OUI / NON*

 

 

Frédérique Toudoire-Surlapierre

Chère amie, je suis débordé, on me demande trop de choses, et trop de choses à la fois, je finis par dire oui, presque au hasard, pour qu’on me laisse en paix. (…) Lassé, je finis par penser de tout : pourquoi pas ?1 .

Ce oui d’André Gide sonne comme un échec, c’est qu’il est vécu comme une incapacité à dire non, une capitulation aux sollicitations extérieures. Le non possède un coût, celui de la résistance, il est une « surdemande »2 selon le mot de Barthes, la conjonction d’une dépense et d’un excès (réel ou fantasmé) que la surenchère des sollicitations (lettres, téléphones, demandes, offres) rend sensible comme autant de demandes perçues comme des agressions presque physiques. S’il semble si difficile à Gide de ne pas répondre, c’est parce que ce non suppose une décision, celle de se retirer de la communauté littéraire. Le monde extérieur est ainsi perçu comme une agression à laquelle il ne peut complètement se dérober. Toutefois, le non n’est pas seulement le mot d’une solitude assumée quand le oui reproduirait un assentiment collectif. Mot de l’effet de la communauté sur les individus, le non se répand et prend de la valeur, jusque dans la littérature qui en fait un mot-clef, sinon son mot d’ordre, répartissant les tâches : à la lecture le pouvoir de dire oui, quand la (bonne) littérature est du côté du non. L’écrivain se trouve ainsi pris dans la posture obligée du non – au risque d’être pris pour un mauvais auteur. La grande Littérature a si bien adhéré au non qu’elle s’y est enferrée. Certains écrivains résistent à cet impératif par l’alternative ou l’hésitation, en faisant le choix du oui ou du peut-être, en prenant le risque d’œuvres secondaires ou mineures. C’est le sens du titre de la pièce de Marguerite Duras, Yes peut-être, choisissant le détour ludique de l’anglais et l’ajout d’un « peut-être » autant pour laisser entendre qu’il ne peut être du oui en littérature sinon une pochade pour se distraire, que pour signifier ses distances avec le sérieux de la littérature postmoderne. Ceci ne fait que confirmer en réalité l’opposition de la littérature en deux camps. Connotant le bonheur, l’amour ou encore le mariage, il est définitivement associé à un protocole romantique et compassionnel que la grande littérature fuit, lui préférant le tragique, le mal, le déshonneur ou même le ratage ou l’échec. Quand Maurice Blanchot associe ostensiblement le bonheur et le oui – « Bonheur de dire toujours Oui, d’affirmer sans fin. Nous avons connu d’autres jours »3  –, la répétition même de ces mots et le lyrisme excessif de cette proposition sont autant d’indices de son ironie sous-jacente :

Ah, bonheur de dire toujours Oui, surprise de ces liens nouveaux et certitude de ce qu’il y a de plus ancien ; appel qui me vient de la légèreté initiale pour une légèreté nouvelle, pensée qui n’est pas pensée par moi, qui déjà remonte vers les lieux supérieurs, en m’y entraînant avec une promptitude folle, ne m’y entraînant pas tout à fait4 .

On ne peut guère s’y tromper, ce mot fonctionne comme une sirène trompeuse. Le bonheur n’est verbalisé que pour autant qu’il disparaît ou s’enfuit. Convoqué dans des œuvres littéraires, le oui s’affilie au genre de la littérature secondaire, de la littérature de jeunesse ou celle, encore plus dépréciée de littérature sentimentale, autrement dit toute une littérature qui croit aux bons sentiments. Le genre de la comédie a adopté le topos du oui du mariage comme effet (prétexte) de clôture. L’intrigue dramatique est motivée par un non à un mariage décidé par le père auquel se refuse la jeune fille, donnant lieu à diverses péripéties qui prennent fin par un (autre) mariage dont la spécificité est qu’il est un vrai oui, c’est-à-dire un oui réciproque, assumé et désiré des deux côtés. La comédie s’arrête là, comme si le oui fermait la possibilité et l’envie de tout prolongement littéraire. C’est exactement au mot oui que Créon demande de dire à Antigone que celle-ci se reprend dans la pièce d’Anouilh. Elle qui avait presque cédé et capitulé se ressaisit à cette proposition d’un « oui au bonheur » suggéré par Créon et qui consiste en un mariage avec Hémon, la décidant à se placer irrémédiablement du côté du non. La pièce bascule quand Antigone choisit un non, mot dont elle ne dérogera plus. Le contexte politique de la seconde guerre mondiale est clairement audible, Anouilh sous-entend que ce choix de la Résistance française n’a tenu qu’à ce mot – mot quelconque qui va s’avérer pourtant déterminant en qualifiant une position idéologique décisive : l’engagement dans la résistance et le refus de la collaboration, mais plus largement encore le rejet des compromis et des compromissions. Dévalorisé et discrédité en littérature, le oui semble n’être pas plus qu’un faire-valoir du non, une sorte d’interlocuteur un peu naïf chargé de donner la réplique afin de permettre à l’opposition et à la contradiction de se mettre en valeur. D’un côté l’hésitation agaçante de la Duchesse de Langeais qu’Armand de Montriveau n’arrive pas à faire céder, de l’autre le oui sensuel de Molly Bloom ? Mais ces oui qui cherchent à prendre le lecteur par les sentiments sont-ils la seule expression d’une provocation qui peut prendre la forme de la destruction la plus extrême ? Ne sont-ils pas plus que des cas particuliers, des exceptions qui confirment la règle ? Nietzsche joue de la provocation du sérieux philosophique quand il affirme se diredans le oui dans Ainsi parlait Zarathoustra, faisant de ce dernier une question d’identité. « Je serai ainsi un de ceux qui embellissent les choses. Je ne veux pas faire la guerre au laid. Je ne veux pas accuser, même pas les accusateurs. Que regarder ailleurs soit mon unique négation ! Je veux, en toutes circonstances, n’être plus qu’un homme qui dit oui ! » . Oui, mais oui à quoi ? L’objet manque. Nietzsche destitue à l’affirmation son objet et par là même il en fait un concept. La beauté énigmatique des aphoristiques nietzschéens montre combien la force du oui réside dans sa capacité à masquer la fascination esthétique qu’il peut exercer – en dépit de ce qu’on peut bien dire. Le oui de Nietzsche mime les effets d’une négativité d’autant plus efficace qu’elle associe la destructivité et la positivité dans le même mouvement.

Le non possède une force d’attraction qui n’est pas sans conséquences. Séduite (perdue) par les pouvoirs attractifs du non, la littérature s’est tellement pensée par rapport à cette négation qu’elle semble ne plus pouvoir s’en défaire. Elle a directement pâti des effets de sape du non – expliquant ses impasses et ses soubresauts actuels. Comme Antigone, la littérature moderne et contemporaine s’est engagée sur la voie de l’impossible, de l’inquiétude et de l’angoisse, voie dont il est difficile de revenir. Elle a opté pour le non, ce qui lui a paru d’autant plus évident et légitime que les événements historiques de la seconde moitié du vingtième siècle lui ont donné raison, sonnant définitivement le glas d’une possible vertu ou efficacité d’une appréhension positive de l’existence. La littérature s’est trouvée dépassée par une Histoire qui est allée plus loin qu’elle dans la destruction et la négativité – et en lui donnant raison, d’une certaine manière elle lui a dit oui. Le négationnisme a ruiné la force de la négation littéraire, ce qui constitue une première explication des effets du pessimisme et de l’obsession du déclin de la littérature européenne. Le risque du non est qu’il peut aussi remplacer le rien. Quand il devient si péremptoire et autoritaire qu’il n’admet pas de réponse, quand il se suffit à lui-même comme s’il était un contenu. On peut aussi dire non simplement pour s’opposer, parce qu’on n’a rien à dire, encore moins à proposer, le non joue alors le rôle d’un écran (d’un paravent) du rien voire du Néant.

 

Comme Hugo face à Napoléon III ou plus lointainement Méphistophélès face à Faust, l’écrivain (le grand le vrai) est « l’esprit qui toujours nie ». Si le non a toujours eu les faveurs des penseurs et écrivains européens, c’est qu’ils sont ceux qui font les débats, ils contestent, s’insurgent et s’opposent. « Penser, c’est dire non, déclare Alain, c’est à elle-même que la pensée dit non ». Non est le mot de la révolte et de la contestation, « le certificat d’origine – le made in Germany – qui atteste l’appartenance de la pensée à l’inconscient »5 insiste Ricoeur qui situe, ce qui est significatif, l’Allemagne au cœur de ce mouvement de pensée. Cette prévalence européenne du non possède des sources profondes mais qui sont encore prégnantes. La pensée européenne se définit par une survalorisation du non – et la dépréciation du oui en constitue la première des conséquences. L’esprit européen est celui « qui nie toujours », Edgar Morin reprend et analyse cette expression dans son essai Penser l’Europe (1990). La culture européenne moderne se définit par « un tourbillon de négativité »6 hérité des vérités médiévales qui portent la négation à « toute idée, tout système, toute théorie ». Concept proprement européen, Edgar Morin la repère dès le Moyen Âge : « le désir faustien de la connaissance absolue qui fait surgir l’esprit qui nie toujours », c’est Méphistophélès. Mais il est clair que les philosophies platoniciennes et aristotéliciennes portaient déjà les prémices d’une préférence pour la négation. La négativité est perçue comme un mode de pensée dynamique, dans la filiation de l’énergie de l’esprit chère à Hegel. Elle peut prendre différentes formes, celle de l’ironie, de la contestation, de la révolte, mais aussi celle d’un doute alliant le scepticisme à quelque chose qui le nie à son tour. Edgar Morin considère ce mode de pensée positif, « vivifiant » même, en ce qu’il y retrouve l’esprit de Montaigne, Descartes, Pascal ou encore Hume ; le problème réside dans le fait que les pulsions qui poussent à ce type de comportement refusent la finitude, elles croient en l’illimité et pour cela nient tout principe de réalité. La littérature européenne « n’a pas cessé de porter en elle le négatif invisible, fait de souffrances et d’échecs, de l’image euphorique du progrès indéfini et de la conquête du monde »7 . Edgar Morin effectue alors un rapprochement, qui constitue l’élément fondateur (parce qu’à la fois attirant et aliénant) entre la négativité de la culture européenne et le processus autodestructeur qui a entraîné l’Europe à sa ruine. Ce postulat, fondateur de notre culture, est discutable, il suppose un lien de cause à conséquence entre une négativité culturelle et les exterminations massives qui se sont produites en Europe, il relie un moteur de culture et un mouvement destructeur de l’Histoire, conférant au premier une responsabilité énorme et une immense culpabilité à la culture européenne – ce qui paraît illégitime et disproportionné. Mais c’est surtout la fortune du postulat qui est inquiétante : à force de penser ou d’écrire la négativité, on permettrait sa réalisation. On ne peut que s’étonner de la puissance d’une négation capable ainsi de passer de l’idée à l’action. Cette faculté qui lui est attribuée est surtout révélatrice de ce dont on l’investit : un don plus ou moins superstitieux d’actualisation, une capacité à passer du rêve (cauchemar) à la réalité. François Jullien, fin connaisseur des philosophies et des cultures asiatiques, a rendu compte par comparaison de la disposition négativisante de la culture européenne. Dans un essai symboliquement renommé Du mal / Du négatif (2004)8 , il montre les dangers de la confusion qu’on est tenté d’effectuer entre le mal et le négatif. « Le mal n’« est » pas » explique François Jullien s’appuyant sur la philosophie chrétienne d’Augustin reprenant celle de Plotin : « le mal n’est rien »9 . Mais par là même, il revalorise le négatif, au détriment du mal, en prônant ce qu’il nomme « une logique de la négativité », « un négatif coopérant à une positivité d’ensemble en la faisant ressortir »10 . Il convie ainsi le lecteur à « repenser aujourd’hui, sur de nouvelles bases, le destin coopérant du négatif » et notamment à distinguer « ce qui détruit et ne produit rien », c’est-à-dire le mal, et « ce que serait un négatif activant, mobilisant, tel qu’il met sous tension, promeut, innove, intensifie »11 . Bien que redonnant à la négation une place plus mesurée, François Jullien ne se départit pas de sa puissance de fascination. Or le phénomène n’est-il pas exactement inverse ? La littérature européenne peut être tout aussi bien appréhendée comme le reflet (la partie émergée) d’un état d’esprit européen, de sorte que si celle-ci est effectivement empreinte de négativité, elle l’est davantage comme symptôme dont il convient de chercher les raisons ailleurs dans l’inconscient collectif, l’histoire des peuples et les interactions entre les nations, plutôt que dans une simple force magique et maléfique inhérente à la négation elle-même.

La fortune du postulat d’Adorno selon lequel la poésie n’est plus possible après Auschwitz est à réfléchir en ce sens : il serait donc interdit de se libérer de la négativité ? L’entreprise est loin d’être évidente et nécessite une réflexion. Il est ainsi lui-même revenu sur cette hypothèse dans sa Dialectique négative, et significativement c’est Paul Celan qui a ouvert la voie d’une poésie d’après Auschwitz en prônant « ne pas séparer le non du oui ». Pourtant, cette formule, par l’engouement qu’elle connut et connaît encore, confirme cette idée (envie) selon laquelle quelque chose ne pourrait plus avoir lieu, privant la littérature de sa négativité et par là même de ce qui la motivait. Ce constat, pris à la lettre, n’est que trop « négatif », il induit que la négativité aurait atteint son but en se retournant contre les objets qu’elle nie. C’est tout le problème de la négation qui, généralisée, se conteste elle-même. Un des avatars pervers de la négation se déploie dans le négationnisme qui a fortement dévalué et usurpé le non, le dévoyant en une vision du monde humainement intolérable. Il n’est évident pas anodin que des auteurs comme Adorno et Kertész aient ainsi violemment disputé le non au négationnisme. Le « non » est un mot à posséder : il faut le conquérir, le reprendre, le conserver : il est inconcevable de ne pas l’avoir dans son camp. Que le « non » ait servi de maître-mot de la résistance n’est pas le moindre des espoirs. Paradoxe d’une appropriation verbale qui peut paraître dérisoire ou symbolique mais que les exactions de la seconde guerre mondiale ont rendue impérieuse. Ces deux mots sont avant tout des mots communs, ils sont collectifs, ils appartiennent à tous, et ne peuvent pas être des mots singuliers. Sans eux, la communauté ne peut échanger donc fonctionner. Oui et non sont la condition minimale de toute interaction, son plus petit dénominateur commun. Les usages du oui et du non, mais surtout leur valeur – selon qu’ils sont interdits, dévalués ou au contraire dans la surenchère – sont autant de manifestations de l’estime que la communauté européenne porte à sa littérature.

Le oui et le non deviennent l’expression des extrêmes mais littéralement des extrémités de la littérature d’après-guerre, ils stigmatisent l’état d’une littérature rendue à ses extrémités. Les écrivains se tournent effectivement vers le oui et le non, parce qu’il leur semble nécessaire d’utiliser ces deux mots-là. Toute une mouvance de la littérature européenne de cette époque réarticule la dialectique du oui et du non, ce qui a pour premier effet de revaloriser le oui dans la pensée européenne. La « dialectique négative » d’Adorno, la « philosophie du non » de Bachelard, le « oui » du péché » analysé par Jankélévitch, les propositions de Blanchot et de Barthes sur le neutre montrent que la pensée postmoderne repart de ces mots-là. Il ne s’agit pas uniquement de rendre accessibles une philosophie, une éthique, un système de pensée. Le réemploi du oui et du non témoigne d’une défaite, d’une perte de croyance dans la parole, et par là de la littérature. Mots symptômes de l’état d’esprit des écrivains de l’après-guerre, ils fonctionnent comme des alarmes, se rapprochant de l’interjection, de la réaction instinctive. Rendant compte d’un état d’urgence, ils jaillissent, entre spontanéité (le lapsus ou le déni) et retour du refoulé (« ça ne j’y avais jamais pensé auparavant »). Expression d’un dépit, ils disent un renoncement qui n’est pas une capitulation, même si celle-ci affleure parfois : capituler c’est renoncer définitivement à écrire. C’est contre ce danger que toute une topique du neutre s’affirme dans la littérature européenne, exprimant ainsi les limites de l’alternance (échapper au oui éternel, fuir le non aliénant). Mais le dépassement du raisonnement dialectique du oui et du non n’est pas simple. L’écrivain est toujours susceptible de succomber à la tentation que constitue ce balancement du oui et du non tant il semble conduire tout droit vers l’abîme nihiliste, ne laissant d’autre issue que la profondeur du désespoir. Le neutre n’est pas seulement l’une desréponses postmodernes à une Europe en état de choc, il faut aussi qu’il se formule par le oui et le non parce qu’il rend compte de cette période de latence et d’hésitation entre le oui et le non.  « Faut-il supposer un sens du sens des mots qui, tout en le déterminant, envelopperait cette détermination d’une indétermination ambiguë en instance entre le oui et le non ? »12 . Le neutre, l’hésitation, le suspens, l’alternative qui peuvent se traduire par des « peut-être », des « ou bien ou bien », par des « ni… ni » qui sont autant de volontés de ne pas prendre parti. La littérature de l’après-guerre trouve sa représentation la plus acceptable dans cette oscillation infinie entre le oui et le non à tel point que ce balancement devient l’une des conditions de la littérature postmoderne :

La pensée créative est une pensée qui se meut sur les extrêmes, sur la balançoire du Oui et du Non, jusqu’à ce que la chaîne se rompe, écrit Imre Kertész dans son Journal de galère, mais il faut emporter sur la balançoire la matière et le concret, puisqu’il faut un poids pour la mettre en mouvement13 .

***

Que devient l’artiste européen, glorifié et pétrifié par l’image du poète maudit, solitaire dans sa tour d’ivoire, lui qui a revendiqué son isolement en radicalisant la distance qui le sépare de la communauté ? Il ne peut plus s’exacerber en héros marginal – à l’aune de l’image qu’il entend se donner et renvoyer de lui-même : celui qui dit non, et pourtant il lui est réellement couteux d’y renoncer. Pour comprendre cette « force qui va » qu’est le non et qui le motive si puissamment, il est utile de remonter à ses fondements que sont la langue et l’enfance, car en découlent ses motivations philosophiques et ses impacts, au sens fort du terme, car ils sont aussi ses dangers. Quand l’écrivain est celui qui dit non et qui, par son refus, reste à la marge, c’est le lecteur qui se trouve pris de court. Il lui est difficile de recevoir, sans a priori, des écrivains du oui, lui à qui on a consciencieusement appris que la grande littérature était celle du non. Comment accepter ce postulat sans se contredire, c’est-à-dire sans tomber dans l’excès inverse qui consisterait à tout accepter, et donc à dire oui à tout ? Maurice Blanchot fait de lalecture l’acte du oui par excellence :

La lecture ne fait rien n’ajoute rien : elle laisse être ce qui est ; elle est liberté, non pas liberté qui donne l’être ou le saisit ; mais liberté qui accueille, consent, dit oui, ne peut que dire oui, et, dans l’espace ouvert par ce oui, laisse s’affirmer la décision bouleversante de l’œuvre, l’affirmation qu’elle est – et rien de plus14 .

Le propre du lecteur selon Blanchot tient à cette liberté qu’il explicite par le oui, « cette liberté fait la profondeur de ses rapports avec elle, fait l’intimité de son Oui mais, dans ce Oui même, le maintient encore à distance, rétablit la distance qui seule fait la liberté de l’accueil et qui se reconstitue sans cesse à partir de la passion de la lecture qui l’abolit »15 . Ne nous y trompons pas, le lecteur n’est pas un réel salut et Blanchot entend surtout contester à l’auteur son statut et son inspiration comme preuves de sa liberté. Après coup fut motivé par l’expression « Noli me legere » qui est forcément aporétique avec l’acte qui la permet. Cette « interdiction de lecture » signifie d’abord à l’auteur son congé, mais « Tu ne me liras pas »16 est aussi une interdiction qui ne peut être connue que par la lecture, de sorte que l’acte qui la rend possible la contredit forcément. Injonction contradictoire qui reconduit le lecteur à ses propres contradictions. Un lecteur n’est jamais qu’un oui – même s’il cherche à nier sa non-lecture : c’est cette condition même qui rend possibles des essais consistant parler des œuvres qu’on n’a pas lues et des lieux où l’on n’a pas été. Dès lors qu’il lit et progresse dans sa lecture, le lecteur est pris au piège de l’assentiment. Après la seconde guerre mondiale, il lui faut renégocier sa position vis-à-vis de l’écrivain et de toute cette tradition littéraire européenne qui valorise la négation, il est sommé de prendre position face à la fascination exercée par le non au détriment du oui. La réponse se situe de l’autre côté : oui et non sont les échos de la façon dont un écrivain se situe par rapport à ses lecteurs et au dialogue qu’il entend instaurer avec eux. Rupture ou union, communion ou séparation irréductible ou définitive, ils dévoilent la façon dont l’auteur souhaite être entendu : en disant oui et/ou non, il entend retenir l’attention de ses lecteurs en leur faisant retenir ces mots. L’auteur indique, par l’intelligibilité du oui et du non, que son discours est accessible, jouant de formules ou d’aphorismes qui frappent autant l’oreille que la mémoire. Les maximes de La Bruyère en sont autant d’exemples : « Un honnête homme qui dit oui et non mérite d’être cru, explique doctement La Bruyère, son caractère joue pour lui, donne créance à ses paroles, et lui attire toute sorte de confiance »17 . Plus près de nous, on retrouve encore cette tentation. « Le silence est plaie de oui et couteau de non » déclare ainsi Beckett dans ses Actes sans paroles, toute son œuvre est traversée des contradictions que permette la confrontation du langage avec le réel et dont la posture de l’écrivain est le pivot consentant : « Personne ne sent rien, ne demande rien, ne cherche rien, ne dit rien, c’est le silence. Ce n’est pas vrai, si c’est vrai, c’est vrai et ce n’est pas vrai, c’est le silence et ce n’est pas le silence » écrit-il dans Molloy. « Beckett ne se délecte pas d’un « non » facile, commente Peter Brook, mais fabrique ce « non » intransigeant dans l’étoffe d’un désir insatiable de dire « oui ». Le « oui » de Beckett est invisible, comme l’est la foudre noire de William Golding ». Le goût de la provocation et le plaisir du jeu de mots vont de pair avec un désir de réflexion. Ces penseurs n’ont pas seulement cédé à une tentation ludique de mots qui sont aussi des mots de l’enfance. Ces aphorismes sont loin d’être des monades isolées proférées pour satisfaire un penchant spirituel qui se saisirait par des mots du quotidien. Ils font partie d’un système idéologique ou éthique beaucoup plus complexe et profond qu’il n’y paraît dont ils constituent les mots-phares. Leur apparente simplicité et leur allure anodine font leur force de séduction. Parce qu’ils passent inaperçus, ils permettent de lever les a priori, les idées préconçues sur la difficulté de systèmes philosophiques réservés à l’élite ou aux initiés. Inoffensifs, ils endorment la méfiance du public et neutralisent son esprit critique. C’est en ce sens que des écrivains et des philosophes dits engagés choisissent ces deux mots dans leurs discours. Il n’est pas fortuit que les mouvements de libération et de contestation fassent usage de ces mots : le non reste prioritairement le mot de la révolte, même si, l’Amérique, par son choix présidentiel, semble signaler la force d’un « Yes, we can », avec toute la puissance fantasmatique de ce oui collectivisé. Les référendums en Europe, dont le plus récent « non » à l’Europe, stigmatisent, autant qu’ils figent dans l’inconscient collectif, l’état d’esprit d’un pays à un moment donné de son Histoire, jouant ainsi un rôle d’indices mémoriels, comme s’il fallait indiquer à un peuple ce dont il faut qu’il se souvienne. Le statut à la fois particulier et général de ces deux mots dans toute communication est un élément important de cette réflexion. Relevant du langage qualifié de courant, ils servent à confirmer ou à clore la conversation, à la suspendre, d’autant plus qu’ils fonctionnent en un diptyque sinon inséparable, du moins difficile à séparer. Répondre par oui ou par non, c’est couper court aux mots qui pourraient suivre, en optant pour la plus elliptique des paroles. Oui et non donnent à réfléchir sur le statut des mots les plus usités, ils dévoilent leur fonction mais aussi leurs usages, leur aura, leur succès ou leur revers. Leur statut international leur permet, linguistiquement, d’être proférés partout, ils existent dans toutes les langues, même s’ils ne sont pas également employés et s’ils ne sont pas strictement équivalents, notamment si l’on distingue les sphères occidentale et orientale. Évidents dans la langue courante et récurrents dans nos conversations quotidiennes, oui et non semblent ne valoir a priori guère plus que la réponse qu’ils apportent, davantage enclins au référendum, au sondage ou au serment qu’à la littérature. Les écrivains du nouveau roman n’on pas manqué de fustiger cet emploi convenu du oui et du non dans la conversation courante où ils font partie de ces expressions préfabriquées, ces béquilles de langue qui s’imposent comme des nécessités de faire consensus, comme « Oui, oui » ou « Oui bien sûr ». Loin d’être des impropres littéraires, le oui et le non utilisés à l’écrit entendent d’abord se libérer de leurs emplois les plus quotidiens. Clément Marot établit instinctivement une équivalence entre la fortune de la littérature et la pérennité du oui et du non : « Et tant qu’ouy et nenny se dira, per l’univers le monde me lira ». Oui et non constituent un principe rhétorique d’images, de représentations et de figures de style. La communauté tire-t-elle un bénéfice à les renvoyer à des lieux communs, à les attacher à leur sens collectif ? La force de ces mots dans l’inconscient collectif confirme cette intuition que ces deux mots constituent un paradigme littéraire. Jouant les mots-indices de tendances poétiques et esthétiques d’une époque, oui et non donnent la mesure d’un état des lieux de la littérature européenne. La symétrie du oui et du non qui constitue l’une de ses idées reçues est loin d’être si avérée, et il est même contestable d’affirmer que la négation est ce qui n’est pas l’affirmation. La négation est plus stimulante pour l’esprit, exaltant notre besoin d’adversité, quand l’acquiescement connote davantage la capitulation sinon la soumission. Oui et non sont ainsi dotés d’un pouvoir anthropomorphique, personnifiés comme des entités antagonistes étranges : « Le oui anéantit le non, déclare ainsi Vincent Descombes. Si je me révolte contre cette loi par un « peut-être que oui et peut-être que non », il y a malgré tout exclusion d’un dit univoque. Quelque chose est donc impossible à dire, frappé d’interdit »18 . La réhabilitation du oui paraît nécessaire à l’avenir littéraire : le oui a son mot à dire, mais un oui qui ne soit ni compassion ni facilité. À la littérature contemporaine de s’affirmer sans tomber dans la sensiblerie, un oui libéré des usages rhétoriques de l’affirmation dialogique, un oui libéré des conventions sociales. L’évaluation des usages du oui va révéler comment certains auteurs s’en sont emparés en en faisant une vertu littéraire voire esthétique. Se libérer du non et s’assumer comme oui. Mettre en évidence tous ces mécanismes, les comprendre et les démonter nous permettra-t-il pour autant de nous en défaire ? C’est tout le pari de cet essai. Dépasser cet état d’âme de la littérature aujourd’hui, c’est appréhender l’avenir qui s’offre à elle, non pas seulement en l’appelant de ses vœux mais en le construisant littéralement par le dépassement d’un négativisme réducteur et totalitaire. Certains écrivains modernes et contemporains ont fait du oui la force qui manque à la littérature pour se renouveler. Les écrivains cherchent une alternative, dans la dialectique, dans le balancement ou le neutre, dans le peut-être. Le oui se serait-il libéré du non qui le précède et le hante ? Une des issues possibles est générique et sexuelle, émanant d’une féminisation du oui. Serait-ce le signe d’une réconciliation ou d’une temporisation, du moins pour un temps, avec la force virile et/ou masculine du non ? Il est moins question de genres sexuels que de forces symboliques : la réévaluation du oui s’érige aussi contre la toute puissance d’un négationnisme, autant pour ce qu’il est que pour ce qu’il symbolise (la prétention mais aussi les pouvoirs de la mauvaise foi). Le cri d’espoir que lance Kertész mérite d’être entendu et servira de dynamique à l’ensemble de cet essai :

La génialité existentielle est-elle possible ici, s’interroge Kertész, est-il possible de vivre profondément son existence unique, de vivre consciemment sa vie ? Telle est la question fondamentale ? Et je ne doute pas de la réponse : oui19 .

 

 

* Cet article est extrait de OUI / NON ( Editions de MInuit, 2013). Il est publié sur le site Vox Poetica avec l'aimable autorisations de l'éditeur.

1 Lettre d’André Gide datée de 1948, Les Cahiers de la Petite Dame (1945-1951), vol. 4, Paris, NRF/Gallimard, 1977, p. 101-102.

2 Roland Barthes, Le Neutre. Cours au collège de France (1977-1978), Paris, Le Seuil/IMEC, « Traces écrites », 2002, p. 255.

3 Maurice Blanchot, Le Dernier homme (1957), Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 2003, p.117.

4 Ibid., p.123.

5 Paul Ricoeur, De l’interprétation (1965), Paris, Le Seuil, « Points/essais », 1995, p. 332.

6 Edgar Morin, Penser l’Europe (1990), Paris, Gallimard, « Folio/actuel », 2006, p. 152-153.

7 Ibid., p. 154.

8 L’ouvrage avait préalablement pour titre L’ombre au tableau.

9 François Jullien, Du mal / Du négatif (2004), Paris, le Seuil, « Points/essais », 2006, p. 47.

10 Ibid., p. 45.

11 Ibid., p. 19.

12 Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort » (1947), De Kafka à Kafka (1981), Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1994, p. 59.

13 Imre Kertész, Journal de galère, Arles, Actes Sud, 2010, p. 138.

14 Maurice Blanchot, L’espace littéraire (1955), Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1998, p. 202.

15 Ibid., p. 276.

16 Maurice Blanchot, Après coup, Paris, Minuit, 1983, p. 85.

17 La Bruyère, Les Caractères, « De la société et de la conversation », §20.

18 Vincent Descombes, L’inconscient malgré lui (1977), Paris, Gallimard, « Folio/essais », 2004, p. 31.

19 Imre Kertész, Journal de galère, op. cit., p. 112.

 

article publié le 12 décembre 2013

 

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