Le postmoderne comme dissolution de l'œuvre
Philippe Daros
Paris III - Sorbonne Nouvelle
Il s'agit, ici, d'une tentative : celle de porter un autre regard sur le concept (?), la notion, disons le qualificatif (substantif, adjectif) de "postmoderne" dans ses expressions esthétiques. Chacun le sait : la plupart des discours herméneutiques sur le terme de postmodernité (terme qu'il convient de dissocier clairement de celui de "postmodernisme) en cherchent l'archéologie dans une remise en cause de l'histoire comme héritage des téléologies, des eschatologies du XIXème siècle et plus encore, mais dans le même ordre de raisons, en lient le développement généalogique à l'obsolescence des récits unifiant, totalisant de l'aventure humaine et de la notion de progrès qui les sous-tendaient, diversement d'ailleurs depuis plusieurs siècles dans l'Europe "humaniste", "tendant vers les Lumières". Aucune de ces considérations ne me semble infondée, mais il est peut-être un ordre de raisons, plus extérieur à l'évolution du rapport critique que nous entretenons avec l'Histoire, un ordre de raisons lié à une évolution importante -en pratique une déconstruction- des poétiques postmodernistes1 depuis quelques décennies et, tout particulièrement en littérature, de celles définissant l'œuvre mais aussi la "figure de l'auteur" en des termes, peu ou prou, ontologiques (fût-ce d'ailleurs en termes d'ontologie "négative").
Moment archéologique
Il convient, pour commencer, d'interroger un constat : alors que le post-moderrne, chez François Lyotard2 est, fondamentalement, un concept idéologique et, plus encore peut-être, anthropologique contre l'idée d'un possible "retour" aux Lumières dont l'inachèvement justifierait la remise en chantier (selon Habermas par exemple, auquel d'ailleurs s'adresse Lyotard), ce terme a "évolué" vers la dénonciation ironique de toute prétention aux renouvellements dialectiques des poétiques, aux ruptures "révolutionnaires" et ce au profit d'une mémoire narrative multiforme des passés. Qu'il s'agisse d'une réappropriation des formes du passé (citation, collage, emprunt...3), qu'il s'agisse d'une métamorphose plastique de celles-ci, qu'il s'agisse, enfin, d'une réactualisation critique ou nostalgique ou idéaliste voire mythifiante des valeurs du/des passé(s). Comment une telle é/in-volution a-t-elle été rendue possible alors que, répétons-le, Lyotard prophétisait "la liquidation" de la modernité, c'est-à-dire de l'entreprise née dans les tensions vers les Lumières du XVIIIème siècle, dans des termes sans nuances : "Mon argument est que le projet moderne (de réalisation de l'universalité) n'a pas été oublié, mais détruit, "liquidé"4?
Il importe de ne pas oublier que Lyotard écrit Le postmoderne expliqué aux enfants en 1982. C'est avant la chute du Mur de Berlin certes, avant donc la domination sans partages d'une "vision du monde" métaphorisée par la société -planétaire- du spectacle mais là n'est pas le plus important. Sa réflexion se centre rapidement sur le postmodernisme comme projet esthétique. S'il prophétise la fin des récits téléologiques, il croit néanmoins pouvoir encore affirmer le maintien d'une esthétique spécifique à notre temps qui se lit comme une "politique de l'art": une "présentation de irreprésentable" affranchie de tout sentiment nostalgique lié à une mémoire du "sublime".
Voici donc le différend : l'esthétique moderne est une esthétique du sublime, mais nostalgique; elle permet que l'imprésentable soit allégué seulement comme un contenu absent, mais la forme continue à offrir au lecteur ou au regardeur, grâce à sa consistance reconnaissable, matière à consolation et à plaisir. [...]
Le postmoderne serait ce qui dans le moderne allègue l'imprésentable dans la présentation elle-même; ce qui se refuse à la consolation des bonnes formes, au consensus du goût qui permettrait d'éprouver en commun la nostalgie de l'impossible; ce qui s'enquiert de présentations nouvelles, non pas pour en jouir mais pour mieux faire sentir qu'il y a de l'imprésentable. Un artiste, un écrivain postmoderne est dans la situation d'un philosophe : le texte qu'il écrit, l'œuvre qu'il accomplit ne sont pas en principe gouvernés par des règles déjà établies, et ils ne peuvent pas être jugés au moyen d'un jugement déterminant, par l'application à ce texte, à cette œuvre de catégories connues. Ces règles ou ces catégories sont ce que l'œuvre ou le texte recherche.5
Le propos apparaît passablement "embarrassé" -mais peut-être trouve-t-on l'explication de ces approximations dans la nature de cette "correspondance" adressée "aux enfants" (selon le titre de l'essai)-, avec l'emploi du conditionnel ("serait") pour définir ce que Lyotard entend par postmoderne, avec, surtout, l'affirmation du renoncement à la "bonne forme" dont Benjamin, il y a bien longtemps, dès les années 1920, affirmait l'obsolescence au profit d'une esthétique où le "jeu" devenait le substitut de cette "belle forme". Difficile enfin de comprendre ce que sont ces règles, la quête de règles ou de catégories, a posteriori : que peut signifier au juste cette reconnaissance normative après coup et quel peut être l'intérêt de l'objectivation d'une telle norme?
Mais, rétrospectivement, on doit surtout se demander si cette position théorique de Lyotard ne reflète pas une autre mémoire fût-ce en termes de dénégation : celle de la conception de l'œuvre d'art rêvée justement par le Romantisme allemand : une conception de l'œuvre comme le séparé, comme l'absolument distinct de tous les autres discours ne serait-ce que parce qu'elle surgit dans une nuit intentionnelle et s'auto-produit dans une germination affranchie de toutes "règles". Car dans les propos de Lyotard qui viennent d'être cités, peut tout de même se lire l'assomption, fût-elle insue, non programmée d'une œuvre comme épiphanie, comme découverte révélante (la notion onto-théologique de décèlement n'est peut-être pas très éloignée de tels propos6). Quoi qu'il en soit, le lien, dénoué par Lyotard lui-même, entre projet esthétique et projet idéologique hérité des Lumières, rend extrêmement problématique toute élaboration d'une pensée de l'histoire, toute temporalisation historique du temps, particulièrement, bien sûr, dans les "arts du temps", au premier rang desquels la littérature et ce, au profit, du surgissement d'une manière de césure temporelle en forme d'événement, et presque pourrait-on dire dans des termes deleuziens, "d'événement pur" (l'œuvre est cet événement). Au demeurant, Lyotard dans les lignes qui suivent immédiatement la citation rapportée ci-dessus ajoute : "L'artiste et l'écrivain travaillent donc sans règles, et pour établir les règles de ce qui aura été fait. De là que l'œuvre et le texte aient les propriétés de l'événement...7"
Sans doute est-ce là une formulation bien différente de celle du Romantisme allemand quant à l’extranéité de l’œuvre, quant à sa "distinction", mais se marque néanmoins une continuité : celle de l'œuvre comme dévoilement, celle, surtout, de l'œuvre comme irradiant toujours une aura. L'ironie, comme élément de caractérisation du Romantisme apparaît bien comme l'attestation tropologique de cette séparation de l'œuvre et du monde, l'ironie y assume largement une valeur topologique et ontologique, atteste d'une distance spatiale mais surtout d'une distance "spirituelle". Sans doute est-ce autour de la notion de "nostalgie" que Lyotard joue l'essentiel de la dissimilation entre modernité et postmodernité. Car, lorsque en 1996, Gorgio Agamben évoque cette notion d'ironie en rappelant son origine il le fait, pour partie, dans une perspective heideggérienne en dégageant l'idée que l'œuvre d'art atteste d'une proximité avec l'Origine et, il le fait plus encore, selon une filiation blanchotienne : dans une perspective générale d'absolutisation de la fonction esthétique (manifestée par une réflexivité générale de l'œuvre d'art comme "arrachement au monde des contingences") :
L'artiste est l'homme sans contenu, qui n'a d'autre identité qu'une émergence perpétuelle au dessus du néant de l'expression, d'autre consistance que que cette incompréhensible station en-deçà de soi-même.
Les Romantiques, réfléchissant à la condition de l'artiste qui a fait en lui-même l'expérience de l'infinie transcendance du principe artistique, avaient appelé ironie la faculté grâce à laquelle il s'arrache du monde des contingences et correspond à cette expérience de la conscience de sa supériorité absolue sur tout contenu. Ironie signifiait que l'art devait devenir objet pour lui-même, et, ne trouvant plus aucun sérieux dans aucun contenu, ne pouvait dorénavant que représenter la puissance négatrice du moi poétique qui, en niant, s'élève continuellement au-dessus de soi-même en un infini dédoublement.8
Il va sans (re)dire que cette approche, hégélienne, de l'art "comme néant qui s'auto-anéantit" connaîtra une postérité et un champ d'application qui, avec des significations et des poétiques souvent divergentes, se trouve dans toutes les Avant-gardes historiques, dans toutes les successions de renouvellement "moderniste" de la fonction de l'œuvre d'art, depuis la fin du XIXeme siècle. Cette néantisation "silencieuse" comme l'œuvre même de l'art se sera longuement manifestée depuis Mallarmé jusqu'à l'évocation significative d'un écrivain sans livre proposée en 1983 par Daniele Del Giudice, qui, précisément choisit de raconter dans son premier roman, Le stade de Wimbledon, l'enquête d'un jeune écrivain cherchant à comprendre pourquoi une figure majeure de la littérature en Italie pendant la première moitié du siècle, le triestin Roberto Bazlen, n'avait laissé aucune œuvre. Et ce premier roman se présentera explicitement comme un adieu à ces esthétiques négatives, sacralisant le Livre comme cet objet qui n'advient que dans sa disparition, comme fiction sur la fin des fictions. Ce siècle d'écritures du "désastre" n'a pas à être interrogé ici car chacun en connaît l'histoire mais il n'est pas indifférent de rappeler que, précisément pour opposer la valorisation auratique de l'œuvre à sa valeur d'exposition, Benjamin retraçait l'histoire de cette aura qui, sacralisant l'œuvre faisait précisément, religieusement, du livre, le Livre. Évoquant la "doctrine" de l'art pour l'art qui, dit-il, "n'est qu'une théologie de l'art", il ajoutait :
C'est d'elle qu'est ultérieurement issue une théologie négative sous forme de l'idée de l'art pur, qui refuse non seulement toute fonction sociale, mais encore toute détermination par n'importe quel sujet concret. (En poésie, Mallarmé fut le premier à atteindre cette position.)9
Et, à la suite de Mallarmé, ou plus exactement en interprétant dans une perspective ontologique la notion d'absence, de silence mallarméen, la critique contemporaine, notamment avec Maurice Blanchot et à partir de son œuvre, mais plus encore avec la réception critique de celle-ci aura continûment développé cette thèse, cette "mythologisation de l'écriture"10. L'œuvre comme clôture, comme énigme et, surtout, comme lieu du différend (Lyotard), comme "schibboleth", autant d'approches conceptuelles qui confèrent à celle-ci la nature -paradoxale- d'objet dans le monde hors du monde. Plus absolument même, dans la filiation de Hegel mais aussi de Heidegger voire de Benjamin (mais par certains aspects seulement dans ce cas), la littérature et les autres arts dut-elle faire ses comptes avec un héritage onto-théologique11. Il est aisé de suivre les propos de Philippe Lacoue-Labarthe dans La Vraie Semblance où il montre de façon convaincante la force de la tradition hégélienne qui fait naître "le bel art [...] dans l'Église même.12" L'analyse porte sur la méditation de Heidegger quant à la "nature de l'œuvre d'art", en l'occurrence de la Madone Sixtine de Raphaël et montre avec force la proximité de la critique heideggerienne et des analyses de Benjamin sur la double polarité, valeur "auratique" et valeur "d'exposition" de l'œuvre d'art tel que celui-ci les développe dans son -célèbre- essai sur L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique.
Le fil conducteur de Benjamin, dans son essai lui-même hanté par la "fin de l'art", l'effondrement de la tradition et de la religion, l'irruption agressive de la modernité (au sens baudelairien ainsi que les conséquences apparemment désastreuses de la technique (c'est-à-dire du principe de reproductibilité infinie, qu'atteste la photographie, et d'échangeabilité générale : le devenir-marchandise et le devenir-spectacle de la réalité), mais que soutient l'espoir d'une "politisation de l'art" et de la levée d'une autre praxis (l'opposition sur ce point , est en effet la plus nette qui soit avec la thématique "révolution conservatrice" à laquelle Heidegger, au fond, ne renonça jamais...)13
De ce commentaire il est possible de tirer comme conséquence le lien étroit entre reproductibilité et affaiblissement de la valeur auratique de l'œuvre même si, chez Benjamin, le constat est contrebalancé par un espoir messianique dans la praxis de l'œuvre d'art. Il n'est peut-être pas illégitime d'interpréter alors toutes les tentatives, au XXème siècle, d'"engagement de la forme" comme manifestation d'une improbable synthèse entre cette distinction de l'œuvre et, malgré tout, sa participation spécifique à un discours idéologique d'émancipation. Mais ceci serait une autre histoire!
Quoi qu'il en soit, c'est dans la transformation du lien entre aura et ironie tel que le Romantisme aura cherché à le penser pour définir une nouvelle poétique, transformation qui couple l'ironie avec une autre notion, dialectiquement opposée à l'aura : le couple valeur d'exposition/ironie que réside peut-être l'élément de différentiation essentiel entre "modernisme" et "postmodernisme" puisque ce couple tente de donner un contenu à l'affirmation d'une absence de nostalgie (du sublime) dans son emploi. Si l'art postmoderne aime avoir recours à la notion d'ironie, c'est, me semble-t-il selon une conceptualisation topologique de ce trope alors que, dans une perspective ayant pour moment archéologique le Romantisme, cette notion est utilisée selon une valence largement ontologique, depuis L'Athenaum jusqu'à Agamben14. C'est encore, et surtout, parce que le "postmoderne" situe l'ironie dans l'immanence d'un plan : celui de la valeur d'exposition de l’œuvre. Il convient donc de tirer les conséquences de cette ambiguïté pour argumenter une modification décisive du statut même de l’œuvre d'art, plus exactement le passage d'une sacralisation de celle-ci vers un statut d'indistinction. On traitera cette indistinction comme désartification15 dans l'exact sens que lui donnait Adorno mais en renversant le jugement dépréciatif qu'il lui attribuait, pour opposer l'art "moderne", le jazz américain en l'occurrence à l'art véritable, aux "grandes œuvres" (musicales). Je fais référence, ici, au texte aussi célèbre que polémique et, pour tout dire par certains aspects aberrant, que Theodor Adorno a consacré à une critique du jazz auquel il dénie toute dimension esthétique dans son essai "Mode intemporelle" publié dans la revue Merkur en 1953. S'il me paraît utile d'y faire allusion ce n'est évidemment pas directement pour le thème qu'il développe mais à cause des propos, souvent d'esthétique générale, qui s'y trouvent. Il conclut son texte par une large rétrospection de la fonction esthétique qui témoigne de fortes résonances avec mes propos précédents :
Jadis la sphère esthétique s'était dégagée en tant que sphère autonome de l'interdit magique qui séparait le sacré du quotidien et ordonnait de préserver la pureté du sacré ; aujourd’hui le successeur de la magie, l'art, paie le prix de cette sécularisation. L'art n'est maintenu en vie qu'à condition de renoncer au droit à la différence et de se subordonner à la toute puissance du profane, porte finalement de l’interdit. Rien ne doit être qui ne soit semblable à ce qui est. Le jazz est la fausse liquidation de l'art : au lieu de se réaliser, l'utopie disparaît de l'image.16
La dissolution de l'œuvre comme monde séparé : la "désartification" postmoderne
Dans un ouvrage récent Gestes d'humanité. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques17, Yves Citton tente de cerner la fonction anthropologique, aujourd'hui, de l'œuvre d'art en empruntant à Alfred Gell l'idée d'une "agentivité" (Agency) de celle-ci. Ses propos développent une réflexion sur l'évolution de la figure de l'auteur et sur le statut des œuvres elles-mêmes, sur leurs enjeux de "significations" en opposant ce qui caractériserait les tendances actuelles de l'art à ses traits distinctifs tels que, selon lui, le modernisme les aura théorisées. Le raisonnement est bâti en trois temps. Le premier propose un rappel nettement sociologique et doxique : celui d'un modernisme esthétique comme absolutisation fétichiste des œuvres, comme intellectualisme pétrifiant. Le second s'appuie sur les thèses où d'Alfred Gell, l'anthropologue britannique auteur de Art and Agency, développe ce qui serait un élément universel de la fonction esthétique, son "agentivité"; le troisième se présente comme une application des thèses de Gell sur l'abduction de l’œuvre d'art. Que l'art moderne ait eu partie liée avec l'idée de dépassement dialectique de la fonction mimétique classique, représentative de l'art, que cette expérimentation continue du matériau (qu'il s'agisse du langage, de la peinture, de la musique etc.) ait eu pour conséquence la fin de la quête de la "belle forme", tout cela a déjà été dit, y compris dans les lignes qui précèdent, que cet "avant-gardisme" ait eu pour conséquence une raréfaction de facto du nombre de destinataires potentiels de ces expérimentations, de ces remises en cause exigerait une analyse complexe, d'abord parce qu'il s'agit d'un élitisme circonscrit, limité à quelques espaces culturels, ensuite parce que cet élitisme n'a jamais représenté qu'une fraction de la production esthétique. Mais quoi qu'il en soit, chacun reconnaît aujourd'hui, avec Yves Citton, en ce qui concerne au moins le fait littéraire, que notre époque atteste de la présence crépusculaire de la déconstruction, d'un "soir" des mythologies de l'écriture pour reprendre l'image mélancolique de Catherine Malabou, dans un remarquable essai qu'elle consacre à la plasticité des formes en philosophie18. Plus originale, nous semble-t-il, l'idée que la fonction esthétique, tout particulièrement en littérature, a déplacé les enjeux de l'interprétation vers la valorisation du "fonctionnement". Yves Citton définit notre époque comme époque de "condition médiatique post-interprétative -et donc peut-être post-esthétique- en valorisant des dispositifs où la "notion de fonctionnement devient plus importante que celle de signification", de "représentation" ou d'expression"".
Il ajoute:
Contre le paradigme esthétique de l'interprétation, qui se détachait des pratiques de communication pour mettre en question et en crise les conditions de la signification, ces nouveaux dispositifs visent à "effectuer des opérations" ou à "activer certaines formes d'interaction" qui viennent "s'implanter dans une forme de vie donnée".19
Comment interpréter, au juste, cette valorisation du "fonctionnement" de l'œuvre? Je fais la supposition que c'est la lecture de l'ouvrage d'Alfred Gell qui a déterminé l'intérêt pour cette notion de "fonctionnement". Les thèses de Gell sur la fonction esthétique, dans une perspective anthropologique, sont exploitées par Yves Citton sans le moindre examen critique laissant donc entendre qu'il les reçoit sans réserves20. Il prélève une idée essentielle de Gell : l'œuvre d'art traduit un "geste", un "intention"21 qui induisent, chez le destinataire, une "abduction d'agentivité".
Les situations d'ordre artistique se caractérisent par la présence d'un indice matériel -l'œuvre- suscitant une abduction d'agentivité, c'est-à-dire conduisant un spectateur à faire des hypothèses hasardeuses sur les intentions ou les capacités d'autrui. 22
Sans discuter ici la pertinence, notamment dans l'élaboration d'éléments d'exemplification de tels propos dans le domaine de l'art occidental (et, plus encore, de l'art moderne), de la thèse de Gell, c'est l'"agency" de l’œuvre d'art, son agir sur le destinataire, ciblé ou non, qui intéresse Citton par rapport à son propos général d'une anthropologie de nos gestes et qui inclut l'esthétique en la considérant comme un "geste", à interpréter, fut-ce, dit-il, de façon "hasardeuse". Le "fonctionnement" de l’œuvre d'art est donc à chercher, selon Citton et à la suite de Gell, dans son pouvoir d'implication (d'abduction) : celui de la reconstitution ("fut-elle hasardeuse") d'un geste, d'une intention de la part de l'artiste et tels que l’œuvre les présentent (la superposition, voire la continuité de ces deux "présentations d'intentions" ou, au contraire, leur différence, voire leur divergence, constitue un problème majeur qui, pourtant, ne sera pas pris en compte ici.) Cette abduction possède d'ailleurs, Yves Citton, y insiste, une autonomie par rapport à l'éventuelle historicité (forte ou non) dans laquelle le geste de l'artiste inscrit sa propre "intention". Cette autonomie se marque dans le pouvoir de "dissémination", tant spatiale que temporelle, de l'œuvre. Le propos est simple, trop : l'appropriation de l'œuvre, parfois à des siècles de distance et dans des espaces absolument étrangers à celui dans lequel elle apparut, par delà donc son inscription historique, les conditions de sa production, les spécificités de la présentation d'intention liées à l'identité historique de son auteur, atteste d'une dissolution de ses limites en tant qu'objet fini. Citton y voit le pouvoir même de l'œuvre d'art, son infinie réserve de significations actualisables mais, simultanément, dénonce un autre phénomène caractéristique de notre culture, celui d'une sacralisation de l’œuvre (du passé), du "chef-d’œuvre" par la vénération dont la culture, notamment l'institution muséale- l'entoure. "Tout en proclamant "la mort de l'auteur", la sacralisation du texte qu'a connue la seconde moitié du a fortement contribué à nous donner une expérience -proprement- de communion à travers le temps et par delà la disparition des corps.23"
Le propos ne m'est pas très clair car la "disparition de l'auteur" s'est accompagnée du constat de l'irréductibilité de l'œuvre à toute intimité, à toute "communion"; au demeurant l'affirmation d'une sacralisation (c'est-à-dire, étymologiquement de "séparation") de l'oeuvre se conjugue difficilement avec l'idée de communion! Réfléchissant au rôle que joue le musée, aujourd'hui, Citton dénonce avec vigueur la sacralisation du "patrimoine" comme un dispositif de "fétichisation", que cette fétichisation se traduise par une mystique de l'œuvre comme élitisme ésotérique ou, plus globalement, comme survalorisation de l'œuvre en terme de valeur patrimoniale fondamentale. C'est avant tout cette affirmation de fétichisation des œuvres d'art (principalement du passé) qu'il paraît intéressant d'interroger pour tenter de redéfinir le postmoderne par rapport à elle, de définir les tendances actuelles de l'art, de la littérature en particulier par rapport à ce procès de fétichisation. Il me semble, en dernière analyse, possible de qualifier de façon inusuelle le postmoderne comme manifestations de pratiques esthétiques où l'œuvre est "défétichisée", ou sans barbarisme (!) sécularisée, ou encore d'un point de vue esthétique, un rapport à l'art en termes de plasticité généralisée, plasticité précisément rendue possible par la disparition de l'écriture, du Livre (au sens de Mallarmé) comme objet hors du monde.
Sans doute y a-t-il eu depuis une trentaine d'années, avec la fin des utopies avant-gardistes une dilution de cette conception à la fois différentielle, de la valence ontologique de l'œuvre d'art, dilution encore accentuée par l'affaiblissement de la dimension auratique de celle-ci consécutive à la banalisation de son apparaître dans les supports de communication everyware. Il n'est sans doute pas faux d'attribuer aux moyens contemporains de stockage, de diffusions, de dissémination infinie de l'information un rôle dans une mutation de notre conception de l'œuvre comme objet autographe mais aussi comme objet "intouchable", c'est-à-dire dans une certaine mesure comme objet sacralisé.
La magie du poète romantique décrit (sic) par Paul Bénichou, ou celle du cinéma discuté (re-sic!) par Edgar Morin dans les années 1950, sont en effet assez différentes de celle de nos IPhones et autres tablettes numériques. Si les œuvres propres à l'art moderne enchantaient les esthètes en désacralisant les religions, nos modes de consommation postmodernes n'enchantent pas nos salons ou nos trajets de métro sans désacraliser, à leur tour, nos expériences esthétiques. Les nouvelles technologies miniaturisées [...] regroupées sous l'étendard de l'everyware -qui associe le -ware désignant les produits numériques à l'everywhere soulignant leur ubiquité- ne diffusent les œuvres dans l'ensemble de l'espace social qu'en dissolvant les lieux privilégiés où s'opérait leur sacralisation esthétique24
On peut, dès lors, se demander si l'un des traits caractéristiques de notre conception de l'oeuvre d'art, aujourd'hui, n'est pas à chercher dans la désacralisation de l'objet artistique, littéraire en particulier. Les jeux usuellement rattachés au "roman postmoderne" : ironie, intertextualité, indistinction générique, omniprésence d'indices évoquant les objets de consommation, personnages fictionnels "nomades", polyphonie énonciative, pluralismes linguistiques25, mais, plus que tout, l'indistinction formelle d'un art d'écrire qui emprunte sa rhétorique à celle des médias... peuvent se lire comme autant de manifestations d'un emploi plastique généralisé de la forme. La littérature n'est plus un discours différentiel à l'intérieur des autres discours (informationnels, communicationnels), elle apparaît comme le lieu de leur manifestation combinée et indistincte. Plus exactement l'œuvre d'art se présente comme le lieu de superposition, de présentation cumulée de strates historiques (qui apparaissent en forme de citations, de collages, de ré-élaboration en forme de métamorphoses plastiques), de formes génériques, de poétiques prélevées dans un patrimoine culturel qu'il ne s'agit plus de nier, en termes dialectiques, mais de "recycler" selon une logique de la plasticité métamorphique.
Le postmodernisme comme trace
Il me semble possible, aujourd'hui, de conclure en invalidant la notion de postmodernisme ou, du moins, en faisant de ce terme la pure et simple transcription d'une trace : celle du passage de la déconstruction. Comme le note si justement Catherine Malabou : "... la plasticité est la loi systémique du réel déconstruit, un mode d'organisation du réel qui vient après la métaphysique et se laisse découvrir aujourd'hui dans tous les domaines de l'activité humaine."26 Ce n'est pas là une fidélité dogmatique à une réflexion philosophique mais c'est tout simplement constater que la déconstruction aura été une tentative lucide, nécessaire, indépassable pour penser notre propre condition historique, anthropologique.
On peut sans doute reformuler cette conclusion selon une approche telle que l'anthropologie cognitive a pu la proposer dans l'étude des modes de diffusions des représentations. C'est à un colloque récent sur le postmodernisme : "Postmodernisme : origines, configurations, perspectives"27 que je dois ce détour par la notion d'épidémiologie, par celle de "contagion des idées", compte tenu de la variabilité des modes de représentations de la représentation de ce "concept" dans divers pays, dans diverses aires culturelles, mais surtout dans des situations historiques extrêmement dissemblables, telle que j'ai pu la percevoir dans la succession des communications qui multipliaient les approches de la "postmodernité", du "postmodernisme", notamment dans les pays de l'Est récemment "libérés" du glacis soviétique. Cette perception de l'extrême variabilité de réemploi du terme de "postmodernisme" justifie, je le pense, un commentaire dans des termes proches de ceux avec lesquels Dan Sperber parle d'épidémiologie des représentations dans La contagion des idées28. En effet, on ne peut qu'être frappé par l'apparente universalité ou du moins l'extrême ampleur de la diffusion dans l'espace et dans le temps (les année 70 du siècle dernier et jusqu'à nos jours) du mot "postmodernisme" tout comme comme ne peut qu'être étonné de l'ampleur dans la réinterprétation, elle même très variable selon les espaces historiques où elle advient, que semble pouvoir (avoir pu?) autoriser ce terme. La question centrale posée par l'essai de Sperber peut-être rappelée ainsi : quelles sont les conditions qui font qu'une représentation se diffuse de manière plus ou moins ample, dans l'espace et/ou dans le temps? La diffusion dans l'espace peut être de courte durée, il parle alors de "mode", "d'épidémie", elle peut être dans le temps extrêmement stable, il parle alors de "tradition", "de pandémie". Mais, surtout, il examine les constantes qui rendent compte de la plus ou moins grande ampleur de la diffusion épidémiologique d'une représentation quelle qu'elle soit, y compris bien sûr, conceptuelle (dans la cas présent : le "postmodernisme"). Il constate d'abord que les récits sont plus aptes que toute autre forme de communication à pouvoir connaître une expansion épidémiologique. Il précise ensuite que "l'importation" d'une représentation implique une compatibilité avec les informations reçues de la perception, de l'intellection, j'ajouterai des conditions historiques, idéologiques, symboliques de l'espace culturel qui la "reçoit". Et ce qui m'est apparu particulièrement frappant dans la colloque évoqué -l'importation notamment dans les pays du bloc soviétique, avant la décomposition de l'URSS, de ce "postmodernisme"- est que la fortune du terme a probablement d'abord été consécutive à son flou conceptuel, à ses contradictions, au déni même qui a fragilisé l'existence d'une quelconque réalité qu'il recouvrirait (ou dévoilerait!) parce que l'exportation de tous ces "post-" se heurtait à des conditions historiques qui rendait inapplicable tout discours sur la fin d'une certaine conception du sujet, plus encore sur la fin des idéologies et, donc, des luttes d'émancipation29. La modernité en Europe : une époque (dont l'acte de naissance est contemporain des grands philosophies de l'histoire et de l'émancipation humaine) et qui, aujourd'hui, et dont l'obsolescence dit d'abord le délitement de l'état politique au profit d'un pragmatisme gestionnaire de la mondialisation du capitalisme; le postmodernisme : une esthétique (valorisation du fait de pouvoir "tout dire", selon n'importe quelle poétique, sans théories critiques contraignantes) ; un retour à la question du "sujet qui fâche", à la légitimité de "raconter des histoires" ou à la reprise en compte des rapports entre pratiques esthétiques et autres discours (à commencer par celui de l'historiographie)? Toujours est-il que l'on peut avancer sans trop de risques herméneutiques que le transfert épidémiologique de ce terme a donné lieu à des "misreadings" fonctionnelles, c''est-à-dire à des méta-représentations en l'anamorphosant, en le synthétisant, en opérant un syncrétisme conceptuel instable associant à ce postmodernisme, les concepts de déconstruction, de structuralisme, etc. En fait, ce sont les conditions historiques dans lesquelles se propagea l'épidémie qui déterminèrent largement la re-sémantisation de ce terme particulièrement polysémique. Comment donner crédit, voire signification à l'affirmation lyotardienne de "fin des récits d'émancipation" lorsque l'on reçoit cette affirmation en Hongrie, ou en Pologne ou dans ce qui s'appelait encore la Yougoslavie dans les années 70? En définitive le pouvoir de contamination épidémiologique du terme de "postmodernisme" aura été strictement déterminé par son indécidabilité conceptuelle; un "mystère interprétatif" qui, au demeurant, est retenu comme un critère décisif dans le "pouvoir de contagion des idées" selon Dan Sperber!
Mais la pandémie a très fortement régressé! Désormais, me semble-t-il, le "post", tous les "post" ont vécu. Le débat qui vient d'opposer Marcel Gauchet à Alain Badiou, débat transcrit dans un ouvrage intitulé, en référence (ironique?) à Lénine : Que faire? Dialogue sur le communisme, la capitalisme et l'avenir de la démocratie30en porte preuve. Il est marqué par un désaccord essentiel entre les deux "visions du monde" développées, désaccord portant, évidemment, sur l'opposition entre communisme et libéralisme et leur débat apparaît comme la récapitulation tardive des grandes oppositions idéologiques qui auront structuré le XXè siècle. Rien de très neuf dans cet antagonisme idéologique! Par contre et c'est là un constat significatif, les deux philosophes s'accordent sur un point : l'exigence absolue du maintien de la notion de "sujet", un sujet que Marcel Gauchet va définir dans des termes pratiquement identiques à ceux d'Alain Badiou. Pour l'un et l'autre, la définition du sujet, du sujet politique (par opposition à l'individu, à la personne) advient dans l'élaboration d'un double processus de subjectivisation : une subjectivation individuelle et une subjectivisation collective.
Devenir sujet pour un individu passe par la déprise de soi-même, qui permet de prendre en charge les règles constitutives du contrat social ou de la formation d'une volonté générale. Le sujet politique advient à lui-même en se faisant partie prenante de ce processus. Mais il y a aussi un sujet collectif qui émerge de l'intégration des volontés individuelles. Ce sujet collectif n'est pas une hypostase de ces composantes, il peut être contesté, dissipé par les personnes mêmes qui l'ont formé, selon des mécanismes sur lesquels on s'est entendu au préalable. Mais sa figure est ce qui donne sens, en ultime ressort à la perspective du gouvernement de soi-même31.
Rousseau, déjà, il y a bien longtemps... ne disait guère autrement! Cette référence à l'auteur du Contrat social va d'ailleurs être explicitée par Marcel Gauchet qui fait de Rousseau le modèle même de sa réflexion sur l'aptitude des démocraties libérales à permettre la mise en oeuvre de ce double processus de subjectivisation. Mais, à l'évidence, la contextualisation historique dans laquelle est pensée le Contrat social était fondée sur une opposition dialectique entre un modèle de gouvernement monarchique et une alternative "démocratique", à la veille de la Révolution. C'est, aujourd'hui, la question de l'alternative, précisément, qui détermine la réfutation de Badiou, même si celui-ci la situe dans l'antagonisme idéologique (et historique) entre libéralisme et communisme. Cette alternative n'existe plus depuis que la fin de l'hypothèse communiste a laissé le champ libre, sans partages, à l'économie libérale entièrement dominée par le capitalisme32. La postmodernité, dans les lieux du monde où la démocratie cohabite avec un capitalisme puissant, n'est sans doute que l'expression de la disparition de l'Alternative, quelle qu'elle soit et le postmodernisme, dans les pratiques esthétiques notamment, aura été un simple bricolage de la succession d'alternatives déjà advenues, celles qui, dans cette succession même auront continûment défini ce terme. Paradoxalement l'exportation de ces "concepts" dans des lieux du monde où la démocratie n'existait pas aura joué un rôle d'alternative "révolutionnaire", momentanément au service d'une contestation dialectique des états antidémocratiques : productivité paradoxale des "misreadings"!
1Sur l'opposition entre "postmodernité" et "postmodernisme", je renvoie à la mise au point d'Yves Bonny dans son article "Postmodernisme et postmodernité : deux lectures opposées de la fin de la nation" in Controverses, n° 3, 2006, article publié en ligne www.controverses.fr/pdf/n3/bonny3.pdf. Il définit, le postmodernisme comme "les mouvements culturels et intellectuels qui s'inscrivent dans une relation critique à l'égard du modernisme" Au contraire "la notion de postmodernité relève de la macrosociologie historique et comparative et renvoie à une hypothèse de rupture ou de mutation historique tendancielle à l'égard de la modernité, définie comme type de société née à partir du XVIe ou du XVIIe siècle en Europe de l'ouest". p. 67/68
2Il me paraît possible de justifier le recours à Jean-François Lyotard pour traiter d'une archéologie, d'une généalogie encore, de cette notion. Cette justification peut d'abord être fondée sur un fait : c'est Lyotard qui, le premier, en France et au sujet de l'œuvre d'art, a articulé ce terme dans une perspective d'héritage critique de la modernité comme évocation nostalgique du sublime, mais là n'est pas la raison déterminante. Celle-ci, selon nous, est à reconnaître dans le contenu très spécifique (pas nécessairement privé d'équivoques, d'ailleurs) qu'il a attribué à cette notion. La lecture de nombre d'autres essais sur le "postmoderne" donne un sentiment d'imprécision, de dilution, voire de désagrégation de cette notion au fur et à mesure de son développement argumentatif. Un exemple, pour nous, très significatif de cette difficulté peut être trouvé dans la tentative de mise au point tant diachronique que synchronique, de A. Kibedi Varga, dans "Le récit postmoderne" in Littérature, N°77, 1990. "Situation de la fiction". pp. 3-22.
3Jean-François Lyotard conclut parlant de l'architecture postmoderne ( mais le propos peut être généralisé) dans sa "Note : sur le sens de "post-"" in Le postmoderne expliqué aux enfants, Correspondance 1982-1985, Galilée, 1988 :
"La disparition de l'Idée d'un progrès dans la rationalité et la liberté expliquerait un certain "ton", un style ou un mode spécifique de l'architecture postmoderne. Je dirais : une sorte de "bricolage"; l'abondance de citations empruntées à des styles ou des périodes antérieurs, classiques ou modernes; le peu de consistance accordée à l'environnement, etc." (p. 114)
4Ibidem, p. 36
5Ibidem, p. 31
7Ibidem, p. 31
8Giorgio Agamben, L'homme sans contenu, traduit de l'italien par Carole Walter, Circé, 1996, p. 75.
9Walter Benjamin, "L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée" (1936) in Écrits français, présenté par J.M. Monnoyer, nrf Gallimard1981 pour l'édition utilisée, p. 145 pour la citation..
10Cette simplification, car il s'agit bien de cela, des propos de Blanchot fut d'abord, en effet, la responsabilité des lectures historiques de l'auteur de L'écriture du désastre. Il ne faut pas oublier que dans cet essai, Blanchot traite dans une perspective anthropologique la question de l'homme contemporain comme désastre parce qu'il fait simultanément de celui-ci une figure astrale grâce à l'extension illimitée de sa puissance (grâce notamment aux développements des sciences).
11Catherine Malabou dans La plasticité au soir de l'écriture. Dialectique, destruction, déconstruction, Variations 1. Editions Léo Scherer, 2005, propose une réflexion rétrospective sur ce "moment" de l'histoire des idées, en Europe tout du moins. Elle note : "La constitution de l'écriture en schème moteur a été le résultat d'un mouvement progressif qui a commencé avec le structuralisme et a trouvé ses points d'ancrage dans la linguistique, la génétique et la cybernétique : une image linguistique pure, celle de l'écart ou de la différence, s'est progressivement imposée comme schème d'une organisation ontologique". p. 108
12Philippe Lacoue-Labarthe, La Vraie Semblance, op. cit., p. 48
13Ibidem, p. 42-43
14Cette distance est largement exposée, fût-ce de manière assez énigmatique, par Walter Benjamin lorsqu'il définit la composante auratique de l 'ouvre d'art classique : "Qu'est-ce en somme que l'aura? un singulière trame de temps et d'espace : apparition unique d'un lointain, si proche soit-il.", "L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée" (1936) in Walter Benjamin, Écrits français, op. cit. , p. 144.
15"Désartification", "désart" sont deux néologismes bien sûr, que propose Philippe Lacoue-Labarthe pour traduire le terme allemand d'Adorno : "Entkunstung". Voici le commentaire fait par Lacoue-Labarthe : "A plusieurs reprises, en effet, Adorno donne à penser que l'Entkunstung -appelons définitivement le désart- es en réalité constitutive de l'art moderne en tant précisément qu'il s'autonomise, c'est-à-dire en tant que pour devenir lui-même [...] il lui faut quitter ou lâcher sa vocation ancienne, la seule reconnue par Hegel comme authentique et grande (la présentation sensible d'un contenu spirituel) et par conséquent s'arracher à ce que Hegel délimite comme la religion..." p. 209
16Theodor Adorno, "Mode intemporelle", conclusion de l'essai, citée par Philippe Lacoue-Labarthe dans "D'un désart obscur, Remarque sur Adorno et le jazz", Prismes, Payot, 1986 et repris dans la revue L'animal, Littérature, Arts & Philosophies, livraison consacrée à Philippe Lacoue-Labarthe, intitulée "Le simple/Philippe Lacoue-Labarthe", n° 19-20, hiver 2008. Dans cette réédition la citation se trouve p. 208.
17Yves Citton, Gestes d'humanité. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, "Le temps des idées", Armand Colin, 2012.
18Catherine Malabou, La plasticité au soir de l'écriture. Dialectique, destruction, déconstruction, Variations 1. Op. cit.
19Ibidem, p. 172. La présence de guillemets à l'intérieur de la citation s'explique par un dispositif citationnel d'Yves Citton lui-même. Tous les passages ainsi soulignés correspondent à des extraits d'un ouvrage de Christophe Anna, Nos dispositifs poétiques, Paris, 2010 Questions théoriques.
20On doit aussi noter un prélèvement sélectif dans les thèses sur "l'universalité de la fonction esthétique" telles que Art and Agency les proposent. Alfred Gell insiste en effet sur un autre aspect de ces manifestations d'intentions spécifiques : celui d'une prise de pouvoir sur autrui, prise de pouvoir que manifeste l'œuvre d'art sur celui par l'ascendant admiratif que cette manifestation de maîtrise du matériau, du médium de la part de "l'artiste" lui inspire.
21J'ai même eu l'occasion de traiter ces thèses de Gell dans un ouvrage auquel je me permets de renvoyer : Philippe Daros, L'art comme action. Pour une approche anthropologique du fait littéraire, coll. Unichamp-Essentiel n° 26, Champion, 2012, où je parle, non d'intention, mais de "présentation d'intention".
22Yves Citton, Gestes d'humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, "Le temps des idées", Armand Colin, 2012, p. 174
23Ibidem, p. 208
24Yves Citton, Gestes d'humanités... op. cit. p. 168
25Il n'est pas inintéressant de constater que cette pluralisation, cette "nomadisation" des modes d'insertion, de migration communautaires des personnages de fiction s'accompagne d'un affaiblissement de la notion de nation. Or, constate Yves Bonny à la suite de Michel Freitag (Dialectique et société, volume 2, Culture, pouvoir, contrôle : les modes formels de reproduction de la société, Montréal, Saint Martin et Lausanne, L'âge d'homme, 1986) dans l'article cité (voir note 1), la dissolution de l'ancrage des "individus" dans un espace défini, la nation, tel que le manifeste la logique du néolibéralisme n'est plus aujourd'hui vécue en termes positifs "mais dans les termes d'une perte de repères, de finalité et de limites, et par là d'une perte de sens. Cette libération n'est que le miroir au niveau de l'individu de la libération à l'échelle planétaire des puissances économiques, technocratiques et militaires à l'égard 'un encadrement culturel et politique seul à même de les contenir et de les orienter significativement et normativement." p. 144
26Catherine Malabou, La plasticité au soir de l'écriture, op. cit. p. 107
27Colloque organisé par l'Inalco et la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 24/25 octobre 2014 (Actes à paraître)
28Dan Sperber, La contagion des idées, Éditions Odile Jacob, 1996.
29Dans le cadre de discussions permises par ce colloque, j'ai été frappé par la remarque d'un intellectuel, polonais je crois, disant l'intensité de la blessure ressentie à l'écoute d'un propos de François Hartog, sur France Culture où celui-ci déclarait comme "catastrophe" la chute du Mur de Berlin. Pour lui, ce jour de 1989 avait été, bien au contraire, celui d'un immense sentiment de libération! Relativité historique des vérités!
30Alain Badiou & Marcel Gauchet, Que faire? Dialogue sur le communisme, la capitalisme et l'avenir de la démocratie, philosophie éditions, 2014.
31Ibidem, p. 147.
32"Avec l'effondrement des pays socialistes, nous sommes en réalité entrés dans une ère de dépolitisiation et de désubjectivation profondes. Comme l'ont fait les États socialistes, despotiques, le capitalisme, affranchi de toute alternative, éradique la politique et étrangle doucement le sujet." Ibidem, p. 148
Article publié le 24 avril 2015