Sciences du texte et analyse de discours

Entretien avec Ute Heidmann et Jean-Michel Adam
à l’occasion de la sortie de l’ouvrage : Sciences du texte et analyse de discours, Genève, Éditions Slatkine (2005)

 

Propos recueillis par Raphaël Baroni

Dans l’introduction au volume Sciences du texte et analyse de discours, vous situez cet ouvrage dans le prolongement d’un colloque organisé en 2002 à Cerisy par Ruth Amossy et Dominique Maingueneau, dont les actes ont été publiés récemment sous le titre L’analyse du discours dans les études littéraires (Presses Universitaires du Mirail, 2004). Dans leur sillage, vous affirmez qu’en passant de la « nouvelle critique » à l’analyse du discours, « la linguistique structurale triomphante a été remplacée par les sciences du langage et l’autonomie du texte par la contextualité du sens ». Vous entendez insister notamment, dans cette nouvelle contribution, sur le « dialogue des disciplines et des positions théoriques » (p. 7). Votre ouvrage est lui-même le produit d’un colloque qui s’est tenu à Lausanne en 2004, qui ponctuait les deux premières années de travail d’un programme de recherche interdisciplinaire en sciences humaines (IRIS4) financé par l’Université de Lausanne.

Au vu de la manière dont s’est déroulé ce programme au sein de l’institution universitaire lausannoise, pouvez-vous esquisser aujourd’hui quels sont les principaux enjeux et les difficultés majeures liés à la mise en place d’un dialogue interdisciplinaire dans le champ de l’analyse de discours ?

En nous référant au colloque de Cerisy organisé par Ruth Amossy et Dominique Maingueneau, nous avons voulu essentiellement nous situer dans le programme de remembrement des études littéraires fixé par Tzvetan Todorov, dès 1978, et repris par lui dans l’édition anglaise des Genres du discours (Paris, Seuil, 1978 : 26) :

Un champ d’études cohérent, pour l’instant découpé impitoyablement entre sémanticiens et littéraires, socio- et ethno-linguistes, philosophes du langage et psychologues, demande […] impérieusement à être reconnu, où la poétique cédera sa place à la théorie du discours et à l’analyse de ses genres. (1978 : 26)

Plusieurs conséquences découlant de cette position sont aujourd’hui au centre de l’analyse des discours. Le fait, d’abord, de reconnaître que « Les genres littéraires […] ne sont rien d’autre qu’un […] choix parmi les possibles du discours, rendu conventionnel par une société » (1978 : 23). Le fait, ensuite, que : « Le choix opéré par une société parmi toutes les codifications possibles du discours détermine ce qu’on appellera son système de genres » et que « Les genres du discours […] tiennent tout autant de la matière linguistique que de l’idéologie historiquement circonscrite de la société » (1978 : 23-24). Cet élargissement du corpus rend nécessaire la collaboration de chercheurs de divers secteurs des sciences du langage et des sciences littéraires car :

Chaque type de discours qualifié habituellement de littéraire a des « parents » non littéraires qui lui sont plus proches que tout autre type de discours « littéraire ». […] Ainsi l’opposition entre littérature et non-littérature cède la place à une typologie des discours.

[…] A la place de la seule littérature apparaissent maintenant de nombreux types de discours qui méritent au même titre notre attention. Si le choix de notre objet de connaissance n’est pas dicté par de pures raisons idéologiques (qu’il faudrait alors expliciter), nous n’avons plus le droit de nous occuper des seules sous-espèces littéraires, même si notre lieu de travail s’appelle « département de littérature » (française, anglaise ou russe). (1978 : 25)

Ce programme a pour conséquence une redéfinition à terme des disciplines et des domaines académiques que les grandes institutions européennes s’efforcent de mettre en place. Alors que l’on pouvait croire, à la fin du XXème siècle, que la coupure institutionnelle entre études des langues et études des littératures rendait définitivement impossible le dialogue des disciplines, chaque année, depuis 2002, nous avons été invités dans des colloques internationaux qui réunissaient des linguistes et des littéraires. En septembre 2002, à Cerisy-la-Salle, c’était la place de l’analyse du discours dans les études littéraires qui était au centre des débats. L’ouvrage qui est issu de ce colloque donne une bonne idée de la raison qui nous amène, avec Dominique Maingueneau, à parler de « tournant discursif ». En octobre 2003, à l’Université de Toulouse-le-Mirail, Michel Ballabriga, François-Charles Gaudard et François Rastier avaient choisi un beau titre pluriel : « Littératures et linguistiques ». En septembre 2004, l’Université de Bologne a organisé à un colloque à forte présence anglo-saxonne intitulé « Pour une approche linguistique de l’art verbal : théorie et pratique », qui a débouché sur une publication en anglais (Language and Verbal Art Revisited. Linguistic Approaches to the Literature Text, Donna R. Miller & Monica Turci éds., New York-Toronto, Equinox Linguistics Books, 2005). Enfin, à la fin du mois d’août 2005, dans le cadre des Universités de Copenhague et de Roskilde, le grand congrès des romanistes scandinaves donnait un poids fort au thème « Littérature et linguistique » auquel une de trois conférences plénières était consacrée. Issues de réseaux de chercheurs très différents, ces rencontres prouvent que les relations entre les recherches linguistiques et littéraires sont, en ce début de XXIe siècle, quoiqu’en disent et pensent certains, de nouveau d’actualité. Il reste toutefois à donner un cadre épistémologique à ce qui pourrait constituer une nouvelle alliance. C’est précisément ce à quoi nous travaillons depuis des années, dans notre groupe de recherches interdisciplinaires et dans la Formation doctorale interdisciplinaire que nous avons conçue à l’Université de Lausanne avec notre collègue helléniste Claude Calame, aujourd’hui à l’EHESS. Nous y développons une réflexion sur l’interdisciplinarité que nous opposons autant à la simple juxtaposition pluridisciplinaire qu’à la fusion transdisciplinaire aujourd’hui à la mode. L’ouvrage auquel vous faites référence prolonge un premier livre directement issus des travaux de notre groupe de recherche lausannois : Poétiques comparées des mythes (Ute Heidmann éd., Lausanne, Payot, 2003).

Cette dynamique de recherche est, bien sûr, confrontée à un certain nombre de difficultés institutionnelles et disciplinaires. D’un côté, les travaux linguistiques, de plus en plus techniques et spécialisés, privilégient volontiers des corpus oraux plutôt qu’écrits. De l’autre, certains enseignants de littérature délaissent de plus en plus la langue et la question du langage au profit d’un vaste et vague domaine « culturel ». Pour le dire autrement, le « et » qui unit « linguistique et littérature » exprime le continu d’une pensée du langage qui fut celle de Wilhelm von Humboldt, de Roman Jakobson ou du Cercle de Bakhtine, pensée du continu qui se rencontre aujourd’hui dans les travaux d’Henri Meschonnic et d’Harald Weinrich. Ce « et » est devenu, en fait, le signe d’une discontinuité accentuée par une logique institutionnelle qui divise les savoirs et les fixe dans des disciplines autonomes, soucieuses – pour ne pas dire jalouses – du tracé de leurs frontières. Comme le déplorait Jean-Louis Chiss dans un autre colloque interdisciplinaire consacré aux relations entre littérature et sciences humaines : « Malgré les tentatives d’« articulation », la volonté « interdisciplinaire » […], on ne parvient pas à penser et à enseigner la relation de la langue (des langues) à la littérature (aux littératures) dans une théorie du langage » 1.

Cette recherche d’une pensée du continu du langage passe, selon nous, par la reconnaissance de la nature discursive du fait littéraire et plus largement du langage humain en général. Nous pensons, comme Henri Meschonnic, que la littérature « se fait dans l’ordre du discours, et requiert des concepts du discours » (Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999 : 222).

Aujourd’hui, quelles sont selon vous les rôles que peuvent jouer respectivement la linguistique textuelle et la méthode comparative au sein de l’analyse de discours ?

J.-M. Adam: Le rôle de la linguistique textuelle dans l’analyse de discours est l’enjeu de mon dernier livre (La linguistique textuelle. Introduction à l'analyse textuelle des discours, A. Colin 2005). J’y défends l’idée de la nécessité, au sein du champ interdisciplinaire de l’analyse de discours, d’une théorie du texte. La linguistique textuelle a selon moi la double tâche de fournir à l’analyse de discours  une redéfinition (non grammaticale, non textualiste-formaliste) du concept de texte. Elle doit décrire les agencements d’énoncés élémentaires au sein de l’unité de haute complexité que constitue un texte. Cette dernière tâche l’oblige à théoriser et fournir les instruments de description des relations d’interdépendance co-textuelles qui font d’un texte un réseau de co-déterminations. Mon dernier livre porte sur la description et la définition des différentes unités textuelles ainsi que sur les opérations de textualisation dont, à tous les niveaux de complexité, les énoncés portent la trace : opérations de segmentation (discontinuité de la chaîne verbale qui va de la segmentation des mots à celle des paragraphes et parties d’un texte) et opérations de liage (fabrique du continu). À côté de cette linguistique transphrastique qu’illustrent bien les travaux sur les anaphores, sur les connecteurs et sur les temps verbaux, il y a place pour une « linguistique textuelle » plus ambitieuse, entendue dans le sens d’Eugenio Coseriu (Textlinguistik. Eine Einführung, Tübingen/Basel, Francke, 1994), c’est-à-dire comme une théorie de la production co(n)textuelle de sens, qu’il est nécessaire de fonder sur une analyse de textes concrets articulée à l’analyse de discours. C’est cette démarche que je propose d’appeler analyse textuelle des discours. J’insiste longuement, au début de mon livre (2005 : 9-18), sur l’importance des propositions d’Emile Benveniste dans son ébauche, fin 1969, d’une définition de la « translinguistique des textes, des œuvres » qui prolonge les interrogations de Ferdinand de Saussure sur la « langue discursive ». Je considère que les réflexions de Mikhaïl M. Bakhtine sur les genres de la parole et sa « metalingvistica », même si elles manquent de propositions descriptives et de concepts linguistiques permettant de définir le concept de genre, dessinent un cadre théorique qui complète partiellement le vide laissé par la brutale interruption des travaux de Benveniste. Après d’autres, c’est très précisément là que je me situe, dans la recherche têtue d’une définition de la « translinguistique des textes, des œuvres » fondée sur la linguistique de l’énonciation et sur la linguistique textuelle.

Ute Heidmann: Comme nous le soulignons dans l’introduction de Sciences du texte, la démarche contrastive est courante depuis les premiers travaux de l’Analyse de Discours Française. En 1971, Lucile Courdesses comparait le fonctionnement de la négation, des phrases passives et de la nominalisation dans deux discours de Léon Blum et de Maurice Thorez (Langue Française n° 9). Dans le même numéro, Denise Maldidier comparait la façon dont six quotidiens parisiens ont rendu compte, le 13 mai 1958, d’un discours du général de Gaulle. Dans une perspective déjà interdisciplinaire, la même linguiste s’était associée à l’historienne Régine Robin (1976-77) pour saisir la construction d’un événement – le meeting de Charléty en mai 1968 – à travers la comparaison croisée de quatre quotidiens français : Le Figaro, L’Aurore, Combat et L’Humanité et de trois genres journalistiques : le reportage, le commentaire et l’éditorial. Il est frappant de voir que la comparaison portait déjà sur des genres, même s’ils étaient alors définis comme des « formes rhétoriques distinctes ». La définition de ces « formes » ou « formations rhétoriques » visait à complexifier le concept de « formation discursive » et elle était bien proche de ce que nous pourrions dire aujourd’hui des genres : « ensemble des contraintes qui régissent la dispositio, les stéréotypes, les figures, les mécanismes énonciatifs, etc. » (Maldidier & Robin 1977 : 22). Nous faisons également référence au fait que, dans l’avant-propos de leurs Exercices de linguistique pour le texte littéraire, Dominique Maingueneau et Gilles Philippe considèrent la comparaison comme un moyen d’échapper à la clôture du texte qui préside aux explications de textes et qui a été reconduite par les approches structuralistes :

Nous privilégions, en outre, les analyses comparatives, démarche étrangère aux commentaires stylistiques et aux explications de textes traditionnels, qui abordent les extraits comme des totalités autosuffisantes. Il nous semble, en effet, que la confrontation est éclairante : des œuvres qui paraissent très différentes peuvent se révéler proches, d’autres qui se réclament de la même esthétique peuvent diverger considérablement. De manière plus large, la comparaison permet d’attirer l’attention sur des phénomènes qui, sans cela, auraient été négligés. (Maingueneau & Philippe 1997 : V)

Ces convergences expliquent l’importance méthodologique que nous accordons dans ce livre à la comparaison. Dans mon article, je mets en relation le comparatisme et l’analyse de discours en élaborant une théorie de la comparaison différentielle dont Silvana Borutti montre l’intérêt épistémologique dans l’épilogue du livre. J’essaie d’éclairer l’avantage heuristique de prendre davantage en compte les différences si souvent négligées en faveur des ressemblances et de prétendus universaux dans l’analyse des langues, des littératures et des cultures. En rappelant la nécessité de travailler sur la dimension langagière et textuelle des phénomènes culturels, je propose des éléments d’une méthode comparative d’analyse (trans)textuelle qui se fonde sur un modèle dynamique du texte conçu comme discours. J’illustre les principes de cette méthode d’analyse comparée des discours – appliqués dans mes travaux antérieurs aux récritures des mythes et des contes – en comparant deux contes de Perrault avec leurs traductions anglaises par l’écrivaine Angela Carter. Je considère en effet le texte d’origine et la traduction comme deux énonciations singulières dont chacune construit ses effets de sens en se liant de façon significative à son propre contexte socioculturel et linguistique. Le rapport entre texte original et traduction fonctionne à mon avis sur le mode de ce que je conçois comme un dialogue intertextuel entre les langues et les littératures. Ce dialogue intertextuel est partie intégrante du perpétuel dialogue entre les langues et les littératures décrit par Bakhtine que la comparaison différentielle a pour tâche de mettre en évidence.

Les enjeux propres à ces disciplines ont-ils été transformés par l’émergence de l’analyse de discours, de la nouvelle rhétorique, de la pragmatique et de la linguistique énonciative ?

J.-M. Adam: Répondre à cette question reviendrait, pour ma part, à faire une épistémologie et une histoire des passages de la grammaire de texte à la pragmatique textuelle et à l’analyse textuelle des discours. Je ne peux donc pas répondre autrement qu’en redisant l’ancrage de mes travaux dans la « translinguistique des textes, des œuvres » de Benveniste. Plus que la « nouvelle rhétorique » ou la pragmatique, j’ai beaucoup appris des théories de l’argumentation développées aussi bien par ce qu’on pourrait appeler l’Ecole de Bruxelles (travaux de Marc Dominicy, Emmanuelle Danblon et Michel Meyer) qu’au Centre de Recherches Sémiologiques de Neuchâtel, autour de Jean-Blaise Grize et de Marie-Jeanne Borel. Croisant philosophie, linguistique, logique, les recherches menées dans ces deux grands centres européens ont eu une influence importante sur l’évolution de mes recherches et l’écart que j’ai pris un temps par rapport à ce qu’était devenue l’analyse de discours française, la sémiotique et la poétique littéraire.

Ute Heidmann: La littérature comparée comme discipline, en tout cas telle qu’elle est pratiquée en France, prend très peu en compte les propositions et concepts élaborées par la linguistique énonciative et textuelle et l’analyse de discours. En Allemagne, en Italie et dans les pays anglosaxones en revanche, les comparatistes comme Pierre Zima, Harald Weinrich, Cesare Segre et Earl Miner emploient et adaptent les concepts et modèles proposés par l’analyse de discours et la linguistique textuelle de façon extrêmement fructueuse et inventive. C’est tout à fait dans ce sens et avec cet objectif que je propose de prendre en compte certains concepts très dynamiques de la langue, de la textualité et de la généricité pour l’analyse comparative des cultures et littératures.

Dominique Maingueneau insiste, depuis de nombreuses années, sur l’impossibilité de séparer le texte de son contexte, l’un étant contenu dans l’autre et inversement. Il souligne ainsi que la scène d’énonciation est inscrite dans le texte et que ce dernier, en se rattachant à une formation interdiscursive, devient lui-même le contexte d’autres textes. Si l’on suit cette conception de l’intrication entre texte et contexte, y a-t-il encore sens à abstraire, pour des raisons heuristiques, le texte de son contexte ? Ou, pour le formuler autrement, l’analyse textuelle peut-elle encore être pensée comme une « étape » dans l’analyse de discours, étape qui se situerait idéalement avant la prise en compte du contexte ? A l’inverse, ne pourrait-on pas se demander si le concept même de texte est en train de se dissoudre dans celui de discours ?

Le contexte d’un texte donné, ce sont selon nous les genres présents dans l’interdiscours dont il est issu ainsi que l’intertextualité qu’il mobilise. Nous trouvons le contexte d’un texte dans les variations historiques de ses éditions, dans les énoncés péritextuels et les co-textes qui l’entourent matériellement ainsi que dans les gloses successives dont il a été l’objet par son auteur ou des commentateurs (métatextes). Le rôle de l’analyse de discours n’est pas tellement d’étudier des textes, mais des séries de textes. Pour réaliser ce projet, elle dispose du concept de genres de discours. Nous concevons (dans un article paru dans Langage n° 153 en 2004 et dans un article à paraître dans La Licorne) le genre plutôt comme une dynamique (généricité) que comme une classe de textes. Elle relie en effet un texte donné le plus souvent à plusieurs genres de discours présents dans l’interdiscours d’une communauté socio-historique. Un genre n’est pas une catégorie abstraite et absolue. Chaque groupe social élabore, au cours de son histoire, des systèmes de genres. On peut donc parler de systèmes de genres journalistiques, juridiques, religieux, littéraires, scientifiques, etc. C’est en référence à un ou des systèmes de genres qu’un texte se place dans un contexte interdiscursif.

Dans un livre sur les contes écrits que nous avons fini d’écrire cet été, nous étudions des recueils auxquels l’édition a fait subir, au fil des siècles, des opérations de textualisation multiples. Ces éditions re-contextualisent les contes écrits en touchant non seulement à sa matière verbale interne (orthographe, typographie, ponctuation des phrases, du discours direct et des paragraphes, voire même des éléments textuels), mais aussi à ses péritextes (changements de titre et de nom d’auteur, suppression de moralités et de dédicaces) et à sa facture de recueil (changements des co-textes par modification de l’ordre des textes et/ou ajout des contes en vers de Charles Perrault). Ces variations éditoriales font bouger le texte lui-même. La Barbe bleue ou Le Petit chaperon rouge ne sont pas des textes uniques et stables, donnés en soi. Ce sont des objets contextuels produits par des textualisations auctoriales et éditoriales changeantes. On voit que les concepts de texte et de contexte ne s’opposent plus aussi clairement quand on interroge la nature de l’objet même. Un texte n’est donc pas une entité stable, autonome et fermée, mais bien « contextuelle », si l’on entend par là ouverte à des relations péritextuelles, co-textuelles, intertextuelles et métatextuelles. Le système de genres et la langue sont les deux composantes constitutives de l’interdiscursivité définie comme possibilité de formes de discours disponibles (tant à la production qu’à l’interprétation) dans la communauté socio-discursive des auteurs, éditeurs et lecteurs. Cette généricité est corrélée à la convocation d’intertextes aussi indispensables eux-mêmes que les énoncés co-textuels. On aboutit ainsi à un système (de textualité) qui lie étroitement les concepts de co-texte, péritexte, intertexte et genre 2.

(à Ute Heidmann) Dans votre contribution, vous définissez une forme de comparatisme d’un type bien particulier que vous baptisez le « comparatisme différentiel ». En quoi cette méthode d’analyse, qui se préoccupe moins de faire apparaître des invariants que de souligner la singularité des textes dans leurs contextes de production particuliers, se distingue-t-elle d’autres pratiques comparatistes ?

Pourriez-vous préciser dans quelle mesure la méthode comparatiste a été affectée par le virage en direction de la recontextualisation du sens dont l’analyse du discours se réclame ?

Ma proposition porte dans un premier temps sur un certain type de comparaison (avant d’être une forme de comparatisme) que je baptise une comparaison « différentielle » en l’opposant  à un type de comparaison plus courant que j’appelle une comparaison « universalisante ».

Si l’incitation à comparer est souvent donnée par la perception d’un trait commun de deux ou plusieurs phénomènes ou textes, rien ne nous oblige en réalité à généraliser ce trait pour constituer des invariants ou universaux. Ces universaux ressemblent d’ailleurs souvent à des stéréotypes et à des généralités simplifiées qu’aux connaissances approfondies que l’on est en droit d’attendre d’une démarche scientifique. Il est en effet tout à fait possible d’imaginer une autre démarche : celle qui consiste à reconnaître que, malgré le trait commun perçu à prime abord, les phénomènes ou textes à comparer sont fondamentalement différents. Il s’agit alors de se demander en quoi ils sont différents par rapport au trait commun observé. Je propose d’appeler cette comparaison différentielle (2003 : 50). Elle a trait à ce que Patrick Chamoiseau nomme la diversalité. Il est peut-être plus commode d’aller du particulier vers le général. Néanmoins, du point de vue heuristique, la prise en compte et l’examen des différences s’avèrent plus féconds pour la connaissance des phénomènes langagiers, littéraires et culturels, parce que la différenciation est un principe important de leur genèse. François Rastier dit à juste titre, dans Arts et sciences du texte :

Une sémiotique des cultures se doit [...] d’être différentielle et comparée, car une culture ne peut être comprise que d’un point de vue cosmopolite ou interculturel : pour chacune, c’est l’ensemble des autres cultures contemporaines et passées qui joue le rôle de corpus. En effet, une culture n’est pas une totalité : elle se forme, évolue et disparaît dans les échanges et les conflits avec les autres. (P.U.F. 2001 : 281)

Dans cette optique, la construction d’objet du type littérature universelle ou mondiale constitue à mon avis un obstacle majeur à la connaissance des phénomènes langagiers, littéraires et culturels. Je propose dans ma contribution d’abandonner la comparaison universalisante en faveur d’une comparaison dont l’objectif n’est pas l’universalisation, mais la différenciation des langues, des littératures et des cultures. La différenciation étant une des exigences épistémologiques du type de comparaison que je préconise, elle se fonde encore sur une autre, qui consiste à renoncer à instaurer un rapport hiérarchique entre les textes ou phénomènes à comparer. Certains conceptions de la langue et de la littérature qui sous-tendent ce qui s’appelle en France significativement non pas science littéraire (Literaturwissenschaft), mais critique littéraire empêchent en réalité d’emblée la mise en œuvre d’une telle comparaison différentielle et non-hiérarchisante en instaurant d’emblée des hiérarchies qualitatives entre les genres et les textes. La raison précise qui m’a amené vers l’analyse de discours réside dans le fait qu’elle se fonde sur une conception langagière dont l’objectif est la différenciation non évaluative de ses manifestations discursives. Une telle différenciation non évaluative qui préside aussi à l’analyse des systèmes des genres et des contextes proposée par l’analyse de discours me semble en effet pleinement compatible avec les objectifs d’une comparaison différentielle et différenciée des cultures et des littératures telle que je la conçois.

Dans l’introduction de votre ouvrage, vous insistez sur le caractère essentiel, voire programmatique, de la contribution de Pierre Zima, qui insiste sur l’importance d’un dialogue interdisciplinaire permettant de dépasser des théorèmes dogmatiques qui demeureraient autrement irréfutables au sein de leur propre sociolecte. Zima affirme ainsi, dans la conclusion de son article, que « dans l’univers des sciences humaines, il est impossible de trancher ou de réfuter définitivement. Il semble possible, en revanche, d’ébranler une théorie en la mettant en rapport dialectique et dialogique avec un discours et un sociolecte hétérogène : avec son antipode » (p. 31). Une telle conception souligne que c’est précisément « l’incompatibilité partielle des langages de groupe » qui produit cet « ébranlement » salutaire. N’avez-vous pas l’impression qu’une telle conception du dialogue interdisciplinaire est partiellement contradictoire avec l’ambition de produire un « alliance interdisciplinaire » qui aurait pour « cadre le champ d’une analyse de discours » (p. 72). Est-ce que la notion d’ébranlement prônée par Zima ne viserait pas plutôt à mettre au jour des oppositions irréconciliables comme, pour prendre un exemple que vous évoquez, la conception phénoménologique du texte défendue par Charles qui tranche avec la conception matérialiste articulée de Chartier (p. 70), au lieu de considérer que ces deux points de vue convergent pour produire une définition complexe, mais néanmoins unifiée, de la textualité ?

Nous fondons sur nos propres expériences respectives l’intérêt que nous trouvons l’un comme l’autre à l’« ébranlement » dont parle Peter V. Zima. Confrontés à tant de gens « inébranlables » dans leurs certitudes, nous avons constaté que les points aveugles des théories ne peuvent être désignés que de l’extérieur des théories en question. C’est cette dynamique de questionnement qui nous aide à avancer au lieu de tourner en rond. Quand des « inébranlables » se réunissent, ils juxtaposent leurs certitudes dans une pratique pluri-disciplinaire. C’est ainsi que se déroulent la plupart des réunions institutionnelles encore aujourd’hui. Nous pensons pourtant que la recherche peut se faire dans des groupes qui acceptent d’autres modalités de travail. Nous partageons avec P. V. Zima une définition forte des conditions de l’interdiscursivité et de l’interdisciplinarité :

Le dialogue théorique sert à briser les dogmes protégés et consolidés par la solidarité idéologique de groupements scientifiques. Ce n’est qu’un dialogue avec l’autre groupe, avec l’autre sociolecte, qui finira par mettre en question les théorèmes dogmatiques de mon groupe d’origine – et non pas une discussion intersubjective à l’intérieur du groupe.

[…] Ce n’est qu’une mise à l’épreuve inter-collective ou inter-discursive qui rend la discussion d’une hypothèse ou d’un théorème intéressante. C’est par rapport au discours de l’Autre (par rapport à l’altérité) que mon hypothèse doit être corroborée ou réfutée. (Théorie critique du discours 2003 : 16)

Pour éviter autant l’indifférence molle du tout se vaut que la dilution éclectique des savoirs, la conception dialogique de P. V. Zima nous semble en effet être une conception intéressante de la dynamique des savoirs :

Une théorie dialogique […] présuppose un Sujet théorique qui s’intéresse à la pensée de l’autre : à ses recherches, ses vérités et ses jugements de valeur. Elle exclut une indifférence postmoderne dans le cadre de laquelle toutes les positions, toutes les vérités apparaissent comme interchangeables. […] Elle refuse un pluralisme indifférent qui concède à chaque individu son droit d’exprimer ses jugements de valeur pourvu qu’il reconnaisse la suprématie de la valeur d’échange et du marché. (2003 : 16-17)

Pour nous le dialogue interdisciplinaire prend la forme d’une confrontation de propositions de sens qui permet de ne pas en rester à un affrontement abstrait des théories ou au laxisme libéral dénoncé autant par P. V. Zima que par Denis Thouard :

En prônant le plus grand libéralisme apparent en matière de sens, chacun devant être libre de comprendre un texte à sa guise, on neutralise du même coup la possibilité de discuter, de s’opposer, d’argumenter. Tout devient équivalent, seul l’arbitraire décide en dernier recours du sens. […]

C’est parce qu’une hypothèse de lecture est en concurrence avec d’autres, parce que les arguments et les constructions s’opposent, que l’on peut parler de science, ou tout simplement de rationalité. (Denis Thouard, « L’enjeu de la philologie », Critique n° 672, Paris, Minuit, 2003 : 349)

La question qui concerne les points de vue de Roger Chartier et de Michel Charles nous semble découler d’une mauvaise lecture. Il ne s’agit pas d’assimiler leurs perspectives disciplinaires. Disons que ce qui nous intéresse c’est que tous deux, depuis des points devue très différents, mettent le doigt sur une question problématique : la conception quasi naturaliste de l’objet texte qui caractérise les usages dominants ordinaires et scientifiques. Tous deux disent seulement : attention à cet impensé textualiste ! Nous pensons qu’il faut dénoncer un tel déficit épistémologique et le fait que d’autres le disent autrement nous paraît une chance de plus de convaincre de la nécessité de se poser cette question depuis chacune de nos perspectives propres, chacun à notre manière.

Dans cet ouvrage, plusieurs contributions soulignent ce que l’analyse de discours doit à la réactualisation et à la reconceptualisation de disciplines anciennes telles que la rhétorique et la philologie. Dominique Maingueneau, qui souligne la nécessité d’élucider le rapport de l’analyse de discours avec la philologie, soutient néanmoins qu’entre ces deux disciplines, il y a davantage une rupture qu’une continuité (p. 49). Selon vous, sur quels points essentiels ces approches anciennes des textes ont-elles été modifiées dans le contexte actuel  ?

Dominique Maingueneau a parfaitement raison pour le contexte français. Il n’en va pas de même partout en Europe, en particulier en Italie et en Espagne. Un aspect du travail comparatiste consiste précisément à relativiser les évolutions des disciplines en observant et en comparant leurs histoires. Au sein de notre groupe de recherches, nous avons la chance de pouvoir confronter des histoires institutionnelles allemandes, italiennes, anglaises, suisses et françaises. Nous nous proposons de réfléchir aux apports des différentes disciplines et aux possibilités de les reconceptualiser en fonction de nouvelles exigences et questions scientifiques et historiques. Jean-Michel Adam a consacré son livre Le style dans la langue, (Delachaux & Niestlé, Lausanne, 1997) à une reconception de la stylistique qui est une proposition de dépassement de la discipline par l’analyse textuelle des discours. Nous avons pris à propos de la traduction des positions comparables très directement inspirées des positions d’Henri Meschonnic. Nous renvoyons en particulier à notre article sur des traductions d’un petit texte de Kafka : « Du récit au rocher : Prométhée d’après Kafka », in U. Heidmann éd. Poétiques comparées des mythes (Lausanne, Payot, 2003 : 187-212).

En assumant l’héritage de la philologie (dont l’ambition était de construire un « savoir positif » fondée sur une « interaction entre plusieurs espaces de savoir » p. 48) et en prônant le travail sur corpus avec des techniques éprouvées, parmi lesquelles on trouve aujourd’hui les technologies numériques, l’analyse de discours n’est-elle pas en train d’effectuer un retour vers une forme d’épistémologie néo-positiviste dans le champ des sciences humaines ? Si c’est le cas, cela ne rend-il pas plus compréhensible la résistance de certains secteurs des sciences humaines à entamer un dialogue interdisciplinaire placé sous l’égide de l’analyse de discours, notamment quand ces disciplines (comme les études littéraires et la philosophie par exemple) semblent avoir renoncé le plus souvent à l’essentialisation de leur objet et à la méthode d’analyse empirico-déductive.

En guise de réponse au reproche parfaitement absurde d’éventuelles velléités néopositivistes de notre approche, nous voudrions simplement renvoyer de nouveau à la contribution de Pierre Zima. Elle expose de façon limpide la nécessité inhérente à la démarche scientifique d’expliciter les présupposés et les modalités qui président à la construction de nos objets, nécessité absolue pour rendre possible le dialogue interdisciplinaire. C’est précisément la conscience aigue et la prise en compte du fait que tous les textes et discours (inclus nos discours métalinguistiques et métapoétiques) sont des constructions d’objets et pas des données « naturelles » qui caractérise la démarche de l’analyse de discours. Il nous semble en revanche trop optimiste de croire que « les » études littéraires ou « la » philosophie auraient désormais renoncé à essentialiser leurs objets ! Il suffit d’observer le manque de définition et la prétention universaliste qui caractérisent aujourd’hui certaines études et enseignements de « la » culture pour comprendre que le danger néo-positiviste guette probablement ailleurs.

L’analyse de discours est particulièrement sensible au rapport du texte avec son contexte de production. Vous montrez notamment que l’étude des différentes « variantes » d’un texte fait apparaître le rôle de l’instance éditoriale et de la traduction dans la circulation des textes et leur réception. N’avez-vous pas l’impression, cependant, que le pôle de la lecture, qui se rattache à une conception phénoménologique ou esthétique de la textualité, est le parent pauvre de l’analyse de discours, qui préfère s’en tenir aux manifestations matérielles du texte et aux procédures qui conduisent à la production de cette matérialité (par homologie avec la linguistique énonciative). Dans un entretien publié sur Vox Poetica, Ruth Amossy, revenant sur les acquis de la période structuralistes, affirmait que « dans le domaine littéraire, les approches inspirées du structuralisme visaient à promouvoir une analyse interne des textes délivrée de la tyrannie d’une "intention d’auteur" préalable à l’écriture. Elles remplaçaient le principe d’un sens univoque dont l’écrivain serait le seul détenteur, par celui du texte comme producteur de significations multiples échappant en partie au contrôle du sujet écrivant. » Elle ajoutait qu’elle ne pensait pas « qu’on puisse revenir sur ces acquis, qui sont fondamentaux, et qui ont en leur temps complètement bouleversé notre approche de l’œuvre littéraire. » A l’histoire du texte et de ses variantes, ne faudrait-il pas, par conséquent, ajouter l’histoire de ses lectures empiriques, histoire dans laquelle le « sens » du texte ne serait pas nécessairement lié à son « contexte de production », mais à celui de son « actualisation » par un lecteur ?

Le virage de l’analyse de discours que Jacques Gilhaumou accomplit en disant que « l’analyse de discours est une discipline interprétative à part entière » prouve une évolution du champ qui oblige en retour à revenir sur l’herméneutique… elle aussi un peu rapidement et facilement exclue du champ de nos préoccupations. Frédéric Cossutta parle d’un « déficit interprétatif » de l’analyse du discours (« Catégories descriptives et catégories interprétatives en analyse du discours », in Texte et discours : catégories pour l’analyse, J.-M. Adam, J.-B. Grize et M. Ali Bouacha éds., Editions Universitaires de Dijon, 2004 : 197). Il situe ce déficit interprétatif entre le « risque du formalisme lié à une lecture insensible à la signification du texte, qui négligerait de rapporter l’étude des formes de mise en discours à la teneur de ce discours » (2004 : 197) et les risques du commentaire traditionnel qu’il définit comme « une herméneutique oublieuse de sa philologie » (id.). Avant d’examiner les conditions de possibilité d’un moment interprétatif – complémentaire du moment philologique – en analyse du discours, F. Cossutta dresse un constat et propose un programme que nous partageons assez pour le citer longuement :

L’analyse du discours se définit en articulant la description et l’explication des phénomènes discursifs et par le refus corrélatif de l’interprétation. Ce refus est la condition d’une approche objectivée des phénomènes textuels dans un cadre épistémologique à vocation scientifique. Pour l’analyse du discours, analyser un texte n’a pas pour visée de le comprendre, mais d’abord de l’expliquer […]. Est-ce à dire que toute interprétation est exclue parce qu’elle est antinomique avec la définition ? Oui si l’on entend par interpréter : restituer un sens intrinsèque qui serait lié au texte, accessible par « compréhension » ; mais si interpréter c’est se donner une hypothèse contraignant la lecture, et mettre cette hypothèse à l’épreuve d’une étude discursive du texte, alors la catégorie d’interprétation est susceptible d’être réhabilitée du point de vue de l’analyse du discours. Mais il faut alors au préalable dissocier l’interprétation de la compréhension. On contribuerait ainsi à une approche non herméneutique de l’interprétation. (2004 : 189)

Les « lectures empiriques » dont vous parlez en fin de question nous semblent être abordables à travers la façon dont les textes eux-mêmes lisent les textes. Ainsi La petite sirène d’ Andersen se fonde sur une lecture précise de l’Undine de La Motte Fouqué, L’Ombre est une (re)lecture et une réécriture de Peter Schlemihl de Chamisso et Le Pêcheur et son âme d’Oscar Wilde une (re)lecture et une réécriture des deux contes d’Andersen. Nous nous intéressons aussi aux (mé)lectures d’auteurs comme Marie-Catherine d’Aulnoy, Marie-Jeanne Lhéritier ou Catherine Bernard mal menées au profit d’un Perrault lui-même souvent injustement limité au rôle d’un transcripteur du folklore alors que ses contes résultent des ses lectures très précises des textes de La Fontaine, de Lhéritier et de Bernard ou encore de Boileau. Ces lectures nous intéressent au plus haut point et nous y consacrons une grande partie de notre livre que nous venons de finir d’écrire et qui met en œuvre tous les principes théoriques et méthodologiques dont il est question ici.

Une attention accrue portée sur le contexte de production et de diffusion du texte, dans le cadre de l’analyse de discours, ne risque-t-elle pas de renforcer une conception normative et « scholastique » (ou scolaire) du texte, qui s’oppose à la pratique quotidienne de la lecture, à ce qu’est un texte pour un lecteur ordinaire ?

Notre tâche est sans doute de transformer la lecture scolaire (ou scholastique). Ce que nous voulons enseigner, c’est l’ébranlement qu’un texte peut produire. Nous avons à montrer ses résistances et à restituer son étrangeté surtout quand nous croyons si bien le connaître comme Le Petit chaperon rouge ou La Barbe bleue. Dé-waltdysnéiser Cendrillon ou La Petite sirène, mais aussi débarrasser certains textes de Kafka du poids de certaines éditions et de certaines traductions françaises, nous semble une tâche assez intéressante ! Est-ce scolaire de dégager les textes des siècles de commentaires qui pèsent sur la « lecture ordinaire » ? La tâche de l’université est d’historiciser les textes et leurs lectures, dont la nôtre, bien sûr. Ce travail difficile n’est pas très éloigné de l’entreprise d’herméneutique philologique que dessinait Peter Szondi dont il faut lire l’Introduction à l’herméneutique littéraire (Paris, Ed. du Cerf, 1989) ou Poésie et poétique de l’idéalisme allemand (Paris, Gallimard, coll. TEL n° 194, 1991 [1974]). La frontière qui sépare limites « normatives » et dérives interprétatives n’est pas facile à établir, mais nous nous intéressons plus aux « limites de l’interprétation » qu’aux errances libertaires. Du moins, sur ce point, nous faisons la différence entre lecture privée et lecture universitaire. Ce qui n’est peut-être pas le cas de tout le monde.

Pour conclure, et puisque les discussions autour des sciences du texte et de l’analyse de discours soulèvent nécessairement des questions (inter)disciplinaires et institutionnelles,  comment voyez-vous l’avenir des études littéraires et de la linguistique textuelle dans un environnement académique qui apparaît aujourd’hui en pleine « crise d’identité » ?

Les replis sur les territoires disciplinaires qui se renforcent au moment même où les réformes européennes invitent à l’interdisciplinarité, sont en effet décourageants. La perte de la pensée du continu du langage dont parle Henri Meschonnic reste certainement un problème capital. Mais nous sommes convaincus de la nécessité de la démarche interdisciplinaire et de la pertinence du programme de remembrement des études formulé il y a trente ans par Tzvetan Todorov. Et nous n’abandonnons pas l’espoir de pouvoir mettre en dialogue les sciences linguistiques et littéraires. Les interlocuteurs qui nous aident à espérer, par leur amitié et la fermeté de leur pensée, sont d’abord Claude Calame, toujours proche malgré son passage de Lausanne à l’EHESS, Silvana Borutti et Emmanuelle Danblon, Henri Meschonnic, Dominique Maingueneau, Jean-Marie Schaeffer, Pierre Zima et Jean-Marie Viprey.

 

 

 

 

1 « La coupure langue/littérature et la discipline“français” », in Littérature et sciences humaines, A. Boissinot et al. éds., Université de Cergy-Pontoise-Les Belles Lettres, 2001 : 149.

2Voir sur ce point la Conférence en ligne de Jean-Michel Adam qui reprend le texte de sa conférence  plénière d’ouverture des Journées internationales d’Analyse des DonnéesTextuelles (JADT) de Besançon, 19-21 avril 2006 : « Autour du concept de texte. Pour un dialogue des disciplines de l’analyse des données textuelles ». format PDF. [http://www.cavi.univ-paris3.fr/lexicometrica/jadt/JADT2006-PLENIERE/JADT2006_JMA.pdf]


Entretien publié le 15 octobre 2006

Design downloaded from free website templates.