La forme très travaillée, la beauté du style, même si Pinard les considère comme une circonstance aggravante, permettent de dédouaner Flaubert d’intentions perverses, et c’est sous ce rapport que son acquittement est une victoire dans le combat pour la liberté de l’art, mais le jugement le blâme tout de même pour son réalisme qui offense la pudeur. Et de fait, s’il est acquitté, c’est parce que son défenseur, Me Senard, propose une lecture de Madame Bovary comme un roman à thèse démontrant les effets nocifs des mauvaises lectures sur une jeune fille de conditions modeste, à laquelle elles ont donné l’ambition de s’élever au-dessus de sa condition, ce qui l’a menée à l’adultère, à la ruine et au suicide. Il faut attendre la nouvelle législation républicaine de 1881 pour que soit reconnue à la littérature une relative autonomie. Lors des débats à l’Assemblée en préparation de cette loi, le procès de Flaubert est d’ailleurs cité comme un exemple à ne pas reproduire, sous peine de ridiculiser la magistrature : les magistrats ne sont pas des critiques.
En partant de la thèse avancée par Michel Foucault selon laquelle la « fonction auteur » est d’abord née de la responsabilité pénale avant que les écrivains se l’approprient pour revendiquer des droits sur leurs œuvres, vous montrez qu’une fois imprimée, la parole littéraire devient un acte social et politique. Le procès littéraire, qui est au cœur de votre enquête, établit juridiquement ce caractère performatif de la littérature en ce qu’il reconnaît, dans l’acte même d’accusation, sa capacité d’influer sur la vie de la société. Plus que les procès du XIXe siècle, dont vous démontrez finement les enjeux symboliques, ce sont les procès d’épuration qui figurent, paradoxalement, le point culminant de cette logique dans la mesure où, comme vous l’écrivez, « la publication était bien conçue, du point de vue juridique, comme un acte » (p. 569). Quelles sont les principales caractéristiques des procès d’épuration ? Que révèlent-ils sur le statut d’écrivain au XXe siècle ?
C’est en effet la publication, au sens de communication à des tiers, par quel que moyen que ce soit, qui confère au discours le statut d’acte. Mais il faut préciser que la loi française ne distingue pas sous ce rapport la parole de l’écrit, tous deux sont conçus comme un moyen de provocation ou de préjudice (à la différence de la loi anglaise qui ne considère la diffamation par la parole que comme un dommage civil). L’imprimé confère cependant un statut plus important à la parole, et lui assure une plus grande diffusion dans l’espace et dans le temps, ce qui accroît la responsabilité pénale.
Lors des procès de l’épuration, la défense a tenté d’arguer qu’il s’agissait de procès d’opinion. Mais les écrivains collaborationnistes étaient poursuivis pour ce qui, dans la loi, était défini comme des actes de trahison, à savoir la propagande en faveur de l’ennemi, qui relevait des crimes d’« intelligence avec l’ennemi », d’« atteinte à la sûreté de l’Etat » ou encore d’« actes de nature à nuire à la défense nationale ». Or le crime d’« intelligence avec l’ennemi » était puni de mort sauf circonstances atténuantes. Les intellectuels ont été les premiers jugés, parce que leurs dossiers étaient plus faciles à constituer, parce que leurs écrits apportaient des preuves à charge accablantes, et parce que leurs prises de position publiques et leur notoriété faisait d’eux des responsables tout désignés pour symboliser le crime de la trahison. La sévérité des peines prononcées à leur encontre révèle le pouvoir symbolique que la société prêtait aux intellectuels, elle constitue une reconnaissance paradoxale de ce pouvoir. Mais leur attitude sous l’Occupation a également contribué à discréditer la figure du polémiste : ils ont porté la violence verbale a des sommets jamais atteints, transgressant toutes les règles du débat d’idées, multipliant les appels au meurtre, les attaques ad hominem, les dénonciations individuelles et collectives dans un contexte où leurs adversaires étaient réduits au silence et menacés de répression.
Votre enquête qui débute au lendemain de la Révolution et se termine à la Libération, même si elle est dépourvue d’accents pessimistes et même si elle n’aboutit à aucun moment à des conclusions simplistes, semble confirmer la vision proposée récemment par William Marx dans son brillant essai significativement intitulé L’Adieu à la littérature : celle du déclin de la littérature (c’est-à-dire aussi de son influence réelle sur la vie de la cité) qui serait directement lié au processus même de son autonomisation. À ce propos, un rappel historique m’a particulièrement frappé. Vous rapportez les propos de Tocqueville, qui écrit en 1856 : « La classe qui en réalité gouverne ne lit point et ne sait pas même le nom des auteurs : la littérature a donc entièrement cessé de jouer un rôle dans la politique et cela l’a dégradée aux yeux de la foule » (p. 187). À quel pouvoir symbolique la littérature peut-elle encore prétendre aujourd’hui ?
Ce propos de Tocqueville résonne en effet d’une étrange actualité. Mais il n’y a pas d’évolution linéaire depuis le Second Empire. On observe certes un processus d’autonomisation de la littérature, mais il a conduit aussi bien à la théorie de l’art pour l’art qu’à l’engagement au nom de valeurs universelles. Car autonomie ne signifie pas nécessairement clôture sur soi ou tour d’ivoire. On observe également une certaine reconnaissance par l’Etat de cette autonomie de la littérature, à travers l’histoire des procès que je retrace dans le livre. En outre, face au développement de l’audiovisuel depuis 1945, la lecture est apparue comme un loisir moins « dangereux » ou « nocif », l’idée de sa valeur éducative s’est imposée au point de justifier des politiques publiques en faveur du livre. Par ailleurs, avec la montée de l’expertise en sciences humaines et sociales, les écrivains se sont trouvés dépossédés de nombre de domaines d’intervention dans la vie publique qui étaient les leurs. L’exercice de la fonction critique s’est transféré à ce que Michel Foucault a appelé « l’intellectuel spécifique ». La littérature la plus novatrice fait aussi preuve d’une certaine modestie : elle ne prétend plus expliquer le monde ou l’histoire. Mais cela ne signifie pas qu’elle ne joue plus aucun rôle : elle questionne, bouscule les idées reçues, remet en cause des certitudes, perturbe nos cadres cognitifs, prête voix à ceux qui n’en ont pas, et donne à voir, comme par le passé, les zones d’ombre, la face noire de nos sociétés, parfois bien mieux que les experts appointés.
Entretien publié le 7 juin 2011