Fictions et paradoxes
Les nouveaux mondes possibles à la Renaissance*

 

Françoise Lavocat
Université Paris VII

La critique contemporaine a parfois rapproché la notion de fiction de celle de « monde possible », dont on peut rappeler qu’elle a été forgée, d’abord par les logiciens, à partir du rêve de Théodore, prêtre de Delphes, dans la 3ème partie de la Théodicée de Leibniz : les mondes possibles sont les chambres-bibliothèques d’une pyramide infinie qui contient toutes les versions et variantes possibles, par exemple, de la vie de Sextus Tarquinus s’il avait choisi d’écouter le conseil de Jupiter de renoncer au trône. Au sommet de la pyramide se trouve le plus beau des mondes, le meilleur des mondes possibles, le monde tel qu’il est. A partir de cet exemple, on peut retenir, avec Kendal Walton[1] ou Thomas Pavel[2], comme définition minimale du « monde possible », celle « d’alternative concevable au monde réel »[3] : comme les visiteurs de la pyramide de Théodore peuvent pénétrer dans chacune des pièces représentant une variante possible de la vie de Sextus Tarquinius, le lecteur, ou le spectateur, durant la durée de la lecture ou du spectacle, est placé à l’intérieur du monde fictionnel et le tient pour vrai, exactement comme un enfant, durant le jeu, décide de croire que ses poupées sont des cow-boys et des indiens ou que les pâtés de sable sont des tartes aux fraises. Ainsi, les mêmes théoriciens ont souligné l’analogie entre l’univers de la fiction et celui du jeu, rapprochés au moyen du concept de « jeu de faire-semblant » (« make-believe games »), supposant une certaine attitude mentale, une adhésion provisoire, une disponibilité à être séduit, que Jean-Marie Schaeffer, reprenant Coleridge (« willing suspension of disbelief ») qualifie de « suspension volontaire d’incrédulité »[4]. Le même critique, qui a placé au cœur de sa réflexion sur la fiction la notion d’ « immersion », a dessiné une typologie des différentes façons dont le lecteur, ou le spectateur, selon le support des œuvres (cinéma, théâtre, littérature, jeux-vidéo, etc), entrait dans les univers de fiction.

Cette intéressante théorie, qui a l’avantage de se placer dans une perspective dépassant la notion de « genre », est à certains égards particulièrement efficace pour décrire les univers fictionnels dans la période que les historiens appellent « moderne » (c’est-à-dire du seizième au dix-huitième siècles). Elle a pourtant été essentiellement conçue autour d’exemples empruntés au roman du dix-neuvième siècle. Le caractère « concevable », que l’on interprète parfois comme « crédible » des mondes possibles leur donne en effet des affinités apparentes avec des œuvres que l’on peut désigner, pour aller vite, de « réalistes ». Thomas Pavel a relevé à plusieurs reprises quelques distorsions entre la théorie contemporaine des univers de fiction et les périodes antérieures au dix-neuvième siècle. Il souligne, par exemple, que la coïncidence entre une œuvre particulière et un monde possible est beaucoup moins évidente quand le régime ordinaire de la production littéraire est l’imitation. Il suggère également que des mondes fictionnels contradictoires – donc impossibles – ne sont pas inconcevables, et ont en effet pu voir le jour en amont et en aval du dix-neuvième siècle, ce qui n’est pas sans remettre en cause l’adéquation même entre la notion de monde possible et celle de fiction. D’ailleurs, les idées même « d’immersion », de « feintise ludique partagée », « de suspension volontaire d’incrédulité » sont-elles pertinentes au seizième siècle ? Les poéticiens de la Renaissance ne théorisent pas un rapport à l’œuvre d’art sous le signe du désintéressement esthétique et n’exonèrent jamais le discours littéraire de dire le vrai.[5]

La conception de la littérature comme jeu n’est cependant pas étrangère au seizième et au dix-septième siècles. On peut citer, à titre d’exemple, l’intéressant témoignage du père Menestrier, historien et théoricien majeur du ballet, des emblèmes et des divertissements de cour au milieu du dix-septième siècle. Dans un opuscule sur les « Jeux d’esprit et de divertissements », qui se trouve à la fin de son traité, plus connu, sur Les Ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre (1689) il expose longuement les règles d’une sorte de jeu de l’oie, inventé à la cour de Savoie à partir du Roland furieux de l’Arioste, et appelé « Il laberinto de l’Ariosto, Gioco heroico di Cavalieri e Dame »[6]. Les joueurs portaient les noms des héros principaux du poème, également représentés par des figurines de cire qu’ils faisaient progresser à coup de dés dans les cases d’un labyrinthe, où étaient figurés les épisodes principaux de l’œuvre. Le jeu lui-même n’est pas dépourvu de signification allégorique et morale, puisqu’il était censé représenter, toujours selon Menestrier, l’errance de l’esprit dans le labyrinthe du monde. Mais on peut aussi penser que ce jeu est une variante approximative de la pyramide de Théodore, puisque chaque partie combine différemment les épisodes, décline l’infini des possibles à partir de l’univers du Roland Furieux ; il est aussi la métaphore concrète de l’opération de l’esprit consistant à s’identifier à un personnage et à entrer dans un univers de fiction. « Le Labyrinthe de l’Arioste », dont une version plus sommaire existait aussi à partir des fables d’Esope, paraît en tout cas si admirable au père Menestrier, qu’il recommande d’en concevoir de semblables à partir de l’Iliade, de l’Enéide, des Métamorphoses d’Ovide. Les jardins, comme celui de Versailles, ont aussi offert, d’une autre façon, la possibilité de construire des mondes fictionnels en référence à la littérature, et de figurer l’entrée dans ceux-ci.

Une réflexion sur les mondes fictionnels à partir de la Renaissance ne peut donc faire abstraction des innombrables pratiques ludiques et sociales des cours, des académies, des salons. Sans les détailler, on peut rappeler qu’ils empruntent, depuis la fin du quinzième siècle et jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, des noms, des activités, des lois, des divinités, des modèles de sociabilité, des jeux, aux romans de chevalerie, puis à la pastorale[7]. C’est même sans doute ce constant va-et-vient entre ce qu’on peut appeler, pour emprunter la terminologie de Thomas Pavel, les univers primaires et secondaires, ou la littérature et ses univers de référence, qui constitue une des spécificités majeures du statut de la fiction entre le seizième et le dix-huitième siècles.

Enfin, la figure de Don Quichotte, qui hante un grand nombre de mascarades, de tournois, de ballets de la première moitié du dix-septième siècle, immanquablement associée à toute allusion à la littérature dans la sphère ludique du divertissement de cour dans cette période et au-delà, est un autre indice de la proximité entre le jeu et la notion de fiction ; il participe également de la perception, nouvelle, de celle-ci comme un monde qui exerce une tentation mimétique si forte qu’elle fait courir au lecteur, ou au spectateur, le risque d’une immersion sans retour. Nul doute, à cet égard, que la chevalerie, puis la pastorale, ne soient rapidement apparues (au début du dix-septième siècle) comme les territoires de la fiction par excellence ; n’oublions pas que Don Quichotte, à la fin de sa vie, envisage de se faire berger, virtualité romanesque que le Berger extravagant de Sorel réalisera deux décennies plus tard, explicitement en référence à Don Quichotte. On peut également citer un ballet du dix-huitième siècle, intitulé « Ballet des romans » (1736), où La Fiction en personne chante le prologue, avant de laisser la place à La Bergerie, La Chevalerie, et La Féerie. Cette triade recouvre en tout cas, au milieu du dix-huitième siècle, les contrées principales de la fiction, auxquelles correspondent respectivement les trois actes du ballet ; y sont sans surprise concentrée la quintessence des stéréotypes de la pastorale, du roman héroïque (en fait, en guise de chevalerie, il s’agit encore de l’Arioste), et du conte de fée[8]. La première place de l’Arcadie comme univers de la fiction est d’ailleurs corroborée par le fait que Leibniz accepte de considérer[9] l’Astrée d’Honoré d’Urfé comme un monde possible[10].

Ces préliminaires m’ont permis d’expliciter ce que j’entendais par la notion de « monde possible », dans sa relation consubstantielle avec celle de jeu. Je me propose maintenant d’examiner plus précisément la relation entre la fiction, le jeu et l’idée de non-contradiction dans plusieurs univers fictionnels qui ont pour caractéristique commune d’émerger au début du seizième siècle (mêmes certains d’entre eux, en particulier l’Arcadie, ont des antécédents antiques et médiévaux). Je m’attacherai dans un premier temps à interroger l’usage du paradoxe, dont le rôle central dans culture du seizième siècle n’est plus à montrer (depuis, entre autres, les travaux de Rosalie Colie et de Patrick Dandrey)[11]. Mon hypothèse est que le paradoxe, en particulier dans son articulation avec l’usage de la première personne du singulier, peut être considéré comme un des principaux opérateurs de la fiction au seizième siècle (et pas seulement chez Rabelais, pour lequel la démonstration a déjà été faite). La relation étroite du paradoxe avec l’idée de jeu m’amènera ensuite à prendre en compte la représentation des jeux dans plusieurs fictions narratives en prose de cette période, en montrant que celle-ci est emblématique du statut de la fiction, dans sa relation avec ses univers de référence. Les jeux que jouent les personnages de fiction sont en effet toujours à l’image du jeu qui implique le lecteur ou le spectateur (même si je n’aborderai pas ici la question du théâtre), ou en d’autres termes des modalités de son immersion dans l’univers de fiction. Je montrerai enfin que la disparition de l’allégorie au profit de la « suspension », c’est-à-dire que la construction d’une intrigue, joue un rôle décisif dans la modulation de ces modalités.

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A la fin du quinzième siècle et au début du seizième siècle, on assiste à un renouvellement considérable des univers de fiction. L’Arcadia de Sannazar (1504, écrite entre 1480 et 1495), l’Utopia de Thomas More (1515), La vie de Lazarillo de Tormes (anonyme, écrit entre 1525 et publié en 1554), empruntent tous une forme narrative, ou partiellement narrative, relativement brève. Chacun de ces textes, que l’on ne peut appeler romans, fondent indéniablement quelque chose, un imaginaire, un code stylistique, un répertoire de topoï, qui déborde les frontières du genre, et que l’on appellera plus tard (au dix-huitième siècle) la pastorale, l’utopie, la picaresque. Généralement, la tradition critique les distingue, ou même les oppose : la pastorale est régulièrement rangée parmi les fictions « à visée idéalisatrice », comme le roman sentimental et le roman héroïque, et la picaresque parmi les romans ironiques, comiques, autrefois qualifiés de « réalistes ». Il n’est en effet pas niable (pour reprendre la belle formule qui donne son titre à l’ouvrage récent de T. Pavel), que « la pensée du roman » n’est pas la même, qui promène Sincero, le narrateur de l’Arcadia, dans une contrée idyllique hantée par des bergers-poètes, et Lazarillo dans l’univers « inhabitable »[12] de la gueuserie, de la félonie et de l’abjection. Malgré la familiarité que suggère la consonance de leurs noms, il y a également loin de l’Arcadie à l’Utopie, de l’univers pastoral, voué au loisir et à l’errance, au paradis urbain des travailleurs d’Utopie, où le plus menu plaisir est millimétré.

Cette diversité a empêché jusqu’ici d’apercevoir que ces trois textes avaient en commun d’avoir construit des univers de fiction, promis à être pendant plusieurs siècles inlassablement revisités, au moyen de paradoxes, plus spécialement attachés à l’usage de la première personne. Prises séparément, bien sûr, chacune de ses œuvres (à l’exception de l’Arcadia, trop précoce) a donné lieu à des interprétations qui, en relevant leur proximité avec la pensée érasmienne, en particulier l’Eloge de la folie (1509), détaillaient les implications de la structure paradoxale de leur système d’énonciation, surtout en ce qui concerne l’Utopia[13]. Je rappellerai simplement que l’indécidabilité ultime du sens de l’Utopie (l’indécidabilité étant le critère du paradoxe logique, l’énoncé paradoxal étant et vrai et faux) tient d’abord au dédoublement de la première personne : dans la première partie (critique, puisqu’elle dénonce la misère et l’injustice de l’Angleterre actuelle), « je » renvoie au personnage Thomas More ; dans la seconde, la première personne renvoie à Raphaël Hythlodée[14], le voyageur qui dresse le tableau d’Utopie, description d’un monde où aurait été abolie la propriété privée. L’articulation More-Hythloday est une entité contradictoire, puisque le premier, à la fin du livre, réaffirme son opposition par rapport au second (quant à savoir si l’abolition de la propriété privée est souhaitable), disjonction que scelle la dernière phrase du livre, qui est une antinomie : « je le souhaite plutôt que je ne l’espère »[15] (il s’agit de l’adoption, dans les cités actuelles, des lois utopiennes). La contradiction se cristallise également dans l’onomastique utopienne[16] à commencer par le nom du personnage-narrateur, Hythlodée (« diseur de balivernes »[17]). Elle érode la crédibilité de sa parole, comme les paradoxes, au sens large du terme (de propositions prenant le rebours de l’opinion commune) distordent la perspective du tableau d’Utopie, du renversement carnavalesque de la fabrication des pots de chambre avec des matières précieuses à l’éloge paradoxal de la trahison par haine de la guerre. Les paradoxes font vaciller le statut de l’Utopie comme modèle (au point qu’elle a même été lue, à partir du dix-neuvième siècle, comme un contre-modèle). On peut estimer, avec Catherine Demure, que le détour utopique a une fonction heuristique et politique, qu’il relève d’une stratégie propre à déciller les yeux sur le scandale du monde tel qu’il va ; ou aussi bien, avec Louis Marin, que le dispositif dialogique entraîne une forme de neutralité, ruse de l’idéologie qui passe par la désignation du texte comme fiction. C’est en effet cette étroite relation entre paradoxe et fictionnalité que je voudrais retenir, indépendamment de la portée politique de l’œuvre, dont on peut rappeler cependant que pour les premiers lecteurs de More, elle n’était pas douteuse (l’Utopie a été interprétée à la fois comme un jeu érudit et un modèle de conduite conforme aux principes évangéliques).

La relation entre paradoxe et fictionnalité s’établit dès la préface, bien connue, sur laquelle je voudrais cependant m’arrêter brièvement. Cette préface, sous la forme d’une lettre à Pierre Giles (qui apparaît également, dans la première partie, comme personnage et interlocuteur d’Hythlodée), est déterminante dans la postulation de l’utopie comme univers fictionnel, susceptible de susciter des jeux de faire-semblant, prévus pour être éventuellement trompeurs. More s’applique en effet à clamer l’authenticité de sa fiction (qui se prévaut ici de la complicité du destinataire et ami réel, annexé par la fiction) tout en la désignant ironiquement comme telle. Il demande ainsi à Pierre Giles de reprendre langue avec Raphael Hythlodée pour vérifier que le pont qui relie les deux rives de l’Anydre (le fleuve sans eau, le non-fleuve), en Utopie, mesure bien cinq cents pieds, et non pas trois cents comme l’affirme un autre témoin de la conversation, John Clément. Le récit, affirme More, peut en effet contenir des erreurs (dues aux aléas de l’écoute et de la mémoire), mais non des mensonges, ce qui est à la fois faux (puisque More a inventé l’utopie et ne l’a pas écrite d’après le récit d’un certain Hythlodée) et vrai (puisque l’utopie n’existe pas, les propositions qui la concernent ne relèvent ni du vrai et ni du faux). Cette préface, comme le reste de l’œuvre, conduit à soupçonner la voix auctoriale, prise dans une oscillation comparable à celle dont joue la Folie dans l’Eloge d’Erasme, ou qui caractérise la parole du crétois dans le fameux paradoxe du menteur. La lettre-préface de More offre même une version particulièrement sophistiquée du paradoxe que les logiciens décrivent sous le terme de « paradoxe de la préface », qui est en effet une variante du paradoxe du menteur[18] : « je réalise que, en raison de la nature complexe des choses engagées dans ce livre, le texte de ce livre doit comporter un certain nombre d’erreurs. Je m’en excuse maintenant à l’avance ». Ce paradoxe interroge le statut de vérité de cette parole qui affirme que quelque chose est faux, et affirme la nature composite du texte[19]. More prie enfin Giles de corriger, toujours en interrogeant Hythlodée, l’oubli qui a consisté à ne pas demander la localisation exacte de l’Utopie, précision dont a besoin un théologien prêt à s’embarquer pour aller évangéliser les Utopiens. Il s’agit à nouveau, comme pour le fleuve Anydre, de pointer l’onomastique paradoxale de l’Utopie, en affirmant à la fois l’existence et la non-existence d’un référent ; bien plus, la fiction du théologien zélé prévoit une lecture possible, erronée du texte, reposant sur une adhésion naïve. Cette éventualité stratégiquement prise en compte par le texte vise encore à le fonder comme fiction[20].

La structure paradoxale de l’Utopie est-elle en quelque point comparable à celle de l’Arcadia et du Lazarillo de Tormes ? Dans le cas du roman picaresque, c’est le choix même d’un énonciateur impossible qui fonde la nature paradoxale du texte. L’être placé au plus bas de l’échelle sociale n’a pas de parole ; en tant qu’être infâme, son point de vue sur le monde est totalement privé de légitimité. L’invraisemblance de l’accès à l’écriture d’un misérable peut éventuellement se résoudre au niveau diégétique : Mateo Alemán, auteur du Guzman d’Alfarache (1599-1602), s’y emploie dans un avertissement au lecteur, où il prête à son personnage des études interrompues. Passée sous silence par l’auteur anonyme du Lazarillo, elle est avant tout l’indice de la nature fictionnelle du je narrateur. Mateo Alemán, dans sa dédicace au marquis de Poza, n’en affirme pas moins le caractère paradoxal de son entreprise, associée à l’expression d’un orgueil démiurgique, puisqu’il a « conféré de la grandeur à ce qui de soi n’est que petitesse, et fait d’un gueux un courtisan passable, qui est comme donner l’être à ce qui n’en a point »[21]. « Conférer de la grandeur à ce qui n’a que petitesse », c’est la définition même de l’éloge paradoxal, qui dans la riche tradition de l’Antiquité et de la Renaissance, entonne le panégyrique de la mouche, du rhume ou des nuages.

Le prologue du Lazarillo, à la première personne, pose les termes du paradoxe moral fondateur de l’œuvre, puisque le personnage-narrateur fait du souci de l’honneur le principe même de l’écriture et de tous les arts, alors qu’il en incarne justement l’antithèse, par son origine et par ses œuvres : il va en effet raconter une ascension sociale qui le mène au comble du déshonneur (il tire une aisance inespérée des bénéfices du cocuage). Même si le parallèle entre Hythlodée, le diseur de balivernes, et Lazarillo, le gueux moralisant, est évidemment limité, l’autorité de la voix narrative, dans les deux cas, est sapée par le paradoxe, ce qui revient à la désigner comme fictive. La nature dialogique du point de vue, qui se marque dans le roman picaresque par une véritable scission entre l’adhésion au mal et sa dénonciation[22], rend le statut de certains énoncés indécidables, même s’il est vrai que la dernière phrase de Lazarillo (« c’était au temps de ma splendeur, et j’étais au comble de toute bonne fortune ») relève spécifiquement de l’ironie, mais n’est pas un énoncé contradictoire. Enfin, quoique qu’il n’y ait aucune trace, dans Lazarillo et dans le roman picaresque en général, d’une intention réformatrice, il n’en reste pas moins que le paradoxe de l’énonciation rend possible, dans les deux œuvres, une dénonciation du mal, de la misère, de l’injustice.

Telle n’est pas, à première vue, la préoccupation de la pastorale. La structure paradoxale de l’Arcadia est cependant évidente, même si elle est jusqu’ici passée à peu près inaperçue, surtout dans sa relation à l’usage de la première personne[23]. Plus largement, on peut rappeler que le topos de la préférence de la vie rustique sur la vie de cour, de la simplicité sur le raffinement, est d’abord un des paradoxes canoniques de la première moitié du seizième siècle, répertorié, par exemple, dans le fameux recueil d’Ortensio Lando[24] publié à Lyon en 1543, qui range aussi l’éloge de l’âge d’or parmi les paradoxes. Lando est également le traducteur italien de l’Utopia de More. Signalons au passage que le onzième paradoxe de Lando, « qu’il n’est pas détestable d’avoir une femme malhonnête », supprimé par Charles Estienne, son traducteur en français, est justement celui que soutient Lazarillo. Ce scandaleux paradoxe est à la fois le point d’aboutissement de sa trajectoire et la motivation de sa prise de parole (il écrit à son protecteur, à la demande de celui-ci, pour l’éclairer sur les rumeurs qui courent sur son compte).

Le prologue de l’Arcadia de Jacopo Sannazaro, le « Proemio », file en effet un double paradoxe, qui n’est pas de nature morale et ne concerne pas non plus le rapport à la vérité, mais porte sur le statut littéraire de l’œuvre, ainsi que sur l’identification même de l’Arcadie. Le narrateur entonne d’abord l’éloge de la rusticité et de l’ignorance, des chansons gravées sur l’écorce des arbres plutôt que des vers savants couchés sur le papier des livres – comme le sont précisément ceux de Sannazar publiés chez le prestigieux éditeur napolitain Pietro Summonte. Tout en se prévalant à maintes reprises de la nature, il exhibe la tradition littéraire qu’il imite, sous le voile transparent de l’image de la transmission de la flûte de Pan, déjà utilisée par Virgile pour exprimer sa dette littéraire à l’égard de Théocrite[25]. Le second paradoxe, entrelacé avec le précédent, touche à la désignation du lieu d’où se déploie la parole, à la fois désigné comme pastoral (le poète se dit entouré de bergers sur des plages solitaires) et actuel, au présent, alors que l’Arcadia s’achève précisément sur le départ du narrateur d’Arcadie, et son retour dans son pays, où il pleure la perte du pays des bergers et regrette de l’avoir quitté. Faut-il comprendre que l’Arcadie n’a pas de situation géographique précise, mais qu’elle est le lieu où l’on chante ? le prologue opère en tout cas un brouillage, entre ici et là-bas, passé et présent, qui rappelle à certains égards l’impossible localisation géographique de l’Utopie.

Les paradoxes qui affectent la construction de l’espace fictionnel et le statut de la parole poétique (décisifs dans l’invention de l’Arcadie comme pays et de la pastorale comme tradition littéraire) sont inséparables de celui qui concerne la première personne du singulier. Celle-ci fait irruption au milieu de l’œuvre, après des apparitions intermittentes et fugaces dans les cinq premières proses (on appelle ainsi les passages en prose, qui alternent, dans l’Arcadia, avec des églogues en vers). À la question d’un berger lui demandant « qui et d’où il est et pour quelle raison il demeure en Arcadie »[26], le narrateur développe à la première personne un éloge de Naples, sa terre natale, évoque son noble lignage et les événements historiques ayant entraîné la chute de la dynastie d’Aragon et le déclin de sa famille ; il déroule enfin le récit d’une passion enfantine étroitement imitée de Pétrarque et de Boccace. Cette curieuse signature historique, littéraire et pseudo-autobiographique s’accompagne d’une inversion de toutes les polarités : en contradiction avec les termes du Proemio, le narrateur proclame désormais que regrettant « sa délicieuse patrie », il exècre l’Arcadie, lieu désolé où ne sauraient se plaire même les bêtes sauvages. Alors que les six premières proses ne cessaient d’exprimer, à la première personne du pluriel, l’euphorie du loisir collectif de la communauté pastorale, le narrateur affirme se trouver dans la déréliction la plus complète, et ne goûter ni les jeux ni les plaisirs bucoliques. Bien plus, s’adressant à l’auditoire des bergers, il regrette d’être appelé « Sannazar », alors que sa bien-aimée, à Naples, l’appelait « Sincero », qui est à la fois, à peu près le pseudonyme académique de Sannazaro (membre de l’académie napolitaine de Pontano) et le nom du narrateur en Arcadie : « Je n’entends aucun de vous, mes amis, dire le nom de Sannazar, qui fut si honorable à mes ayeux, que je ne soupire, en me souvenant qu’elle y joignait aussi le nom de Sincerus »[27]. Les bergers, cependant, ne l’appellent jamais que « Sincero », et cela une seule fois, juste après la déclaration qui dit le contraire.

Cet étrange passage suggère plusieurs remarques. La première est qu’une des fonctions du paradoxe, en Arcadie, est bien de dire, au sein des plaisirs que procure le chant poétique (inséparables, semble-t-il, du collectif) la douleur de la perte, le mal historique et individuel. En deuxième lieu, l’Arcadie ne s’élabore pas seulement sur un ou plusieurs paradoxes, mais, comme l’Utopie, sur la contradiction. Le roman picaresque n’élabore pas de dispositif contradictoire : il ne repose pas sur la construction d’un espace qui se donne à la fois comme existant et non-existant. Or, comme on le verra ultérieurement, l’équivalence de l’être et du non-être, de l’ici et de l’ailleurs, du passé et du présent est inséparable d’un dispositif allégorique, ou partiellement allégorique, en tout cas non romanesque. Le Lazarillo de Tormes est donc plus proche du roman que l’Arcadia et l’Utopia. L’Arcadie et l’Utopie ont en outre en commun de posséder une onomastique propre. Y est mis en scène, quoique de façon différente, l’acte de nomination, constitutif de la fictionnalité : dans l’Utopie, c’est par l’acte fondateur du roi Utopus (en coupant l’isthme qui reliait Abraxa à la terre, il l’a renommée, ainsi que tout ce qu’elle contenait). Dans le récit d’Hythlodée, les noms (la plupart du temps absurdes, opérateurs de négativité, comme Anydre, Amaurote, etc) sont toujours donnés dans les deux langues, l’ancienne et la nouvelle, sans autre utilité que de rappeler l’acte fondateur de l’Utopie comme monde fictionnel. Dans l’Arcadie, la double nomination du narrateur pointe la fictionnalité des noms pastoraux ; mais elle révèle aussi la médiation du pseudonyme académique, qui complique la relation entre l’Arcadie et ses univers de référence. Cette caractéristique affecte durablement la qualité de l’Arcadie comme monde possible et explique sa longévité. En effet, si des académies donnent à leurs membres des noms de bergers (cette pratique est encore très vivace au dix-huitième siècle), cela induit entre la littérature et le monde réel une relation dans les deux sens, une mimesis circulaire : bien des pastorales (par exemple l’Entretien des Illustres bergers de Nicolas Frénicle, en 1634) relatent, en effet, au moyen d’un code emprunté à des œuvres antérieures, les activités d’une académie « pastorale », c’est-à-dire elle-même codifiée selon un modèle littéraire. Le risque de cette spécularité de la fiction est évidemment la stérilisation de tout essor du romanesque.

Pour conclure ce premier point, il convient de revenir sur la nature et la fonction des paradoxes. On peut estimer qu’ils sont avant tout, dans l’Utopia et dans l’Arcadia, herméneutiques et ontologiques. Ils engagent en effet l’interprétation de l’œuvre et le mode d’existence de l’objet imaginaire qui y est décrit ; ils affectent la nature même de la référence. Dans Lazarillo de Tormes, le paradoxe est avant tout moral. Il questionne toujours le statut de la première personne du singulier. Cela ne semble pas être le cas dans les romans allégoriques antérieurs, comme le Roman de la rose ou même le Songe de Poliphile (1499) – même s’il s’agit, à tout prendre, de narrateurs endormis, ce qui est peut-être une autre modalité du paradoxe de la première personne à interroger [28]. Il existe aussi, dans un texte de la fin de la Renaissance, un narrateur mort[29]. Le Peregrino de Jacopo Caviceo (1513), roman à la première personne esquisse en effet au final un décentrement paradoxal inédit, qui n’affecte d’ailleurs pas le reste de l’œuvre : en effet, dans la dernière page, le personnage-narrateur meurt, et c’est son ombre qui s’adresse au lecteur. Il s’agit bien d’une énonciateur impossible, qui a certainement pour fonction, de sa voix d’outre-tombe, d’affirmer en clôture la fictionnalité du roman ; mais cela n’entraîne en rien le dédoublement dialogique du point de vue, qui semble bien le dénominateur commun des textes précédemment évoqués.

L’apparition de ces jeux paradoxaux associés à la fiction à la première personne et à la fondation de nouveaux mondes fictionnels est sans doute historiquement déterminée. Elle a probablement à voir avec la difficile représentation de la singularité individuelle (au sein d’univers, comme l’Arcadie et l’Utopie, qui font l’éloge du collectif). Elle concerne sans doute aussi celle de l’auteur dans la fiction. Dans la perspective qui m’intéresse ici, elle récupère aussi une partie de l’héritage philosophique médiéval, que la Renaissance, avec le déclin de la logique au profit de la rhétorique, est justement en train d’oublier. Il est d’ailleurs probable que l’extraordinaire vogue de l’éloge paradoxal au seizième siècle soit partiellement explicable par le recyclage des anciens jeux logiques par l’art épidéictique. On peut rappeler qu’au quatorzième siècle, le débat philosophique porte justement sur la théorie des modalités, c’est-à-dire la distinction du possible, du contingent, du nécessaire et de l’impossible. L’apport des nominalistes, Duns Scott, Okham et leurs disciples auraient été, selon Simo Knuutila[30], de penser la possibilité logique en la détachant de la question ontologique (c’est-à-dire qu’une possibilité peut avoir une existence conceptuelle sans avoir été réalisée). Contre l’ancienne métaphysique, qui fait du possible un moment de l’être, les nominalistes rendent pensable la catégorie du fictif, du possible non actualisé. On peut penser, avec Marie-Luce Demonet, que cette révolution philosophique n’est pas sans rapport avec l’apparition du roman moderne, à la fin du quinzième siècle[31]. J’ajouterai pour ma part qu’un autre topos de la philosophie médiévale, celui du paradoxe du crétois, objet d’une intense activité sophistique après 1350, participe sans doute aussi de la généalogie intellectuelle de la fiction. Celle-ci, dans la période historique et la catégorie de textes qui m’occupent, réussit à opérer le croisement de l’ancienne question des modalités – c’est-à-dire celle du statut du possible non réalisé – et celle du discours à la fois vrai et faux.

Je voudrais à présent interroger le statut des nouveaux univers de fiction de la Renaissance à travers la question des jeux. Le jeu entretient un rapport étroit, comme je l’ai signalé au début de mon exposé, tant avec la notion de fiction qu’avec le paradoxe (les derniers mots de l’éloge d’Hélène par Gorgias, en effet, est que son discours n’a été qu’un jeu). Mon hypothèse est que la représentation des jeux, dans les œuvres de fictions au seizième siècle, est la plupart du temps une métaphore de la relation que le texte prévoit de nouer avec son lecteur (ou son spectateur s’il s’agit d’une pièce de théâtre). La représentation du jeu fournit une indication précise du type de relation qu’établissent les univers de fiction avec leurs univers de référence : les deux relations principales que je voudrais décrire, qui sont concurrentes et parfois combinées, sont le déchiffrement allégorique, étroitement lié à la représentation des jeux, et la « suspension », c’est à dire l’implication de l’attention du lecteur dans une intrigue, dont Terence Cave a montré qu’elle se développait et se théorisait justement au milieu du seizième siècle. Le primat de la « suspension » c’est-à-dire « l’axe horizontal de l’intrigue », sur « l’axe vertical de la signification »[32], la lecture allégorique, est en effet d’une grande incidence pour comprendre l’évolution du statut des univers de fiction comme mondes possibles, en particulier entre le seizième et le dix-septième siècles. Par précaution méthodologique, « jeu » sera ici entendu au sens le plus littéral possible.

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Les bergers et les picaros, quoique de façon différente, mènent une existence placée sous le signe du jeu. Le jeu, que sa nature et ses règles soient spécifiées ou non, est toujours mentionné parmi les activités des bergers ; il est une composante obligée du loisir collectif qui caractérise la vie pastorale. Le jeu, associé à un art de la tromperie, caractérise la vie picaresque au point qu’un jeu de cartes dissimulé dans son col fait partie de l’accoutrement du jeune picaro décrit au début de Rinconete y Cortadillo, une des nouvelles exemplaires de Cervantès. C’est d’ailleurs en jouant aux cartes (le premier enseignant ses tours à l’autre), et en plumant le premier venu, que les deux filous font connaissance. L’importance de la part ludique dans la vie picaresque s’accroît sans aucun doute au cours du seizième siècle : dans le Lazarillo, le jeu proprement dit n’est mentionné qu’une fois, juste avant la bourle des bulles, où Lazarillo assiste à une fausse dispute de l’Alguazil et du vendeur de bulles, en fait complices, à propos d’un jeu.

 La part croissante du motif du jeu dans le roman picaresque n’est sans doute pas indifférente à l’attrait qu’il exerce au début du dix-septième siècle. Dans les ballets de cour, Louis XIII, si souvent représenté dans les pastorales sous le nom d’Arcas, le roi berger, danse volontiers les voleurs. Ce travestissement déconcertant est diversement interprété par les historiens du ballets[33] ; on peut y justement voir l’indice de la constitution d’un univers de fiction qui suscite des pratiques d’imitations ludiques. Dans une autre nouvelle de Cervantès, l’ « Illustre laveuse de Vaisselle » (« La Illustre fregona »), un jeune homme, Don Diègue Carriazo, s’amuse à vivre en picaro, à l’insu de sa noble famille, ce qui se traduit essentiellement par apprendre à jouer aux « osselets à Madrid, à la triomphe dans les tavernes de Tolède et à la bassette sur les remparts de Séville ». C’est encore en jouant aux cartes qu’il gagne l’argent qui lui permet de rentrer dans sa famille.Carriazo n’est pas Don Quichotte ni le Berger extravagant, et s’il n’est pas dit qu’il aurait pris le goût de la vie picaresque dans les livres. Mais il est tout à fait passionnant que la fiction picaresque, comme dans le cas du roman de chevalerie et de la pastorale, mette en scène la séduction mimétique qu’elle suscite, et sans laquelle elle ne saurait sans doute, au début du dix-septième siècle, constituer un monde possible. D’ailleurs la vie picaresque pour Carriazo au sein de « l’académie de la pêche du thon » se marque par l’adoption d’un pseudonyme (« Urdiales »), le jeu, la liberté, la vie au grand air, la communauté festive, la danse, la « poésie débridée ». Sous la plume de Cervantès, elle est un équivalent exact, dans une tonalité allègre et noire, de la vie des bergers littéraires. Le mot d’« académie » souligne d’ailleurs une intention parodique. La contiguïté des univers picaresque et pastoral se marque également dans l’épisode de l’Astrée où les bergères se déguisent en égyptiennes, c’est-à-dire en diseuses de bonne aventure. La picaresque n’a certainement pas fourni à la société du dix-septième siècle des codes et des travestissements dans une proportion comparable à la pastorale. Pourtant, dans un ballet de 1636, intitulé « Ballet du libraire du Pont neuf, ou les romans», où défilent les héros des romans à la mode, les personnages picaresques sont particulièrement bien représentés, avec Buscón, Guzman, la belle Egyptienne, Andrès (deux héros des Nouvelles exemplaires de Cervantès), des Alguazils ; ils ne sont pas en proportion moindre que les héros parodiques et sérieux des romans pastoraux[34] et des romans de chevalerie[35]. On peut en déduire qu’ils occupent provisoirement un canton non négligeable du territoire de la fiction. Dans le ballet des romans de 1737, précédemment cité, il n’est plus question de picaresque. Il n’y a en revanche guère de traces de l’Utopie dans les ballets du dix-septième siècle, à moins que l’on repère quelque allusion à l’île d’Hythloday, dans le Ballet du Libraire du Pont-Neuf, : un trio « logogriphigeois » y chante en effet dans un sabir incompréhensible aux consonances italo-espagnoles. Dans la première édition de l’Utopia, (Thierry Martin, à Louvain, en 1516) figurait dans le paratexte un alphabet d’Utopie et un échantillon de sa langue un peu similaires[36]. Le parallèle est d’autant plus tentant que la langue logogriphigeoise comprend des notes de musique (à tout le moins leur transcription langagière), et que la langue des Utopiens est particulièrement harmonieuse[37]. Mais l’indice est ténu, et l’Utopie ne suscite pas les mêmes pratiques de travestissement ludique que l’univers des bergers et des picaros. Ne serait-ce pas parce que la part du jeu y est moindre ?

Les jeux occupent de fait, dans l’Utopia de More, une place ambiguë. Les jeux de hasard sont condamnés par les Utopiens, sans les connaître, comme toute une série d’activités liées à « la perverse séduction du désir ». Les Utopiens, conformément à la leçon érasmienne les jugent « absurdes » et « dangereux »[38]. Pourtant l’aspect moralisateur de la condamnation du jeu, essentiel dans l’Eloge de la folie, semble ici secondaire. C’est en fait surtout le déficit du sens qui est stigmatisé, tandis qu’est interrogée la relation entre plaisir et répétition : « qu’y a-t-il de plaisant, disent-ils, à jeter les dés sur un damier et à le faire si souvent que la seule répétition suffirait à rendre le divertissement fastidieux ? ». L’« absurdité » des jeux, deux fois soulignée dans le texte, rappelle l’argument de More dans une lettre célèbre à Pierre Giles, soulignant que c’est par loyauté, et parce qu’il n’est pas stupide, qu’il a utilisé en Utopie des noms absurdes et barbares (« barbaris & nihil significantibus »)[39]. Les noms d’Utopie désignent à la fois l’absence de référent et instaurent une relation ludique avec le lecteur, requerrant des procédures de déchiffrage variées : les noms encodent en effet tantôt le sens, tantôt le non-sens, dans une relation avec le texte tantôt ironique –comme Anydre, le fleuve sans eau– tantôt littérale, comme les « buthresques » (les « très pieux »), mot qui désigne les prêtres en Utopie. Certains noms constituent des énigmes, qui ont défié la sagacité des commentateurs, comme ces « syphograntes », les vieillards magistrats d’Utopie, dont le nom peut aussi bien signifier « sages d’âge mur », « vieille peau ridée », « la plus vieille des étables à cochon », et enfin, par un jeu de mots accessible aux seuls contemporains et compatriotes de More, « école de droit anglaise ».

Or les jeux des Utopiens ne sont pas sans rapport avec ce type d’opération mentale. S’ils bannissent, en effet, les jeux de hasard, les Utopiens ne consacrent pas moins d’une heure par jour à jouer, après le repas du soir. Deux de ces jeux nous sont détaillés. Le premier, consiste dans « une bataille de nombre où la somme la plus élevée est victorieuse » ; le second est une bataille « où s’affrontent les vices et les vertus ». Marie Delcourt[40] a voulu voir dans le premier un jeu didactique pour apprendre les mathématiques, dans le second une leçon de morale. Or, pour le premier, en tout cas, rien n’évoque une intention pédagogique. En revanche, la « bataille de nombre » rappelle la préface, où More demandait facétieusement à Pierre Giles de vérifier auprès d’Hythloday si le pont sur le fleuve Annydre mesurait cinq cents pieds ou bien trois cents, comme l’affirme le jeune John Clément. En outre, le jeu des nombres n’est pas sans évoquer une des caractéristiques de la description d’Utopie elle-même, qui accumule les chiffres et les mesures, ce qui a une fonction ambivalente. D’une part, en effet, mesurer aussi minutieusement le non-être file la plaisanterie[41] ; d’autre part, certaines précisions topographiques, celles qui concernent, en particulier, le fleuve Anydre, ont permis aux contemporains de More de reconnaître la Tamise, et en Amaurote (l’indistincte ; celle qui est rendue difficile à voir) la ville de Londres. Cette qualité éminemment paradoxale de la référence, qui à la fois est et n’est pas (Utopie, comme son nom l’indique, n’existe pas ; mais elle est aussi l’Angleterre, et le contraire de l’Angleterre), a pour support et indice privilégiés non seulement les noms, mais les nombres.

Le second jeu des Utopiens est plus détaillé, mais pas plus que pour le précédent, ses règles ne sont données. La description qui en est faite laisse deviner qu’il ne s’agit pas seulement d’une leçon de morale :

Ce jeu montre fort habilement comment les vices se font la guerre les uns aux autres, tandis que la concorde règne entre les vertus ; quels vices s’opposent à quelles vertus ; quelles forces peuvent les attaquer de front, par quelles ruses on peut les prendre de biais, sous quelle protection les vertus brisent l’assaut des vices, par quels arts elles déjouent leurs efforts, comment enfin un des deux partis établit sa victoire.[42]

Or la question de savoir s’il faut attaquer les vices de front ou de manière oblique est précisément le nœud du débat entre Thomas More et Hythloday dans la première partie : le premier s’y déclare partisan de la ruse, le second d’un langage sans détour, ce qu’il met paradoxalement en application avec son récit d’Utopie, qui n’est autre qu’un détour par la fiction. Ainsi, le deuxième jeu des Utopiens est à la fois allégorique (il symbolise des idées abstraites) et auto-référentiel, puisqu’il renvoie au livre lui-même, dans son intention et sa bi-partition structurelle.

En tant qu’il est lié au hasard et à la répétition, le jeu n’a pas droit de cité en Utopie. L’image du jeu de hasard, corrigé ou non par la tricherie, apparaît en effet plutôt dans des œuvres de fiction où est élaborée une intrigue placée sous le signe de la répétition, de la série[43]. C’est vrai, dans les dernières années du seizième siècle, pour des romans picaresques « à séquences », comme le Guzman d’Alfarache de Mateo Aleman ou pour des romans pastoraux comme les Bergeries de Juliette de Nicolas de Montreux. L’incessante recomposition des couples, évidemment toujours dissymétriques, y est justement comparée à une partie de dés éternellement recommencée. L’optique y est libertine, puisque chaque nouvel amour est comme une nouvelle partie[44]. Mais si l’univers utopien exclut les dés et le hasard, le jeu n’en est pas moins au cœur de l’entreprise (le mot « lusus » revient d’ailleurs fréquemment sous la plume de More et de ses amis pour désigner l’Utopie). Il est associé à une entreprise de déchiffrement ludique, que l’on pourrait qualifier d’allégorique si l’objet de la référence n’était pas pris, justement, dans le miroitement du paradoxe, à la fois ironiquement présent (si l’Utopie est Londres, elle l’est de façon antiphrastique) et absent (l’Utopie est le non-lieu). Le jeu est d’ailleurs l’image même de ce paradoxe herméneutique, dans la mesure où il est à la fois signifiant et, dans tous les sens du terme, insignifiant. Ainsi l’énigmatique « Tetrastichon », fragment de langue utopienne inséré dans le paratexte de la première édition, est un charabia qui s’offre fallacieusement à l’interprétation, en promettant et en éludant le sens ; après le premier mot « Utopos », émergent comme des îlots quelques mots grecs, des mots à consonance hébraïque, latine, italienne, pseudo-orientale, qu’il n’est pas possible de mettre en relation dans une chaîne sémantique cohérente[45]. L’élimination définitive du Tetrastichon, dès la deuxième édition de 1518 (Paris, Gilles de Gourmont), va de pair avec l’infléchissement rapide de l’interprétation de l’Utopia comme un texte didactique. Il est d’ailleurs indéniable que le déchiffrement ludique est souvent étroitement dépendant du cercle étroit pour lequel l’œuvre a été composée. Pour l’Utopia comme pour l’Arcadia, l’élargissement et l’éloignement dans le temps du lectorat originel ont entraîné l’incompréhension, ou à tout le moins la minimisation de la dimension ludique, paradoxale et allégorique[46]. Cependant l’épisode de l’île de Dipsodie, au début du Tiers Livre de Rabelais, où la fécondité cocasse des Utopiens précède immédiatement l’éloge paradoxal des dettes par Panurge, les hermaphrodites de la Terre australe de Gabriel de Foigny, si raisonnables qu’ils ont besoin de lois pour les retenir de se suicider[47], rappellent que les paradoxes ne désertent jamais totalement l’Utopie. Les enfants qui jouent à la marelle avec des palets d’or et de pierres précieuses à l’entrée du pays d’Eldorado dans Candide (qui rappellent aussi les pots de chambre en or des Utopiens de More) suggèrent aussi que l’association entre jeu et paradoxe, en Utopie, ne disparaît pas avec le seizième siècle[48].

Les jeux des Arcadiens, comme ceux des Utopiens sont de deux sortes. Même si aucune condamnation explicite n’est prononcé à ce sujet, il ne s’agit pas de jeux de dés ou de cartes[49], apanage exclusif des picaros mal famés. Chez Sannazar et la plupart des pastorales qui s’en inspirent, on peut distinguer deux acceptions du mot « jeux », au pluriel. Il peut s’agir d’amusements champêtres liés au loisir et à la vie en communauté, dont le contenu est rarement précisé : les bergers de Sannazar, par exemple, chemin faisant se font des niches[50]. Ils sont sous le signe de l’improvisation, et contrairement aux jeux de cartes picaresques, ils ne sont pas soumis à la règle. Partant, ils n’en transgressent aucune. Ils sont associés à l’idée de mouvement corporel sans contrainte. Sans contenu véritable[51], ces jeux ne font que renvoyer à l’univers pastoral lui-même, et sont très facilement transposables dans un espace théâtral ou chorégraphique ; à partir de la fin du dix-septième siècle[52], l’atmosphère pastorale est d’ailleurs immanquablement associée à une entrée « des Jeux et des Ris », surtout à l’opéra[53]. La liberté et le mouvement, les déplacements erratiques, sont certainement des points communs entre l’univers pastoral et l’univers picaresque. Mais à côté des jeux informels associés à la vie de plein air, les bergers s’adonnent à des compétitions sportives, très codifiées, qui sont un véritable topos de la pastorale à partir de Sannazar. Ces jeux, inspirés des jeux olympiques antiques et d’ailleurs totalement absents des pastorales grecques et latines, disent quelque chose de la pastorale comme jeu avec le lecteur, et du statut de l’Arcadie comme univers de la fiction.

Ils prennent d’abord place dans un contexte commémoratif et votif. Dans l’Arcadia de Sannazar, ils se déroulent en l’honneur de Massilia morte, après des cérémonies autour de son tombeau, organisées par Ergasto, le berger qui se présente comme le fils de la défunte. Le passage se subdivise en cinq micro-épisodes, coïncidant avec les différentes épreuves, empruntées aux modèles épiques (course, lutte, tir à l’arc). L’un d’entre eux est adapté au contexte pastoral, comme le lancer de pal. Sannazar innove surtout avec le jeu consistant à bousculer, en avançant à cloche-pied, un berger tenant lui-même en équilibre sur un pied. Ce jeu, aux connotations villageoises ou puériles, n’appartient pas au même registre que les autres. Le vainqueur est d’ailleurs le seul berger constamment désigné ayant un rang inférieur ; son nom, Ursacchio, fait signe vers l’homme sauvage, le satyre, le paysan. De même, dans l’épreuve de tir à l’arc, la colombe homérique, servant de cible, à été remplacée par un loup attaché à un arbre ; le prix consiste en la peau du loup, alors que le vainqueur à la course remporte un vase gravé de la main de Mantegna. Cette hétérogénéité illustre le paradoxe de la simplicité savante, de la grossièreté polie, constitutif de l’œuvre et de la tradition pastorale[54].

L’espace pseudo-narratif du jeu est un effet un des lieux privilégiés de l’auto-réflexivité considérée à juste titre comme inséparable de la pastorale. La raison en est qu’il s’agit d’abord d’un spectacle, donnés par les bergers à eux-mêmes, suivi avec passion, commenté, ponctué des rires de l’assistance, salué par des applaudissements. Les bergers spectateurs manifestent l’émotion, éprouvent la « suspension »[55] que le texte interdit au lecteur suffisamment érudit, car l’intertextualité anéantit toute surprise. Chaque épreuve est en effet le cadre d’une péripétie invariablement identique à celle des textes sources : chez Sannazar, comme chez Homère ou Virgile, et plus tard Belleforest et Nicolas Frénicle, le coureur en tête trébuche et entraîne dans sa chute son concurrent direct, en lui faisant un croche-pied ; il laisse ainsi le champ libre au berger en troisième position[56]. En outre, le contexte ludique et votif allège considérablement les enjeux, ou plutôt les déplace. Les bergers qui concourent en l’honneur de Massilia sont tous primés, quelque soit leur succès ; la libéralité d’Ergasto, de façon encore plus manifeste que celle d’Achille ou d’Enée, égalise les résultats. L’ekphrasis des objets offerts aux joueurs, qui s’intercale entre les épreuves, ralentit le rythme et détourne encore davantage le texte d’une économie du « suspens ». Ces jeux pastoraux n’ont rien à voir avec les tournois des romans médiévaux : aucune présence féminine n’assortit la victoire d’une promesse de conquête amoureuse.

Cette gratuité foncière du jeu pastoral, son absence de développement narratif, favorise la possibilité d’une lecture allégorique de l’épisode. Il est peu probable que le lecteur brûle de connaître le nom du vainqueur des épreuves, d’autant plus que la plupart des concurrents n’a jamais été mentionnée dans le reste du volume, et ne réapparaîtra plus. En revanche, le remplacement de la colombe homérique par un loup rustique l’incite sans doute à se rappeler la diatribe contre les loups de la deuxième églogue, nourrie d’allusions politiques[57]. La concurrence sans agressivité[58] de bergers comblés de cadeaux par le fils de la grande dame défunte peut être lue sans difficulté comme une image idéale des rapports entre une académie, ou un cercle de poètes, et son mécène. Bien plus, c’est la littérature elle-même qui est un jeu, plus particulièrement au sens d’une émulation, sans cesse renouvelée, entre la génération présente et celles qui l’a précédée : le vieux berger Opico raconte d’autres jeux, qui l’ont opposé dans sa jeunesse à des bergers dans lesquels il est aisé de reconnaître[59] Boccace et Pétrarque.

La compétition sportive, qui reste un passage obligé dans maintes pastorale tardives, est pour celles-ci l’occasion d’exhiber leur fidélité au modèle sannazarien[60]. Mais elle permet surtout d’exposer un modèle de sociabilité (l’émulation gratuite et l’échange de dons participant de l’ethos aristocratique), un art poétique fondé sur le mélange des styles et le paradoxe (la simplicité ornée, « l’humilis » et le « gravis »[61]), et enfin un protocole herméneutique : le jeu des bergers résume invariablement le type de relation, essentiellement allégorique[62], instauré entre le monde pastoral et ses univers de référence (ici, Naples, l’Académie de Pontano, la pastorale antique, les œuvres des prédécesseurs).

Sannazar a donc adapté le jeu, sous la forme de compétitions athlétiques épiques, pour le monde pastoral, d’une façon qui parut sans doute si appropriée qu’elles allaient rester, même allusivement, un trait définitoire de l’univers arcadique jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Cette greffe constitue en soi un paradoxe, dont le prolongement ne sera pas indifférent à la formation et au développement du roman pastoral, qui ne cessera, surtout au tournant du seizième et du dix-septième siècles, de réinterpréter l’alliance contradictoire de l’héroïsme et de l’oisiveté bucolique. Mais le jeu des bergers est également paradoxal en ce qu’il renvoie au statut ambigu de l’espace arcadique, qui ressuscite la Grèce antique (avec ses fleuves, ses montagnes, ses dieux et ses cultes) tout en représentant allégoriquement Naples, et plus précisément les activités (en rien sportives, on s’en doute), des membres de l’académie de Pontano. Comme dans le cas de l’Utopia de More, la nomination joue un grand rôle dans cette double postulation. Même si la pastorale en gardera toujours quelque trace, le statut de l’Arcadie, au cours du seizième siècle, va avoir tendance à se simplifier, ce qui se marque par deux évolutions majeures dans la représentation des jeux.

Certaines pastorales vont ainsi avoir tendance à devenir des recueils de divertissements mondains. Les jeux qui y sont décrits (énigmes, charades, bouts-rimés) ne sollicitent aucune lecture allégorique : les lecteurs peuvent directement les adapter à une situation mondaine. C’est le cas des Bergeries de Juliette, qui ne se limitent cependant pas à cet aspect. D’autres pastorales vont intégrer les compétitions sportives dans une structure narrative qui les abstrait de tout contexte commémoratif et de tout dispositif allégorique. Les jeux athlétiques sont à peine mentionnés, dans la Diana de Montemayor et dans l’Astrée, qu’ils laissent la place à des épisodes qui les prolongent et les éclipsent. L’imbroglio amoureux impliquant travesti et transgression érotique déplace alors l’intérêt du lecteur du déchiffrement allégorique à la progression de l’intrigue. Le jeu acquiert un tout autre sens. Le rival amoureux a remplacé le compagnon de jeu : un des personnages de la Diana pris dans la fameuse « chaîne des amours » appelle significativement les autres bergers « competidors »[63].

Est-ce à dire que l’essor de la narration et la naissance du roman que l’on peut appeler moderne marque la fin des jeux ? Il est indéniable que le jeu comme métaphore d’un univers de fiction allégorique, instaurant avec l’univers de référence une relation paradoxale, semble caractériser la naissance de l’Arcadie et de l’Utopie à la fin de la Renaissance. Les jeux picaresques n’ont pas le même statut, même s’ils ne sont pas étrangers, eux non plus, au paradoxe.

Le jeu picaresque est exclusivement un jeu de hasard, ce qui veut dire que Dieu, peut-être, tire les cartes. En tout cas, comme le picaro est joueur de profession, c’est-à-dire maître tricheur, le fait qu’il finisse par perdre, comme le jeune Guzman, tout ce qu’il a fors son caleçon, prouve assez que l’industrie humaine, appliquée à de mauvaises fins, est en dernier ressort déjouée par un hasard plus malin que le picaro. C’est en tout cas certainement cette recomposition de l’arrangement du hasard et de la nécessité tout à fait spécifique au roman picaresque, par rapport aux autres formes narratives de la même époque, que le jeu a en charge de symboliser. Il peut malgré tout être encore être associé au paradoxe. Ainsi Guzman défend-il l’idée d’une école des jeux de hasard, où l’on apprendrait aux gens honnêtes les tours des tricheurs pour qu’ils s’en garantissent[64]. Au début de Rinconete y Cortadillo, le jeu de cartes pédagogique du jeune picaro à son compagnon file le motif comparable de l’école du vice, renversement qui va dicter sa structure et sa tonalité à toute la nouvelle ; le dialogue en style châtié des deux filous exploite la même veine burlesque. L’hôtesse embusquée s’émerveillant de « l’excellente éducation » des deux compères, et jouissant de la bourle dont est victime le muletier lors d’une partie de cartes, est à l’image du lecteur complice des joueurs. Cette spectatrice cachée souligne aussi la portée auto-référentielle de l’épisode. Enfin, l’image d’un autre jeu, celui du billard, est utilisée par Cervantès dans le prologue de ses Nouvelles exemplaires pour définir son entreprise :

Mon dessein a été d’installer sur la grand-place de notre république un jeu de billard où chacun se puisse entretenir sans crainte d’une mauvaise passe : je veux dire sans péril de l’âme ni du corps, car les exercices honnêtes sont à rechercher, non à craindre.[65]

Il n’est pas indifférent qu’un jeu résume le pari moral de l’œuvre exemplaire.

Cependant, il n’est pas question de lier ici le jeu au paradoxe de la double référence. L’univers picaresque, s’il peut représenter une contre-société, éventuellement sur le mode carnavalesque, a un statut distinct de celui de l’Arcadie et de l’Utopie.

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J’espère avoir montré que trois des mondes fictionnels les plus durables et les mieux construits de la culture occidentale, malgré leurs indéniables différences, ont eu pour source majeure des textes fondés sur le paradoxe. Cela ne veut pas dire, évidemment, que tous les mondes fictionnels sont paradoxaux, comme en témoigne celui de la chevalerie ; mais il est vrai que celui-ci est plus précoce que la pastorale, l’utopie et la picaresque.

Les dispositifs précédemment décrits contrastent vivement avec les caractéristiques de la fiction telles qu’elles sont définies depuis une cinquantaine d’année. Les textes exploités sont tous à la première personne du singulier, et, en ce qui concerne l’Utopia et l’Arcadia, ils ne sont que partiellement narratifs. Or, à la suite de Kate Hamburger qui a montré la nature non-fictionnelle de la première personne, Dorrit Cohn a estimé que seule la narration hétérodiégétique au passé pouvait véritablement être considérée comme une fiction[66]. Alors que ces textes se caractérisent, au moins pour deux d’entre eux, par l’hétérogénéité de la référence (l’Arcadie, par exemple, est à la fois un espace référentiel, non référentiel et auto-référentiel), Gerard Genette définit récemment la fiction par l’intransitivité. Enfin, le problème majeur posé par ces textes est qu’ils construisent des mondes sur le non-respect du principe de non-contradiction, ce qui les rend difficilement compatibles avec la théorie des mondes possibles.

Ce constat ouvre deux perspectives critiques distinctes. On peut en effet considérer comme ces textes comme des proto-fictions, voire des proto-romans, et les laisser aux archéologues. La réduction progressive de la première personne dans les textes narratifs en prose à la fin du seizième siècle, autrefois relevée par Jean Rousset[67], plus largement le développement de l’intrigue, repérable, par exemple, dans les romans pastoraux plus tardifs, semble aller dans ce sens. Mais outre qu’une conception évolutionniste de la littérature n’est pas très satisfaisante, on sait que les dispositifs fictionnels paradoxaux ont connu depuis le dix-neuvième siècle d’importantes résurgences, chez les romantiques allemands par exemple, ou plus tard chez Pierre Klossowski, ce qui laisse à penser que le paradoxe est une des modalités récurrentes de la fiction[68].

Je proposerai plutôt, dans la perspective récemment tracée par Jean-Marie Schaeffer à propos du « romanesque », de considérer le paradoxe comme un des « archétypes de la modélisation fictionnelle »[69], distinct, précisément, du romanesque. A la fin de la Renaissance, il semble qu’une relation d’exclusion réciproque prévale entre « romanesque » et « paradoxe ». Il est clair par exemple que le « romanesque » de l’Astrée passe par une réduction des paradoxes constitutifs de l’invention de l’Arcadie dans l’Arcadia de Sannazar. Ces paradoxes sont en partie refoulés dans le paratexte[70]. Cette articulation entre romanesque et paradoxe, comme deux « des constellations fondamentales de l’engendrement d’univers fictionnels » pourrait être plus finement observée, à la lumière, par exemple, du récit sceptique à la fin du seizième siècle[71].

Dans la période ici prise en compte, le jeu semble fonctionner comme un substitut subjectif de la vraisemblance, si bien que l’adhésion à un monde fictionnel se traduit presque toujours par l’adoption de pratiques sociales mimétiques. Le paradoxe semble constitutif de la fictionnalité, il la désigne, ce qui explique le recours systématique à la première personne, qui constitue un paradoxe en soi. L’allégorie intervient généralement dans ce dispositif, d’abord parce qu’elle implique un déchiffrement qui est une forme de jeu, ensuite parce qu’elle participe de l’ambiguïté référentielle fondamentale de ces espaces de fiction. Ces agencements complexes ont pour corollaire de suspendre la question du vrai et du faux, ce qu’a excellemment compris Thomas More – justement appelé par ses amis Oxymore. L’apparition insistante de problématiques liant la fiction au mensonge, au début du dix-septième siècle, chez un Charles Sorel par exemple, est l’indice de la liquidation des paradoxes. Même si Don Quichotte peut être considéré comme la dernière grande fiction paradoxale de la fin de la Renaissance (ne serait-ce que parce que le narrateur arabe, Cid Hamet, décline à l’envi le paradoxe du menteur), il en organise aussi la critique et le dépassement. C’est précisément la voie que poursuivra Sorel.

Les derniers mots, à cet égard, appartiennent à Sancho Panza, gouverneur de l’île de Barataria (qui est d’ailleurs une utopie bouffonne). Sancho doit résoudre un paradoxe dont l’enjeu est la vie d’un homme. Il balaie l’insoluble question en se souvenant d’une leçon de son maître, selon lequel, quand toutes les opinions seraient en balance, il faut choisir la miséricorde[72]. Cette relégation des paradoxes au nom des vertus chrétiennes ouvre une nouvelle ère, où les enjeux de la fiction vont de moins en moins apparaître (sauf peut-être sur la scène de ballet et dans les cercles galants), du domaine du jeu.

 

 

 


[1] Mimesis as Make-Believe; on the Fondation of Representational Arts, Cambridge, Harvard University Press, 1990.

[2] Fictional Worlds, Cambridge, Harvard University Press, 1986; L’Univers de la fiction, Paris, Le Seuil, 1988;

[3] J’ai récemment approfondi cette question dans « L’œuvre littéraire est-elle un monde possible ? » http://www.fabula.org/atelier (10 mai 2005).

[4] Pourquoi la fiction ? Le Seuil, Paris, 1999.

[5] Voir, dans Usages et théories de la fiction (P.U.R, 2004), les articles d’A. Duprat et de L. Wajeman.

[6] Des ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre, Paris, René Guignard, 1682, Minkoff Reprints, Genève, 1972, p. 302, sq.

[7] Je renvoie à Delphine Denis pour une évocation précise de ce phénomène dans le contexte de la galanterie dans la deuxième moitié du dix-septième siècle (Le Parnasse galant : institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle-Paris, Champion, 2001).

[8] Les Romans, ballet héroïque, représenté par l’Académie royale de Musique, Jean-Baptiste-Christophe Ballard, 1736.

[9] La question lui a été posée par un de ses correspondants, ce qui souligne son actualité pour certains lecteurs de roman à la fin du dix-septième siècle.

[10] Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz. Ed. C.I. Gerhardt, Berlin, 1875-90; repr. Hildesheim, Georg Olms, 1978, III, p. 573.

[11] Paradoxia Epidemica, The Renaissance Tradition of Paradox, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1966 ; L’éloge paradoxal de Gorgias à Molière, PUF écriture, 1997.

[12] La pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p. 105

[13] Je renvoie principalement aux travaux de Louis Marin (Utopiques, Jeux d’espace, Paris, Edition de Minuit, 1973), de Georges Mac Logan (The Meaning of Utopia, Princeton University Press, 1983) et de Catherine Demure (« L’utopie de Thomas More ; entre logique et chronologie, l’enjeu du sens ». in Logique et littérature à la Renaissance, actes du colloque de Baume-les-Aix, Université de Provence, 16-18 septembre 1991, éd. M. Luce Demonet et André Tournon, Paris, Champion 1991).

[14] Le second livre fut rédigé avant le premier, vers 1515.

[15]  « optarim verius quam sperarim ». Pour le texte en latin, je cite d’après l’édition de V. Michel et T. Ziegler, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1895, p. 115.

[16] Le non-lieu, dont la capitale, Amaurote « qui est difficile à voir », a un fleuve, « l’Anydre », qui n’a pas d’eau.

[17] De « uthlos », en grec, bavardage inutile, farce.

[18] C’est un des quatre paradoxes épistémiques classiques (les trois autres étant les paradoxes de la loterie, de la connaissabilité et de l’examen surprise). Voir Jonathan Kvanvig, « Paradox, Epistemic », in Routledge Encyclopedia Philosophy, E. Craig dir., Routledge, vii, pp. 211-213.

[19] N. Rescher résout le paradoxe de la préface de la façon suivante: soit T : les propositions du texte ; P : celles de la préface. T : Tous les composants de T sont vrais ; P ; quelques uns des composants de P sont faux. L’auteur donne la priorité, en raison de sa prééminence à P. P doit être accepté ; T est abandonné à sa réalité composite. La cohérence absolue n’est pas requise dans ce cas (Nicolas Rescher, Paradoxes, Their Roots, Range and Resolution, Open Court, Chicago and La salle, Illinois, 2001,10. 5, p. 213). 

[20]L’édition de 1585 de l’Estat, description et gouvernement des royaumes et républiques du monde de Gabriel Chappuys (Paris, Pierre Carvellat) inclut la deuxième partie de l’utopie dans des voyages réels. Je remercie Claire Pierrot, auteur d’une thèse sur La fortune de Thomas More en France à la Renaissance, soutenue en 2002 sous la direction de J. Céard, d’avoir eu la gentillesse de me communiquer son travail.

[21] « Serà dar ser a lo que no lo tiene », Dédicace à Don Francesco de Rojas, in Guzman d’Alfarache, ed. José Maria Micó, Madrid, p. 107.

[22] Celle-ci se repère très bien, par exemple, dans l’épisode des bulles, dans le cinquième chapitre.

[23] Voir cependant sur ce point, Judith Haber, Pastoral and the Poetics of Self-contradiction, Theocritus to Marvell, Cambridge University Press, 1994.

[24] Paradossi, cioè, sententie fuori del comun parere, Venise, 1544, Lyon, 1543 ; traduction de Charles Estienne : Paradoxes, ce sont propos contre la comune opinion, Paris, 1553.

[25] Voir Thomas K. Hubbard, The Pipe’s of Pan; Intertextuality and Literary Filiation in the Pastoral Tradition from Theocritus to Milton, Ann Arbor, the University of Michigan Press, 1998.

[26] Au début de la septième prose, op. cit., p. 117.

[27] « Il non mi sento già mai da alcun di voi nominare Sannazaro, quantunque cognome a’ miei predecessori onorevole sia stato, che, ricordandomi da lei essere stato per adietro chiamato Sincero, non mi sia cagione di sospirare », ibid., p. 123.

[28] Je laisse de côté la question complexe du rapport du motif du songe à la notion de fiction, qui a d’ailleurs été étudiée par F. Dumora, dans  Songe et représentation à l’âge classique, à paraître aux éditions Champion.

[29] Il existe des dispositifs comparables dans la littérature comtemporaine. Lubomir Dolezˇel, qui accorde une attention particulière aux fictions impossibles, cite Closely Watched Trains de Bohumil Hrabal (1965), où le texte est écrit après la mort du narrateur. (Heterocosmica. Fiction and Possible Worlds, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, London, 1998, p. 159).

[30] S. Knuutila, Modalities in Medieval Philosophy, London and New-York Routledge, 1993. Voir aussi A. Broadie, Introduction to Medieval Logic, Oxford Clarendon Press, 1993 et Marie-Luce Demonet, « Les êtres de raison, ou les modes d’être de la littérature », in Res et Verba in der Renaissance, dir. Ian Mac Lean, Sonderbrück, 2002.

[31] « Les mondes possibles des romans renaissants », in Le Renouveau d'un genre : le roman en France au XVIe siècle, dir. Michèle Clément et Pascale Mounier, Presses Universitaires de Strasbourg, collection « Europes littéraires », 2005.

[32] Pre-Histoire textes troublés au seuil de la modernité, II, Droz, Genève, 1999, p. 138.

[33] Mark Franko l’interprète notamment comme l’expression d’une ambivalence quant à la représentation, par la noblesse, de la fonction royale (Dance as Text. Ideologies of the Baroque Body, Cambridge University Press, 1993).

[34] Astrée et Céladon, la Diane de Montemayor, le Berger extravagant.

[35] Amadis, les Chevaliers de la table ronde, les chevaliers du soleil, Don Quichotte et Sancho Panza.

[36] Voir infra, note 43.

[37] « Ut re mi fa sol re mi fa / Alcaminanda romanti Callipirifa / gran nazo mostrara mollinero, / et beherto farfanti cimusi / et almenalo deviassol, / In re mi fa sol re mi fa sol », Le libraire du Pont-neuf, ou Les romans, p. 15.

[38]  « Ad has tam ineptas laetitias aleatores, quorum insaniam auditu, non usu cognovere, venatores praeterea atque aucupes adiungunt. Nam quid habet, inquiunt voluptatis talos in alveum proicere, quod totiens fecisti, ut si quid voluptatis inesset, oriri tamen potuisset ex frequenti usu satietas ? », op. cit., p. 74.

[39] « Itaque si nihil aliud ac nomina saltem principis, fluminis urbis insulae posuisem talia, quae peritiores admonere possent, insulam nusque esse, urbem eua [q] nidam, sine aqua fluvium sine populo esse principem, quod neque factu fuisset difficile & multo fuisset lepidius quam quod ego feci, qui nisi me fides coegisset hystoriae non sum tam stupidus ut barbaris illis uti nominibus & nihil significantibus, Utopiae, Anydri, Amauroti, Ademi voluissem. ».

[40] Latraduction de Marie Delcourt date de 1966; publiée dans l’édition Flammarion, 1987, p. 149.

[41] La fonction ludique et paradoxale de la numération est également repérable dans l’épisode de l’Eldorado de Candide.

[42] Op. cit., p. 149.  « Super cenam tum unam horam ludendo producunt, aestate per hortis, hieme in aulis illis communibus, in quibus comedunt. Ibi aut musicem exercent aut se sermone recreant. Aleam atque id genus ineptos ac perniciosos ludos ne cognoscunt quidem; ceterum duos habent in uso ludos latrunculorum ludo non dissimiles; alterum numerorum pugnam, in qua numerus numerum praedatur, alterum in quo conlata acie cum virtutibus vitia confligunt. Quo in ludo perquam scite ostenditur et vitiorum inter se dissidium et adversus virtutes concordia, item quae vitia quibus se virtutibus opponant, quibus viribus aperte oppugnent, quibus machinamentis ob obliquo adoriantur, quo praesidio virtutes vitiorum vires infringant, quibus artibus eorum conatus eludant, quibus denique modis alterutra pars victoriae compos fiat ». op. cit., p. 52 (en caractère gras le passage qui correspond à la citation dans le texte).

[43] L’analyse très pertinente de la relation entre le romanesque et la structuration sérielle de la diégèse, par J. M. Shaeffer, me parait aller dans ce sens. J’interpréterais volontiers le rejet du plaisir de la répétition (ici en relation avec le jeu de dés), exprimé parles Utopiens et le refus du romanesque. Voir « Le Romanesque », publié le 14 octobre 2002, in Vox Poetica (www.vox-poetica.org/t/leromanesque.htm).

[44] « mais les joueurs ordinaires de dez se consolent quand ils perdent, disans qu’ils n’ont perdu que leur gain précedent : aussi faut-il que tu prennes patience, n’endurant que le mal que tu as faict souffrir aux autres... » Troisiesme livre des Bergeries de Juliette, auquel comme aux deux premieres, sont traictez les divers effects d’Amour…, Tours, Jamet Mettayer, 1594, f. 23r. Je me permets de renvoyer sur ce point à ma communication (« Jeux pastoraux : allégories et fiction », in Le Renouveau d'un genre : le roman en France au XVIe siècle, op. cit.

[45] “ Utopos ha Bocca peula chamapolta chamaan Bargol he maglomi baccan soma gymnosophaon Agrama gymnosophon labarem bacha bodamilomin Voluala barchin heman la lavoluola dramme pagloni. » L’alphabet utopien, présent dans les premières éditions de l’Utopie, (Thierry Martins, 1516, Jean Froben, 1518) disparaît à partir de 1565 (voir Claire Pierrot, op. cit).

[46] Cette perspective domine les textes utopiques de la fin du seizième siècle, dont les sociétés imaginaires ignorent le jeu, comme La Nouvelle Atlantide de Bacon, La cité du Soleil de Campanella ou le Royaume d’Altangil (1616).

[47] Nouveau voyage en Terre Autrale… Paris, Claude Barbin, 1693, p. 54.

[48] Ch. 17 : « Arrivée de Candide & de son valet au pays d’Eldorado, & ce qu’ils y virent ».

[49] Cependant, dans une tapisserie du seizième siècle, intitulée  « Suite des nobles pastorales », les occupations des bergers sont la tonte des brebis, la cueillette des fruits, la danse et le jeu de la marelle. Celui-ci est représenté sous la forme d’un plateau à dessin géométrique qui pourrait faire penser à un labyrinthe; il pourrait être métaphorique du jeu amoureux.

[50] Deuxième prose, op. cit., pp. 62-63.

[51]  «  Ménalque […] invitant tous les autres à le suivre, les conduisit avec une extrême allégresse au séjour qu’il avit choisi dans ces lieux où toute la soirée se passa en divers jeux, qui suivirent la bonne chèse qu’il fit à ses hôtes » L’entretien des illustres bergers de Nicolas Frénicle, Paris, Jacques Dugast, 1634, éd. Stéphane Macé, Paris, Champion, 1998, p. 143.

[52] Cette période correspond aussi à une représentation iconographique des bergers plus systématiquement associée à la danse (jusqu’au dix-neuvième siècle, en particulier chez Corot), alors que les peintres, aux seizième et aux dix-septièmes siècles, les montre plus souvent occupés à deviser.

[53] Par exemple l’entrée de Flore dans Atys de Rameau.

[54] Voir Judith Haber, op. cit., p. 54, sq.

[55] « L’attente des assistants était grande...»; « alors tous les bergers émerveillés s’exclamèrent... » (traductions personnelles). Dans l’édition italienne, op. cit. p. 201.

[56] Le tireur à l’arc manque sa cible vivante (une colombe chez Homère, un loup chez Sannazar) mais sa flèche tranche le lien qui la retenait, mais un deuxième concurrent atteint en pleine course la bête qui s’enfuyait…

[57] Les loups seraient les barons rebelles contre le roi, et en particulier leur chef Antonello Petrucci, que les bergers de l’Arcadia exhortent à plusieurs reprises, à mots couverts à abattre. Arcadia, 2ème églogue, op. cit., p. 68.

[58] Sannazar a retenu la dispute qui oppose les bergers après l’épreuve de course chez Homère et chez Virgile, mais il en a gommé l’apreté.

[59] Les allusions sont contenues dans leurs noms. Voir Arcadia,onzième prose, op. cit., note 61-62, p. 205.

[60] Elles n’inscrivent dans le déroulement attendudes péripéties que de minces innovations; Nicolas Frénicle, par exemple, ajoute aux épreuves conventionnelles une course à la nage. Mais dans l’ensemble, son texte est beaucoup plus proche de la tradition pastorale, et surtout de l’Arcadia de Sannazar, que ne le note le commentateur du texte (L’entretien des Illustres bergers, II, op. cit., pp. 153-159).

[61] Gérard Genette rappelle utilement ces anciennes catégories dans, Fiction et Diction, ch. 4, « Styles et significations » Paris, Le Seuil, 1991, p. 139.

[62] Il peut y avoir différents types de relations allégoriques. Ainsi, par exemple, dans La Pyrénée de Belleforest (1571), la course des bergers oppose les bergers fidèles aux bergers inconstants; ce sont les inconstants qui remportent la victoire, parce qu’ils sont plus légers ! Il s’agit toujours d’une allégorie, mais d’un tout autre genre que celles de la onzième prose de l’Arcadia.

[63] J’ai développé ce point dans un autre article, « Playing Shepherds, Allegories ans Realities of Pastoral Games » in Re-inscribing Pastoral in the Humanities: Essays on the Uses of a Critical Concept, dir. M. Skoie and S. Velasquez, à paraître.

[64] Première partie, livre III, ch. 9 (dans Romans picaresques espagnols, op. cit., p. 337). Un autre épisode important est consacré au jeu, dans sa relation à la « la suspension » (éprouvée par les joueurs amis aussi par ceux qui les regardent, livre II, ch. 4.

[65] Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 2000.

[66] The Distinction of Fiction, 1999, Le propre de la fiction, Paris, Le Seuil, 2001.

[67] Narcisse romancier, essai sur la première personne dans le roman, José Corti, 1973.

[68] C’est également le cas des fictions dites post-modernes. Lubomir Dolezˇel estime que les fictions impossibles sont des anomalies et constituent une « régression dans la construction des mondes » (Heterocosmica, op. cit., p. 160 sq). Les cas que nous évoquons n’amènent-ils pas à relativiser cette évolution ?

[69]  « Le Romanesque », art. cit.

[70] En ce qui concerne l’espace et la localisation de l’Arcadie, j’ai montré ailleurs que les préfaces de l’Astrée prenaient en charge la tradition sannazarienne (Arcadies malheureuses, Paris, Champion, 1998, p. 309, sq). Sur la relation entre le paratexte et la fiction, voir, dans Usages et Théories de la fiction, l’article de Jacques Durrenmatt.

[71] C’est le sujet d’une thèse en cours de Nicolas Corréard.

[72] Le paradoxe est le suivant : « Si quelqu’un passe sur ce pont d’une rive à l’autre, il doit jurer premièrement en quel lieu et vers quelles personnes il va. S’il dit la vérité, qu’on le laisse passer, et s’il dit un mensonge, qu’il soit pendu à ce gibet sans aucune rémission. […] Or il arriva qu’en faisant jurer un homme, celui-ci dit que, par le serment qu’il faisait, il s’en allait mourir à ce gibet qui était proche, et qu’il n’y allait pas faire autre chose. Les juges s’arrêtèrent sur ce serment et dirent entre eux :« si nous laissons passer cet homme librement, il a fait un faux serment, et il faut qu’il meure selon la loi. Et si nous le pendons, il a juré qu’il s’en allait mourir sur la potence, et parce qu’il aura juré la vérité, il doit demeurer libre, selon la teneur même de la loi. » » Don Quichotte, textes traduits par Jean Cassou, César Oudin et François Rosset, La Pléiade, Gallimard, 1949, II, 51, p. 895.

 

*Cet article a été publié pour la première fois dans Françoise Lavocat (dir.), Usages et théories de la fiction, Presses Universitaires de Rennes, 2005. Il est reproduit ici avec l'aimable accord des PUR.

 

 

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