Art moderne et société moderne

 

Rainer Rochlitz

 

Sous ce titre, celui de la communication prononcée par Rainer Rochlitz le 10 décembre 2002, quelques jours avant sa mort, lors de la deuxième séance de la deuxième année du séminaire qu’il avait initié, nous publions ici un texte que son auteur aurait sans nul doute remanié avant de le livrer au public.

La décision de publier cet écrit, conçu pour être la trame d’une prise de parole partiellement improvisée, nous a paru s’imposer, en dépit du caractère manifestement inachevé de sa rédaction. Nous avons estimé qu’il était souhaitable de donner ici une version brute du tapuscrit – synthèse de deux liasses de feuillets manuscrits –, qui fut le support principal de cette conférence. Nous avons supprimé tous les passages directement rayés par l’auteur sur sa copie et nous n’avons pas jugé utile de signaler ces coupures ou de donner, sous une forme ou sous une autre, le texte des passages biffés. Néanmoins, nous avons repris en note une annotation marginale et une variante manuscrite qui nous ont semblé particulièrement significatives. Toutes les autres notes figuraient sur le tapuscrit original.

Nous prions donc les lecteurs de considérer ce texte pour ce qu’il est : non pas un article achevé, mais un document susceptible de restituer un état de la pensée de Rainer Rochlitz. Nous remercions vivement son épouse, Geneviève Rochlitz, de nous avoir communiqué le dossier de cette conférence et de nous avoir autorisés à en publier l’essentiel.

Signalons enfin que l’un des feuillets manuscrits contenus dans le dossier constitué par l’auteur précise le plan cette communication ; il est immédiatement suivi d’un préambule rédigé en ces termes :

01. À propos des arts modernes, beaucoup d’aspects qui, autrefois, nous paraissaient exclusifs et spécifiques, s’inscrivent aujourd’hui dans des continuités plus longues : par exemple le statut à part de l’artiste dès la Renaissance.

02. Ceci est un extrait d’une recherche en cours.

03. Beaucoup de thèmes qu’on s’attendrait à voir abordés sous ce titre ne seront même pas évoqués. Je me propose de poser quelques questions bien précises, inspirées par Max Weber, d’une part, Carl Einstein, de l’autre.

04. Les œuvres modernes peuvent, comme toutes les autres, être analysées dans leur matérialité. Pour comprendre leur spécificité, il faut aussi tenir compte de leur projet lié à une idée d’autonomie

 

I. L’autonomie artistique

Elle-même née à l’époque moderne, l’esthétique appartient encore à la modernité dans la mesure où elle sollicite, non pas simplement notre adhésion à une tradition, mais nos facultés rationnelles et notre jugement critique.

L’art moderne nous invite doublement au dialogue : en tant qu’art : les œuvres, sur lesquelles nous pouvons acquérir un savoir, contiennent aussi un savoir sur nous, et en tant qu’art moderne ayant pour sujet les phénomènes, les expériences, les pathologies et les beautés particulières de cette époque qui nous concernent de près.

À la différence de ce que nous pouvons faire, jusqu’à un certain point, pour l’art africain ou océanien, indien ou chinois ancien, nous ne pouvons donc pas totalement objectiver les questions de l’art, et notamment de l’art moderne, celui de l’époque à laquelle nous vivons, car ces oeuvres sollicitent notre compréhension et notre jugement. Leurs enjeux et leurs schèmes formels affectent nos subjectivités et par ce biais notre identité et notre perception du monde. Nous pouvons évidemment adopter à leur égard l’attitude objectivante que nous adoptons vis-à-vis de phénomènes naturels que nous souhaitons contrôler. Mais cette attitude revient à neutraliser les fonctions symboliques par lesquelles les œuvres s’adressent à nous pour être comprises et reconnues.

Les arts modernes d’autres sociétés et d’autres civilisations nous confrontent également avec des processus de modernisation engagés à partir d’autres traditions, mais qui présentent certaines analogies avec notre propre modernisation toujours en cours. Nous pouvons donc y reconnaître certaines caractéristiques générales de la modernisation. Les œuvres modernes et contemporaines de ces civilisations nous interrogent d’une façon analogue par leur effort pour traduire leur expérience de la modernisation.

Cette modernisation est un processus global et de longue haleine, dans lequel les arts jouent des rôles variables selon les cultures et, assurément, secondaires par rapport à l’économie, la politique, voire la religion. Dans ces processus, ils se font remarquer en anticipant par l’idée et l’image des attentes et des rêves qui ne prendront corps dans la vie sociale que bien plus tard. Ils traduisent des attitudes, des manières d’être et des symboles qui rencontrent d’abord le refus plus ou moins violent, la répression, la censure des pouvoirs, l’adhésion secrète de groupes plus ou moins importants qui s’y reconnaissent et s’y sentent représentés. Ces phénomènes se reproduisent aujourd’hui dans des pays en voie de modernisation comme l’Iran ou la Chine populaire, où le cinéma, la littérature, les arts plastiques traduisent l’attente de libertés individuelles et collectives qui tardent à prendre corps dans la réalité. En Europe, la modernisation des arts est un processus de longue haleine, lié à différents héritages religieux et philosophiques et à la laïcisation de la culture depuis la Renaissance, aux relations complexes entre l’Église et les États. Il est évident que le rapport polémique à la figuration, par exemple, ne peut pas avoir les mêmes résonances dans un pays islamique, en Inde ou en Chine qu’en Europe où la figuration picturale est étroitement liée au passé chrétien iconophile et à l’iconologie antique.

La modernité proprement dite accompagne la dynamique économique et les mouvements de démocratisation politique surtout depuis le milieu du XVIIIe siècle. Les romantismes occupent ensuite dans cette histoire une place ambiguë entre exaltation de la modernité et nostalgie passéiste. Les procès intentés à Baudelaire ou à Flaubert, l’exclusion de Courbet ou de Manet des Salons officiels seront, pour longtemps, les dernières interventions spectaculaires des pouvoirs publics dans la liberté d’expression. Dès le Second Empire, une certaine tolérance s’est développée à l’égard des arts marginaux : Salon des refusés (depuis 1863), expositions indépendantes comme celles des impressionnistes, Salon des indépendants (depuis 1884), etc. De même, la naissance des avant-gardes, aux premières années du xxe siècle en France, s’est déroulée dans une certaine indifférence amusée de la part des pouvoirs. Cette tolérance relative s’explique, par ailleurs, par le fait que, depuis la Commune en France, de l’impressionnisme au cubisme, les artistes ont réservé leur effort d’innovation et leur radicalité aux aspects formels de l’art en s’abstenant de toute prise de position politique trop voyante.

Quant à savoir ce qui a fait de la France le lieu d’émergence des avant-gardes artistiques, une thèse intéressante a été proposée par Paul Wood : « L’avant-garde artistique, écrit-il, telle que nous la comprenons rétrospectivement au XXe siècle, fut, au XIXe, une affaire essentiellement française. Pourtant, la Grande-Bretagne était alors l’État-nation économiquement et politiquement le plus développé. Sa base industrielle florissante traduisait le fait que la Grande-Bretagne avait été urbanisée des décennies avant la France, et la forme relativement libérale de gouvernement dont elle bénéficiait offrait au débat artistique et culturel un environnement stable. Voilà peut-être la clé de cette histoire : le sentiment de la modernité était loin d’être stable. L’art avait été puissamment présent sous l’absolutisme depuis le XVIIe siècle. L’extrémisme de cet absolutisme a généré une extrême opposition sous la forme du jacobinisme révolutionnaire. D’une façon analogue, la simple domination de l’Académie a soulevé une puissante vague d’opposition sous la forme du romantisme, alimentée par l’héritage révolutionnaire lui-même. Le point de rencontre entre radicalisme culturel et radicalisme politique fut le socialisme utopique, point exact – avec les écrits des saintsimoniens et des fouriéristes – d’où surgit l’idée d’avant-garde artistique1 . »

On peut en déduire que l’émergence de l’idée d’avant-garde en France, tout  comme celle de « modernité », a été rendue possible par une conjonction complexe de facteurs. Il fallait qu’un certain degré de liberté d’expression soit déjà acquis, mais que cette liberté soit encore relativement limitée, fragile et récente : les avant-gardes ne sont apparues, au xixe siècle et au cours des toutes premières années du XXe, ni aux États-Unis ni en Grande-Bretagne, ni en Suède, mais pas non plus en Espagne ou en Irlande, d’où les artistes et les écrivains se sont alors fréquemment expatriés pour chercher des milieux intellectuels plus évolués et plus favorables. Par ailleurs, la thèse de Paul Wood quant à la forme spécifique des avant-gardes françaises, due à leur opposition à un académisme particulièrement bien structuré, est séduisante. Il ne faut pas oublier, cependant, que, jusqu’à la Première Guerre mondiale, les mouvements d’avant-garde en France, de l’impressionnisme au cubisme et à l’orphisme, en passant par le néo-impressionnisme et le fauvisme, n’ont guère eu la forme militante que l’on associe généralement à l’idée d’avant-garde et sont restés dans une relative confidentialité ; « l’avant-gardisme » au sens militant était alors le fait de critiques – Théodore Duret ou Guillaume Apollinaire – plutôt que des artistes eux-mêmes. Le coup d’arrêt qu’a représenté la Première Guerre mondiale, non seulement en faisant partir les artistes et les écrivains au front, mais encore en refermant temporairement l’espace des libertés d’expression et le fragile marché de l’art expérimental, est révélateur.

L’art d’avant-garde et le modernisme sont des phénomènes de société en voie de modernisation, ayant acquis un espace public suffisamment libéral pour tolérer la création d’oeuvres choquantes par leur forme en rupture avec la tradition ou par leur teneur intellectuelle critique. Les sociétés autoritaires pratiquant l’interdiction et la répression de l’art critique fournissent des contre-exemples. L’état relatif de la démocratisation confère aux artistes une autorité qu’ils n’auront plus dans les sociétés dont la démocratisation aura été plus conséquente. En même temps, ce statut intermédiaire et incertain a exposé les artistes eux-mêmes aux rechutes vers des idéologies autoritaires ou totalitaires. Certains en ont conclu que l’art moderne et les avant-gardes avaient par nature des penchants totalitaires. Mais affirmer que ces figures dominantes de la modernité que furent Matisse et Marquet, Picasso et Braque, Kandinsky et Mondrian, Schönberg et Berg, Proust et Musil, Joyce et Kafka, etc., étaient des créateurs politiquement suspects n’a guère de sens ; en revanche, que certains autres aient pu avoir des attitudes ambiguës dans le cadre tourmenté de cette modernisation laborieuse n’est guère étonnant.

Une théorie de l’art moderne et des avant-gardes doit éviter, entre autres, les deux erreurs fréquentes que sont 1) une conception donnant absolument raison à la succession des artistes représentatifs, comme incarnant par principe la vérité de leur époque (point de vue récemment défendu par Sartre ou Bourdieu), et 2) une conception rigoureusement opposée donnant absolument tort à l’art moderne et aux avant-gardes en considérant qu’ils penchent par essence vers les totalitarismes (récemment affirmée par Jean Clair ou Éric Michaud). En fait, il existe parmi ces artistes une grande variété de positions, et la lucidité y est aussi fréquente que l’aveuglement ; aucun a priori n’est donc significatif.

II. Théories sociologiques de l’art moderne

1. La controverse entre sociologues à propos de l’art moderne a traversé tout le XXe siècle. Elle porte moins sur la signification ou sur la valeur des œuvres que sur leur rôle à l’intérieur de la société moderne. Depuis le début, on a observé une contradiction entre l’art moderne et certaines valeurs traditionnelles, notamment religieuses et politiques. L’enjeu du débat jusqu’à aujourd’hui, c’est l’interprétation et l’évaluation de cette contradiction : dans quelle mesure est-elle supportable ou insupportable. La problématisation la plus claire de cette contradiction est due à Daniel Bell, auteur des Contradictions culturelles du capitalisme2 (1976).

Selon Daniel Bell, qui part d’une analyse de la société américaine des années 1960, tout allait bien jusqu’au milieu du xixe siècle, à la fois au plan de l’évolution sociale et au plan des idées et valeurs. La société bourgeoise avait en effet créé un ordre rationnel à caractère économique, moral et politique. De même, « du milieu du XVIe siècle au milieu du XIXe les pays occidentaux ont cherché à fixer certains principes d’esthétique autour d’une organisation rationnelle de l’espace et du temps. L’idéal esthétique de conformité était un principe régulateur qui maintenait un critère et une unité de formes3 ». La peinture de la Renaissance était rationnelle et traduisait une cosmologie rationnelle.

C’est à partir du milieu du XIXe siècle que, selon Bell, tout a changé. En même temps que la légitimation traditionnelle, religieuse et morale, d’un ordre prétendant à la justice tend à disparaître, une autre légitimation s’y substitue progressivement, liée à l’économie de marché. Pour se reproduire, le capitalisme a besoin d’encourager la consommation et du même coup des valeurs moins morales qu’hédonistes : « Le capitalisme […] a perdu sa légitimité traditionnelle qui était fondée sur un système moral de rémunération ancré dans la sanctification […] du travail. Il lui a substitué un hédonisme qui permet le bien-être matériel et le luxe, mais qui veut ignorer toutes les conséquences historiques d’un “système épicurien” avec tout son libertinisme et sa “permissivité” sociale4 . » Ce changement est donc lié à une dynamique interne du système économique ; c’est la raison pour laquelle Daniel Bell parle de « contradictions » internes du capitalisme.

La particularité de sa thèse tient cependant au fait qu’il appelle ces contradictions « culturelles » et en rend responsable l’art moderne pourtant issu de cette dynamique de la société bourgeoise. D’abord, des effets mécaniques de la vie économique moderne affectent la perception : « Les notions d’espace et de temps subirent une désorientation car la révolution survenue dans le domaine des transports et des communications détermina de nouveaux concepts du mouvement, de la vitesse, de la lumière et du son5 . » Ensuite, la révolution copernicienne de la pensée entraîne une subjectivation dans d’autres domaines : « En art et en littérature la théorie de l’activité, source de la connaissance, opère la transformation des anciens procédés d’imitation et des coordonnées de l’espace et du temps. Au lieu de la contemplation, nous trouvons la sensation, la simultanéité, l’immédiateté et l’impact. Ces nouvelles tendances établissent une syntaxe commune pour tous les arts, à partir du milieu du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle6 . » L’effet de cette syntaxe commune est une opposition générale aux conventions : « Les intentions de la peinture moderne sont donc discernables au niveau syntactique, briser l’espace conventionnel, au niveau de l’esthétique, supprimer la distance entre l’objet et le spectateur, s’imposer immédiatement à celui-ci par un impact7 . » De proche en proche, « le modernisme s’infiltre dans tous les arts […] Il comprend la nouvelle syntaxe de Mallarmé, la dislocation des formes du cubisme, le courant de conscience de Virginia Woolf et de Joyce, l’atonalité de Berg8  ».

Jusque-là, le modernisme est l’affaire d’une élite. Elle « a commencé par nier les valeurs bourgeoises dans le domaine artistique, puis s’est taillé des enclaves où la bohème et l’avant-garde avaient un mode de vie opposé aux habitudes conventionnelles. À la fin du siècle dernier, l’avant-garde avait réussi à posséder son propre “espace vital” et de 1910 à 1930 elle ne cessa de s’attaquer à la culture traditionnelle9  ». Au terme de cette période d’innovation, les arts d’avant-garde, favorisés par la contradiction interne du capitalisme, à la fois cessent de créer du nouveau et passent de la culture des élites à celle des masses : « Aujourd’hui, le modernisme est épuisé […] La “masse culturelle” a institutionnalisé la rébellion, dont les formes expérimentales sont devenues la syntaxe et la sémiotique de la publicité et de la haute couture10 . » Autrement dit, « l’avant-garde a remporté la victoire. Une société qui s’abandonne entièrement à l’innovation et accepte joyeusement le changement a, en fait, institutionnalisé l’avant-garde11 ». Selon Daniel Bell, une telle société ne défend plus l’ordre et la tradition, et il lance donc le mot d’ordre néoconservateur de leur restauration, voire de celle de la religion.

Cette influente analyse12 fait beaucoup de crédit à l’art moderne et aux avant-gardes en les accusant de détruire l’ordre de la société capitaliste. Elle insinue sans preuve que l’implémentation culturelle des arts modernes et des avant-gardes se traduit directement par un comportement hédoniste des masses et de ce fait par une atteinte aux fondements moraux de la démocratie, alors même qu’une grande partie des arts modernes et des avant-gardes est souvent dénoncée en raison du caractère austère, intellectualiste, abstrait et choquant des œuvres modernes et que les œuvres des siècles antérieurs, notamment du XVIIIe, souvent qualifié d’hédoniste, auraient dû, selon cette logique, subvertir bien plus tôt l’éthique de la société bourgeoise. Le sociologue aurait dû envisager d’autres causes des tendances à l’hédonisme dans les sociétés contemporaines.

 

2. L’un de ses maîtres, Max Weber, a lui aussi analysé le rôle de l’esthétique dans la société moderne. Il a lui aussi souligné, sur le terrain commun d’une opposition à la vie quotidienne, le conflit entre art moderne et religion. Lui aussi insiste, par ailleurs, sur le fait que l’art moderne transgresse systématiquement les conventions et contraintes de la vie quotidienne de la société moderne caractérisée par l’empreinte des sciences et des techniques, et des règles juridiques et des bureaucraties. Mais ses conclusions sont radicalement différentes.

Dans le passé, art et religion ont été solidaires : « Les idoles, les icônes et les autres artefacts religieux, ainsi que la stéréotypisation par la magie de leurs modes éprouvés de fabrication, qui, en fixant un style, constituent le premier stade de dépassement du naturalisme ; la musique comme moyen d’extase, d’exorcisme, ou de magie apotropaïque ; les magiciens en qualité de chanteurs et de danseurs sacrés […] les temples et les églises qui ont représenté les plus grandes de toutes les constructions, avec l’apparition de stéréotypes, créateurs d’un style, pour réaliser leur architecture […] les objets d’art que constituent les ornements et instruments du culte de toutes sortes associés à la richesse des temples et des églises suscitée par le zèle religieux : tout cela a fait de la religion la source intarissable, d’une part de possibilités d’épanouissement artistique, d’autre part de stylisation, à travers la fixation d’une tradition13 . »

Selon Max Weber, le facteur dynamique de la modernité n’est pas en premier lieu l’économie capitaliste, mais un processus qui affecte à la fois les façons d’être et d’agir et les façons de penser : la rationalisation caractéristique de la civilisation occidentale, processus selon lui irréversible qui tend à rendre les interactions sociales prévisibles et fiables. En participe aussi, selon des modalités particulières, le domaine des arts qui se développe ainsi sans concession suivant une logique propre. En art, « le rapport ingénu aux choses peut, certes, rester intact ou constamment se reconstituer, aussi longtemps et aussi souvent que l’intérêt conscient du récepteur de l’œuvre  d’art s’attache naïvement au contenu de ce qui a pris forme, et non à la forme perçue pour elle-même […] Mais, poursuit-il, avec le temps, le développement de l’intellectualisme et la rationalisation de la vie modifient cette situation. L’art se constitue dès lors en un cosmos de valeurs spécifiques et autonomes, qui sont saisies avec une conscience toujours plus développée. Il assume une fonction de délivrance, de quelque manière qu’on l’interprète, à l’intérieur du monde : il délivre de la vie quotidienne et, surtout, de la pression croissante exercée par le rationalisme théorique et pratique14 ».

La particularité de la rationalisation en esthétique réside donc dans le fait que les domaines des arts sont soumis à une certaine rationalisation, alors même que l’art tend à se distinguer du rationalisme théorique (sciences et techniques) et du rationalisme pratique (droit et bureaucratie) et souvent à s’y opposer. L’art moderne, qui peut de ce fait apparaître irrationnel, est néanmoins plus que jamais soumis au regard critique du public averti et anticipe forcément cette critique.

Par ailleurs, un conflit aigu se développe du même coup, sur le même terrain d’une « délivrance » de la vie quotidienne rationalisée, art et religion : avec sa prétention à apporter une délivrance, l’art, selon Weber, « entre directement en concurrence avec la religion du salut. Toute éthique religieuse rationnelle ne peut que s’opposer à ce genre de délivrance, irrationnelle et intramondaine, qui lui apparaît comme le règne de la jouissance irresponsable et de l’égoïsme secret15  ». Contrairement à Daniel Bell qui exprime le souhait et la nécessité d’un retour à la religion pour restaurer un ordre social, Max Weber ne considère pas qu’une telle inversion du processus du « désenchantement du monde » est possible. À ses yeux, l’autonomisation de l’art est un processus aussi irréversible que la rationalisation théorique et pratique. Cela dit, l’art moderne ne représente pas, à ses yeux, un danger pour le rationalisme théorique et pratique, qui, à son tour, s’émancipe de ses sources religieuses. Quoi qu’il en soit, tout comme Bell, Weber n’envisage que la face réductrice (avant-gardiste) du développement artistique moderne, non celle qui fait des artistes des observateurs et des acteurs critiques de leur époque. L’un et l’autre ne voient pas non plus que la transposition des effets artistiques dans la vie sociale des « masses » n’est pas directe mais passe par une sensibilisation qui n’est pas purement esthétique : ce à quoi nous sensibilise l’art sont aussi des enjeux éthiques et politiques.

3. Comme les sciences, comme le droit et la politique, l’art de la modernité européenne est donc d’abord caractérisé par la rupture avec un certain nombre de tutelles et d’autorités qui furent autant d’interférences, parfois aussi, pour certains, des protecteurs. Dès la Renaissance, un univers relativement indépendant de la théologie et même de la morale se constitue dans les arts. Au XVIIIe siècle, les artistes commencent à s’affranchir de leurs commanditaires et mécènes traditionnels, les Cours et les Églises : il suffit de penser aux difficultés et à l’orgueil de Mozart ou de Goethe, de Rousseau, de Goya ou de David. Ils acquièrent progressivement une autonomie sociale mais doivent aussi s’accommoder des lois du marché, qui créeront une dépendance d’une autre nature.

Émancipées de leurs fonctions religieuses ou princières, les œuvres d’art ne répondent pas aux mêmes exigences cognitives que les sciences ou le droit. Elles ne prétendent ni dire la vérité ni représenter la justice. Elles s’adressent à l’appréciation subjective de chacun, non sans solliciter le jugement objectif qui définit la nouvelle relation entre arts et critiques. Ces conditions cognitives font, dès cette époque, l’objet d’une réflexion philosophique connue sous le nom d’esthétique.

De façon conséquente, la quête de l’autonomie conduit écrivains, artistes et musiciens à entrer dans une relation conflictuelle ou ostentatoirement affirmative avec les exigences de la morale et de la vérité. C’est l’époque du romantisme, des « fleurs du mal » et du culte des apparences dans l’art pour l’art et dans l’esthétisme. Ces développements sont ressentis comme des provo cations auxquelles s’opposent un didactisme de la vertu et un naturalisme de la vérité nue. À côté des œuvres qui sont contemporaines de l’époque moderne sans traduire d’ambition moderniste, on peut distinguer une double évolution avec, d’un côté, un avant-gardisme ou un modernisme réducteur (a) et, de l’autre, un art moderne intégratif (b).

 

a) Le modernisme réducteur cherche à pousser toujours plus loin la tendancen de l’art moderne à faire ressortir sa spécificité. L’artiste, l’écrivain ou le musicien s’adresse à des facultés subjectives rétrécies, capables de percevoir ou de saisir un monde lui-même réduit à des aspects particuliers. Le premier mouvement à procéder systématiquement de cette façon réductrice est l’impressionnisme avec sa technique de réduction du visible à la lumière et par là, dans un deuxième temps, aux couleurs pures, puis, avec Cézanne, à certaines formes géométriques élémentaires, voire aux éléments visuels ou plastiques, ou encore aux relations d’interaction entre artiste et récepteur. Il y a des équivalents en musique et en littérature, avec la réduction et le privilège accordé aux timbres et aux métaphores autonomes comme les emploient Wagner et Debussy, Mallarmé et Rimbaud, et même en photographie avec des techniques qui soumettent la réalité représentée à des réductions par le cadrage, la sur- ou la sous-exposition, l’emploi du négatif, etc. En littérature, la réduction a notamment porté sur les techniques de la fiction omnisciente, avec la restriction du champ de conscience du narrateur, le monologue intérieur sous ses différentes formes, ou plus récemment la vogue de l’autobiographie.

L’art moderne doit être compris avant tout comme un projet d’autonomie. Le fauvisme radicalisera la réduction coloriste, comme le cubisme radicalisera la réduction formelle de Cézanne. Les abstraits ajouteront un tour d’écrou en poussant plus loin la réduction de la représentation du réel, les surréalistes les plus radicaux, en cherchant à ne plus traduire que des automatismes psychiques. On connaît les réductions parallèles de la tonalité ou de la narration. En soi, aucune réduction avant-gardiste n’est supérieure à une autre, ni irréversible. La thèse de l’irréversibilité est le dogme de certaines idéologies téléologiques des avant-gardes, mais n’engage ni les autres artistes ni les récepteurs et critiques. L’abstraction n’est pas en soi supérieure ou plus digne d’intérêt que la figuration, ni l’atonalité supérieure à la tonalité, ni la narration supérieure à la négation de toute séquence narrative, et cela vaut évidemment aussi si l’on inverse les termes : tout dépend de ce que l’on en fait dans un contexte donné ; tout dépend de ce qu’une œuvre réussit à tirer des moyens qu’elle choisit.

Enfin, ce que nous entendons, aujourd’hui, le plus souvent par « avant-gardes », ne correspond pas à l’ensemble des mouvements réducteurs : ce sont plutôt les mouvements délibérément provocateurs, associant des réductions formelles à un projet sociopolitique plus ou moins contestataire ou révolutionnaire. Par rapport au fauvisme ou au cubisme, c’est sans doute le futurisme, mouvement à la fois esthétiquement moderniste et socialement réactionnaire, qui inaugure de façon ambiguë la série de ces groupes radicaux.

 

b) En même temps que les courants avant-gardistes, on voit se développer un art d’intégration qui ne s’interdit pas de représenter, d’utiliser les techniques traditionnelles de la tonalité, de l’harmonie et de la narration, mais qui emploie aussi les techniques d’avant-garde dans un but moins de radicalisation que de traduction de contenus d’expérience spécifiques. Ces arts d’intégration ne s’interdisent pas non plus de transgresser les limites de l’esthétisme et de jouer sur les registres de l’analyse cognitive de la réalité contemporaine et de l’appréciation morale ou politique de cette réalité.

On peut même parler d’une sorte de division du travail entre les deux tendances de la modernité : les avant-gardes ont une fonction de pionniers par rapport aux auteurs modernes qui rétablissent à chaque fois une relation entre découvertes et réductions formelles, expérience subjective, analyse de l’époque, et enfin appréciation politico-morale de tout cela. Les réductions subjectives vont de pair avec le désir de soustraire l’autonomie de l’art aux contraintes cognitives et normatives de la société moderne, éprouvées comme les manifestations d’un rationalisme envahissant. En se retirant dans le domaine de la lumière et de la couleur, d’une représentation non conventionnelle comme celle du cubisme, ou d’une peinture non figurative, l’art évite des sujets désormais considérés comme trop conventionnels pour être magnifiés par la toile. L’impressionnisme et le néo-impressionnisme s’étaient largement repliés sur le paysage ; le fauvisme, des paysages vers le bonheur des intérieurs ; le cubisme, vers les bouteilles, les guitares et les mandolines aux formes suggestives. L’attaque frontale contre la trivialité des sujets figuratifs contemporains devait venir des peintres abstraits, Kandinsky et Malevitch dénonçant les portraits de particuliers, selon eux sans intérêt artistique, et les sujets choisis uniquement pour leur intérêt érotique. Le surréalisme ira jusqu’à vouloir changer la vie à partir de l’utopie artistique.

Toute la modernité artistique, avant-gardes comprises, a toujours été perçue comme une agression blessante. Les intitulés de plusieurs mouvements d’avant-garde sont des noms d’oiseau finalement retournés et assumés par les artistes concernés : impressionnisme, fauvisme, cubisme… Ce côté blessant est lié à la fois à l’abandon des conditions qui ont traditionnellement entouré les rites des arts, aux réductions formelles, perçues comme des agressions, et à la sensibilité à vif, au sens des aspects pathogènes de l’époque moderne, sensibilité particulièrement développée chez les artistes modernes. Le rejet des aspects réducteurs et pathologiques des œuvres modernes ne peut guère surprendre. Il exprime à la fois la déception de ceux qui attendent de l’art qu’il s’applique surtout à exalter le récepteur et la dénégation de ceux qui ne perçoivent pas ou ne souhaitent pas percevoir les aspects pathogènes de la réalité contemporaine que les artistes mettent en lumière. L’art moderne est pour une part importante sensibilisation subjective et touche des nerfs sensibles.

C’est néanmoins une erreur de penser que l’art moderne aurait systématiquement souhaité agresser et blesser le récepteur. Parmi les premiers maîtres des arts qui feront scandale, beaucoup n’avaient pas cherché à provoquer le public et furent bien souvent les premiers surpris par les réactions violentes qu’ils avaient suscitées. Flaubert ou Joyce, Manet et Matisse, Picasso et Braque, Schönberg et Berg n’étaient pas des provocateurs et se rattachaient fermement aux traditions de leurs arts. Il y a chez eux un glissement insensible entre art moderne et avant-garde, témoignage d’une évolution des sensibilités, d’un décalage entre la logique évolutive des arts autonomes et la réceptivité d’une grande partie du public.

III. Fonctions de l’art moderne

1. À partir de cette observation, j’aimerais poser la question suivante : est-il possible de définir – à côté de ces autres aspects de la modernité que sont la science et les techniques, les principes moraux et le droit, l’économie moderne et la démocratie – la contribution spécifique des arts modernes au développement des sociétés modernes ? Autrement dit, s’il n’y avait pas eu les arts modernes et les avant-gardes, s’il n’y avait jamais eu Matisse et Picasso, Kandinsky et Mondrian, Pollock et Newman, Beuys et Pistoletto, Cindy Sherman et Jeff Wall ; si nous ne connaissions pas Proust et Joyce, Kafka et Musil, Pynchon et DeLillo ; si nous n’avions jamais entendu Schönberg et Berg, Debussy et Stravinsky, Zimmermann et Boulez ; si nous n’avions jamais vu un film de Chaplin ou d’Eisenstein, de Welles, de Visconti ou d’Antonioni, de Resnais ou de Godard, etc. – peut-on dire en quoi les sociétés modernisées, les sociétés actuelles seraient différentes et en quoi nous serions des personnes différentes16 ? 16Et par quoi se traduit l’influence de ces œuvres sur leurs récepteurs ? Il existe peu d’études sur la réception des arts modernes et contemporains. Des recherches entreprises dans les années après la Seconde Guerre mondiale ont montré que l’hostilité à l’égard de l’art moderne allait souvent de pair avec une structure mentale empreinte de lourds préjugés, d’intolérance, voire de racisme. De telles analyses seraient à approfondir.

On peut supposer que, sans les expériences éclairantes présentées par les œuvres modernes, les membres des sociétés modernes souffriraient d’une déficience ou d’une cécité provoquées par les transformations scientifiques et techniques, morales, juridiques et politiques de la société moderne. En face de la rationalisation de ces domaines, qui les coupent en grande partie de leurs traditions pour instaurer des techniques et des règles abstraites, les sujets seraient démunis et ne pourraient pas compenser une mutilation de leur domaine d’expérience. Les œuvres traditionnelles, qui leur permettraient tout au plus de satisfaire des besoins nostalgiques, ne répondent pas à ce type de problèmes. Seuls les arts modernes réagissent spécifiquement au nouveau contexte social, et eux seuls proposent des perspectives pour en assouplir la rigidité et la violence17 .

Les tendances à la réduction, au refus de la satisfaction et du confort liés aux formes traditionnelles peuvent s’expliquer, d’une part, par une fuite devant, et une opposition à, l’ensemble des règles imposées par la rationalité théorique et pratique de la société moderne, ainsi que par un désir d’intensité accrue et d’effet puissant, de l’autre, par le souci de supprimer tout ce qui paraît inutile à cette fin et donc par le principe d’autonomie. Ce qui est ici singulier, c’est l’aspect régressif d’un mouvement qui affectionne la notion d’avant-garde et donc, en un certain sens, un progressisme. La régression se traduit par la fascination pour les arts primitifs, pour l’art des enfants et des fous ; elle se traduit encore par ce que Carl Einstein appellera une démarche « hallucinative » et irrationnelle. Toutes ces tendances primitivistes, parfois infantiles, privilégiant le hasard ou « l’in conscient », sont consciemment développées, voire calculées par opposition à une tradition ressentie comme académique et conformiste. Le réalisme ingresque, l’envers rejeté, n’est pas loin, comme le montrent certains dessins de Picasso dès 1915-1916. Il s’agissait de prendre le rationalisme occidental à revers en lui présentant le visage grimaçant et la face attardée de sa propre humanité, mais ceci sans abandonner les méthodes mêmes de ce rationalisme. L’art apparemment régressif est bien l’art d’une société rationaliste hautement développée, créé dans une compétition individualiste avec les autres artistes ou d’autres groupes d’artistes, pour réaliser des œuvres répondant à certaines exigences de qualité, même si ce ne sont souvent plus celles de la tradition.

À partir de ce principe, on peut en tout cas comprendre la logique évolutive de la peinture entre impressionnisme, surréalisme et expressionnisme abstrait. Comme l’écrit Carl Einstein : « On observe une transformation étonnamment logique de la conception picturale depuis les impressionnistes. Des motifs et des sensations, on passe à une combinaison stylisante entre décision tectonique et objet imposé, puis à une figure librement construite, allant jusqu’à l’exclusion complète de tout motif préalablement donné, le motif devenant structure autonome et libre création18 . »

Le refus de la satisfaction et du confort a été expliqué de diverses façons, soit par l’expression d’une hypersensibilité à l’égard de réalités révoltantes, soit par la simple volonté de choquer, de heurter, de produire un impact immédiat et direct sur le récepteur, de lever des interdits ou des inhibitions, soit encore par les démarches d’une adaptation ludique aux violences et aux chocs subis dans la vie quotidienne de la société moderne. Dans la première perspective, les artistes tentent d’exercer une influence morale et politique en frustrant leur public de certaines satisfactions liées à une forme d’art et en favorisant une prise de conscience. Dans la seconde, ils doutent de l’efficacité d’une telle démarche et cherchent plutôt à habituer le récepteur aux conditions d’un univers riche en agressions et périls que souvent il ignore.

 

2. Des démarches caractéristiques des arts modernes, il faut distinguer leurs fonctions. Dans un premier temps, les oeuvres qui marquent une nette rupture à travers les réductions qu’elles opèrent, à travers les effets de choc qu’elles exercent et à travers leurs innovations formelles et matérielles, font partie d’un art d’élite qui s’adresse aux milieux cultivés de sociétés engagées dans la transformation de leurs structures économiques et familiales, scientifiques et techniques, juridiques et politiques, morales et philosophiques, etc. Que ce soit par une attitude de refus ou d’acceptation enthousiaste, le modernisme artistique permet à ces milieux de s’adapter subjectivement à ces transformations. Les arts contribuent à produire les images et les métaphores qui traduisent les changements d’attitude et de sensibilité, les nouvelles conceptions de la vie, les liens entre idées et expériences concrètes.

Dans un deuxième temps, ces fonctions d’adaptation subjective à la modernité échappent en partie aux arts d’élite et sont assumées à plus grande échelle pour l’ensemble des populations, par les arts de masse et les mass media. La violence, l’effet de choc, la surprise et le dépaysement radical qui émanent des nouvelles manières de représenter et d’écrire, de composer et de construire sont pris en charge par le cinéma de grande consommation, la presse à sensation, la publicité et le design, la musique pop et les jeux vidéo, l’architecture, etc. On peut dire que ces pratiques ont pris la relève d’une partie du modernisme, peut-être précisément des techniques d’« avant-garde ».

La fonction qui reste réservée aux héritiers des arts modernes est plutôt celle de l’intégration et de la réflexion sur l’époque dans son ensemble, même si le cinéma, notamment, parfois la littérature, plus rarement les arts plastiques servent de passerelles entre les deux domaines des arts, majeur et mineur. Il n’y a guère dans les arts de masse d’auteurs ou d’artistes faisant la synthèse intellectuelle de l’époque. Par définition obligés d’être efficaces, les arts de masse ne peuvent s’offrir le luxe d’une trop grande complexité ou d’une excessive subtilité. Par ailleurs, la cession d’une partie des fonctions des avant-gardes aux arts de masse coïncide avec l’intégration progressive des arts modernes aux musées et aux autres systèmes de grande diffusion. Cette double évolution explique en grande partie la perte d’influence de l’art contemporain en comparaison de celle de l’art moderne et des avant-gardes historiques ; du même coup, les avant-gardes en tant que mouvements collectifs ont tendance à disparaître. Ces nouveaux contextes à la fois de démocratisation effective et d’absorption des fonctions avant-gardistes par les arts de masse, font que nous avons du mal, aujourd’hui, à comprendre en profondeur le besoin qu’ont pu avoir d’autres générations de produire et de recevoir des œuvres modernes et avant-gardistes.

Cette récupération des « effets avant-gardistes » par les arts de masse – dont témoigne indirectement aussi le tournant de l’art américain entre Pollock, Newman ou Rothko et Warhol ou Lichtenstein – est ensuite à l’origine d’une certaine revanche de l’art intégratif et réflexif sur l’art réducteur. Si les arts de masse remportent des succès à grande échelle, ils ne peuvent pas, en règle générale, prétendre à l’estime critique. Celle-ci va aux œuvres qui, sans forcément employer des effets réducteurs ou en les employant à titre de citation, réfléchissent sur l’état d’une communauté, d’une société, du monde à un moment donné.

Dans la mesure où il fait preuve d’un sens aigu de la complexité historique du présent, mais sans se placer à un point de vue neutre, qui serait celui d’un scientifique ou d’un philosophe, l’artiste moderne ne peut synthétiser le présent qu’à partir du point de vue excentré d’un subjectivisme réfléchi. Il sera « moderne » également, dans la mesure où il se montre à la hauteur du temps en employant, de façon réfléchie, des techniques novatrices adaptées à ses découvertes. Il sera moderne, enfin, dans la mesure où il ne se contente pas de satisfaire des attentes, mais prend le contre-pied des visions complaisantes du monde contemporain. Sur ces plans de la complexité et du décentrement subjectif, de la réflexion et du refus de la complaisance, l’art de masse ne peut pas suivre l’art moderne.

 

 

 

 

 

 

 

Cet article est extrait de Réévaluer l'art moderne et les avant gardes publié sous la direction de Esteban Buch, Denys Riout et Philippe Roussin aux Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (2010). Il est reproduit ici avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

SOMMAIRE
Avant-propos
Esteban Buch, Denys Riout, Philippe Roussin – Introduction. Un débat inachevable
Rainer Rochlitz – Art moderne et société moderne
Georges Roque – Abstraction et modernisme
Valérie Pozner – Les avant-gardes russes. Cangement de regard ?
Esteban Buch – Réévaluer l'histoire de l'avant-garde musicale
Michel Frizot – Le régime photographique, vecteur de la modernité et des avant-gardes
Nadia Podzemskaïa – La « nouvelle science de l’art » face aux avant-gardes dans la Russie soviétique des années 1920
Yann Rocher – Faut-il brûler le Louvre ? Pensées de la destruction dans une enquête de L’Esprit Nouveau
Philippe Roussin – Surréalisme et Esprit nouveau. Antinomies des avant-gardes et réévaluations de la critique artiste après 1945
Annick Louis – L’aventure et l’ordre. Du rôle des avant-gardes dans la culture argentine
Denys Riout – Néo-dada. Des artistes acteurs d’une réévaluation
Jean-Pierre Cometti – Que signifie la « fin des avant-gardes » ?

 

 

 


1 P. Wood, « The avant-garde from the July Monarchy to the Second Empire », in Id., ed., The challenge of the avant-garde, New Haven-Londres, Yale University Press, 1999, p. 35-55, ici p. 41.

2 D. Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme (1976), trad. M. Matignon, Paris, Presses universitaires de France, 1979.

3 Ibid., p. 117.

4 Ibid., p. 93 sq. Les mots « américain » et « protestante » ont été coupés pour ne pas limiter la portée
de cette citation.

5 Ibid., p. 57.

6 Ibid., p. 119.

7 Ibid., p. 121.

8 Ibid., p. 56.

9 Ibid., p. 63.

10 Ibid., p. 30 sq.

11 Ibid., p. 45.

12 Elle a été notamment reprise par Luc Ferry dans son Homo Aestheticus. L’invention du goût à l’âge
démocratique, Paris, Grasset, 1990, p. 265-275.

13 M. Weber, « Considération intermédiaire », Sociologie des religions, trad. J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 1996, p. 434 sq.

14 Ibid., p. 435 sq.

15 Ibid., p. 436 sq.

16 Les trois phrases suivantes, présentes sur le tapuscrit que nous publions ici, ne figuraient pas dans la version manuscrite de ce paragraphe qui s’achevait par cette question : « Savons-nous seulement ce que nous devons à ces œuvres ? » (NdE.)

17 Rainer Rochlitz ajoute ici, en marge de son tapuscrit, cette remarque manuscrite : « Nous souvenir du besoin que nous avions de l’art moderne il y a de cela quelques décennies. » (NdE.)

18 C. Einstein, Die Kunst des 20. Jahrhunderts (1931), Berlin, Fannei & Walz, 1996, p. 93.

 

Article publié le 12 avril 2011

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