Nageurs (Byron)


Mon secret est que je n’ai pas voulu garder ici ma sauvagerie, quand j’ai appris celle de lord Byron. Je n’ai pas voulu passer pour la copie de l’homme dont je suis l’original : je me suis refait ambassadeur.
(Lettre de Chateaubriand à Mme Récamier, 17 septembre 1833)
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
(Baudelaire, « Elévation ») 

     Chateaubriand savait-il nager ? On entendra par là : nager vraiment, littéralement, donc au sens du dictionnaire (« Se soutenir et avancer à la surface de l’eau, se mouvoir sur ou dans l’eau par des mouvements appropriés », Petit Robert) ? Drôle de question, me dira-t-on. René n’est-il pas de Saint-Malo ? N’a-t-il pas, enfant, joué dans la mer ? L’océan n’est-il pas en quelque sorte son élément naturel ? Certes oui. Mais faire trempette dans les vagues n’est pas encore faire preuve d’une réelle compétence sportive. Il faut ici prendre en compte une certaine habileté technique. Quant aux expériences du navigateur et du globe-trotter, pour le problème qui nous intéresse, elles ne prouvent rien. Les vrais marins ne savent pas nager et jugent inutile l’apprentissage de la natation. Ils craignent l’eau dont ils connaissent les dangers. Ce sont eux-mêmes qui le disent 1

            Si on admet que l’homme Chateaubriand ne savait pas nager, alors que l’écrivain prétend le contraire dans son œuvre, une autre question s’ensuit. Pourquoi nous ment-il ? Pourquoi s’attribue-t-il dans ses textes une compétence qu’il n’a pas dans la vie ? Mais la question est en réalité mal posée et il faut donc la reformuler. Est-ce bien, en effet, d’un mensonge qu’il s’agit ? N’aurions-nous pas plutôt à faire à ce qu’il faudrait appeler en termes cinématographiques un problème de casting ? Je rappelle que le personnage du nageur – mais il s’agit alors d’une figure, d’une image – fournit aussi à l’écrivain une excellente métaphore quand il s’agit de dire sa place dans l’Histoire. Cette image apparaît dans la « Préface testamentaire » de 1834 et nous la retrouvons au livre quarante-deuxième des Mémoires :
Je me suis rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troubles, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles. 2

Le texte est souvent cité. Jean-Claude Bonnet en a proposé un excellent commentaire3 . Retenons ici que le verbe « nager », quand il est conjugué à la première personne, prend chez Chateaubriand deux sens différents, selon le contexte où il apparaît. Il peut s’agir de l’activité physique et sportive dont on vient de rappeler la définition selon le dictionnaire. L’acception est alors littérale. Mais le même verbe est aussi utilisé comme image désignant le fait, pour le « je » qui s’exprime dans l’œuvre, de vivre dans l’Histoire, de la traverser, comme on traverse un fleuve ou une mer. C’est donc là le sens figuré. En bonne logique, le sens littéral précède le sens figuré, il y a d’abord celui-là, ensuite celui-ci. Il n’est pas sûr, toutefois, que ce soit également le cas pour le problème qui nous occupe.
            Notre question, à ce moment, se précise. Est-ce parce que Chateaubriand était bon nageur dans la vie qu’il en arrive dans son œuvre à l’image du nageur-passeur ? Autrement dit, l’image est-elle tirée de son vécu ? Ou faudra-t-il affirmer l’inverse ? Quand il parle de lui comme nageur, donc, comme sportif, l’écrivain n’est-il pas en train de régler son problème de casting ? Chateaubriand s’approprie-t-il un passé de nageur, qu’il invente de toutes pièces, pour que, quand il écrit le récit de sa vie, le sens référentiel et le sens métaphorique, ou allégorique de sa phrase, viennent mutuellement se renforcer ?
            Réflexion faite, la seconde hypothèse me paraît préférable à la première. J’essaie, dans ce qui suit, de m’en expliquer.

 

 

 

 

1 Je prends cette information chez Jean Merrien, La Vie des marins au grand siècle, Bibliothèque océane, 1998, p. 150.

2 MOT, t. I, p. 1541. Voir aussi ibid., t. II, p. 1027.

3 Voir « Le nageur entre deux rives : la traversée comme expérience révolutionnaire », Bulletin de la Société Chateaubriand, n° 32, 1998.

 

 

Cet extrait est tiré de l'ouvrage de Franc Schuerewegen Le Vestiaire de Chateaubriand publié aux Editions Hermann en 2018. Il est reproduit ici avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

 

Publié le 24 juin 2019

 

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