Écrire l’histoire à la charnière des Lumières et du Romantisme

Lucie Lagardère

Recension de Fiona McIntosh-Varjabédian, Écriture de l’Histoire et regard rétrospectif. Clio et Épiméthée. Paris, Honoré Champion, 2010, 16 x 23 cm, 263 p. (Bibliothèque de Littérature générale et comparée, 84). Prix : 50 €. ISBN 978-2-7453-1923-4 (rel.) EAN 9782745319234 ISSN 1262-2850

 

Avec ce nouvel essai, Fiona McIntosh-Varjabédian poursuit ses recherches sur les relations entre fiction et histoire et l’étude comparée des écrits historiographiques [1] . Le titre de l’ouvrage est mis sous le signe du moins malin des deux frères bien connus de la mythologie grecque : Prométhée a su voir venir les choses, alors qu’Épiméthée, lui, n’a pu s’en rendre compte qu’après-coup. Associer Clio à Épiméthée, c’est assumer le regard rétrospectif de l’histoire, tout en la marquant d’un signe pessimiste. Nous ne pouvons que ramasser les miettes ; jamais l’histoire et son écriture ne pourront pleinement ressusciter les faits antérieurs. Tout au plus pouvons-nous tenter d’en reconstituer le monument ou le fil avec ce qui nous reste. Mais alors, dans ce travail de reconstitution, quelle est la part d’invention ? L’histoire se définit par un statut particulier, « ni pur récit factuel, ni pure fiction » (p. 8), une discipline du croisement, de l’hybridation, qui interroge les limites du vrai et de la fiction en même temps que les siennes propres. Avec cette étude, Fiona McIntosh-Varjabédian offre aux chercheurs en histoire, en philosophie de l’histoire et en littérature, la possibilité de dépasser l’opposition entre, d’un côté, les historiens de « métier » – pour reprendre l’expression de Marc Bloch –, dont une grande partie se revendiquent de l’École des Annales et d’une conception scientifique et objective de l’histoire, et, d’un autre côté, les penseurs de la narration historique dans le moment du linguistic turn qui soulignent au contraire la part de manipulation subjective des faits dès lors qu’on en rend compte par des moyens discursifs, et même plus, par une configuration narrative. Cette étude se veut aussi un pont jeté entre les xviiie et xixe siècles, entre les Lumières et le(s) romantisme(s), qu’on a si souvent par ailleurs opposés. Ainsi tout ne part pas de 1789 et cet ouvrage le prouve. On y croise donc tous – et ce n’est pas exagéré, il suffit de se reporter à l’index pour s’en convaincre – les grands noms de ceux qui ont su écrire l’histoire entre le xviiie et le xixe siècles, auteurs tous très célèbres et dont la lecture est essentielle pour qui s’intéresse à l’histoire et/ou à ses rapports avec la littérature. Nous n’en citons que quelques-uns auxquels l’auteur s’intéresse plus particulièrement : Voltaire, Hume, Gibbon, Robertson, Ferguson, Michelet, Carlyle, Chateaubriand, Tocqueville, Guizot, Thierry[2] . Nous rencontrons là les auteurs les plus représentatifs pour la discipline et ceux qui discutent le plus entre eux. Or il est frappant de noter que voir apparaître – nous serions presque tentée de dire ressurgir – Carlyle ou Voltaire dans le champ des études sur l’histoire, fait souffler un vent de fraîcheur et de renouveau. On ne peut donc que savoir gré à Fiona McIntosh-Varjabédian de redonner une place de choix à des écrivains qui souffrent parfois injustement de l’oubli de la critique. De plus, l’auteur prend le parti d’un véritable comparatisme. Ainsi les noms et les œuvres ne sont pas simplement juxtaposés, mais, à chaque chapitre, à chaque ligne, leurs pensées et leurs écrits se trouvent mêlés, confrontés, approfondis dans des mises en perspective enrichissantes. L’ouvrage fait, de plus, dialoguer deux points de vue, français et anglais (et écossais), non sans polémique parfois, et s’attache à explorer les contours des personnalités des historiens, souvent difficiles à classer selon des perspectives bien définies – par exemple, Chateaubriand défend-il un schéma transcendantaliste ou historiciste ? –. D’autre part, les textes étudiés sont ici toujours conçus comme émanant d’un auteur et destinés à des lecteurs. En histoire comme en littérature, le texte n’est plus considéré de façon autonome – encore plus en histoire, lié qu’il est à la contingence des faits réels – et Fiona McIntosh-Varjabédian souligne bien à quel point les auteurs, tout historiens soient-ils, s’impliquent dans leur narration. Étudier leurs ouvrages et la vision de l’histoire qu’ils comportent implique donc de cerner d’abord celui qui se trouve en son centre. De plus, le lecteur n’est pas oublié dans cet essai. Ainsi, l’une des conclusions les plus fortes et l’une des analyses les plus stimulantes proposées par Fiona McIntosh-Varjabédian résident dans l’attention au « willing suspension of disbelief » dont parle Coleridge, soit à l’acceptation par le lecteur de se laisser prendre par le récit historique et d’y croire. Ainsi, du côté de la réception, lire un récit fictionnel ou un récit historique engage des procédés similaires. On retrouve là des questions qui ont agité aussi bien les débats sur les théories de la fictionalité que ceux sur l’écriture de l’histoire, notamment autour d’Hayden V. White et de Paul Ricœur. Fiona McIntosh-Varjabédian reprend à nouveaux frais ces interrogations et les met à l’épreuve des textes du xviiie et du xixe. Si l’histoire et la fiction se courtisent, c’est selon quatre modes. À la suite de Fiona McIntosh-Varjabédian, nous en dégageons d’abord trois au niveau de l’écriture : premièrement, l’histoire est une narration comme une autre, elle est donc soumise aux effets d’intrigue, de suspense et de surprise (Baroni 2007; Ricœur 1983-85[3] ) travaillés et ménagés par son auteur. Certains prennent même l’aspect de jeux auctoriaux tout à fait conscients et le genre historique s’amuse alors à reprendre les codes de la tragédie, de l’épopée, du roman, mais aussi de la farce. Deuxièmement, la narration historique offre parfois des points de vue flottants (Genette aurait dit les focalisations) au point de créer une indétermination dans la voix narrative. Ainsi le narrateur-historien intervient fréquemment dans son discours, de manière plus ou moins explicite, jusqu’à former une « forme d’écriture proche du discours indirect libre » (p. 237). Enfin, l’écriture historienne est une écriture consciente d’elle-même, réflexive. Elle engage alors une interrogation sur ses propres conditions de production et sur sa légitimité : le réel, dans une grande mesure, est bien plus complexe que toute représentation, aussi raffinée soit-elle. La philosophie de l’histoire propose des modélisations, l’écriture historienne entend représenter les faits tels qu’ils ont eu lieu, mais ni l’une ni l’autre ne saurait égaler la réalité à laquelle nous n’avons accès que par le langage puisque, de plus, il s’agit d’une réalité passée – coupée de notre champ d’expérience. Ensuite, histoire et fiction littéraire se rapprochent au niveau de la réception : nous avons déjà évoqué la capacité et la volonté du lecteur à croire au récit qu’on lui propose, qu’il soit non factuel ou historique. Le texte historique se lit alors comme une « gamme complexe de tonalités et de références », une « construction dynamique, qui implique encore une fois la participation active du lecteur. » (p. 239). Fiona McIntosh-Varjabédian se situe donc, on le voit, au cœur des interrogations les plus prégnantes et dérangeantes pour le champ disciplinaire donné ; mais elle sait aussi très intelligemment et de façon absolument convaincante s’en dégager pour proposer une autre voie: ainsi, il ne faudrait pas croire que l’auteur se contente de répéter les conclusions du linguistic turn contre le rêve scientiste de l’École des Annales. Au contraire, elle souligne que les historiens situés au tournant du xviiie et du xixe siècles construisent leur propre vision de l’histoire sans que celle-ci puisse être recouverte par les lignes de partage théoriques du xxe et du xxie siècles. Ainsi, elle met en évidence une conception de l’écriture de l’histoire comme acte conscient et assumé. Les auteurs étudiés ne cessent en effet de pratiquer la citation et la critique des pairs et des prédécesseurs, l’analyse des documents et le goût des archives, le travail de compilation hérité des moines bénédictins et adapté au goût du jour par la confrontation raisonnée des textes, etc. On voit donc se dessiner un véritable travail d’historien, de critique, d’écrivain. Or cette position n’est ni celle des tenants de l’histoire narrativiste, ni celle de l’École des Annales. En effet, les premiers éprouvent quelque réticence à concevoir l’écriture historienne telle qu’elle vient d’être présentée, métier qui semble alors nettement se rapprocher des pratiques préconisées par Lucien Fevbre et ses successeurs. Pourtant, il n’en est rien : la grande différence entre les pratiques du xviiie et xixe siècles et l’École des Annales tient précisément – et peut-être, à première vue, paradoxalement – dans la conscience et la réflexivité du travail historien. En effet, l’historien des Annales cherche à disparaître, à s’effacer, à ne laisser parler que les traces, les voix des témoignages, les résidus de l’histoire – dans une conception « épiméthéenne » de l’histoire – afin d’approcher du fait brut avec le plus d’exactitude, le moins de filtre subjectif ou personnel. Tout au contraire, Hume, Robertson, Guizot, et les autres mettent en scène leur propre écriture en train de se faire ainsi que leur moi écrivant qui s’attache à élucider l’histoire en même temps qu’il l’écrit et en élabore une version possible. Donc l’étude de cette période et de ces écrits aura permis à Fiona McIntosh-Varjabédian de proposer une lecture moins tant sur le modèle du « ni-ni » (p. 8), que sur celui du « à la fois » qui lui permet alors de dépasser les séparations théoriques auxquelles nous étions jusqu’alors habitués.

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Dans une première partie, l’auteur analyse les rapports de l’historien avec son lecteur et son objet (ch. I à III). Ces différents rapports président aux détails de la narration, à leur lien et leur enjeu. Puis la deuxième partie décline les trois logiques d’écriture de l’histoire en trois chapitres successifs : le discours primitiviste de l’origine, l’idéal de permanence et la cassure opérée par la rupture révolutionnaire. Ces trois modes représentent chacun des sortes de lieux communs de l’histoire qui lui donnent forme et permettent en partie de la concevoir selon les relations causales établies, mais qui n’en pensent véritablement ni les moteurs, ni l’évolution. Enfin, la troisième partie s’intéresse aux acteurs de l’histoire : figure majeure de la cité, l’historien sait déceler les rôles de chacun dans l’histoire et, sans être pour autant un prophète, comprend mieux que quiconque ce vers quoi l’on peut tendre.

La première partie souligne le sens avant tout moral et progressiste que prend l’histoire au xviiie siècle. Ce sens s’infléchira ensuite en partie au xixe siècle : si les auteurs cherchent encore à offrir un point de vue moral sur le monde, les événements historiques eux-mêmes (la Révolution en tout premier lieu) leur ont quelque peu fait perdre la foi en la possibilité de progrès. Le fait et sa valeur sont désormais regardés avec plus de méfiance. La morale ne peut alors être que relative et, de plus, rien n’assure de sa réalisation dans l’histoire. Pour autant, les positions et les discours des historiens eux-mêmes varient globalement peu : tous aspirent à un rapport moral au fait et au temps et ils sont nombreux à passer par leur propre personne afin de garantir une éthique[4] . Dans cette partie, Fiona McIntosh-Varjabédian propose une lecture attentive et serrée des discours préfaciels des historiens qui, au-delà d’une simple présentation brute du réel et du vrai, entendent persuader leur lecteur. C’est que l’historien entretient d’abord une relation d’égal à égal avec son lecteur l’oblige ce qui l’oblige d’une part à soigner la forme de sa narration afin que le lecteur y trouve de l’attrait, et d’autre part à surtout engager sa responsabilité morale. La notion de vérité recouvre alors une définition quelque peu différente de la nôtre : le vrai se rapproche de l’utile et le récit historique n’a de valeur qu’en ce qu’il organise des faits triés, choisis et bien présentés afin de servir à la vue générale et, ainsi, d’influer sur les jugements et les mentalités du lecteur comme homme d’action. Dans sa préface, l’historien établit ses intentions et la version des faits qu’il entend vouloir transmettre, parfois de façon polémique avec ses prédécesseurs. Cela lui permet aussi de faire voir les coutures du récit par lequel passe l’histoire, d’en montrer l’élaboration. Ainsi, que ce soit chez Hume, Chateaubriand, Roberston, Gibbon, Michelet ou Guizot, l’histoire se frotte à l’autobiographie. Dans tous les cas, un véritable pacte de lecture est instauré, fondé sur la probité morale et le sérieux du travail de l’écrivain. De plus, les historiens sont obligés de se confronter à leur propre historicité et à celle de leur objet d’étude puisqu’ils font, plus que tout autre, une expérience singulière du temps : coupé du passé, il le cherche pourtant et tente de l’appréhender. Ainsi, ce n’est que dans les traces indicielles et les débris du passé que l’historien épiméthéen pourra approcher son objet. Cette première partie se conclut en effet sur le regard toujours distancié de l’historien par rapport à ses sources. L’erreur prend tout son sens et il s’agit de la commenter. Mais si un regard critique est nécessaire à une certaine objectivité, cette distanciation révèle aussi un travail de sape plus profond. Les sources sont en effet toujours suspectes et les historiens ne cessent de dialoguer voire de polémiquer avec elles, souvent dans les espaces liminaires et marginaux du texte. Qu’on pense ainsi au travail de la note commun, par exemple, à Chateaubriand et à Gibbon, mais aussi à l’habitude d’accompagner l’œuvre d’histoire d’appendices, souvent copieux, comportant mémoires ou notes développées (Chateaubriand encore, mais aussi Voltaire). En s’attachant à ces nombreux seuils Fiona McIntosh-Varjabédian met donc au jour ce qu’elle nomme une « relation triangulaire », « rapport au lecteur, rapport à soi, rapport à l’objet » (p. 71), dans le travail de l’historien. L’objet histoire ne semble donc pas exister en dehors de cette relation.

La deuxième partie forme le cœur de l’ouvrage puisque c’est là que l’auteur élabore sa conception « topique » de l’écriture de l’histoire (p. 97), cherchant par là à se dégager de la lecture « tropique » d’Hayden White (p. 239). Fiona McIntosh-Varjabédian examine avec attention trois des schémas principaux permettant de penser l’histoire : la conception primitiviste, la conception immobiliste (éternelle ou cyclique) et la conception de l’histoire et du temps selon la rupture.

Le discours de l’origine apparaît d’abord comme un effort de remontée du temps, qui est en même temps un retour aux sources, avec tous les sens de ce terme, visant à comprendre quelles ont été les routes empruntées par l’histoire jusqu’au présent. Le besoin d’origine répond aussi plus largement à un désir de renouer des catégories temporelles qui pouvaient sembler disjointes, de faire de se relier passé et présent (cf. première partie). L’histoire se pense alors de nouveau comme continue et linéaire, la stagnation du temps ou son irrémédiable répétition cyclique sont conjurées. Cependant, chaque écrivain, qu’il s’agisse de Ferguson, de Thierry, de Guizot ou de Michelet, ne présente pas un seul schéma. Ferguson par exemple entretient des rapports plutôt curieux avec les idées de progrès et de causalité : dans une perspective anti-rousseauiste, il est tenté de présenter, en définitive, une histoire qui va en s’obscurcissant, prise dans une progression inversée, et menant même à des redondances pessimistes (p. 107). Ce premier chapitre de la deuxième partie met donc en évidence des ressemblances entre les conceptions des historiens du xviiie et ceux du xixe. Guizot, comme Ferguson, épouse le point de vue de la très longue durée, avant Braudel, jusqu’à écraser les temps (p. 113) et ne retenir que l’origine, dont on ne sait véritablement ce qu’elle est mais qui semble fort n’être que la copie des temps actuels. On est, en effet, bien loin de tout rousseauisme.

Le deuxième schéma s’attache à l’histoire conçue comme soumise à des révolutions qui viennent en rompre la linéarité et la continuité. Dans une étude portant principalement sur Gibbon, Michelet et Chateaubriand, Fiona McIntosh-Varjabédian présente les différentes façons de concevoir l’histoire révolutionnaire par le biais de l’étude des révolutions romaines. D’un côté Gibbon s’appuie sur l’idée d’équilibre, de point et contre-point (on trouve la même idée chez Ferguson et de Montesquieu) : la révolution apporte une dissonance dans l’histoire mais celle-ci peut toujours être contrebalancée par une harmonie. L’étrangeté et la survenance de l’événement s’intègrent alors dans le tout régulé de l’histoire. À l’opposé de cette mécanique, nous trouvons la conception de Michelet qui refuse la vision libérale et anglophile du check and balance historique. Fiona McIntosh-Varjabédian étend ensuite l’analyse à Chateaubriand afin de montrer que, c’est par le christianisme, que la France va se faire l’héritière de Rome : la translatio imperii n’opère donc plus en faveur de l’Angleterre, comme le soutenait Gibbon. Cependant, nous ne conclurions pas trop vite à un refus de la solution anglaise d’un gouvernement libéral et d’une histoire équilibrée selon les principes du check and balance : en effet toute la pensée politique de Chateaubriand de 1814 à sa mort se fonde sur la défense de la monarchie parlementaire. En-dehors de ces minimes détails, l’analyse de Fiona McIntosh-Varjabédian a le mérite de souligner que la visée nationaliste d’une histoire fondée sur le christianisme permet à Chateaubriand comme à Guizot de repousser la vision anglaise et de faire de Rome le lieu de naissance de l’histoire moderne. « Ce qui est en jeu ici c’est le sens du modèle romain et par ce biais le sens de l’historiographie même. » (p. 143) Reste à savoir si Rome a transmis des institutions formalisées ou bien des principes moraux à la France. Cette question semble rester en suspens et varier selon les auteurs et les perspectives, toujours est-il que Rome reste un topos, un lieu commun, un passage obligé de l’histoire et de l’historien, un symbole enfin. Quoi qu’il en soit donc, écrire l’histoire de Rome, c’est écrire le récit de la mémoire, donner forme et sens à l’histoire, tenter de l’expliquer. Le lien entre un objet – l’histoire de Rome –, une forme – la narration – et une visée – herméneutique et morale – est encore souligné par l’auteur : « la topique historique a une fonction ordonnatrice, elle inscrit dans la narration même la portée éthique des faits » (p. 150). L’étude est ensuite logiquement étendue à la Révolution française lue par Carlyle, Michelet et à la révolution anglaise étudiée par Guizot. Dans la tentative de surmonter la coupure de l’événement, les auteurs adoptent plusieurs techniques qui sont autant d’astuces narratives et rhétoriques : Chateaubriand en 1797 écrase le temps par des analogies, Carlyle surcharge la symbolique des événements par la syllepse. Ainsi les historiens se livrent à des manipulations du degré d’importance et d’accessoire de l’événement, « ce qui détermine au premier chef la couleur et la forme de l’exposé historique » (Frank R. Ankersmit, cité et traduit par Fiona McIntosh-Varjabédian, p. 170). Construction d’une structure logique, modulation rhétorique, la forme même de la fabula conditionne la possibilité de compréhension et de représentation et permet l’imposition d’un sens (signification et direction)à l’histoire.

La troisième partie aborde enfin la question du grand homme et du peuple, deux figures politiques et historiques majeures, dont les définitions ont sensiblement évolué entre d’un côté l’Antiquité et le classicisme et, d’un autre côté le XVIIIe et surtout le xixe après la Révolution, la République et son peuple souverain. Lorsqu’on pense au grand homme, bien évidemment, c’est le nom de Carlyle qui vient à l’esprit. Fiona McIntosh-Varjabédian y consacre donc logiquement plusieurs pages. Le grand homme est d’abord une individualité, qui passe à la postérité souvent par la puissance évocatoire de son nom. Ce personnage historique marquant acquiert le droit d’être remémoré par les temps futurs, que ce soit de façon positive ou négative ou encore les deux à la fois (le cas de Cromwell est à cet égard exemplaire). On a tôt fait alors de mêler à la grandeur du nom ou de l’être une dimension mythique ou légendaire. Le grand homme concentre donc en son individualité singulière la capacité à symboliser du collectif ou du général, que ce soit les aspirations d’un groupe ou d’une nation, ou bien un système historique ou politique. D’autre part, dans ce récit qu’est l’histoire, le grand homme fonctionne comme le personnage principal d’un roman : il organise la narration, il en est le foyer. Focalisant et synthétisant les regards, le grand homme devient alors le nom d’un héroïsme collectif. Héritier de celui-ci qui sait saisir le kairos, héritier aussi des Vies de Plutarque qui forment encore le modèle du Grand Siècle, le grand homme est, au xviiie et au xixe, plus qu’un personnage capable de belles actions. Il peut ainsi incarner une époque, de façon passive (sa venue est d’ailleurs possiblement providentielle pour Guizot, p. 185), mais aussi présider à la marche des événements, être le véritable moteur, actif, de l’histoire. La signification de son rôle est délicate à cerner, de même que sa représentativité historique : l’historien doit-il en faire un portrait pour cerner au mieux son caractère (on pense à la galerie des illustres dans les Mémoires du Cardinal de Retz) ou intégrer sa geste dans un récit animé ? Enfin, le grand homme, dans sa version du xviiie et du xixe, a un lien fort avec l’autre figure héroïque, collective cette fois : le peuple. Ami du peuple, principe le dirigeant à son insu, guide, le grand homme entretient des rapports évidents et ambigus (qu’on songe à Marat vu par Michelet, p. 193) avec le peuple. Si l’on pense à Carlyle avec les mots grand homme, c’est Michelet qu’on se figure avec celui de peuple. Fiona McIntosh-Varjabédian propose des analyses comparées de ces deux auteurs ainsi que de Hume et Guizot, afin d’examiner si le peuple est caractérisé plutôt par l’idée d’une foule incontrôlable et ignorante d’elle-même, ou bien par l’existence d’un acteur politique collectif conscient et raisonné. De la différence de conception dépend des visées morales et des traditions tout à fait différentes (aussi différentes que peuvent l’être le protestantisme et le catholicisme, la monarchie constitutionnelle et la république). En France, en Angleterre et en Flandres, le peuple est ici étudié comme peuple révolté, révolutionnaire, et non comme entité politiquement constituée de façon stable (rappelons que le corpus s’arrête en 1850-60). Fiona McIntosh-Varjabédian conclut son étude en soulignant la nette préférence des historiens pour le grand homme en regard du peuple. Ce dernier est en effet toujours soumis à un regard critique plutôt pessimiste, même lorsqu’il est exalté de façon mythique/mystique. Il manque encore au peuple une voix dans l’histoire. Au contraire, le grand homme apparaît comme l’incarnation d’une tendance de l’histoire à construire des personnages. Mais, ce faisant, elle laisse toujours une part d’ambiguïté qui laisse place à d’autres interprétations, d’autres points de vue. Dans l’acte même de nommer, de rappeler et de commémorer des figures déjà là, déjà connues, semble-t-il trop saturées, des blancs sont laissés, des incohérences demeurent que le lecteur ou l’historien à venir pourra reprendre, remplir et infléchir.

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L’histoire n’est donc pas une invention mais elle a des traits communs avec la fiction. Cette ambiguïté vient en partie de la nécessité qu’a tout historien de passer par une phase herméneutique : s’il est illusoire de considérer que le passé peut nous parvenir intact et en toute transparence, toute étude des faits passés engage donc une interprétation, et, de ce fait, quelque subjectivité. De plus, l’historien par l’acte même d’écriture, quoiqu’il en ait, ne peut se passer de style, de rhétorique ou même de poétique. Ménager des suspenses, des tensions, amener les accidents et les bouleversements, sont des effets hérités du roman, de la tragédie et de l’épopée. Ricœur le disait déjà : l’histoire est une mise en intrigue de faits avérés, une narration particulière ; Veyne parlait de « roman vrai ». Or l’intentionnalité historienne de vérité est encore le seul critère discriminant, critère fortement nuancé par Fiona McIntosh-Varjabédian. L’histoire enfin ne traiterait que de choses qui sont réellement arrivées, sans les imaginer. Mais certaines fictions mêlent des éléments fictifs à des éléments non-fictifs et il est du rôle du bon historien de savoir aussi combler les lacunes des documents et des faits par des hypothèses constructives et explicatives. Enfin, même effacé, même le plus neutre possible, l’historien est toujours aussi un narrateur impliqué par le seul fait qu’il est engagé dans un processus d’explication et de mise au jour du passé. Comme nous le soulignions précédemment, le passé ne parle pas de lui-même, sinon à quoi bon les historiens et leurs recherches ? De plus, l’historien choisit et sélectionne les informations pertinentes ou non et évite ainsi de faire ce que Borges a pour le coup imaginé dans une de ses fictions : une carte ou un livre qui soit le monde, qui dise l’ensemble des détails du monde sans en omettre aucun, à l’échelle 1/1[5] . D’autre part, au niveau de la réception, le contenu de l’histoire n’est recevable que si le lecteur accepte de croire, dans un « willing suspension of disbelief » dont on a souvent fait la marque de la lecture de fiction. Chacun de ces éléments présentent des pistes stimulantes de réflexion pour penser à nouveaux frais les relations compliquées entre histoire et littérature. De plus, l’auteur ne nous mène à ces conclusions qu’après nous avoir fait passer par les auteurs et le détail de leurs textes, s’efforçant d’en expliquer les effets de sens les plus subtils. L’ouvrage de Fiona McIntosh-Varjabédian constitue donc une synthèse informée, passionnante et magistralement menée sur l’écriture de l’histoire entre 1750 et 1850 qui intéressera aussi bien l’amateur que le spécialiste.


[1] On peut trouver une liste régulièrement mise à jour de ses publications sur le site du groupe de recherche « Analyses littéraires et histoire de la langue » dont elle est membre au sein de l’université Lille 3 (<http://alithila.recherche.univ-lille3.fr/profs/mcintosh.html>).

[2] À ceux-ci il faut ajouter l’ensemble des ouvrages critiques les plus marquants pour l’étude de l’écriture de l’histoire depuis ce dernier siècle (Koselleck, Rancière, Nora, De Certeau, Ginzburg, Aron, Barthes, Ricœur, Berlin...).

[3] Raphaël Baroni, La tension narrative, Paris: Seuil, 2007; Paul Ricoeur, Temps et récit, 3 vols., Paris: Seuil, 1983-85.

[4] Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire (Paris, Armand Colin, 1997) insiste sur l’éthique de l’historien de métier.

[5] « « […] les collèges de cartographes levèrent une carte de l’Empire, qui avait le format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. » (Suarez Miranda, Viajes de Varones Prudentes (1658) », Jorge-Luis Borges, Histoire universelle de l’infamie/Histoire de l’éternité, Paris, Union générale d’éditions, coll. 10/18, 1994 (1ère édition française 1951), p. 107.

 

15/10/2011
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