Linguistique et littérature : le tournant discursif**
Dominique Maingueneau
Université Paris XII
Réfléchir sur les relations entre linguistique et littérature est aujourd’hui difficile dans la mesure où les pratiques des enseignants, mais aussi des chercheurs, associent - souvent de manière incontrôlée – trois « couches » historiques : la stylistique, le structuralisme et les courants pragmatiques et énonciatifs, qui mettent en avant la notion de « discours ».
L’âge de la stylistique
Jusqu'aux années 1960 les relations entre linguistique et littérature n'étaient guère problématiques. Quand il s'agissait, dans une perspective philologique, d'"établir" un texte littéraire on faisait appel aux connaissances accumulées par la grammaire historique, à qui la littérature fournissait d'ailleurs une bonne part de ses données de langue. Mais les relations entre linguistique et littérature les plus intéressantes se nouaient dans la stylistique. En fait, on doit distinguer deux types de stylistique.
Il existe une stylistique qu'on pourrait dire "atomiste" ; c'est une stylistique scolaire qui vise à étudier les "procédés" par lesquels un auteur parvient à créer un certain "effet" sur son lecteur. On postule qu'on peut établir des rapports systématiques entre des "procédés" linguistiques et des "effets" sur le lecteur. J'ai parlé de stylistique "atomiste" parce qu'on part de faits localisés, considérés isolément ; on considère le texte comme une somme d'effets de style, qui résultent de la bonne utilisation d'une sorte de boîte à outils. Les traités de stylistique traditionnels classent les procédés en différentes rubriques (les exclamations, l'antéposition de l'adjectif, les métaphores...) en essayant de leur associer des catégories déterminées d'effets de sens. On se contente en général de puiser dans deux domaines, qui jouent en quelque sorte le rôle de boîtes à outils terminologiques : la rhétorique classique, et la grammaire descriptive élémentaire. Dans le premier ensemble, le plus souvent réduit aux tropes, on trouve surtout des listes de "figures" (métaphore, anacoluthe, inversion, antonomase, anaphore....) ; dans le second on trouve les termes usuels de la grammaire scolaire. Une telle démarche se place dans la filiation de l'"inventio" de la rhétorique antique, conçue comme art de trouver les moyens verbaux les mieux adaptés à une certaine finalité. On pourrait parler d'une stylistique des « moyens d'expression ».
Il existe une autre type de stylistique, celle que je dirais "organique", étroitement liée à l'esthétique romantique. L'oeuvre littéraire y est conçue comme l'expression de la conscience d'un Sujet, l'écrivain, qui "exprime" à travers son œuvre une "vision du monde" personnelle. Etudier une œuvre consiste donc à remonter de cette œuvre vers la conscience qui la fonde. L'oeuvre y est appréhendée comme une totalité organique qu'il est impossible de décomposer, projection et lieu de révélation d'une conscience qui y manifeste son "energeia". Le défenseur le plus fameux de cette conception de la stylistique est peut-être Marcel Proust, dans son livre Contre Sainte-Beuve et différents articles, en particulier dans son étude du style de Flaubert[1]. On peut lui associer le nom de Léo Spitzer. Une telle stylistique a encore beaucoup de prestige aujourd'hui parce qu'elle est consusbstantielle à l'esthétique romantique, qui domine largement nos représentations de l'art. Qui songerait à récuser l'idée qu'une oeuvre littéraire est l'expression de la conscience de son auteur, le reflet de sa vision du monde ? que "le style n'est pas une affaire de technique, mais de vision", pour reprendre une formule célèbre de Proust ?
Cette approche organique du style entretient des relations ambiguës avec la linguistique. Proust s'est intéressé à l'usage de l'imparfait chez Flaubert pour montrer que l'auteur de Madame Bovary utilisait ce temps de l'indicatif en le mettant au service de sa vision du monde particulière. Mais il aurait aussi bien pu entrer dans cette vision du monde de Flaubert en étudiant l'intrigue, les métaphores, les personnages, etc. La stylistique organique n'entretient pas, en effet, de rapport essentiel avec la linguistique ; pour elle la notion de "style" est beaucoup plus large, elle ne se réduit pas à un certain maniement de la langue. Cela se comprend, car en dernière instance l'objet véritable de cette stylistique n'est pas le discours littéraire mais la conscience de l'écrivain, exprimée dans son oeuvre. Pour Spitzer l'étude stylistique peut partir de n'importe quel plan de l'oeuvre, linguistique ou non : "le sang de la création poétique est partout le même, que nous le prenions à la source langage ou idées ou intrigue ou composition (...) Parce qu'il se trouvait que je suis linguiste, c'est sous l'angle linguistique que je me suis placé, pour avancer vers l'unité de l'oeuvre"[2]. Cette stylistique organique répugne à mettre en avant les médiations qu'implique l'activité discursive ; en faisant de l'oeuvre la projection des schèmes obsédants d'une conscience créatrice elle minimise les articulations textuelles et les dispositifs d'énonciation, considérant chaque oeuvre comme un univers incommensurable à tout autre dont n'importe quel plan peut être mis directement en relation avec ce "soleil" que serait la conscience créatrice. On est ici loin de problématiques qui feraient du linguistique une étape obligée de l'étude du texte littéraire.
Nouvelle Critique et linguistique
Ces deux courants de la stylistique, « atomiste » et « organique » ont dominé les relations entre linguistique et littérature jusque dans les années 1960. A ce moment-là s'est produit une mutation importante dans l'étude de la littérature. Les promoteurs du structuralisme entendaient en effet prendre appui sur les progrès de la linguistique pour élaborer une véritable science du texte littéraire : au lieu de se contenter de puiser dans un stock traditionnel de notions grammaticales, il s'agissait pour eux de conférer à la linguistique un rôle véritablement heuristique. Sur le plan médiatique ce programme semble avoir abouti au-delà de toute espérance : des facultés de lettres montèrent immédiatement protestations véhémentes ou lamentations des enseignants de littérature contre les méfaits d'un "impérialisme linguistique" qui, selon eux, allait immanquablement dénaturer l'étude de la littérature.
A présent que l'on dispose d'un peu de recul on est bien obligé de ramener les choses à de plus raisonnables proportions. Si l'on entend par "linguistique" une discipline qui étudie les propriétés des langues naturelles, on est surpris de constater que dans ces travaux d'analyse littéraire qui se réclamaient alors du structuralisme il n'est guère question de groupes nominaux, de détermination, d'aspect, de thématisation..., ni même de dialecte, de variation, d'intonation, etc. On y manipule essentiellement des notions comme "paradigme", "syntagme", "connotation", "signifiant", "actant"... L'"impérialisme linguistique", en fait, a surtout été un impérialisme sémiologique, qui fondait sa démarche sur la fameuse affirmation du Cours de linguistique générale de Saussure selon laquelle "la langue, le plus complexe et le plus répandu des systèmes d'expression est aussi le plus caractéristique de tous" ; en vertu de quoi, "la linguistique peut devenir le patron général de toute sémiologie, bien que la langue ne soit qu'un système particulier" [3](1972 : 101). Comme le projet sémiologique tel qu'il se formule alors amène les chercheurs à utiliser des notions qui soient communes à la diversité des matériaux sémiotiques (cinéma, bande dessinée, image, théâtre, littérature écrite...), on évite de mettre l'accent sur la spécificité des langues naturelles. D'où la situation quelque peu paradoxale d'une linguistique officiellement "impérialiste" et envahissante, mais dans les faits singulièrement discrète.
Les domaines qui se sont les mieux développés à l'intérieur du programme structuraliste, c'est la narratologie, la poétique et l'étude du vocabulaire.
La narratologie, en dépit de quelques emprunts terminologiques plutôt métaphoriques ("proposition narrative", "mode"...), a connu un développement qui ne doit pas grand chose à la linguistique . Quant à la poétique (au sens étroit d'une théorie de la poésie), essentiellement sous sa version jakobsonienne, elle a prolongé le programme des Formalistes russes du début du siècle sans devoir beaucoup à l'étude des langues naturelles. Entendons-nous : sans le structuralisme linguistique, et en particulier les problématiques du Cercle de Prague, la théorie jakobsonienne n'aurait pas pu se développer, mais le principe qui définit la "fonction poétique" selon Jakobson (la projection de l'axe des substitutions sur l'axe des combinaisons) n'implique pas une modélisation contraignante des propriétés linguistiques. Ces dernières sont ici subordonnées aux réseaux d'équivalences instituées par le surcodage des patrons de la poésie. Le développement remarquable qu'a connu la poétique est en effet largement lié au fait que les propriétés des énoncés soumis à la "fonction poétique" sont en fait d'emblée structurales : le mètre, la rime, les strophes...dépendent d'un principe structural, ils permettent d'établir des réseaux d'équivalences. Il existe ainsi une convenance remarquable entre les énoncés poétiques et l'épistémologie structuraliste, qui était fondée sur les oppositions paradigmatiques. Il suffit de considérer un roman ou une pièce de théâtre pour comprendre pourquoi sur ce type de corpus les progrès dus à la linguistique structurale ont été si minces : dans ce type d'énoncés il n'existe pas d'organisation structurale superficielle qui permette d'entrer au coeur du fonctionnement textuel (nous ne parlons évidemment pas de l'analyse des intrigues, qui rejoint la narratologie[4]). Rien d'étonnant si le reflux du structuralisme a épargné la poétique, qui a pu définir un champ de recherches solide, même si personne n'analyserait aujourd'hui "Les chats" de Baudelaire comme Jakobson et Levi-Strauss. De toute façon, il est difficile d'imaginer une poétique un tant soit peu sérieuse qui ne s'articulerait pas rigoureusement sur l'analyse de certaines propriétés des langues naturelles, phonétiques en particulier. En témoigne d'ailleurs le fait que traditionnellement la poétique est traitée dans les ouvrages de grammaire.
Le seul domaine proprement linguistique qui se soit développé, ce sont les études du vocabulaire des oeuvres littéraires. Que ce soit dans la statistique lexicale[5], ou, de manière plus massive, dans les analyses inspirées de la lexicologie structurale : études distributionnelles, champs sémantiques, décompositions sémiques...On notera que la plupart du temps le vocabulaire ainsi étudié n'était pas inséré dans la trame syntaxique ou textuelle mais considéré comme un réseau d'unités décontextualisées, censé représentatif de l'oeuvre. La linguistique structurale, qui est une linguistique du signe, favorisait ce type de recherche, qui prolongeait, avec beaucoup plus de rigueur, d'anciens gestes philologiques[6]. La prédilection pour les études de vocabulaire s'explique également par la facilité avec laquelle on peut en tirer des interprétations ; on manipule en effet des unités douées d'un signifié que l'on peut croire en prise relativement directe sur des phénomènes extralinguistiques.
Ainsi, cette linguistique dénoncée comme "impérialiste" à l'égard de la littérature apparaît-elle étrangement absente lorsqu'on considère ce qui s'est réellement passé. Pour dénouer ce paradoxe il faut garder à l'esprit la différence entre "structuralisme" et "Nouvelle critique", que l'on confond souvent, et à tort.
Le structuralisme a traversé l'ensemble des sciences humaines. La Nouvelle critique, en revanche, est spécifiquement orientée vers la littérature et s'est surtout définie par rapport aux études littéraires telles qu’elles étaient alors pratiquées en France. Ces dernières étaient dominées jusqu'aux années 1960 par l'"histoire littéraire", qui s'intéresse au contexte de la création des oeuvres mais ne considère pas les oeuvres "en elles-mêmes et pour elles-mêmes", suivant une formule structuraliste. On a appelé "Nouvelle critique" l'ensemble des recherches qui prétendaient rompre avec cette histoire littéraire et considérer les œuvres de façon "immanente". Mais dans cette Nouvelle critique se trouvaient en fait mêlées deux approches très différentes :
- Les approches proprement "structurales", qui étaient nouvelles ; elles voyaient dans les oeuvres la réalisation de codes arbitraires qui n'avaient de pouvoir de représentation du monde que sur le mode de l'illusion. Dès lors, le travail de l'analyste consistait à dégager les règles de ce code, à arracher la littérature à une idéologie de la représentation du "réel".
- Les approches qui se situaient dans le prolongement de tendances anciennes; bien antérieures au structuralisme. La psychocritique, la critique thématique, la critique sociologique de Lucien Goldmann... cherchaient la source du texte dans la conscience du créateur ou dans la conscience d'une classe sociale. On se trouvait ici aux antipodes des approches structurales, dans un type d’approche qui n’accordait pas de rôle privilégié à la linguistique.
Après le structuralisme
Comme on avait associé le structuralisme littéraire à un "impérialisme linguistique", quand ce structuralisme, et avec lui l'ensemble de la Nouvelle critique, a reflué, on en a conclu, hâtivement, que la linguistique ne donnait pas de résultats intéressants en matière d'étude de la littérature. Les littéraires se sont coupés de la linguistique en invoquant une expérience ratée, qui en fait... n'a pas eu lieu : les linguistes n'ont pas réellement pu investir leurs recherches dans l'étude des textes littéraires.
Le structuralisme se fondait sur une linguistique structurale qui appartenait déjà au passé. La linguistique générative est déjà très implantée : le livre fondateur de N. Chomsky Structures syntaxiques date de 1957 et la théorie dite "standard", celle d'Aspects de la théorie syntaxique, date de 1965. Les articles de Benveniste sur l'énonciation ont été publiés en 1958[7] et celui de Jakobson sur les embrayeurs en 1957[8] (il était disponible en français depuis 1963 dans les Essais de linguistique générale) ; le livre d'Austin How to do things with words , qui fonde la théorie des actes de langage, a été publié en 1962. Quant à la grammaire de texte, elle se développe précisément à partir de la fin des années 60. Bien entendu, il existe toujours un décalage temporel entre le moment où émerge une nouvelle problématique et le moment où elle s'impose, mais en l'occurrence ce décalage condamnait à l'échec le type d'alliance entre linguistique et analyse littéraire qui s'était scellé dans les années 60.
La linguistique s’est orientée vers un "recentrage" sur les faits de langue, au détriment des perspectives sémiologiques, qui privilégiaient les concepts et les méthodes transverses à la diversité des systèmes de signes. A partir du moment où la langue est étudiée dans sa spécificité on tend à prendre en compte ce qui la rend incommensurable avec tout autre domaine empirique. Cela se traduit immédiatement sur le plan institutionnel : linguistes et spécialistes de littérature se séparent. Dans les années 1960 et 1970 nombre de chercheurs se réclament des deux appartenances ; par la suite ce passage de la littérature à la linguistique ne se reproduira plus guère. Seule la poétique (entendue comme science de la poésie) restera, par sa technicité et son enracinement dans la phonétique, un champ d'études privilégié pour les linguistes[9].
Alors que la linguistique, renonçant aux projets sémiologiques, s'éloignant des oeuvres littéraires, semblait se replier sur la seule modélisation des langues naturelles, de l'intérieur même de l'étude du langage se faisaient jour des transformations qui permettaient aux littéraires et aux linguistes de renouer le contact sur des bases différentes.
Le développement d'une linguistique de la cohésion et de la cohérence textuelle ainsi que d'une linguistique du discours, inspirées par les courants pragmatiques et les théories de l'énonciation, facilitait considérablement la réflexion linguistique sur les énoncés littéraires. A partir du moment où l'on dispose de concepts attachés à l'exercice du discours, les avancées en matière de genres de discours, de polyphonie énonciative, de marqueurs d'interaction orale, de processus argumentatifs, de lois du discours, de tropes, de présuppositions, etc. peuvent être immédiatement opératoires pour l'étude du discours littéraire. Avec de telles problématiques on peut entrer de plain pied dans une oeuvre, l'appréhender à la fois comme processus énonciatif et comme totalité textuelle, au lieu de devoir recourir aux débris de la rhétorique traditionnelle pour l'analyse des unités transphrastiques. Désormais le recours à la linguistique n'est plus seulement recours à un outillage grammatical élémentaire (comme dans la stylistique traditionnelle) ou à quelques principes d'organisation très généraux (comme dans le structuralisme), il constitue un véritable instrument d'investigation. L'analyse permet d'ouvrir des pistes inédites à l'interprétation ; là où l'on validait par des notions de grammaire descriptive usuelle des conclusions que l'intuition suffisait à fonder, on peut dorénavant élaborer des interprétations que l'intuition n'aurait pas suffi à dégager.
L'évolution de la réflexion sur le langage va même avoir pour effet de transformer le mode de questionnement, de rompre en quelque sorte le tête-à-tête de la linguistique et de la littérature. Pour entrer linguistiquement dans une oeuvre littéraire, on ne peut en effet se contenter d'étudier des phénomènes de morphologie ou de syntaxe. Quand on réfléchit en termes d'énonciation, on a accès à des phénomènes linguistiques d'une grande finesse (modalités, discours rapporté, polyphonie, temporalité, détermination nominale, méta-énonciation...) où se mêlent étroitement la référence au monde et l'inscription de l'énonciateur dans son propre discours. Or la littérature joue énormément de ces détails linguistiques, qu'un commentaire littéraire traditionnel n'a pas les moyens d'analyser. En outre, une réflexion sur l'énonciation permet d'aller beaucoup plus loin, car elle permet de passer sans solution de continuité d'une linguistique de la phrase à une linguistique du discours, de l'oeuvre littéraire en tant qu'énoncé, agencement de marques linguistiques, à l'oeuvre en tant qu'activité qui s'exerce dans le cadre d'une institution de parole. En postulant qu'il fallait étudier les oeuvres d'une manière "immanente", éliminer tout ce qui n'était pas réductible aux modes d'agencement des éléments du texte, le structuralisme a rendu très difficile la compréhension de l'émergence des oeuvres littéraires dans le monde. Comment se fait-il qu'il y ait des énoncés que l'on dit "littéraires" ? qui énonce et pour qui dans ces oeuvres ? L'un des avantages majeurs de la problématique de l'énonciation est de permettre d'entrer dans ce type de questionnement.
Le discours littéraire
Placer l'énonciation au centre, c'est placer au centre une activité ; une activité bien singulière, au point que pendant longtemps on a sous-estimé ou ignoré le fait qu'il s'agissait d'une activité. Cette activité est à la fois ce qui rend possible les énoncés et ce par rapport à quoi ils se structurent. Activité qui n'est en un sens ni à l'intérieur ni à l'extérieur de la langue, qui s'organise à partir d'elle. Il y a là une manière d'envisager le discours, le langage comme discours, qui permet de concevoir la littérature non pas simplement comme des textes, mais comme un processus qui déstabilise la distinction spontanée entre "texte" et "contexte". Il se produit ainsi un décentrement de l'étude de la littérature ; dans l'espace esthétique ouvert par le romantisme, c'est-à-dire en fait jusqu'aux années 1960, l'unique objet de l'étude était l'auteur, de manière directe ou indirecte. Directement quand on étudiait sa vie ; indirectement quand on étudiait le "contexte" de sa création. Même quand on procédait à une analyse stylistique, qu'on explorait l'organisation des textes, c'était pour y lire une vision du monde. Avec le structuralisme le centre de l'investigation s'est déplacé vers le texte. On a décidé de mettre l'auteur entre parenthèses et de lire le texte en lui-même et pour lui-même. Aujourd'hui on a sans doute renoncé à définir un centre, ou, du moins, s'il y a un centre c'est en un sens bien différent, puisque c'est le dispositif de communication lui-même. En appréhendant ainsi les oeuvres comme discours, en faisant de l'énonciation l'axe d'intelligibilité du discours littéraire, on déplace son axe : du texte vers un dispositif de parole où les conditions du dire traversent le dit et où le dit renvoie à ses propres conditions d'énonciation (le statut de l'écrivain associé à son mode de positionnement dans le champ littéraire, les rôles attachés aux genres, la relation au destinataire construite à travers l'oeuvre, les supports matériels et les modes de circulation des énoncés...)[10].
Ce dispositif est quelque chose d'à la fois textuel et socio-historique. Parler de discours littéraire, c'est assumer le fait que les énoncés littéraires sont indissociables d'institutions de parole, qu'on ne peut pas séparer l'institution littéraire comme dispositif institutionnel et l'énonciation comme configuration d'un monde fictif. L'importance accordée à la notion de genre de discours est un symptôme probant de ce changement. Si l’on parle tellement de "genre de discours" depuis quelques années, ce n’est pas pour reconduire purement et simplement les débats issus de la Poétique d'Aristote. La tentation est toujours grande de réduire les genres à de simples moules pour les énoncés ; comme la plupart des gens n'ont accès à la littérature qu'à travers l'école, ils finissent par avoir l'illusion que les grands écrivains ont écrit des textes... qui figurent dans des manuels scolaires. Mais les oeuvres sont à la fois des ensembles de signes sur des pages et des énoncés qui s'inscrivent à l'intérieur de genres d'activités préétablies. Plutôt que de poser les textes à l'extérieur de la société pour se demander ensuite comment ils s'y inscrivent, il est préférable de les penser d'emblée non seulement comme un certain mode d'organisation textuelle, mais encore comme une activité sociale déterminée qui implique un moment, un lieu, des partenaires d'un certain type. Une tragédie par exemple n'est pas seulement une manière de dire la destinée de l'homme, c'est un certain rite énonciatif qui se déroule dans certaines circonstances et à l'intérieur d'un certain dispositif spatial, pour certaines catégories de public ; de ce fait, envelopper dans la même essence les oeuvres de Sophocle et de Racine sous prétexte que tous deux ont écrit des "tragédies" ne va pas de soi.
Enoncer de la littérature, c'est à la fois s'appuyer sur un dispositif de communication et le valider à travers cette énonciation même, tiers jamais inclus, jamais exclus de l'oeuvre. On ne peut opposer les "contenus" à un "dehors" contingent abandonné à l'histoire littéraire : le "contenu" s'ouvre au "dehors" et le "dehors" traverse le "contenu". L'énonciation parle d'espaces et d'institutions mais elle est aussi un espace et une institution de discours. Le sens n'est pas enfermé dans l'oeuvre ou dans le fond de la conscience il mobilise en boucles paradoxales des instances (textuelles, sociales, biographiques) qui ne sont qu'en apparence étrangères les unes aux autres. L'oeuvre n'est pas une représentation, un agencement de contenus qui permettrait d'"exprimer" de manière plus ou moins détournée, peines et joies, idéologies ou mentalités. Elle parle effectivement du monde, mais son énonciation est partie prenante du monde qu'elle est censée représenter. Il n'y a pas d'un côté un univers de choses et d'activités muettes, de l'autre des représentations littéraires détachées de lui qui en offriraient une image. La littérature constitue elle aussi une activité qui ne configure un monde qu'en gérant sa propre émergence dans ce monde. Les conditions d'énonciation du texte littéraire ne sont pas un échafaudage contingent dont celui-ci pourrait se libérer, elles sont indéfectiblement nouées à son sens. L'oeuvre ne peut représenter un monde que si ce dernier est déchiré par le renvoi aux conditions de possibilité de sa propre énonciation.
La littérature vit en outre d'échanges permanents avec les autres formes de discours d'une société, qu'elle détourne, parasite. On en a une illustration particulièrement nette avec la littérature classique française. A cette époque le modèle implicite de référence pour la littérature, c'est la conversation de salon, la conversation raffinée. Madame de Sévigné, La Bruyère, La Fontaine, Molière...sont hantés par ce modèle. Avec le romantisme les choses basculent : la conversation devient un repoussoir ; on se met au contraire à s'inspirer de genres de discours comme la légende, la chanson populaire...Dans une perspective d'analyse du discours on n'appréhende pas la littérature en opposant de manière réductrice textes littéraires et textes non-littéraires, mais en replaçant le discours littéraire dans la multiplicité des énonciations qui traversent l'espace social. On renonce par là à l'opposition consacrée par l'esthétique romantique entre une parole "intransitive" "autotélique" (la littérature), qui n'aurait pas d'autre visée qu'elle-même, et des paroles "transitives", c'est-à-dire le reste des énoncés, qui seraient au service de finalités placées à l'extérieur d'elles-mêmes. Cette opposition mise en place à la fin du XVIII° siècle est progressivement devenue un dogme, que le structuralisme n'a d'ailleurs pas remis en cause. Elle est solidaire d'une époque où l'artiste, en l'occurrence l'écrivain, était posé en Sujet suprême, où la littérature se posait "à l'exception de tout", pour reprendre une formule célèbre de Mallarmé. Le développement des recherches en analyse du discours porte atteinte à ce dogme en prenant pour objet d'étude n'importe quel type d'énoncé. Alors qu'auparavant l'étude minutieuse des textes était réservée à la littérature, on découvre aujourd'hui que toutes les formes d'activité verbale sont soumises à des structurations multiples. Les célèbres "maximes conversationnelles" de P. Grice, sont valides non seulement pour une conversation dans la rue mais encore dans les oeuvres littéraires, quoique de manière spécifique. On assiste ainsi à un retournement : les textes littéraires qui absorbaient traditionnellement l'essentiel des entreprises d'analyse de texte ne sont plus aujourd'hui qu'un sous-ensemble du champ des études du discours.
Cette situation est très différente de celle qui prévalait dans les approches stylistiques traditionnelles où la linguistique était convoquée, ce qui témoigne d'une "ouverture" et peut même passer pour une forme d'interdisciplinarité, mais dans les limites fixées par le spécialiste de littérature, qui se réserve la décision de procéder à cette analyse linguistique et détient l'exclusivité de l'interprétation. Tant qu'on demeure dans ce cadre il importe peu que l'on recoure à quelques notions vagues de grammaire traditionnelle ou à des concepts linguistiques rigoureux : le dispositif demeure pris dans l'espace des belles-lettres. Bien entendu, il y a des approches de la littérature qui ne peuvent que se fonder sur la singularité d'une rencontre entre un lecteur et une œuvre ; mais dès qu'il s'agit d'élaborer un véritable savoir sur les conditions d'existence et d'organisation des énoncés littéraires, on ne saurait se satisfaire de telles démarches. Les sciences du langage confrontées au discours littéraire sont ainsi appelées à jouer un rôle plus important que par le passé ; elles ne vont plus se contenter d'aider à tirer des interprétations, elles vont dire quelque chose sur l'oeuvre elle-même en tant que discours. Le grand défaut de nombre de commentaires stylistiques traditionnels est qu'ils ne recourent à des concepts linguistiques qu'en passant, les traitant comme des instruments qu'on prend et qu'on laisse. A notre sens, les sciences du langage doivent au contraire permettre de découvrir des choses nouvelles, et pas seulement de valider des interprétations qui ont été élaborées indépendamment d'elles.
Les rapports entre sciences du langage et littérature ne sont donc véritablement intéressants que si l'on sort du modèle que l'on peut dire "applicationniste", où on ne ferait qu'"appliquer" les concepts des sciences du langage à un corpus qui serait leur chasse gardée et qu'ils devraient maintenir pur de toute contamination extérieure.
Il faut faire intervenir les sciences du langage selon deux modes. Même si le partage entre ces deux types d'intervention est impossible à faire dans le détail, inévitablement les savoirs linguistiques que l'on va ainsi convoquer relèveront à la fois de catégories de langue (aspect, détermination, temporalité, fonctions syntaxiques...) et de catégories où l'énoncé est envisagé comme acte de communication rapporté à un dispositif d'énonciation (cohérence textuelle, contrat, lois du discours, genre de discours, scène d'énonciation, éthos, champ littéraire ...) qui informent les premières et les intègrent. L'abord "grammatical" ne peut se suffire à lui-même, il ne prend sens que rapporté à l''abord "discursif". L'analyste est contraint de s'appuyer sur une théorie du discours littéraire dont les catégories ne sont réductibles ni à celles de la grammaire ni aux débris de la rhétorique traditionnelle.
Dans la conception que nous avons dite "applicationniste" chaque explication de texte part en quelque sorte de zéro ; l'idée même d'un savoir cumulable semble hors de saison. Le texte est une masse confuse à travers laquelle l'analyse dessine des parcours qui en dernière instance sont mis au service d'une interprétation. Pour passer de l'étude d'un fait de langue à de telles interprétations littéraires, on y opère un saut qui met en évidence le talent du commentateur, puisque les deux ordres de réalité mis en relation sont présentés comme incommensurables. En revanche, si l'on inscrit l'étude des faits de langue à l'intérieur d'un cadre d'analyse du discours la pratique y perd beaucoup de son caractère magique. En travaillant à l'intérieur d'une certaine modélisation du discours on ne passe pas par saut miraculeux d'une analyse linguistique à une interprétation ; on doit prendre en compte un ensemble d'étagements et d'articulations du discours, d'invariants que chaque oeuvre ou genre instancie de manière propre.
Conclusion
Continuer à réfléchir en termes traditionnels sur les rapports entre linguistique et littérature, ce serait reconduire anachroniquement un questionnement hérité du XIX° siècle. Le couple linguistique/littérature ne peut rester solidaire des présupposés hérités de l’esthétique romantique. En raisonnant en termes d'analyse du discours littéraire on est amené à mettre en cause l'opposition immédiate entre un "intérieur" du texte qui serait passible d'une approche stylistique faisant occasionnellement appel à la linguistique, et un "extérieur" qui relèverait de l'histoire littéraire et sur lequel les sciences du langage n'auraient aucune prise. Prendre au sérieux la notion de discours, assumer le pouvoir heuristique des disciplines qui s'en réclament, c'est déstabiliser la vieille alliance entre linguistique et littérature où la linguistique réduite à la syntaxe et à la lexicologie était conviée à intervenir ponctuellement et sous contrôle strict. Une telle reconfiguration des relations entre l'espace linguistique et l'espace littéraire, même si elle est déjà à l'oeuvre dans nombre de recherches actuelles, ne s'imposera pas aisément car elle met en cause un certain nombre de partages institutionnels et d'habitudes. Une chose est sûre, l'âge d'or de la stylistique, qui s'est ouvert avec le romantisme, est en train de se fermer sous nos yeux.
** Paru dans Prospettive della francesistica nel nuovo assetto della didattica universitaria, Gabriella Fabbricino éd., Società Unversitaria per gli Studi di Lingua et Letteratura Francese, Atti del Convegno Internazionale di Napoli-Pozzuoli, 2000, p. 25-38.
[1]"A propos du style de Flaubert" (1920), repris dans Chroniques, Paris, Gallimard, 1928, p.193-206
[2] Spitzer, L., Stylistics and literary history, 1948, Princeton University Press, p.18,
[3] Saussure, F. de (nlle. éd. 1972) : Cours de linguistique générale, Paris, Payot, p.101
[4] Significatif de cette démarche d'analyse narratologique du théâtre, le travail de sémiotique de Thomas Pavel (1976).
[5]On peut citer les recherches de P. Guiraud (1960) ou ceux de Ch. Muller (1967)
[6] Il suffit de songer aux travaux de G. Matoré (1953) qui entendait promouvoir une "lexicologie sociale" où les mots reflèteraient les évolutions de la société.
[7] Ils ont été connus d'un vaste public à partir de 1966 grâce à la publication des Problèmes de linguistique générale (Gallimard).
[8] "Les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe" (1957) constitue le chapitre 9 des Essais. Sa conceptualisation reprend celle de deux communications faites en 1950
[9]Les contributions les plus significatives à la poétique demeurent celles des linguistes ; parmi les chercheurs francophones on peut évoquer les noms de N. Ruwet, M. Ronat, J.-C. Milner, B. de Cornulier, Marc Dominicy...
[10] Sur cette problématique voir notre Contexte de l’œuvre littéraire, (Paris, Dunod, 1993)