Pour la défense de la culture
Entretien avec Sandra Teroni et Wolfgang Klein, auteurs de Pour la défense de la culture. Les textes du Congrès International des écrivains. Paris, juin 1935., Éditions Universitaires de Dijon, 2005.
Annick Louis: La publication de Pour la défense de la culture. Les textes du Congrès international des écrivains. Paris, juin 1935 est un véritable événement. L'ouvrage permet, en effet, de reconstruire en détail les circonstances dans lesquelles s'est déroulé un épisode essentiel de l'histoire culturelle des années du fascisme, le premier Congrès de l'Association Internationale des Écrivains pour la Défense de la Culture. Organisé en 1935 à Paris, il a réuni des représentants de trente huit pays – parmi lesquels André Gide, Romain Rolland, Julien Benda, Robert Musil, Aldous Huxley, Ilya Ehrenbourg, André Malraux, Bertolt Brecht, Max Brod, Klaus Mann, Johannes Becher, Alexeï Tolstoï, Waldo Frank, Paul Nizan, Henri Barbusse, Alfred Kantorowicz, Gaetano Salvemini, Lion Feuchwanger, Heinrich Mann, Tristan Tzara, Ernst Bloch, Louis Aragon, Gustav Regler, Sophia Wadia, Jean Guéhenno, Boris Pasternak, Isaak Babel, René Crevel, Georges Dimitrov, Forster, Georges Friedmann, Ivan Luppol, Boris Pasternak, et bien d'autres. Jusqu'à présent, on ne disposait que de publications et d'informations partielles; mais cet ouvrage permet de connaître enfin les convergences, les affrontements, les malentendus, la portée et les limites de cette rencontre. En plus des textes, le volume présente de nombreuses photos et caricatures qui rendent l'événement très vivant. Ma première question est donc de quelle façon l'image qu'on avait de la militance anti-fasciste de l'époque s’est vue modifiée par la publication de la totalité des interventions et par la reconstruction des circonstances qui ont entouré cette réunion? La thématique anti-fasciste apparaît-elle sous un angle nouveau grâce au détail de ces journées?
ST : La publication complète des discours prononcés au Congrès international des écrivains de 1935 ainsi que la reconstruction des circonstances qui ont permis le congrès et dans lequel celui-ci s’est réalisé modifient d’abord l’idée que l’on s’était faite de cet événement, une idée plutôt réductrice : une parade oratoire de “grands discours humanistes”, pour Furet ; un des éléments du dispositif de propagande dont l’Internationale communiste se servait à merveille selon les nécessités et les intérêts de l’Etat soviétique, pour Winock ; un événement au fond secondaire pour Hobsbawm, à qui cependant l’on doit de remarquables analyses de l’antifascisme des intellectuels. Confrontés à la dimension de l’événement et à la qualité des participants, ces jugements et ces réticences ont sollicité chez moi le désir d’aller voir de plus près ce qui s’était passé à la Mutualité en juin 1935 ; d’où la longue recherche qui s’est croisée avec celle de Wolfgang Klein et qui a abouti à une édition autant que possible complète : 665 pages, où nous avons reproduit les 126 discours et messages dans l’ordre où ils ont été prononcés et dans la version la plus proche de l’oral, ainsi que les documents préparatoires, les résolutions finales, et d’autres textes complémentaires, dans le but de faire ressortir la trame thématique et la dynamique de ces assises. Il est maintenant possible de constater la pluralité des voix qui s’y sont exprimées, l’ampleur des questions qui y ont été abordées, les inquiétudes qui poussèrent autant d’écrivains à se « salir les mains » avec la politique. Le travail de reconstruction de sa genèse permet d’évaluer l’écart entre les programmes et intentions des organisateurs et l’événement réel, entre le programme officiel et le déroulement effectif des séances. La modification, en cours de route, des relations avec l’U.R.S.S., depuis l’ébauche d’une idée en marge du Congrès des écrivains soviétiques de 1934 jusqu’aux interventions de Gide et Malraux auprès de l’ambassade soviétique avant et après le Congrès ; le rôle joué par ces deux écrivains, mais aussi par Benda, Heinrich Mann, Musil, Huxley, Salvemini, Jean Cassou, les surréalistes, Magdeleine Paz et tant d’autres : tout cela parvint finalement à assurer au Congrès des écrivains une autonomie foncière qui n’était pas donnée au départ.
Quant à l’image de la militance antifasciste de l’époque, elle s’est enrichie du fait que, par rapport à d’autres manifestations - appels, pétitions, allocutions - la forme choisie dans ce cas, celle d’un congrès international se déroulant par thèmes en neuf longues séances, créait les conditions pour développer et débattre la question, toujours ouverte, des rapports entre littérature et politique. La passion qui mobilisa les consciences par-delà les frontières nationales et idéologiques et sollicita à veiller pour empêcher la déroute complètes des démocraties, s’y exprima mêlée à un souci politique de programmes et d’organisation. En réservant une place importante aux écrivains exilés de l’Allemagne nazie et, par leur intermédiaire, à la littérature clandestine, aux expatriés italiens, aux militants venant de pays qui connaissaient déjà le fascisme ou vivaient sous sa menace, le Congrès alerta l’opinion publique sur le caractère mondial du péril. La résolution finale engageait le mouvement dans un programme assez vaste visant à jeter les bases pour une solidarité internationale réellement opératoire. L’Association internationale des écrivains pour la défense de la culture (AIEDC) à laquelle le Congrès donna lieu allait dans cette direction et formulait un programme concret d’organisation de la solidarité et de la coopération; ce programme resta en grande partie non réalisé, mais l’Association réussira malgré tout à organiser le IIème Congrès international pour la défense de la culture en Espagne, en pleine guerre civile, en juillet 1937.
Si l’antifascisme fut prioritaire et décisif dans cette mobilisation, le sentiment que la culture était menacée sur plusieurs fronts travaillait les consciences plus qu’il ne paraît : en dépit de toutes les mesures préventives, la question de la répression de la dissidence en URSS éclata ; l’idée que la liberté d’expression était aussi en danger dans les pays démocratiques était largement partagée ; et une grande place était faite à l’expression du malaise pour une menace venant de l’intérieur d’une culture qui souffrait de son isolement, voire de sa mauvaise conscience. Certes, son grand paradoxe consiste en ce que la défense des libertés de création et d’expression considérées comme des valeurs universelles n’empêcha pas un acte de foi, voire l’aveuglement, par rapport à la réalité du stalinisme. Nous chercherions en vain dans ces discours les échos des quelques témoignages remettant en doute la fidélité du régime soviétique aux principes de la Révolution d’Octobre : à partir du récit du voyage non officiel de Panaït Istrati en 1927 jusqu’au Staline de Boris Souvarine, qui venait de paraître chez Plon après que Gallimard l’avait refusé. Et cependant, la dissidence politique arriva quand même à s’exprimer, voire à protester – au nom même des principes qui animaient l’Assemblée – contre la répression dans le pays du socialisme et contre la tentative d’évacuer le problème. Gaetano Salvemini, un historien de tradition libérale et l’un des personnages les plus prestigieux de l’émigration antifasciste italienne, puis Magdeleine Paz firent éclater le cas de Victor Serge ; et, malgré la virulence des réactions immédiates, dès le lendemain Malraux et Gide, ainsi que Romain Rolland à Moscou, entreprirent des démarches auprès des autorités soviétiques qui aboutirent à la libération de l’écrivain.
AL: Comment avez-vous pu reconstituer l'arrière plan de ce Congrès?
WK : C’était une recherche en plusieurs étapes – avec toutes les joies du puzzle. Les débuts remontent aux années 1970. Alors jeune chercheur en République Démocratique Allemande, j’ai trouvé des références au Congrès au cours d’une recherche sur les écrivains français regroupés autour de la revue Commune. J’ai alors eu affaire à une première légende concernant ce congrès, propre à l’Allemagne de l’Est : l’idée que c’étaient les écrivains antifascistes allemands en exil qui l’avaient organisé. Or, le rôle au moins public des Français de gauche, et de quelques soviétiques, comme Ilya Ehrenbourg, sautait aux yeux. Les archives que je pouvais consulter au début de mon travail étaient littéraires – à Berlin : les fonds des écrivains allemands, de Johannes R. Becher avant tout, à l’Académie des Beaux-Arts ; à Moscou, les documents rassemblés à l’Institut de la littérature mondiale à Moscou par Ivan Luppol, juste après le Congrès, en vue des actes qu’il publia en russe, en 1936 ; à Paris, le Département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale avec, avant tout, les papiers de Jean-Richard Bloch, et le Fonds Doucet, avec tout un dossier du Congrès. Tout cela était important pour reconstituer les discours tenus, évidemment ; mais on pouvait aussi, à partir des correspondances avant tout, mieux comprendre le caractère franco-soviético-allemand de l’arrière-plan qui vous intéresse – jusque dans les détails des relations entre ces écrivains. Tout cela formait la base pour une première tentative de documenter le Congrès, qui donna lieu à une publication en allemand en 1982.
Ce qui restait inaccessible, à l’époque, c’était la dimension politique. Un jour, j’ai pu me présenter à l’Institut de marxisme-léninisme, à Berlin, où se trouvaient les archives du PC allemand. Expérience inoubliable : on me donnait cinq chemises avec des documents ou bien déjà publiés ou bien sans liens avec le Congrès. « Nous n’avons rien d’autre. » Inutile de demander l’accès aux Archives du Komintern, à Moscou. Un bon camarade qui avait pu y travailler me dit : « Là, il y a des choses. En principe, cela ne te contredit pas. Mais je ne suis pas autorisé à te dire plus. » Un peu plus tard, et plus à l’Ouest, le voile commençait à se lever. Au fonds Barbusse, à l’Institut de Recherches Marxistes de l’époque, à Paris, j’ai trouvé des documents témoignant du rôle personnel de Staline dans l’affaire, qui avait essayé, via Barbusse, de réaliser un autre type de congrès, plus fermé politiquement que ce qui devait être le Congrès à la Mutualité. Les aboutissements de cette étape furent publiés en 1985, dans un article en allemand, avec l’autre découverte, aux archives de Becher revues, du rapport pour Moscou où Becher décrivait l’acte de rédaction de l’appel pour le Congrès, et le rôle central que Gide a eu à ce moment.
Octobre 1989. Les événements qu’on connaît se passaient à Berlin. A ce moment, je me trouvais loin, à Moscou, enfin autorisé à consulter les archives du Komintern et de l’Union des écrivains soviétiques. Ce que j’y ai trouvé est devenu essentiel pour la présentation de l’arrière-plan du Congrès qui se trouve dans notre livre : ni le Komintern ni l’Union des écrivains soviétiques ni, enfin, Willi Münzenberg n’informaient de cet arrière-plan : durant les années qui restaient jusqu’au début de la Guerre, l’Association pour la défense de la culture fondée au Congrès de 35 n’a jamais trouvée cet appui du communisme organisé qui a semblé naturel à tous les observateurs – jusqu’au sabotage du troisième de ses Congrès, prévu à Mexico et New York en 1939 et jugé trop proche de Trotsky par les responsables de Moscou. Seulement, toutes ces nuances n’intéressaient pas trop à ce moment historique de 1989/90 qui voyait l’effondrement du socialisme, perçu encore, en 1935, comme l’avenir des sociétés capitalistes en crise. Les copies et notices rapportées de Moscou – et quelques ajouts provenant des archives maintenant ouvertes du PC allemand, à Berlin – ne se retrouvèrent que dans un court article paru dans un dictionnaire historique de la littérature socialiste en Allemagne.
Après ça, je me suis orienté vers d’autres directions, jusqu’au moment où Sandra Teroni prit l’initiative qui a abouti à l’édition dont nous parlons ici, et m’a invité à y participer. C’était le moment où les pièces du puzzle étaient à assembler, et vous savez que, même si on a déjà une idée de la valeur des éléments, c’est le travail de composition qui donne la vue d’ensemble. Avec encore un élément nouveau. Dans les archives de Becher à Berlin, revisitées à cette occasion, les copies de Moscou auxquelles mon camarade avait fait allusion vingt ans auparavant, étaient maintenant consultables. Elles montraient sur un autre plan encore, celui de l’engagement personnel, comment Bloch, Malraux, Ehrenbourg, Becher et leurs camarades avaient pu, par une forte volonté clairement politique devenue action et restée authentique, ancrée dans leurs subjectivités, forcer l’Etat-major du communisme mondial à céder. Pendant un moment seulement – mais vous comprenez que c’était comme le comble du plaisir éprouvé pendant toute cette recherche que de trouver, à sa fin, confirmée l’idée que les gens, même dans leurs engagements politiques, ne sont pas forcément victimes, dupes ou sbires des organismes du pouvoir, mais agissent, parfois avec des résultats politiques remarquables, en esprits libres.
AL: Quel est pour vous l'apport spécifique de cet ouvrage à l'histoire des attitudes des intellectuels face au fascisme? Cette question doit probablement être accompagnée d'une autre: quel a été sur le moment l'apport spécifique de cette réunion, étant donné qu'à l'époque de nombreuses assemblées se réunissaient pour débattre de la question du fascisme?
ST : Par rapport aux nombreuses assemblées antifascistes, le Congrès s’impose d’abord à notre attention par ses dimensions. A la centaine d’intervenants, aux 230 « délégués » venant de 38 pays, il faut ajouter au moins tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, participèrent à sa réalisation, signèrent la convocation, donnèrent leur adhésion, acceptèrent de diriger l’Association issue du Congrès, la rejoignirent dans l’action des mois et années à venir. Pour ne pas parler des comités constitués dans les différents pays et des milliers d’auditeurs que la grande salle de la Mutualité n’arrivait pas toujours à contenir.
En deuxième lieu, l’unité d’action y prenait une autre consistance. Comme nous avons essayé de le montrer, le Congrès fut rendu possible grâce au concours d’une pluralité de sujets, à une convergence d’instances culturelles et politiques (et d’une pluralité de voix à l’intérieur de celles-ci) autour d’un objectif qui était d’abord politique : l’unité d’action dans une perspective antifasciste. Si l’idée naquit dans les milieux communistes, la plupart des participants et même des organisateurs n’étaient ni communistes ni encore moins marxistes. Réagissant à la nécessité d’une mobilisation dans une situation d’urgence, les écrivains français dans leur ensemble renouaient avec le combat dreyfusard. Certains d’entre eux avaient d’ailleurs vécu l’Affaire, qui fut aussi évoquée dans les commentaires de la presse et dans certains discours. A leurs côtés, les écrivains allemands en exil avaient fait de la France le lieu privilégié, avec la Tchécoslovaquie, à partir d’où alerter l’opinion sur la vraie nature du Troisième Reich, essayer de soutenir l’opposition clandestine en Allemagne, tisser un réseau de relations dans le but d’empêcher l’effondrement d’une grande tradition culturelle. Pour les uns autant que pour les autres, le Congrès devait permettre non seulement de débattre ces questions mais aussi de vérifier l’existence des conditions d’un front commun avec les écrivains soviétiques ; et de favoriser une approche en vue de se confronter à la politique, aux stratégies du mouvement ouvrier, au rôle que pouvait jouer l’Union Soviétique par rapport à la crise des démocraties, dans l’idée que la culture n’était pas à même de se défendre toute seule contre la barbarie, comme venait de le montrer la diaspora des intellectuels allemands. D’autre part, le courant novateur de l’Internationale communiste souhaitait appliquer dans un domaine non directement politique une nouvelle stratégie dont le VIIème Congrès du Komintern allait délibérer, en juillet/août 1935, abandonnant la ligne « classe contre classe » pour une politique d’alliance des forces démocratiques contre le fascisme, ou « Front unique antifasciste ».
Et enfin, en indiquant un objectif et une valeur positive à défendre, le Congrès « pour la défense de la culture » signalait l’abandon de l’énonciation purement négative qui avait connoté les précédents congrès et comités – « contre la guerre » d’abord, puis « contre le fascisme » – autant que celui de l’appel à la « vigilance » qui avait présidé à la création du Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes (CVIA ; un comité autonome par rapport au Komintern, fondé en France après le 6 février 1934). Il signalait aussi une tentative de s’engager en tant qu’écrivains : le choix de défendre la culture réalisait une jonction entre le niveau politique d’unité antifasciste et la mobilisation sur leur propre terrain. Les écrivains étaient d’ailleurs les mieux placés pour voir que le projet du nazisme, annoncé d’emblée avec les bûchers des livres et l’émigration forcée des intellectuels allemands, comportait la négation des valeurs et des institutions sociales issues des révolutions bourgeoises ; tout en en dénonçant la crise et les limites, et en affirmant parfois la nécessité de transformations profondes, ils s’en firent donc les défenseurs. Et essayèrent de réfléchir sur leurs tâches et leurs responsabilités, anticipant par là une question que Sartre allait mettre à l’ordre du jour dans l’immédiat après-guerre.
AL: Quel a donc été le rôle spécifique de l'appareil communiste dans l'organisation de ce congrès et dans cette étape de la militance anti-fasciste? A-t-il, comme on l'a longtemps prétendu, orienté les débats vers une apologie du régime socialiste et de l'esthétique officielle? Il est vrai que le discours de nombreux représentants de l'Union Soviétique est centré sur une présentation du régime, de la littérature des différentes régions et sur une défense de l'esthétique du réalisme socialiste. On a par moments l'impression que pour eux le Congrès a été une sorte de forum publicitaire, et cela malgré les critiques avancées par d'autres intervenants. Vous soulignez, par ailleurs, la responsabilité de l'Union Soviétique dans la dissolution de l'Association des Écrivains pour la Défense de la Culture.
WK: Cela fait plusieurs questions à la fois. Pour commencer en ce qui concerne l’appareil communiste proprement dit (les fonctionnaires et émissaires du Komintern, des PC français et allemand avant tout), comme je l’ai dit, il n’a pas joué le rôle déterminant qu’on lui attribue souvent. D’ailleurs, on en a une preuve dans le rapport envoyé à Moscou par Becher, après le Congrès. Becher (qui connaissait son parti) y anticipait une critique qu’on allait lui faire à Moscou : « La direction restreinte des amis [c’est-à-dire des membres du parti] était extrêmement insuffisante. Jusqu’à maintenant [donc : jusqu’après la fin du Congrès] elle ne s’est pas réunie. »
Néanmoins, l’appareil a laissé quelques marques, et on peut en deviner d’autres. Ainsi, fin 1934, c’est Udeanu, secrétaire de Barbusse au Comité Amsterdam-Pleyel, un homme qui portait, au moins, trois différents noms en tant qu’agent de l’appareil du Komintern, qui essaie de jouer le rôle du plénipotentiaire de Moscou et met Becher au désespoir avec ses manières de « penser » et d’agir pas très intellectuelles. Udeanu reste actif dans les comités d’organisation, sans exercer l’influence qu’il voulait, même lors du Congrès. Puis, il y a des remarques dans les documents (des lettres de Becher avant tout) qui montrent que, via Paul Vaillant-Couturier, on serait en relation avec le PCF – et le bon sens dit que l’événement finalement bien organisé n’aurait pas pu bien se dérouler sans l’apport d’un certain nombre de militants communistes de Paris, assurant les tâches si importantes de secrétariat, de service d’ordre, etc. En plus, quand Moscou a compris, à la mi-avril 1935, que le Congrès aurait effectivement lieu et qu’il serait important, avec ou sans l’aide venant de l’Est, on envoie Mikhail Koltsov à Paris, qui arrive début mai et dont, encore une fois, on peut être sûr qu’il n’agissait pas seul. Et, enfin, pour citer un événement des plus émouvants du Congrès, l’apparition de Jan Petersen, l’homme masqué venant directement de Berlin : son court discours est traduit par Gide, l’écrivain le plus en vue du Congrès, alors que lui est anonyme. Seul l’appareil communiste était capable de rendre cela possible.
Si cet appareil joua un rôle plutôt secondaire dans la préparation du Congrès, il était d’autant plus incapable d’orienter ses débats (avec une exception à laquelle je reviens tout de suite). La grande majorité des non-communistes parmi les intervenants des Congrès préparaient et lisaient leurs discours comme ils le voulaient. Pas seulement Breton et Magdeleine Paz, mais évidemment aussi Gide et Malraux, Heinrich Mann et Feuchtwanger, etc. ; ils n’avaient pas besoin d’un porte-plume extérieur. Si l’on trouve dans leurs discours des expressions exprimant une certaine reconnaissance à propos de l’Union soviétique, ils étaient dus non pas aux insinuations des agents de cette Union, mais aux espoirs sincères d’une époque qui voyait encore, dans le communisme et dans l’URSS, les promesses d’un « état social où la joie soit accessible à tous », pour citer la fin du discours de Gide.
AL: Le Congrès de Paris est aussi un moment clé de l'histoire du mouvement surréaliste.
ST : Le Congrès fut pour les surréalistes l’occasion d’une rupture avec le P.C.F. et le régime soviétique. Leur participation constitue déjà un cas. La lettre d’adhésion, signée par Breton, Eluard, Péret, Hugnet, déclare l’impossibilité d’être « pour la défense de la culture » tout court, celle-ci étant la culture dont s’est dotée la bourgeoisie. Puis Ehrenbourg, correspondant des Izvestia à Paris, demanda leur exclusion à la suite de l’histoire des gifles que lui avait assénées Breton en plein boulevard Montparnasse comme réponse à un texte injurieux à l’égard du mouvement. Le nom de Breton fut retiré du programme, et biffé sur les ébauches, où il figurait dans la première séance. Le suicide de Crevel amena enfin à un compromis : la lecture du discours de Breton faite par Eluard.
La rédaction manuscrite de ce discours s’ouvre sur un long passage, biffé et resté jusqu’à présent inédit, qui ne ménage pas les critiques aux organisateurs : « Se prononcer aujourd’hui ‘pour la défense de la culture’ nous fait l’effet d’un geste purement platonique. Nous ne cachons pas notre inquiétude au seul aspect de ces mots que prive de sens l’approbation beaucoup trop vaste, beaucoup trop générale qu’ils ne peuvent manquer de recueillir. Combien découvrirait-on en France d’écrivains, même réactionnaires, qui osent se déclarer contre la culture ? La proclamation, par des écrivains de tendances les plus contradictoires, de la nécessité de défendre la culture, ne pourrait avoir d’autre conséquence que de systématiser la confusion ». Puis Breton décida de se placer sur un plan strictement politique : il articule son discours à partir de la condamnation du pacte franco-soviétique, de la déclaration de Staline justifiant les efforts de la France pour assurer sa défense nationale, et du revirement communiste. Il ramène l’organisation du Congrès à cette opération politique, il proclame un « état d'alarme » et en appelle à Marx et Lénine pour stigmatiser la tentative, de la part des communistes français, d’une rénovation de l’idée de patrie qui aurait comme conséquence de dresser le prolétariat français contre le prolétariat allemand.
Deux mois après le Congrès, la rupture était sanctionnée par la publication de Du temps que les surréalistes avaient raison, où le jugement sur le Congrès est sans appel.
AL: Une partie importante des débats pendant ce Congrès concernaient la définition de l'Humanisme; deux concepts semblent dominer et s'affronter, celui d'un humanisme occidental plus traditionnel et celui d'un humanisme socialiste (ce qu'Emmanuel Mounier décrit comme un "duel de deux humanismes"). Or, malgré ces débats, il semble que plus la définition de l'Humanisme est large et imprécise, plus la possibilité de créer un front commun entre différentes conceptions politiques se concrétise, l'Humanisme apparaissant ainsi comme une conception qui peut s'imposer par dessus les idéologies politiques. Ceci est, d'ailleurs, souligné par André Breton à propos de la notion de "culture", lorsqu'il marque la façon dont la notion de culture permet de réunir des adhérents à des idéologies différentes ce qui aurait pour effet de "systématiser la confusion". La difficulté de définir les notions de culture et d'Humanisme a-t-elle contribué de façon positive à la cause de ces intellectuels antifascistes ou, au contraire, elle n'a eu pour conséquence que de provoquer des affrontements et des malentendus?
ST : La question de l’Humanisme déborde en effet le cadre de la section que les organisateurs lui avaient consacrée et on la retrouve tout au long du Congrès, abordée sous des perspectives variées. Les éléments d’opposition idéologique sont d’abord plus frappants que la tendance à s’accorder sur une définition susceptible de dépasser les divisions politiques.
Dans son compte rendu pour Esprit, Emmanuel Mounier a pu parler d’un « duel de deux humanismes » pour connoter un débat, d’ailleurs prévu, entre l’auteur de La Trahison des clercs et celui des Chiens de garde. Julien Benda aborda la question d’emblée, presque en ouverture de la première séance. Tout en prétendant vérifier au préalable l’existence des conditions pour le dialogue avec les communistes, c’est-à-dire un accord sur la nature de cette culture que l’on entendait défendre, en réalité il postulait l’existence de deux conceptions de la culture, l’une fondée sur l’autonomie du spirituel, l’autre sur la continuité entre les domaines économique et littéraire ; et donc, l’existence de deux humanismes. Ce qu’il demandait aux communistes c’était de reconnaître ces identités différentes, sans fondement scientifique ni l’une ni l’autre, mais relevant de l’ordre du passionnel, de « l’acte de foi ». Guéhenno fut le premier à lui riposter, avec un discours improvisé, où il contestait que le marxisme-léninisme représente une rupture par rapport à la tradition humaniste, dont il serait au contraire l’accomplissement de par sa volonté de communion entre les hommes. Puis Nizan revint à l’attaque, repoussant comme inacceptable l’alternative posée par Benda et indiquant dans « l’humanisme socialiste » le dépassement des faiblesses traditionnelles de l’humanisme abstrait. Mais au-delà de ce « duel », la tentative de dialogue qui domine et structure le Congrès consiste en fait à mettre en relation la culture occidentale et la conception matérialiste de la culture, l’une et l’autre interprétées avec des nuances variées. Je me limiterai ici à citer le fameux discours de Brecht contestant à toute une culture, représentée de façon exemplaire par Julien Benda et Heinrich Mann, un humanisme abstrait ainsi qu’une complaisance esthétique de la supériorité morale de ses propres idéaux.
Le dialogue entre Gide et Malraux n’est pas moins intéressant, l’un essayant de concilier individualisme, différence et communion, l’autre faisant appel à une volonté humaniste, à une prise de conscience réelle de l’homme, au partage des mêmes fins. Par ailleurs, le questionnement sur la notion de culture n’est qu’ébauché. Dans son allocution d’ouverture, Gide suggéra d’assumer comme point de départ que la culture est faite de la somme des cultures particulières de chaque pays, qu’elle est un bien commun, commun à tous et international. Puis, dans son discours, il indiqua dans la littérature le lieu privilégié où la réalisation du général dans le particulier, de l'humain dans l'individuel, s’effectue le plus pleinement; mais ce qui l’intéressait c’était surtout de défendre l’autonomie de la littérature, de revendiquer à chaque situation sa littérature et prôner le maximum de tolérance et de liberté. Musil essaya, à son tour, d’énumérer les attributs d’une idée de culture et d’établir les conditions faute desquelles il n’y aurait pas de culture – liberté, franchise, courage, incorruptibilité, sentiment de la responsabilité, esprit critique, amour de la vérité – mais c’est sa foi dans un fondement ontologique de la culture qui lui fit proposer « l’autodéfense » de la culture par rapport à la politique, dans la conviction, partagée avec l’auteur de La Trahison des clercs, que le vrai danger consiste dans la tendance de la politique à asservir la culture ou du moins à la séduire. Jean Cassou, prenant la parole tout de suite après lui, contesta une vision de la culture qui la réduit à « un objet défini et fixé, qui se transmet à la manière des biens d’argent et des possessions ». Il défendait, dans la culture, l’invention perpétuelle, la subversion, l’acte vital ; et contre toute sollicitation ou tentation de se mettre « au service de la révolution », il indiquait le lien intrinsèque entre culture et esprit révolutionnaire dans une commune tension vers un nouvel humanisme. Cette idée de culture, qui est le propre des rares représentants des avant-gardes, était exprimée en abordant la question par le biais du rapport à la tradition et à l’héritage culturel, et en passant de la définition de l’objet à défendre à la réflexion sur la nature de l’œuvre d’art. C’est ce qu’explicita Malraux, en clôture : dans son second discours il argumenta contre l’idée de « maintenir la culture » et proposa de reconnaître, dans les œuvres d’art du passé, l’appel à notre regard dont elles ont besoin pour revivre et par lequel nous nous recréons nous-mêmes. Quant aux marxistes, ils expliquaient le caractère inéluctable de la persécution de la culture par les intérêts économiques, voire le caractère irrationnel, du capitalisme ; et ils indiquaient la solution dans la transformation socialiste de la société.
Ce sont là quelques exemples d’une variété d’approches et d’une difficulté à définir l’objet même du discours, complémentaire d’une faiblesse des analyses autant que d’une conception monolithique de la culture. Et c’est là l’une des limites fondamentales du Congrès. J’en signalerai une autre, assez frappante : les intervenants ne se rendait pas compte du clivage des cultures que le Congrès « pour la défense de la culture » n’arriva pas à éviter. Il a fallu attendre le quatrième jour pour que puissent parler les représentants des cultures en quelque sorte considérées ‘périphériques’ dans une perspective qui, malgré tout, demeure eurocentrique : ils avaient été tous regroupés à la fin, dans une séance destinée à la discussion. A signaler en particulier, le beau discours de la déléguée indienne Sophia Wadia, un réquisitoire anticolonialiste et qui rappelait à ces Messieurs les sources lointaines de la culture et de la civilisation « occidentales ». Mais cette intervention était destinée à demeurer sans réponse. Gide, dans son Journal, d’abord se plaint de la « surabondance oratoire » de certains intervenants réduisant au silence ceux pour qui précisément ils revendiquaient le droit de parole. Puis, il raconte comment, voyant une dame en peplum couleur safran, il l’avait prise pour la représentante de la Grèce et lui avait exprimé sa sympathie et sa solidarité ; ce à quoi elle avait répondu à demi-voix : « Moi, c’est l’Inde. »
AL: Le déroulement du Congrès de l'Association des Écrivains pour la Défense de la Culture montre la mise en place de l'antinomie "culture/barbarie"; plusieurs intervenants s'élèvent d'ailleurs contre l'idée d'une culture national-socialiste. C'est cette antinomie qui permet de définir le rôle de l'intellectuel dans ce conflit, comme une sorte de gardien de valeurs éternelles et de guide social. Dans quelle mesure on peut dire que le Congrès lui-même repose sur l'idée (exprimée par Jan Petersen) que la littérature doit avoir pour fonction de dévoiler au monde le véritable visage du Troisième Reich?
ST : L’antinomie culture/barbarie est largement partagée par les participants au Congrès et représente en effet l’un des principaux éléments de cohésion. Explicite dans les ébauches de la Convocation, où la barbarie coïncide avec « l’inculture » et est le résultat d’une « pénurie intellectuelle » doublée d’« oppression spirituelle », puis absente dans la rédaction finale de la Convocation, en fait elle était assumée par l’ensemble des organisateurs et des orateurs. Le choix de pratiquer l’antifascisme sous forme de défense de la culture était complémentaire d’une identification du fascisme avec la barbarie et postulait l’étrangeté, l’innocence, de la culture.
La conscience que la « barbarie fasciste », tout en étant une réponse à la situation économique et politique, témoignait d’une défaite de la culture universaliste et humaniste et qu’elle impliquait une autre culture, ne se manifesta que chez les écrivains de l’exil. Bertolt Brecht eut des mots assez durs à l’égard de cette identification du fascisme avec la barbarie qu’il voyait responsable de l’illusion de battre le fascisme sur le plan de l’éducation du genre humain. Gustav Regler, communiste lui aussi, au lieu de revenir sur le roman historique et de polémiquer avec Feuchtwanger, comme il l’avait annoncé dans les « thèses » qu’il avait fait parvenir, dénonça, sous forme d’autocritique, une sorte d’aveuglement face à ce qui se préparait en Allemagne ; et il prononça des mots qui allaient susciter une dure réaction de l’appareil de son Parti : ceux de « défaite », « erreurs », « responsabilité ». Klaus Mann s’interrogea également sur l’échec de la culture de gauche auprès des jeunes générations, et en dénonça les causes dans le dogmatisme et dans une vision beaucoup trop « étroite » du socialisme, incapable de prendre en compte des aspirations et des pulsions, révolutionnaires à l’origine, qui avaient pu être récupérées et gâtées par le fascisme. La séduction que peut exercer certaine littérature nationaliste sur les jeunes gens et sur les masses petites-bourgeoises fit l’objet de l’intervention de Kantorowicz, qui sollicita une tentative de compréhension du phénomène. Et des séductions de la culture de la guerre, ainsi que de la nécessité de soustraire « l’amour de la patrie » au discours démagogique, parla Anna Seghers. Dans une tout autre perspective et en termes assez dogmatiques, le communiste italien Ambrogio Donini dénonça l’existence d’une culture fasciste. Mais il est vrai que, dans son ensemble, le Congrès se refusait à l’idée d’une culture nationale-socialiste.
Il assumait par contre comme l’une de ses tâches, de dévoiler au monde le véritable visage du Troisième Reich et d’alerter l’opinion sur le caractère mondial du péril (je le disais en répondant à la première question). Mais il avait aussi d’autres ambitions. Jan Petersen, que vous citez, parlait au nom de la littérature illégale en Allemagne et de la prise de conscience « de l’énorme responsabilité qui lui incombait, la responsabilité de dévoiler au monde par des moyens littéraires le véritable visage du Troisième Reich ». Venant de Berlin, se présentant incognito, avec des lunettes noires et une fausse barbe, il personnifiait cette littérature clandestine, dont il fit circuler certains textes; le Congrès le salua se levant debout, en un silence ému. Il ne put d’ailleurs pas rentrer en Allemagne et dut rester en France, puis partir en Angleterre.
AL: Si on trouve un certain accord sur le fait que les écrivains doivent s'engager (et cela malgré la polémique déclenchée par l'intervention de Julien Benda), des discussions surgissent à propos de l'esthétique à adopter. Les représentants de l'Union Soviétique et les adhérents à la ligne officielle du parti communiste soviétique essaient de montrer que le réalisme socialiste est la seule esthétique à adopter (ce à quoi on pouvait s'attendre); plusieurs autres intellectuels proposent d'autres conceptions, comme les surréalistes (ce à quoi on pouvait aussi s'attendre). Dans quelle mesure on peut dire que le véritable enjeu du colloque est le débat autour de la nature du lien qui unit les esthétiques à l'idéologie?
ST : J’ai parlé d’une « offensive » portée par la délégation soviétique sur le terrain de l’esthétique. Les journées de la Mutualité représentaient une formidable occasion de propagande. Un réalisme socialiste s’enracinant dans la grande tradition réaliste et humaniste occidentale pouvait représenter un terrain favorable sur lequel fonder l’alliance antifasciste. Mais les choses se passèrent autrement, et les délégués soviétiques finirent par se retrouver assez isolés. La plupart des écrivains indépendants ou « compagnons de route » réagirent poliment mais avec fermeté et les écrivains communistes eux-mêmes se montrèrent assez réticents.
La réflexion sur les rapports qu’entretient la littérature avec le politique (et la société en général) et sur les moyens spécifiques dont l’écrivain dispose pour inscrire le politique dans son œuvre ranime, au contraire, le débat autour des genres littéraires, dont les uns avaient de nobles traditions, d’autres, tel le reportage, paraissaient plus propices à recomposer le divorce entre l’écrivain et son public, l’individu et la société. C’est en débattant ces questions, autant que la question de l’humanisme, que la plupart des écrivains s’interrogeaient sur les moyens de concilier leur pratique littéraire avec les engagements idéologiques qu’ils n’hésitaient plus à revendiquer.
WK : Quand on compare ce qui est dit à Paris avec les discours tenus aux congrès des écrivains révolutionnaires de Moscou, en 1934, ou de Kharkov, en 1930, on constate un changement important. Là, l’enjeu avait clairement été de définir des esthétiques qui correspondraient à des politiques et leurs idéologies : celle de « la révolution mondiale » demandant une « littérature prolétarienne et révolutionnaire », celle du « socialisme dans un seul pays » illustrée par le « réalisme socialiste ». Cela allait, en 1930 plus encore qu’en 1934 (et cela devait changer radicalement un peu plus tard), jusqu’à des règles assez strictes imposées aux écrivains pour produire leurs livres. Pour le Congrès de Paris, la convocation prévoyait encore, dans cet esprit, comme avant-dernier point donc (j’interprète), comme conclusion à tirer des discussions sur l’état de la société et de la culture, un débat sur « La création littéraire ». Finalement, le Congrès discutera « Les problèmes de la création et la dignité de la pensée ». C’était faire comprendre que les écrivains étaient venus à la Mutualité en intellectuels et non pas en spécialistes de l’esthétique, et que, dans leur engagement, ils voulaient et savaient garder l’autonomie de leur travail professionnel.
Il reste que Fedor Panferov donna, dans son discours, l’explication d’office du réalisme socialiste que les chefs de sa délégation avaient cru nécessaire – mais il faut voir même là les deux axes de sa réflexion : le réalisme socialiste est une chose que nous faisons « chez nous, en Union soviétique », et en le faisant « nous suivons les préceptes des grands artistes du passé ». Ce n’était pas la déclaration d’une esthétique à adopter universellement. Il y avait des idées sur le roman historique. Il y avait l’effort d’Aragon pour faire voir la part que la réalité, la réalité sociale, jouait dans le romantisme, dans le naturalisme, dans la poésie de la modernité, dans les avant-gardes, pour esquisser un « Romantisme révolutionnaire ». Il y avait le discours remarquable dans lequel Egon Erwin Kisch défendait le reportage comme forme de lutte et d’art en même temps. Mais l’enjeu du Congrès, ce n’était pas la définition d’une nouvelle esthétique (celle du Front populaire, peut-être ?). On se limitait, mais c’était déjà beaucoup, à un constat double : ce n’est plus le temps où il ne faudrait proclamer que l’autonomie de l’art, mais il ne faut pas pour autant mettre l’art au service d’un mouvement politique. C’est entre ces deux extrêmes que le Congrès s’efforce de se situer, avec toutes les séductions dans les deux sens que cela implique. Je reviens à Jean Cassou que Sandra Teroni a déjà cité et qui me semble avoir trouvé le mot représentatif de ce moment : « C’est notre art tout entier, sous son aspect le plus vivace, c’est notre conception vivante de la culture et de la tradition qui nous entraînent vers la révolution. » Friedrich Schiller a utilisé le terme de « hé-autonomie » pour cette union contradictoire. Les esthétiques qu’on peut adopter dans une telle situation ne peuvent être que multiples et diverses.
AL: Il semble important aussi de mentionner la défense du roman historique faite par Lion Feuchtwanger (conception à laquelle va s'opposer directement Gustav Regler). Car, pendant la période de la guerre, les deux camps vont avoir recours au récit historique (littéraire et filmographique) pour parler du présent. Cependant, on a l'impression que la position de Feuchtwanger n'est pas très populaire parmi les participants. L'approche thématique du phénomène du fascisme s'impose-t-elle à cause du réalisme socialiste, et du soutien officiel soviétique à cette esthétique?
WK : Oui, la défense du roman historique par Feuchtwanger – « j’ai choisi l’éloignement temporel pour exprimer ma vision (actuelle bien entendu) du monde » – paraît insolite au Congrès. Mais je ne suis pas sûr que ce soit pour les raisons auxquelles vous faites allusion. Les réactions de Regler nous disent quelque chose à ce propos. Il avait prévu – Sandra Teroni l’a mentionné déjà – de répliquer à la défense de l’illusion proposée par Feuchtwanger par un renvoi, assez dogmatique d’ailleurs, au matérialisme historique de Marx qui suffit tout à fait, d’après lui, à comprendre l’histoire. Mais monté à la tribune, il tient un discours tout autre : très politique, concentré sur l’autocritique du mouvement communiste dont il fait partie (et qui le blâme après le Congrès pour avoir exagéré cette critique), avec, nous disent tous les témoins, une grande émotion et une force oratoire qui arrive à faire entonner l’Internationale dans la salle. La situation avait fait comprendre à Regler que les problèmes spécifiques de la création littéraire n’étaient pas ce qui devait intéresser ce Congrès. Immédiatement avant Feuchtwanger, Heinrich Mann avait parlé – six jours précisément après avoir fini son grand roman historique sur La Jeunesse du roi Henri Quatre. Mais comme thème, il avait choisi « La dignité de l’esprit », et son texte ne fait pas allusion à son travail de romancier si récent. Ce Congrès a réuni des écrivains – mais non pas pour parler littérature dans le sens plutôt technique qui intéressait Feuchtwanger.
Il me semble aussi que le roman historique était un sujet important avant tout pour les Allemands exilés, où un très grand nombre d’auteurs a produit un très grand nombre de textes, souvent de valeur – du cycle sur le Joseph de la Bible de Thomas Mann jusqu’au Jules César inachevé de Bertolt Brecht, pour ne citer que deux autres exemples. Mais l’histoire, gardait-elle le même intérêt pour tous les autres ? Il me semble plutôt que non. Souvent, c’est l’approche thématique du fascisme, comme vous le dites, qui intéresse (pensez au Temps du mépris, du Malraux de 35, ou au Chemin du février d’Anna Seghers, allemande parlant des luttes à Vienne en 34 dans son roman de 35), ou ce sont les luttes sociales en France (Le Cheval de Troie, de Paul Nizan, est aussi contemporain au Congrès). Et encore autre chose est le réalisme socialiste qui n’est pas lié au fond, je crois, aux besoins d’une littérature anti-fasciste, mais s’explique, dans ce qu’il a d’attachant pour les écrivains de l’Ouest avant sa pétrification stalinienne, par les perspectives d’une participation des écrivains à la création d’une nouvelle société.
AL: Parmi les discours les plus célèbres du Congrès, il faut citer celui de Bertolt Brecht, dont l'originalité est évidente, notamment lorsqu'il souligne la position qui consiste à s'opposer au fascisme sous prétexte que ce régime est l'auteur de "cruautés inutiles", et qu'il signale les concepts auxquels ceux qui condamnent le nazisme devraient renoncer afin de pouvoir percevoir le phénomène dans sa spécificité et d'agir contre lui. On connaît, par le biais des lettres qu'il adresse à Ernst Bloch, à George Grosz et à Alfred Döblin après le Congrès, son désaccord avec la position de la plupart des participants, et du Congrès en général. Quelle réaction son intervention a-t-elle suscitée? A-t-elle été perçue dans sa dimension critique et spécifique?
WK : Oui, je crois que cette dimension a été perçue – mais cela s’est exprimé d’une façon paradoxale : immédiatement après le Congrès, personne (ou presque) n’a parlé de ce discours. Aucune revue française ou anglaise ne s’est intéressée à son texte, et dans les articles des contemporains allemands, on ne trouve guère cité le nom de Brecht, et jamais une discussion sur ce qu’il avait dit. La célébrité de ce discours ne date que des années 1960/70. Pour le dire avec Louis Althusser, Brecht avait voulu expliquer aux congressistes que le marxisme est un antihumanisme : suivant Brecht, on ne peut pas lutter efficacement contre le fascisme au nom de l’homme, il faut analyser, et puis changer par la révolution prolétarienne (qui n’est nommée qu’implicitement dans son texte) les rapports de propriété dans la société capitaliste. Cette analyse strictement (pour ne pas dire dogmatiquement) marxiste ne correspondait pas à la politique du Front populaire qui était en train de se développer dans le mouvement communiste, et elle ne plaisait pas plus à ces intellectuels « bourgeois » que Brecht gratifiait de sarcasmes dans les lettres admirables que vous nommez.
J’ajouterais deux choses. D’abord que Brecht n’était pas complètement provocateur dans son approche du Congrès. Il dit son mot, et il écrit à ses amis ces lettres pleines de verve critique. Mais il agit en même temps politiquement : dans une autre lettre, à Becher, il souligne que, grosso modo, le congrès est réussi et « qu’il faut travailler maintenant, pour l’exploiter entièrement » – et il développe cette idée d’une Nouvelle Encyclopédie dont Malraux devait s’emparer un an plus tard pour la présenter aux Assises de l’Association pour la défense de la culture à Londres, en présence de Brecht et sans le nommer. C’est dire que, dans toutes les querelles autour des concepts à adopter, Brecht n’était jamais sectaire mais savait que l’essentiel restait l’action anti-fasciste de tous ceux qui voulaient la mener. Lui-même, il tenait à y participer.
Deuxièmement : si son discours était provocateur en 35, et allait à l’encontre d’un nouvel humanisme jugé trop flou pour un mouvement par définition révolutionnaire, et si son texte pouvait être utilisé autour de 68 à l’Ouest, comme une forme de critique d’un socialisme jugé aussi non révolutionnaire, sa provocation politique ne finit pas avec ces deux constellations plus ou moins historiques – sa qualité de défi intellectuel se révèle encore aujourd’hui. Il suffit de confronter les descriptions qu’on donne actuellement d’un fascisme (qu’en Allemagne, on prend soin de nommer national-socialisme, ce qui est évidemment historiquement correct) découlant pour l’essentiel de la psychologie pervertie de quelques chefs et d’une grande masse, au concept-clé de Brecht : « La barbarie ne provient pas de la barbarie, mais des affaires qu’on ne peut plus faire sans elle », donc, « les cruautés du fascisme [...] tiennent aux rapports de propriété existants ». Ces idées anticapitalistes ne seraient peut-être pas plus appréciées à un congrès de nos jours qu’elles ne l’étaient à la Mutualité, il y a 70 ans.
AL: Étant donné le fait que plusieurs intervenants proposent une réflexion sur le rapport entre les intellectuels et le public, il semble naturel de se demander quelle répercussion le Congrès des Écrivains pour la Défense de la Culture a eu auprès du public et de quelle façon celle-ci s'est manifestée.
WK : C’est difficile à dire. On sait par les photos et par les témoignages que la salle, la grande salle, de la Mutualité était pleine, que le public, plutôt intellectuel mais aussi ouvrier ou populaire, suivait attentivement les discours, et qu’il a eu un écho non négligeable dans la presse, de gauche avant tout mais pas exclusivement, et en URSS plus encore qu’en France. Mais il est clair aussi que les rapports entre les intellectuels et le public (voire entre écrivains et lecteurs) ne changent pas par un seul congrès, même s’il a l’ampleur de celui de 35. Il se peut que, de nos jours, les nouvelles vieillissent encore plus vite que du temps du Congrès, mais le journal suivant couvre depuis toujours l’actuel. Je serais donc plutôt réservé pour ce qui concerne une répercussion immédiate du Congrès.
Mais, d’un autre côté, il se passait plus que la présentation de quelques idées dont la postérité seulement pourrait découvrir le sens. Il y eut en 35, en France, ce grand mouvement, vraiment de masse, qui devait aboutir aux élections parlementaires d’avril/mai 36, avec la victoire du Front populaire et les espoirs du grand bouleversement social qui s’en trouvaient vivifiés et qui débordaient largement le mouvement antifasciste. Le Congrès des écrivains et l’Association fondée par lui s’inséraient dans ce mouvement comme sa partie plus spécifiquement intellectuelle. Je viens de retrouver une lettre écrite par Heinrich Mann à sa femme, le matin du 21 juin, premier jour du Congrès. Elle donne un peu l’atmosphère : « Hier soir, je suis allé à une fête Victor Hugo, mon nom était inscrit en grand sur l’affiche. La soirée, avec les chœurs parlés des ouvriers et des acteurs enflammés, me rappelait beaucoup l’ancien Berlin. » Et enfin, ou peut-être avant tout : il ne faut pas oublier que la partie française de l’Association internationale pour la défense de la culture était formée par l’organisation des Maisons de la culture, qui, entre 35 et 39, créa, un peu partout en France et avec un succès considérable, des lieux de rencontre entre intellectuels, écrivains, artistes et leur public populaire (et qui ont eu un renouveau, sans l’esprit militant, sous Malraux, ministre de la culture après avoir été un des agents des Maisons des années trente). En ces sens, il faut voir, je crois, que le Congrès ne se résumait pas à l’antifascisme, qu’il avait une dimension directement militante : de lutte pour un bouleversement fondamental dans les pays qui étaient « démocratiques » sur le plan politique mais non pas sur celui des réalités sociales.
AL: Nous avons évoqué les présents mais vous évoquez aussi certains absents (de Simone Weil à Georges Bataille, Leiris, Caillois mais aussi Lukács). Que disent ces absences sur le Congrès?
WK : Pour ce qui concerne Lukács, je crois qu’on ne peut pas le compter dans cette série des Français de la gauche indépendante. D’abord, il vivait à Moscou, et son absence n’était pas tout à fait dans sa décision personnelle, car il dépendait du fait d’avoir les visas nécessaires pour se rendre à Paris : étant communiste, son parti aurait dû le déléguer, et il n’a nommé dans son groupe du Congrès que des écrivains. Mais avant tout : après le Congrès, Lukács a co-signé, avec le groupe des écrivains allemands vivant à Moscou, une critique de l’ouverture vers un humanisme entreprise par le Congrès, autrement lourde que celle de Brecht. Dans le plus pur esprit stalinien, les camarades dénonçaient ces « abstractions philosophiques » et demandaient à « remplir [...] les rapports et résolutions du VIIe Congrès mondial » du Komintern. Lukács n’était pas l’auteur de ce rappel aux « positions de classe » dont nous citons de larges extraits dans le livre. Mais je ne peux que difficilement l’imaginer à la tribune de la Mutualité, avec de telles idées (onze ans plus tard, à un Congrès sur « L’Esprit européen » tenu à Genève, devenu plus sage, il devait lui-même proclamer l’union de Roosevelt et de Staline, comme la fusion de la démocratie et du socialisme – mais c’est une autre histoire).
Ces quelques indications ne résument certainement pas comme il le faudrait les positions très riches et réfléchies de Lukács, ni leur évolution dans les années trente et après. Ce serait de même dans les autres cas que vous nommez (d’ailleurs, dans tous les cas, on n’arrivera jamais à résumer de vrais intellectuels quand on les met en relation avec un seul événements). Que disent leurs absences sur le Congrès ? Une chose au moins, pour se borner au juste immédiat : que ce Congrès, s’il rassemblait des opposés aux régimes politiques et sociales de l’époque, ne les rassemblait pas tous et, plus encore, qu’il rassemblait, là où il le faisait, sur un niveau de « juste milieu ». Imaginez un peu les extrêmes que vous nommez. La chronologie que Géraldi Leroy et Anne Roche ont ajoutée à leur belle édition des « Ecrits historiques et politiques » de Simone Weil entre juillet 1934 et juin 1937 (Gallimard 1991), nous donne comme activité la plus proche du congrès : « 6 juin [1935] S. W. entre chez Renault comme fraiseuse ». Qui voyait l’essentiel de la vie se passer dans les usines – et ceci non pas sur le plan théorique (pensez encore une fois au marxisme de Brecht) mais comme pratique exigeante et qui comprend toute la vie – est difficilement imaginable parmi les orateurs de la Mutualité. Même si elle avait évidemment des choses à leur dire (et se trouvait même peut-être, je n’en sais rien, dans la salle). Et de l’autre côté, Bataille, Caillois, Leiris, non seulement auraient pu se retrouver avec Simone Weil dans un bilan critique de leurs engagements communistes mais étaient en voie vers cette notion très spéciale de sociologie anti-économiste et orienté vers le sacré dans la connaissance de l’homme que leur Collège devait explorer à partir de 1937. Là encore, pas de doute qu’il s’agit de recherches à prendre au sérieux. Mais comment imaginer un front populaire unissant, pour varier un peu le terme, le matérialisme existentiel de la première ou les idéalismes des trois autres avec les humanismes politico-culturels qui se prononçaient au Congrés ? Plus sage que Breton sur ce point de divergences fondamentales, ils ont tous renoncé à l’essayer, dès le début. Le Congrès pour la défense de la culture ne nous donne donc pas tous les éléments pour comprendre la réflexion importante sur la culture, à son époque. Mais qui revendiquerait une telle idée?
AL: À propos des rapports entre l'Association des Écrivains pour la Défense de la Culture et le PEN-Club vous parlez d'une "division du travail". Comment celle-ci s'est mise en place et en quoi consistait-elle? Je pensais qu'à certains congrès du PEN-Club de l'époque (comme celui de Buenos Aires en 1936) des représentants de pays fascistes sont présents et profitent de l'occasion pour militer pour la cause fasciste (notamment Marinetti, critiqué aussi sur le Congrès de Paris). Quels étaient les rapports entre ces deux associations?
WK : Aragon, mais seulement en juin 1938, fit référence, dans une information envoyée à Moscou, à une rencontre avec Benjamin Crémieux, alors secrétaire du PEN-Club français, « pour examiner d’une façon confidentielle et officieuse, et parfaitement amicale, les rapports entre les membres de notre Association et le Pen Club » et jeter « les bases d’une certaine division du travail entre le Pen Club et l’Association Internationale des Ecrivains ». C’était dire que les relations entre les deux organisations d’écrivains étaient loin d’être en fait « amicales » et coopératives. En général, l’Association était évidemment beaucoup plus marquée politiquement à gauche que le Club, la confession de foi commune en faveur d’une liberté de création ne suffisait jamais à le faire oublier.
Dans l’histoire du PEN-Club, il y a aussi eu d’autres présences. En avril 35, Becher avait fait part à Moscou du « succès sensationnel » que Jules Romains venait de donner sa signature pour le Congrès. Le président du PEN-Club français en 1935 et du PEN-Club international un an plus tard l’avait fait sur les instances de Gide. Au Congrès, le hollandais Menno ter Braak rappelait que, en mai 1935, à son congrès de Barcelone, le PEN-Club avait voté un télégramme au gouvernement de Hitler appelant à la libération de Carl von Ossietzky et Ludwig Renn – et ceci à l’initiative de l’exilé Klaus Mann, seul participant allemand à Barcelone et puis parmi les orateurs à la Mutualité. Et le secrétaire général du PEN-Club international, Hermon Ould, y était présent aussi, et participait même à la réunion du Comité qui rédigeait la résolution finale du Congrès. Mais quand Mikhail Koltsov était arrivé de Moscou, dans les contextes évoqués déjà, une de ses premières remarques concernait la participation inacceptable du « fascisant Jules Romains » au Congrès, et en effet, on ne le retrouve pas parmi les congressistes. Ce qui montre que, en tout, les méfiances entre les deux organisations étaient plus grandes, des deux côtés, que toute volonté de se mettre en rapport. Le nouvel effort de 1938 n’a pas abouti à quelque action commune concrète, d’après ce que nous savons aujourd’hui, en dépit de la situation d’avant-guerre qu’Aragon avait sûrement en vue quand il entreprît son initiative.
AL: Je voudrais, pour finir, revenir à l'histoire de l'Association des Écrivains pour la Défense de la Culture, qui a en tout organisé quatre rencontres: après le Congrès de Paris en 1935, la Conférence des Écrivains à Londres en 1936, puis celui de juillet 1937 à Valence, une dernière réunion à Paris en 1938. Quelle a été l'évolution de cette association et quelles différences peut-on observer entre les trois rencontres qu'elle a organisé?
WK : La plus importante, après le Congrès de 35, était son deuxième Congrès, commencé en juillet 1937 à Valence, poursuivi à Madrid et Barcelone et fini à Paris. C’était donc, les lieux le montrent, un Congrès en guerre, solidaire des républicains espagnols, et il eut un caractère beaucoup plus combatif, avec des discours plus politiques, tenus à un public souvent composé de soldats et toujours de gens concernés par la guerre, touchant autrement le lecteur d’aujourd’hui que les réflexions de 35 parce que marqués au fond par un souci existentiel et par cette volonté intellectuelle provoquée par les événements. Ce qui manque presque absolument dans ces textes, ce sont les espoirs de 35. Ceux mis dans des bouleversements sociaux à réaliser par les Fronts populaires et, plus encore, ceux liés à l’Union soviétique. Ce n’est pas seulement parce que des gens comme André Gide, après son retour de l’URSS, n’y étaient plus : ce qui est peut-être plus stupéfiant encore c’est le fait que, à part quelques propagandistes soviétiques dévoués au socialisme à la Staline jusque dans sa Terreur, même les communistes parmi les orateurs ne citaient plus ce pays comme un exemple à suivre, ni même un espoir lointain. Pour le moment, on ne peut lire ces discours que dans une très bonne édition espagnole, faite par Manuel Aznar Soler en 1987. Ce serait bien, dis-je d’une manière un peu platonique, de les faire lire en français aussi : avec ceux du Congrès de 35, ils forment une partie importante du bilan concret de l’engagement intellectuel au XXe siècle, et donnent à penser beaucoup plus que je ne peux l’esquisser ici.
Les deux réunions de 36 et de 38 avaient un autre caractère : elles se faisaient en comité fermé, sans public. De la deuxième, le protocole sténographique fut publié à l’époque ; de l’autre, on n’a que des fragments de ce qui fut dit. Deux observations pour indiquer les évolutions qui vous intéressent. A Londres, en 36, le débat autour de la Nouvelle Encyclopédie que j’ai déjà nommé est emblématique. On rencontre encore (c’est juin 36, le grand mois du Front populaire en France) l’optimisme qui croit qu’il est possible d’égaler la grande œuvre du Siècle des Lumières – et de l’autre côté, H. G. Wells met tout le pragmatisme britannique dans sa réponse aux volées intellectuelles de Malraux : « Savez-vous combien ça coûte ? » Puis, il quitte la salle, ce qui définit le fait que, symboliquement, tous ces intellectuels qui, comme Forster, Huxley ou Musil, avaient été encore présents à Paris ne puissent plus se retrouver dans les formes de défense de la culture que l’Association avait définies. Cela arrive, il faut le souligner peut-être, deux mois avant le premier procès de Moscou qui devait causer tant d’autres ruptures.
La dernière Conférence de l’Association, en juillet 38, ne se réalisa plus sur sa propre initiative. Une autre organisation, le Rassemblement Universel pour la Paix, tenait à Paris une Conférence contre les bombardements des villes ouvertes (pensez à Guernica), et l’Association utilisait cette occasion pour réunir, sous ses auspices, les écrivains venus pour cette occasion. Le ton n’était pas encore celui du désespoir – mais on sent dans les discours combien on savait proche la guerre.
En plus de ces rencontres, il faut rappeler le grand nombre d’activités, plus modestes – meetings, conférences, éditions, tournées de troupes de théâtre et de danse, expositions, séries d’articles dans la revue Europe, etc. – que l’Association réalisait dans les Maisons de la culture dont il a été question et dans d’autres endroits. La presse de l’époque en a en partie parlé, et nous avons pu préciser et compléter ces informations grâce aux dernières archives, qu’il faut remercier de leur aide apportée à notre travail : celles de la Police secrète française qui, après leur long voyage de la France en Allemagne nazie, puis en Union soviétique, se trouvent maintenant dans l’ancien Quartier général de l’OTAN, à Fontainebleau, et conservent les résultats de l’observation assez suivie dont l’Association pour la défense de la culture, comme beaucoup d’autres organisations de la gauche intellectuelle, peut se vanter d’avoir été l’objet dans l’entre-deux-guerres.
Pour ne pas donner le dernier mot à la Police, et moins encore à ce désespoir grandissant dont j’ai parlé, je veux finir avec un inédit que je viens de découvrir il y a quelques semaines, dans le fonds des papiers de Heinrich Mann qui se trouve à Berlin (je prépare, avec quelques collègues, l’édition de ses essais littéraires et écrits politiques). En 1915, dans ses notes pour le grand essai sur Zola dans lequel il définit son attitude d’antimilitariste, de républicain radical dans l’Empire allemand en guerre, Heinrich Mann écrit ceci sous le titre « L’Intellectuel » : Il ne faut pas penser « à des gens qui, après-coup et provisoirement, fournissent des étais spirituels à la violence. L’intellectuel de 1890 est un combattant qui trouve sa foi et son but dans l’esprit. Il a la volonté de porter la raison et l’humanité sur le trône du monde, et sa nature lui fait voir déjà en elles les vrais pouvoirs, ceux qui, en dépit des incidents, sont les seuls à rester debout, toujours. » Je sais ce qu’on peut objecter à cet idéalisme et aux choix politiques qu’il a déterminé dans l’histoire. Mais l’intellectuel de 1935 voulait mettre en valeur les mêmes qualités que son camarade de 1890. Notre savoir, ou nos idées, de ce qui a été le XXe siècle gagneraient beaucoup à prendre au sérieux ce militantisme pessimiste, réfléchi et résolu. On le retrouve en juin 35, dans le Congrès pour la défense de la culture.
Entretien publié le 15/01/2007