L’Europe et ses mémoires. Résurgences et conflits*

Enzo Traverso

 

En décembre 2007, à l'issu d’un long débat qui a touché en profondeur la société civile, les Cortes espagnoles ont voté une loi de reconnaissance et de réparation — tout au moins symbolique — pour les victimes des crimes perpétrés sous la dictature franquiste. On pourrait longuement discuter des vertus et des limites de cette loi, mais ce qui frappe le plus, d’un point de vue historiographique, c’est d’abord son appellation d’usage : « loi de mémoire historique » (ley de memoria histórica), car elle réunit deux concepts, mémoire et histoire, que les sciences sociales ont essayé de séparer tout au long du xxe siècle. Depuis Maurice Halbwachs jusqu’à Aleida Assmann, en passant par Pierre Nora et Josef H. Yerushalmi, il est impératif, dans les sciences sociales, de ne pas les confondre[1]. Bien qu’elle n’ait pas une dimension ontologique — au même titre que la mémoire, l’écriture de l’histoire est une modalité d’élaboration du passé —, cette distinction reste de taille. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’établir une hiérarchie entre les deux, mais d’en saisir l’écart. La mémoire est un ensemble de souvenirs individuels et de représentations collectives du passé. L’histoire, quant à elle, est un discours critique sur le passé : une reconstitution des faits et des événements écoulés visant leur examen contextuel et leur interprétation. On peut sans doute reconnaître à la mémoire un caractère matriciel[2], bien antérieur à la prétention de l’histoire de devenir une science. Se concevant comme un récit objectif du passé élaboré selon des règles, l’histoire s’est émancipée de la mémoire tantôt en la rejetant comme un obstacle (les souvenirs éphémères et trompeurs soigneusement écartés par les fétichistes de l’archive) tantôt en lui attribuant un statut de source, susceptible d’être exploitée avec la rigueur et la distance critique propres à tout travail scientifique. La mémoire est ainsi devenu un des nombreux chantiers de l’historien ; l’étude de la mémoire collective s’est progressivement constituée en véritable discipline historique. Les relations entre la mémoire et l’histoire sont devenues plus complexes, parfois difficiles, mais leur distinction n’a jamais été remise en cause et reste, au sein des sciences sociales, un acquis méthodologique essentiel.

 

Historiciser la mémoire

La « loi de mémoire historique » fait désordre en brouillant les pistes et en mélangeant les genres. Après s’être affranchie — au moins dans ses intentions — de la mémoire, qu’elle a mise à distance et soumis à ses propres règles, l’histoire se voit maintenant attribuer un statut second, dérivé. Dans l’intitulé de la loi, c’est la mémoire qui prime, comme substantif, tandis que l’histoire est reléguée au rang d’adjectif. Non seulement le droit prétend statuer à l’égard du passé, en fixant les normes par lesquelles la société doit penser son histoire. Il semble aussi indiquer que le passé est une question de mémoire et que l’histoire, dans cette affaire, n’intervient qu’en dernière analyse, de façon annexe. L’histoire, au sens de l’écriture de l’histoire, est un métier dont la naissance, nous rappelle Carlo Ginzburg, doit beaucoup à l’influence du droit[3]. C’est dans les salles des tribunaux qu’on établit la vérité en exhibant des preuves et en déployant une rhétorique argumentative visant à convaincre un public (le jury) de l’innocence ou de la faute d’un imputé, sur la base des faits élucidés. L’administration de la justice a donc été un modèle pour la construction du récit historique. Cette loi semble le rappeler, non pas en reconstituant une archéologie du savoir historique mais en fixant une hiérarchie et en revendiquant une primauté. Les historiens qui, au cours de ces années, ont mené les recherches sans lesquelles cette loi n’existerait pas, doivent en prendre acte. Si leur métier est la reconstitution et l’interprétation du passé, ils n’ont pas le monopole de sa représentation. Cette dernière suit des voies diverses qu’ils ne contrôlent pas et qui souvent les dépassent. Leur travail est mis au service de la société qui l’utilise comme elle veut. Ils n’ont pas le dernier mot.

Mais laissons de côté la question, particulièrement sensible aujourd’hui, des relations entre l’histoire et le droit. Cette loi révèle, par son intitulé même, la difficulté qui existe désormais à séparer histoire et mémoire, inextricablement liées entre elles dans la réalité, au-delà des « types idéaux » dont les sciences sociales ont besoin pour travailler. Histoire et mémoire ne sont pas la même chose, et pourtant il faut bien reconnaître qu’une « mémoire historique » existe : c’est la mémoire d’un passé que nous percevons comme clôturé et qui est désormais entré dans l’histoire. Autrement dit, cette loi renvoie à la collision entre histoire et mémoire qui caractérise notre époque, carrefour entre temporalités différentes, lieu de regards croisés vers un « advenu » vivant et archivé à la fois. L’écriture de l’histoire du xxe siècle est un exercice d’équilibre sur un fil tendu entre ces deux temporalités. D’une part, ses acteurs ont acquis, par leur qualité de témoins, un statut incontournable de source pour les chercheurs ; d’autre part, ces derniers travaillent sur une matière qui interroge constamment leur vécu personnel, en remettant en cause leur propre statut. S’il y a un trait commun à deux livres aussi différents et à plusieurs égards antinomiques que Age of Extremes d’Eric J. Hobsbawm et Le passé d’une illusion de François Furet[4], il réside précisément dans une reconstitution du xxe siècle qui prend souvent la forme de l’autobiographie.

Dans les années 1960, Siegfried Kracauer avait essayé d’appréhender l’office de l’historien en utilisant la métaphore de l’exilé[5]. À l’instar de l’exilé, l’historien est à ses yeux une figure de l’exterritorialité. Il est déchiré entre deux mondes : le monde où il vit et celui qu’il veut explorer, dont il a fait son champ de recherche. Il est suspendu entre les deux car, en dépit de ses efforts de pénétrer l’univers mental des acteurs de l’époque qu’il étudie, c’est dans le présent qu’il formule les interrogations et forge les catégories analytiques avec lesquelles il interprète le passé. Ce hiatus temporel comporte à la fois des pièges — tout d’abord celui de l’anachronisme — et des avantages, car il permet un éclairage rétrospectif, affranchi des contraintes culturelles, politiques et psychologiques du contexte dans lequel agissent les sujets de l’histoire. C’est dans ce hiatus que se forge un récit et prend forme une représentation du passé. La métaphore de l’exilé est certes fructueuse — l’exil demeure une des dimensions les plus fascinantes de l’histoire intellectuelle de la modernité —, mais aujourd’hui elle doit être nuancée. L’historien du xxe siècle est autant un « exilé » qu’un « témoin », direct ou indirect, rattaché par mille fils à l’objet de ses recherches. La difficulté qu’il rencontre tient, beaucoup plus qu’à l’exploration d’un univers lointain et inconnu, à la mise à distance d’un passé qui lui est proche, qu’il a peut-être vécu et dont les traces habitent encore son propre environnement. Sa relation empathique (ou hétéropathique) à l’égard des acteurs du passé, risque d’être troublée par des moments de transfert qui, imprévus et difficiles à maîtriser, font irruption dans son atelier en y injectant une part d’expérience vécue et de subjectivité[6].

La mémoire est donc une représentation du passé qui se construit dans le présent. Elle est le résultat d’un processus dans lequel interagissent plusieurs éléments dont le rôle, l’importance et les dimensions varient selon les circonstances. Ces vecteurs de mémoire ne s’articulent pas dans une structure hiérarchique, mais coexistent et se transforment par leurs relations réciproques. Il s’agit tout d’abord des souvenirs personnels qui forment une mémoire subjective non pas figée mais souvent altérée par le temps et filtrée par les expériences cumulées. Les individus changent ; leurs souvenirs perdent ou acquièrent une importance nouvelle selon les contextes, les sensibilités et les expériences acquises. Il y a ensuite la mémoire collective qui, selon Halbwachs, se perpétue au sein de « cadres sociaux » plus ou moins stables, comme une culture héritée et partagée[7]. Elle correspond à ce que la langue allemande désigne sous le terme d’expérience transmise (Erfahrung) par opposition à l’expérience vécue individuelle (Erlebnis), plus éphémère et subjective. La culture paysanne des sociétés traditionnelles et la mémoire ouvrière du monde contemporain en sont ses incarnations paradigmatiques. Mais d’autres vecteurs très puissants interviennent dans ce processus en remodelant les mémoires collectives, parfois en en forgeant des nouvelles. Il s’agit bien sûr des représentations du passé qui sont fabriquées par les médias et l’industrie culturelle, lieux privilégiés d’une véritable réification de l’histoire, ainsi transformée en un inépuisable réservoir d’images à tout moment accessibles et consommables. Il s’agit aussi des politiques mémorielles déployées par les États grâce aux commémorations, aux musées, à l’enseignement, ou par des mouvements et des associations agissant dans la société civile, parallèlement ou à l’encontre des institutions. Enfin, le droit exerce désormais son rôle en soumettant le passé à une sorte de maillage législatif qui prétend en énoncer le sens et en orienter l’interprétation selon des normes, avec le risque de transformer l’histoire en une sorte de « dispositif » d’encadrement disciplinaire[8]. Les lois mémorielles — parfois à caractère pénal — qui ont été promulguées au cours des quinze dernières années dans plusieurs pays d’Europe continentale — le monde anglo-saxon demeure une exception à cet égard — indiquent l’ampleur du phénomène.

Si l’on considère l’histoire comme un discours critique sur le passé, son écriture nécessite, au-delà de la disponibilité des sources, au moins deux prémisses. Il faut d’abord une césure. Pour penser historiquement le passé, même le plus proche, nous devons le mettre à distance comme une expérience close. C’est la condition pour le distinguer du présent, même si c’est toujours au présent qu’on écrit l’histoire. Il faut, d’autre part, une demande sociale de connaissance qui suggère aux chercheurs des objets d’investigation. C’est grâce à un aller-retour incessant entre histoire et mémoire qu’une représentation du passé se forge au sein de l’espace public. Cela fait de l’historiographie beaucoup plus qu’un lieu de production des savoirs, car elle peut aussi devenir un miroir des trous de mémoire, des zones d’ombres, des silences et des refoulements de nos sociétés.

Éclipse des utopies

Une prémisse nécessaire pour appréhender la formation d’une mémoire européenne, en ce début du xxie siècle, tient au constat qu’il s’ouvre sous le signe d’une éclipse des utopies[9]. Il y a là une différence majeure qui le sépare des deux siècles précédents et définit le Zeitgeist de notre présent. Il faut s’arrêter un instant sur ce fait dont nous n’avons pas encore mesuré l’ampleur et qu’on a souvent tendance à ignorer. Le xixe siècle commença avec la Révolution française qui définit l’horizon d’une époque nouvelle. La société, la politique et la culture en sortirent transformées. 1789 créa un concept nouveau de révolution — non plus une rotation, au sens astronomique, mais une rupture et une innovation radicales — et jeta les bases pour la naissance du socialisme, dont l’ascension accompagna l’essor de la société industrielle. Le xxe siècle s’ouvrit avec la Grande Guerre et l’effondrement d’un ordre européen encore essentiellement dynastique, mais ce cataclysme engendra la Révolution russe. Octobre 1917 apparut d’emblée comme un événement grandiose et tragique à la fois. Il déboucha immédiatement, pendant une guerre civile terrible et meurtrière, sur un régime autoritaire, puis totalitaire, mais suscita aussi une espérance libératrice qui se propagea en Europe et dans le monde. La parabole de ce mouvement — son ascension, son apogée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis son déclin — a marqué en profondeur toute l’histoire du xxe siècle. Le xxie siècle, en revanche, est né en 1989 de l’effondrement de cette utopie[10]. La chute du mur de Berlin, puis l’implosion de l’URSS, signifient bien plus que la fin d’un système de pouvoir avec ses ramifications internationales, car lors de son naufrage le régime soviétique a englouti avec lui les utopies qui en avaient accompagné l’essor et, pour partie, l’histoire.

L’enterrement de la Révolution française, lors des célébrations fastueuses de son bicentenaire, a inauguré une remise en cause générale des révolutions, tant dans la mémoire collective que dans l’historiographie. Amputées de leur potentiel émancipateur, elles ne sont plus perçues que comme des coups d’État et des tournants autoritaires, sinon des antichambres de génocides. Les révolutions défaites ont quitté le champ historiographique, où elles ont été analysées à l’aide d’autres catégories. Il serait difficile de repérer, depuis une vingtaine d’années, des ouvrages consacrés à la Révolution allemande de 1918-1920, à la Révolution hongroise de Béla Kun ou au Biennio rosso italien des mêmes années. Disparue aussi la dimension révolutionnaire de la Guerre civile espagnole, tandis que Mai 68, de son côté, a cessé d’être la plus grande grève générale de la France d’après-guerre, ou une « répétition générale », comme il fut vécu par nombre de ses acteurs, pour se réduire à un psychodrame dans lequel se jouait la modernisation sociétale et culturelle du pays[11]. Parallèlement, le concept de révolution est entré en force dans l’historiographie des fascismes. Comme nous avons constaté dans un chapitre antérieur, plusieurs historiens décrivent les « révolutions fascistes » de Mussolini et Hitler, en les vidant de toute dimension économique et sociale et en portant une attention presque exclusive à leur dimension idéologique, culturelle et esthétique : des révolutions faites de symboles, de rites et d’images.

Avec une résignation à l’ordre dominant que tant d’admirateurs ont souligné avec délectation, François Furet a tiré ce bilan dans les conclusions de son Passé d’une illusion : « L’idée d’une autre société est devenue presque impossible à penser, et d’ailleurs personne n’avance sur le sujet, dans le monde d’aujourd’hui, même l’esquisse d’un concept neuf. Nous sommes condamnés à vivre dans le monde où nous vivons[12]. » Sans partager l’autosatisfaction de l’auteur de ces lignes, un diagnostic similaire a été formulé par des intellectuels de gauche soucieux de comprendre les mutations d’un monde dans lequel le capitalisme apparaît désormais sans alternative et dont le triomphe de l’idéologie néolibérale n’a été que le symptôme. Dans un essai programmatique présentant une nouvelle série de la New Left Review, Perry Anderson indiquait qu’un nouveau départ impliquait la reconnaissance lucide d’une défaite historique de la gauche, à l’échelle planétaire[13]. Trois ans plus tard, lui faisait écho Fredric Jameson en écrivant qu’il est aujourd’hui « plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ». Dans un monde où « le futur ne ressemble à autre chose qu’à la répétition monotone de ce qui est déjà là », la tâche première consiste à retrouver le « sens de l’histoire », en réussissant à « transmettre des faibles signaux de temps, d’altérité, de changement, d’Utopie »[14].

Pendant une bonne décennie, lorsque le libéralisme et la société de marché sont apparus comme l’horizon indépassable de l’humanité, l’idée d’un autre modèle de société, voire de civilisation, semblait une idéologie dangereuse et potentiellement totalitaire. À Seattle, en 1999, avait vu le jour un nouveau mouvement qui rejetait la réification marchande de la planète et annonçait : « un autre monde est possible ». Mais il se montrait in capable — sur ce point Furet avait raison — d’en indiquer les contours. Bref, le changement de siècle s’est produit sous le signe d’une mutation de paradigme : le passage du « principe espérance » au « principe responsabilité[15] ». Le « principe espérance » a accompagné les combats et les révoltes du siècle écoulé, de Petrograd en 1917 à Managua en 1979, en passant par Barcelone en 1936 et Paris en 1968. Il a hanté aussi les moments les plus sombres de cet âge de guerres et de génocides, par exemple en inspirant les mouvements de Résistance dans l’Europe occupée par le nazisme. Le « principe responsabilité » s’est imposé lorsque le futur a commencé à nous faire peur, quand nous avons découvert que les révolutions peuvent engendrer des pouvoirs totalitaires, quand l’écologie nous a fait prendre conscience des menaces qui pèsent sur la planète et nous avons commencé à nous soucier du monde que nous léguerons aux générations futures. Très souvent, cependant, le « principe responsabilité », n’a été qu’un synonyme de « réalisme », c’est-à-dire l’adaptation et finalement l’acceptation de l’ordre existant. Le futur n’a plus été porteur d’une espérance susceptible de transcender le présent, qui s’est dilaté jusqu’à englober tout autre temporalité. À l’aide d’un célèbre couple conceptuel élaboré par Reinhart Koselleck, nous pourrions reformuler ce diagnostic de la façon suivante : le communisme n’est plus, dans la temporalité du présent, au point d’intersection entre un « champ d’expériences » (Erfahrungsfeld) et un « horizon d’attente » (Erwartungshorizont)[16]. L’attente a disparu, tandis que l’expérience se réduit à un champ de ruines : le communisme n’est revisité (historicisé et remémoré) que dans sa dimension totalitaire. Nous vivons dans l’horizon du présent, un présentisme auquel passé et futur restent soumis[17].

L’échec des révolutions du xxe siècle et la chute du socialisme réel ne sont pas les seules causes de l’éclipse des utopies. L’utopie socialiste était indissociablement liée à une mémoire ouvrière qui s’est également délitée au cours de cette décennie cruciale. Le tournant politique de 1989 a coïncidé avec la fin du fordisme, le modèle d’organisation du capitalisme industriel qui avait dominé depuis les années 1920. Avec la dislocation des grandes concentrations industrielles, qui étaient aussi des bastions ouvriers, a graduellement pris fin la production à la chaîne et le système fordiste d’aménagement du travail. L’introduction, puis la généralisation du travail flexible, mobile, précaire, ainsi que la pénétration de modèles individualistes et compétitifs parmi les salariés, ont remis en cause les formes traditionnelles de sociabilité et de solidarité ouvrière. La crise du fordisme, avec la fragmentation du procès de travail qui s’en est suivie — l’avènement du « polythéisme » du travail[18] —, a brisé les cadres sociaux de la mémoire ouvrière, qui a pratiquement cessé de se perpétuer comme une mémoire transmise, fondatrice d’une culture et d’une identité collective. Parallèlement, les années 1990 ont été marquées par la crise de la forme parti. Les partis politiques de masse — qui avaient été la forme dominante de la vie politique après la Seconde Guerre mondiale et dont les partis de gauche (sociaux-démocrates ou communistes) avaient été le paradigme — ont disparu ou ont été marginalisés. Avec leurs centaines de milliers, voire leurs millions de membres, et leur enracinement profond dans la société civile, ils avaient été des vecteurs majeurs de formation et de transmission de la mémoire collective. Les partis « attrape-tout » qui les ont remplacés sont des appareils électoraux qui ne possèdent pas une identité idéologique et sociale forte. Désagrégée sur le plan social, la mémoire de classe a perdu toute représentation politique et ce sont les classes subalternes elles-mêmes qui ont perdu leur visibilité dans l’espace public. Elle est devenue une mémoire cachée, souterraine (comme l’avait été la mémoire de la Shoah après la guerre). Privée de vecteurs, orpheline et témoin d’une épopée défaite, elle est devenue une mémoire marrane, au même titre que son historiographie, discrète et minoritaire dans les facultés de sciences sociales de nos universités. La gauche européenne a perdu ses bases sociales et sa culture à la fois. Ces deux facteurs ont considérablement accentué le sentiment d’une défaite historique du mouvement ouvrier, probablement comparable, bien que différent dans ses formes, à celui qui se propagea en 1933, après la montée au pouvoir du nazisme, ou en 1939, après la victoire de Franco à conclusion de la Guerre civile espagnole et la signature du pacte germano-soviétique. La fin du socialisme réel n’a pas été suivie par un bilan stratégique de la gauche mais par une offensive idéologique conservatrice.

Nous pouvons cependant nous demander si la fin des utopies ne serait le miroir d’une mutation de dimensions plus vastes. Pour certains observateurs, il s’agirait de l’effondrement d’une vision de la modernité qui, au-delà de ses variantes capitalistes et socialistes, a dominé le siècle écoulé. Selon Susan Buck-Morss, c’est « le rêve utopique d’une modernité industrielle capable d’apporter le bonheur aux masses » qui s’est évanoui après la chute du mur de Berlin, en donnant des couleurs très sombres au tableau de notre époque[19]. La décomposition de la société qui avait envoyé des spoutniks dans l’espace semblait remettre en cause un modèle de civilisation fondé sur la production et la technologie. La masse, cette figure mystérieuse et puissante chez qui, le 15 juillet 1927, à Vienne, Elias Canetti croyait avoir découvert la force dominante du siècle[20], a accompagné l’essor des villes tentaculaires, des grandes usines, des guerres de matériel, tout comme le développement extraordinaire du cinéma, des medias ou de la sociologie urbaine. Sujet historique et objet des représentations iconographiques de tous les régimes politiques du siècle, non seulement du communisme et du fascisme mais aussi du New Deal rooseveltien[21], elle a été congédiée, en 1989, par le retour apparent à une société d’individus. Les rêves de masse n’ont pas disparu, mais leur diffusion suit prioritairement d’autres canaux, dans le cadre d’une réification du monde qui se décline sous la forme de la consommation privée.

Entrée des victimes

La réactivation du passé qui caractérise notre époque est sans doute la conséquence de cette éclipse des utopies : un monde sans utopies tourne inévitablement son regard vers le passé. Le surgissement de la mémoire comme discours — comme catégorie englobante, métahistorique, parfois même « théologique »[22] — dans l’espace public des sociétés occidentales est le résultat de cette métamorphose. D’une part, il a pris la forme nostalgique et conservatrice de la patrimonialisation : le culte des lieux de mémoires comme monuments fétichisés d’une identité nationale perdue ou menacée. D’autre part, il a pris la forme de l’humanisme compassionnel, corollaire indispensable de l’antitotalitarisme libéral. Nous sommes entrés dans le xxie siècle sans révolutions, sans prise de la Bastille ni assaut du Palais d’hiver. Nous avons eu droit, en revanche, à leur succédané effrayant avec les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles de New York et le Pentagone, des attentats qui n’ont pas propagé l’espoir mais la terreur. Mutilé de son horizon d’attente et de ses utopies, le xxe siècle se révèle, à un regard rétrospectif, comme un âge de guerres, de totalitarismes et de génocides. Une figure auparavant discrète et pudique s’impose au centre du tableau : la victime. Massives, anonymes, silencieuses, les victimes envahissent la scène et dominent notre vision de l’histoire. Les témoins des camps nazis — Primo Levi, Robert Antelme, André Kertesz, Jorge Semprun, Elie Wiesel… — et des Goulags staliniens — Varlam Chalamov, Gustaw Herling… — en sont devenus, grâce au rayonnement de leur œuvre, les porte-parole. L’historien Tony Judt termine sa fresque de l’Europe d’après-guerre par un chapitre consacré à la mémoire du continent qui porte un titre emblématique : « De la maison des morts »[23].

Cette nouvelle sensibilité à l’égard des victimes éclaire le xxe siècle d’une lumière inédite, en réintroduisant dans l’histoire une figure qui, en dépit de son omniprésence, était toujours restée dans l’ombre. L’histoire ressemble maintenant au paysage contemplé par l’Ange de la neuvième thèse de Walter Benjamin : un champ de ruines s’amoncelant sans cesse vers le ciel[24]. Sauf que le nouvel esprit du temps est exactement aux antipodes du messianisme du philosophe judéo-allemand. Aucun « temps actuel » (Jeztzeit) n’entre en résonance avec le passé pour accomplir l’espérance des vaincus. La mémoire du Goulag a effacé celle des révolutions, la mémoire de la Shoah a remplacé celle de l’antifascisme, la mémoire de l’esclavage a éclipsé celle de l’anticolonialisme ; tout se passe comme si le souvenir des victimes ne pouvait pas coexister avec celui de leurs combats, de leurs conquêtes et de leurs défaites.

Identités européennes

C’est dans ce contexte que se dessine aujourd’hui la mémoire de l’Europe. Il va de soi qu’il ne s’agit pas d’une mémoire homogène. Il ne s’agit pas non plus d’une simple addition de plusieurs mémoires nationales. Ces dernières existent, bien entendu, mais elles sont à leur tour divisées. Leurs clivages sont parfois cachés par une unanimité de façade, mais ils ressortent à la première occasion, lors d’une commémoration, de l’inauguration d’un monument, d’une exposition ou de la parution d’un recueil de souvenirs. Le débat très polémique qui a précédé en Espagne la promulgation de la « loi de mémoire historique » évoquée plus haut en est la preuve. Les rhétoriques aujourd’hui dominantes inscrivent le passé de l’Europe dans un récit post-hégélien de fin de l’histoire et ébauchent le profil d’une mémoire réconciliée, incarnée par des chefs d’État communiant lors des grands anniversaires[25]. Les commémorations médiatisées de Verdun, du débarquement en Normandie ou de la libération d’Auschwitz se superposent cependant à des « guerres de mémoire » toujours vives au sein de chaque pays[26]. Eric Hobsbawm a raison de souligner, à propos de l’Europe, que « la présomption d’unité est d’autant plus absurde que c’est précisément la division qui a caractérisé son histoire ». Il serait donc anachronique, ajoute-t-il, d’interpréter les « valeurs européennes » aujourd’hui exaltées — la démocratie libérale fondée sur l’économie capitaliste — comme la manifestation visible « d’un courant sous-jacent à l’histoire de notre continent[27] ». Ce discours est récent. L’idée d’Europe (au-delà du terme) remonte aux Lumières et le projet d’unification européenne date de la seconde moitié du xxe siècle, lorsqu’il a été élaboré comme corollaire d’un processus économique fondé sur un marché et une monnaie communs. L’histoire de l’Europe moderne est faite de conflits armés entre nations antagonistes. L’idée de Jus Publicum Europeum, née avec la Paix de Westphalie, à conclusion de la guerre de Trente Ans, puis consolidée lors du Congrès de Vienne, au terme des guerres napoléoniennes[28], postulait l’Europe comme espace de nations souveraines capables d’établir entre elles des règles de coexistence mais ne prétendait pas lui octroyer une mémoire, sinon celle de la clairvoyance de ses élites aristocratiques. Si le processus d’unification européenne s’amorça, dans les années 1950, par la création d’un marché commun, puis se consolida par la naissance d’une monnaie commune, c’est précisément parce que la réconciliation du continent supposait la neutralisation de ses mémoires[29].

Historiquement, la vision de l’Europe en tant que civilisation unitaire et en tant qu’espace géopolitique et communauté de destin, s’est dessinée par réaction à des entités ou des menaces extérieures. Il y eut d’abord l’Europe chrétienne contre l’islam ; puis l’Europe blanche, impériale et « civilisée » opposée à un monde colonial « sauvage » et racialement « inférieur » ; enfin, à l’époque de la guerre froide, une Europe catholique et protestante sur le plan religieux, capitaliste sur le plan économique, libérale et démocratique sur le plan politique, opposée à une Eurasie orthodoxe, musulmane et soviétique[30]. S’il y a donc un courant sous-jacent aux « valeurs européennes », il faudrait le chercher dans l’orientalisme, le colonialisme et l’anticommunisme qui ont marqué l’histoire du continent. Dans cette perspective, le sentiment d’un passé européen partagé n’est que l’expression, selon la formule de Norbert Elias, de l’« auto-conscience de l’Occident » (Selbstbewußtsein des Abendlandes)[31]. Autrement dit, la vision de l’Europe comme réceptacle de la civilisation réunit ses différentes composantes nationales, au-delà de leurs spécificités et antagonismes, en les opposant à un monde extérieur qui en serait l’antithèse. « La notion de civilisation — poursuit Elias — efface jusqu’à un certain point les différences entre les peuples ; elle met l’accent sur ce qui, dans la sensibilité de ceux qui s’en servent, est commun à tous les hommes ou du moins devrait l’être. Elle exprime l’autosatisfaction des peuples dont les frontières nationales et les caractères spécifiques ne sont plus, depuis des siècles, mis en question, parce qu’ils sont définitivement fixés, peuples qui depuis longtemps déjà ont débordé leurs frontières et se sont livrés à des activités colonisatrices[32]. » Daté de 1939, l’année qui marque le début de la Seconde Guerre mondiale, ce passage témoigne, au-delà de son optimisme, de la force d’un sentiment occidental transcendant, au point que, tout au long du conflit, il faudra expulser le nazisme de l’Occident, en le définissant comme un corps étranger et comme un ennemi, afin de le combattre[33]. Encore en 1965, l’historien britannique Hugh Trevor Roper pouvait écrire que « l’histoire du monde des cinq derniers siècles a été, pour ce qu’elle a de significatif, une histoire européenne. Nous n’avons pas à nous excuser si notre étude de l’histoire est euro-centrique[34] ». Il s’agit, bien entendu, d’une représentation qui cache ce que Jack Goody appelle « treize siècles d’échanges », c’est-à-dire une histoire faite de transferts intellectuels, scientifiques et techniques entre l’Europe et les autres civilisations, à commencer par le monde musulman[35]. L’Europe elle-même, et pas seulement ses différentes composantes nationales, est une « communauté imaginaire »[36].

De nos jours, la rhétorique eliasienne apparaît moins convaincante. La fin du communisme a certes été perçue comme une éclatante démonstration de la supériorité de l’Occident, au point que, pendant une décennie euphorique, certains y ont vu le signum prognosticum d’une fin de l’Histoire. Mais ce triomphe de l’Occident a eu lieu à une époque dans laquelle l’Europe a cessé d’en constituer le centre. La mémoire européenne s’inscrit dans un processus de globalisation — une réactivation du passé bien visible à l’échelle internationale[37] — et se focalise sur un passé (le xxe siècle) qui a été marqué, dès son avènement, par la provincialisation du continent. La première étape de cette mutation a été, à la fin de la Grande Guerre, la translatio imperi qui a déplacé l’axe du monde occidental d’une rive à l’autre de l’Atlantique. La seconde étape, en 1945, a été la création d’un monde bipolaire qui a fait de l’Europe un espace de division et de confrontation entre les Etats-Unis et l’URSS. Après ce tournant majeur, qui fut aussi marqué par un gigantesque transfert scientifique et intellectuel du vieux au nouveau monde, s’amorce une remise en question au bout de laquelle il est devenu simplement impossible pour l’Europe de se considérer comme le noyau de l’histoire universelle. L’émergence de la Chine et de l’Inde comme acteurs majeurs sur la scène internationale indique que le déclin américain — à supposer qu’il ait lieu — ne conduira pas à une nouvelle hégémonie européenne. Les récits de l’Europe conquérante ne sont plus de mise. La perspective est aujourd’hui modifiée : la « mission civilisatrice » de l’Europe consiste plutôt à universaliser la mémoire de ses victimes. Le colonialisme, le communisme et la Shoah sont des expériences supranationales dont la mémoire transcende les frontières étatiques, permettant ainsi de poser des références communes.

Espaces mémoriels

Une conférence inspirée par l’historien Rudolf von Tadden et un brillant essai du chercheur israélo-allemand Dan Diner ont porté l’attention sur les conflits mémoriels qui se condensent dans la célébration d’une même date anniversaire : le 8 mai 1945. Institué comme fête nationale dans plusieurs pays, cet anniversaire ne prend pas la même signification pour le monde occidental, l’Europe orientale et les pays d’Afrique du Nord[38]. L’Europe occidentale célèbre la reddition inconditionnelle du Troisième Reich aux forces alliées comme un événement libérateur, le point de départ d’une ère de paix, de liberté, de démocratie et de réconciliation d’un continent qui s’était déchiré dans un conflit fratricide. Au fil des années, les Allemands eux-mêmes se sont progressivement ralliés à cette représentation du passé, en abandonnant leur ancienne perception de la défaite comme humiliation nationale, suivie d’abord par une privation de souveraineté puis par la division en deux États ennemis. En 1985, le président de la RFA Richard von Weiszäcker avait caractérisé le 8 mai, lors d’un discours retentissant, comme le « jour de la libération », et vingt ans plus tard le chancelier Gerhard Schröder a même participé, à côté de Jacques Chirac, Jack Straw et George W. Bush, aux commémorations du débarquement allié en Normandie du 6 juin 1944. L’adhésion de l’Allemagne à une forme de « patriotisme constitutionnel » fortement ancré au monde occidental avait été définitivement scellée.

Dans ce contexte, le souvenir de la Shoah joue le rôle d’un récit fédérateur. Il s’agit d’un phénomène relativement récent, qui date grosso modo des vingt dernières années. C’est le résultat d’un processus mémoriel qui a traversé plusieurs étapes. Il y eut d’abord le silence de l’après-guerre, puis l’anamnèse des années 1960 et 1970 — impulsée par le réveil de la mémoire juive et par une mutation générationnelle —, enfin l’obsession du souvenir que nous connaissons aujourd’hui. Après une longue période de refoulement, la Shoah est revenue à la surface dans une culture européenne enfin débarrassée de l’antisémitisme, qui en fut pendant des siècles une des composantes majeures. Tous les pays d’Europe occidentale ont été touchés par ce phénomène, non seulement la France, qui abrite une importante minorité juive, mais aussi l’Allemagne, où la communauté juive avait été complètement détruite. Suivant une dynamique assez paradoxale, la place de la Shoah dans nos représentations de l’histoire du xxe siècle semble s’accroître au fur et à mesure que cet événement s’éloigne de nous dans le temps. Bien évidemment, cette tendance n’est pas irréversible et l’on peut supposer qu’elle connaîtra des mutations avec la disparition des derniers survivants des camps nazis. Pour l’heure, cependant, elle domine l’espace occidental — tant l’Europe que les Etats-Unis — où la mémoire de l’Holocauste s’est transformée en une sorte de « religion civile » (c’est-à-dire, au sens de Rousseau, en une croyance laïque nécessaire à l’unité d’une communauté)[39]. Ritualisée et médiatisée, la commémoration du judéocide est mise au service d’une sacralisation des valeurs constitutives de la démocratie libérale : le pluralisme, la tolérance, les droits de l’Homme… La défense et la transmission de ces valeurs prennent la forme d’une liturgie laïque du souvenir.

Il ne faudrait pas confondre la mémoire collective et la religion civile de la Shoah : la première est la présence du passé dans le monde d’aujourd’hui ; la seconde est une politique de représentation, d’éducation et de commémoration. Ancrée à la formation d’une conscience historique transnationale, la religion civile de l’Holocauste est le résultat d’un effort pédagogique des pouvoirs publics. La commémoration de la libération du camp d’Auschwitz, en janvier 2005, en présence de chefs d’État et de gouvernement, indique qu’il s’agit souvent d’une stratégie visant à forger une mémoire consensuelle de la compassion. La présence des architectes de la guerre contre l’Iraq au premier rang de cette commémoration (Dick Cheney, Jack Straw, Silvio Berlusconi) en dévoilait grossièrement la visée apologétique : c’est le souvenir des victimes, semblaient-ils dire, qui nous a poussés à intervenir en Iraq ; la morale est de notre côté, notre guerre est légitime. Dans le cadre de l’Union Européenne, la religion civile de l’Holocauste essaie de créer un socle éthique supranational susceptible de remplir plusieurs fonctions. D’une part, elle aide à compenser les clivages et à surmonter l’absence d’une politique internationale commune (Chirac, Berlusconi et Straw pouvaient se montrer unis, en dépit de leurs divergences sur la guerre en Iraq). D’autre part, elle cache derrière une façade vertueuse le vide démocratique béant d’une construction européenne fondée, selon les termes de son projet constitutionnel naufragé, sur une économie de marché « hautement compétitive » et sur un pouvoir essentiellement oligarchique.

Comme toutes les religions civiles, le souvenir public de l’Holocauste possède des vertus et présente des ambiguïtés. En Allemagne, l’installation au cœur de Berlin d’un mémorial dédié aux juifs exterminés par le nazisme (Holocaust Mahnmal) a couronné une mutation identitaire de portée historique. Les crimes du nazisme font désormais partie de la conscience nationale allemande au même titre que la Réforme ou l’Aufklärung. L’Allemagne a cessé de se concevoir comme une communauté ethnique pour devenir une communauté politique où le mythe du sang et du sol a laissé la place à une vision moderne de la citoyenneté. En même temps, la préservation du souvenir de la Shoah comme « devoir de mémoire » de l’Allemagne réunifiée s’accompagne d’une occultation, voire d’une destruction planifiée du passé de la RDA. La démolition des édifices liés à son histoire (à commencer par le palais de la République, dans l’ancien emplacement du château des Hoenzollern) contraste fortement avec la restauration méthodique des anciennes synagogues, des cimetières juifs et des lieux de mémoire du Troisième Reich (par exemple la muséification du Stade Zeppelin de Nuremberg, bâti pour accueillir les congrès nazis). L’Allemagne a déployé autant d’énergies pour se réapproprier la mémoire du nazisme et de la Shoah que pour effacer celle de la RDA (et, avec elle, de l’antifascisme)[40].

Le cas allemand ne saurait cependant pas être généralisé. Comme nous avons vu dans un chapitre antérieur, l’Italie a connu une évolution tout à fait différente. Ici, la mémoire de l’Holocauste est apparue au premier plan au moment où une révision globale de l’histoire nationale indiquait dans la Résistance la principale responsable de la « mort de la patrie », tandis que les « gars de Salò (i ragazzi di Salò) » se seraient battus pour préserver l’unité de la nation[41]. Si en Allemagne, après une longue période de refoulement, les crimes du nazisme ont été inscrits dans la conscience historique nationale, en Italie nous avons assisté à un phénomène tout à fait paradoxal : l’émergence de la Shoah dans l’espace public s’est accompagnée d’une réhabilitation du fascisme. Ce que l’Allemagne et l’Italie partagent, en revanche, c’est le rejet de la mémoire antifasciste, stigmatisée comme totalitaire pour les uns et anti-patriotique pour les autres.

L’ère des victimes voit la Shoah se transformer en paradigme de la mémoire occidentale, autour duquel se bâtit le souvenir d’autres violences récentes ou lointaines, du génocide des Arméniens à celui des Tutsis, de l’esclavage au Goulag, des massacres coloniaux à la « disparition » sous les dictatures latino-américaines. L’historiographie elle-même a été profondément affectée par cette tendance, en généralisant souvent les outils interprétatifs qui avaient été forgés par les Holocaust Studies. L’histoire se réduit ainsi à une dichotomie entre persécuteurs et victimes. Cette tendance ne concerne pas seulement la mémoire des génocides mais aussi celle d’autres expériences historiques de nature tout à fait différente, comme la guerre civile espagnole. Trente ans après une transition démocratique volontairement amnésique, fondée sur ce qui fut appelé un « pacte de l’oubli », les spectres du franquisme ont resurgi[42]. La peur d’une rechute dans la violence fut à l’origine du refoulement — ni imposé ni total, mais réel — qui accompagna l’avènement de la démocratie. Aujourd’hui, dans une démocratie solide qui a formé une nouvelle génération, l’intégration de l’Espagne au sein de l’Europe s’achève aussi sur le plan mémoriel, avec des effets parfois paradoxaux. Les crimes qui ont jalonné la guerre civile espagnole — il y en eut des deux côtés, même si la violence franquiste fut bien plus meurtrière, massive et prolongée que celle républicaine — ont fait l’objet, au cours de ces dernières années, d’un énorme travail de recherche par les historiens. Ils en ont reconstitué les formes, analysé le rôle, les mobiles et l’idéologie des acteurs, identifié et quantifié les victimes. Dans l’espace public, cependant, ce travail d’élucidation n’a pas empêché l’émergence de lectures qui tendent à éclipser le sens de l’histoire, en transformant un conflit entre démocratie et fascisme — c’est ainsi que la guerre civile espagnole fut perçue et vécue dans l’Europe des années 1930 — en une séquence de crimes contre l’humanité. Certains y voient même les marques d’un « génocide », autrement dit une éruption de violence dans laquelle il n’y aurait plus que des persécuteurs et des victimes (par ailleurs interchangeables, selon l’observatoire choisi). Les associations mémorielles et parfois, comme en Catalogne, les pouvoirs publics ont amorcé un énorme travail de repérage des fosses communes de la guerre civile et de la répression franquiste, puis d’exhumation et d’identification de milliers de corps, grâce aux efforts conjoints d’archéologues, anthropologues, médecins légistes et biologistes. Le risque existe cependant que, une fois achevée cette immense entreprise d’archivage d’objets, reconstitution des squelettes et analyses ADN, la restitution aux corps de leur identité puisse coïncider avec une déperdition du sens de l’histoire. Les victimes auront retrouvé un nom, mais les raisons de leur mort seront devenues incompréhensibles. Entretenue par notre sensibilité humanitaire, la mémoire des combattants républicains deviendra le rappel des méfaits d’un siècle de totalitarismes et de violence aveugle[43].

En Europe orientale, la fin de la Seconde Guerre mondiale n’est pas toujours célébrée comme un événement libérateur. La reddition allemande signée à Berlin le 9 mai 1945 a toujours été commémorée par les Soviétiques comme le moment culminant de la « grande guerre patriotique », mais cette date s’est inscrite dans la mémoire des pays occupés par l’Armée rouge comme la poursuite d’une domination étrangère. La fin du cauchemar nazi ne fait ici que marquer le début d’une longue époque d’hibernation stalinienne, tantôt perçue comme la perpétuation d’une vocation historique de l’Est européen à subir l’oppression d’une puissance étrangère (ottomane ou tsariste, prussienne ou habsbourgeoise) tantôt comme l’expression d’un « kidnapping » par lequel l’Europe centrale fut arrachée à l’Occident[44]. La « libération », pour les Européens de l’Est, n’arrivera qu’en 1989. Cela explique la violence des affrontements éclatés pendant l’été 2007 à Tallinn, la capitale estonienne, lorsque la minorité russe s’est opposée au démantèlement d’un monument consacré à la mémoire des soldats soviétiques tombés dans la lutte contre les forces allemandes entre 1941 et 1945. Pour la majorité des Estoniens, cette statue représente le symbole d’une oppression nationale durée plusieurs décennies. Leur mémoire ne se reconnaît pas dans le récit soviétique — aujourd’hui russe — de la « grande guerre patriotique »[45].

Dans cette partie de l’Europe, le passé est revisité sous l’angle presque exclusif du nationalisme et plusieurs signes indiquent une renationalisation de la mémoire collective. En Pologne, un « Institut de la mémoire nationale » a vu le jour en 1998, dont le but consiste à préserver la mémoire « des crimes communistes et nazis perpétrés contre les citoyens polonais pendant la période qui va du 1er septembre 1939 au 31 décembre 1989[46] ». Postulant une identité et une continuité substantielles entre l’occupation nazie et la domination soviétique, l’Institut célèbre l’histoire polonaise du xxe siècle comme une longue nuit totalitaire et un unique martyre national. Une vision similaire de l’histoire nationale inspire la maison de la Terreur de Budapest, un musée visant à illustrer « la lutte contre les deux systèmes les plus cruels du xxe siècle », qui s’acheva heureusement par « la victoire des forces de la liberté et de l’indépendance[47] ». Le Parlement de Kiev, quant à lui, a promulgué une loi en novembre 2006 qui qualifie de « génocide du peuple ukrainien » la collectivisation des campagnes décidée par Staline au début des années 1930 : une politique qui fut mise en œuvre à l’échelle de l’URSS et dont les victimes ne se limitaient pas aux seuls Ukrainiens. Se présentant elles-mêmes comme des « victimes », les nations d’Europe orientale laissent peu de place pour le souvenir de l’Holocauste. Ici, la mémoire de la Shoah ne joue pas le même rôle fédérateur qu’à l’Ouest. Elle est perçue comme une sorte de mémoire concurrente et comme un obstacle à une pleine reconnaissance des souffrances endurées par les différentes communautés nationales au cours du xxe siècle. Ce contraste est paradoxal, puisque l’Europe orientale fut le lieu du génocide des juifs : c’est là que vivait la grande majorité des victimes de la Shoah et c’est là que le nazisme créa les ghettos, puis commença les massacres, avec le début de la guerre contre l’URSS, enfin mit en place les camps d’extermination. Or, chez les nouveaux États membres de l’Union Européenne, la mémoire de l’Holocauste est entretenue comme une forme de deuil diplomatique. Tony Judt la décrit, en évoquant une célèbre formule de Heinrich Heine à propos de la conversion des juifs allemands au xixe siècle, comme un « ticket d’entrée » dans l’Europe, une rançon à payer pour obtenir respectabilité et faire preuve de bonne volonté en matière de droits de l’Homme[48]. (Ce qui n’empêche pas les plaintes répétées de plusieurs députés, tant au Conseil de l’Europe qu’au Parlement de Strasbourg, qui soulignent la place trop importante que ces institutions octroient à la Shoah, alors que les crimes du communisme mériteraient à leurs yeux un traitement analogue.)

Cette redéfinition de la mémoire collective comme processus cathartique de victimisation nationale prend des traits apologétiques qui font obstacle à l’élaboration d’un regard critique envers le passé. Parfois, cette tendance a été fructueusement contestée de l’extérieur, comme ce fut le cas en Pologne, il y a quelques années, lorsque Jan T. Gross a publié Les Voisins, un petit ouvrage où il reconstituait la destruction de la communauté juive de Jedwabne, pendant l’été 1941, non pas par les nazis mais par des antisémites polonais[49]. Ce livre écrit par un historien américano-polonais a provoqué un débat passionné qui a viré au drame national (de même que le débat antérieur autour du pogrom de Kielce de 1946) mais est finalement resté un cas isolé, sans renverser cette tendance générale.

La guerre dans l’ex-Yougoslavie, pendant les années 1990, a été un miroir assez éloquent du croisement entre les mémoires occidentale et orientale de l’Europe. La fin de la guerre froide, dix ans après la mort de Tito, a donné lieu à une explosion de nationalisme qui a ravivé les mémoires de la Seconde Guerre mondiale, avec leur cortège de massacres, et mobilisé les mythes liés à une histoire balkanique faite d’oppression et de domination impériale. Les nationalistes serbes se battaient en Croatie contre les fantômes d’Ante Pavelic et au Kosovo contre ceux, encore plus anciens, des conquérants ottomans. Les pays occidentaux, quant à eux, découvraient les vertus d’un humanitarisme militaire dont la mémoire servait de caution. Pour les uns il s’agissait de racheter les victimes du Goulag, pour les autres de ne pas répéter Munich. Jürgen Habermas avait même perçu dans les bombardements de l’OTAN sur les villes serbes un signe de l’avènement du droit cosmopolitique kantien[50].

En Afrique du Nord, le 8 mai 1945 évoque le massacre de Sétif, qui devait s’étendre dans les jours suivants à Guelma, puis à l’ensemble du Constantinois. Les célébrations de la victoire contre le nazisme déclenchèrent une vague répressive des forces coloniales françaises, hantées dans la région par un sentiment croissant d’inquiétude et de peur face à la montée du nationalisme algérien. Le refus de retirer le drapeau du mouvement nationaliste fut le point de départ des violences qui se conclurent par un nouveau défilé dans lequel les « indigènes » furent obligés de se baisser en signe de soumission devant le drapeau français. On compta entre 20 000 et 40 000 morts, selon les sources françaises ou algériennes[51]. Sétif fut le départ d’une nouvelle vague de massacres dans les colonies françaises, notamment au Madagascar, où une insurrection fut violemment réprimée en 1947. Lorsque les puissants du monde occidental célébraient la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 8 mai 2005, le Président algérien Abdel Aziz Bouteflika réclamait officiellement la reconnaissance du massacre de Sétif, qualifiait le colonialisme de « génocide » et demandait à la France des réparations. Cette prise de position officielle était aussi une réponse à la loi tristement connue par laquelle, quelques mois auparavant, l’Assemblée Nationale française avait mis en valeur le « rôle positif » du colonialisme en Afrique du Nord et aux Antilles[52]. La vague de protestations que cette loi a suscité — après avoir été votée sans états d’âme par des élus de droite comme de gauche — a obligé Jacques Chirac, président à l’époque, à demander l’abrogation de ses articles les plus controversés. L’indignation a été apaisée, mais cet épisode a révélé au grand jour une tension qui, au-delà des relations franco-algériennes, traverse la société française dans son ensemble, puisque plusieurs décennies d’immigration noire et maghrébine y ont inscrit une mémoire postcoloniale. Cette dernière s’exprime aussi, sous des formes différentes, dans tous les pays d’Europe occidentale, y compris ceux qui ont été historiquement des pays d’émigration, comme l’Italie ou l’Espagne. La loi de février 2005 a donc été le détonateur qui a fait éclater des contradictions latentes, cumulées dans le temps. On peut douter du caractère exemplaire de la mémoire de la Shoah, ainsi que de ses vertus pédagogiques et universelles, si son adoption et sa diffusion par les pouvoirs publics s’accompagnent d’une tentative de réhabilitation du colonialisme[53].

La vision du xxe siècle comme ère des victimes n’est pas étrangère à une certaine recolonisation du regard occidental vers le passé, assez explicite lorsqu’on veut en finir avec « la tyrannie de la repentance ». En 2007, le Président français Nicolas Sarkozy déclarait devant le public médusé de l’université de Dakar que « l’homme africain [n’était] pas encore entré dans l’histoire [54] ». Une fois la mémoire de la décolonisation effacée, les peuples du Sud sont privés de leur statut de sujets historiques. En Europe, en revanche, l’immigration est perçue comme une menace pour la préservation des identités nationales, un objectif pour lequel la France a créé un ministère spécifique. Dans ce contexte, la mémoire postcoloniale remet en cause les identités nationales héritées (ou construites) et demande de redéfinir le concept même de citoyenneté, en reconnaissant la pluralité ethnique, religieuse et culturelle qui s’exprime au sein de chacune des composantes de la « maison commune » européenne[55]. Elle révèle et questionne fructueusement l’anthropologie politique sous-jacente au processus de formation des nations européennes, dont la citoyenneté se fondait sur l’exclusion politique des colonisés : lorsque la « race » constitue « une des lignes de fracture de l’universalisme républicain », le citoyen s’oppose à l’indigène[56]. Mais la mémoire postcoloniale elle-même reste largement prisonnière de cette tendance générale consistant à revisiter le passé au prisme de la victime, dans un horizon privé de toute utopie. Elle se construit principalement autour de la revendication d’une reconnaissance des violences subies et des souffrances endurées. En France, son résultat principal a été la promulgation d’une loi, en 2001, réaffirmant la nature de l’esclavage comme crime contre l’humanité et ouvrant la voie à la protection légale de sa mémoire (les associations de défense de la mémoire des esclaves ont le droit de se constituer partie civile en cas de diffamations ou de propos racistes)[57]. Entre la mémoire de l’esclavage et les célébrations de son abolition, il ne reste plus de place pour la mémoire des luttes émancipatrices des esclaves eux-mêmes, la mémoire de leur constitution en sujets politiques. Ce qui disparaît, c’est le souvenir, dans le discours public comme dans la conscience historique, d’une émancipation conquise et pas octroyée. Haïti est le lieu des catastrophes humanitaires, « le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental », pas le symbole d’une révolution victorieuse menée par des esclaves[58]. S’impose ainsi une recolonisation du regard à l’avantage d’une vision du Sud du monde comme réceptacle d’une humanité souffrante, en attente du secours de l’humanitarisme occidental.

La commémoration du 8 mai 1945 condense donc des mémoires distinctes, entremêlées et parfois contradictoires. Regardée à partir d’une perspective occidentale, orientale ou postcoloniale, l’histoire du xxe siècle prend une coloration différente. Cet anniversaire rend visible et emblématique la synchronisation qui s’opère de nos jours entre des mémoires discordantes. Les récits historiques qui se dégagent de cette date emblématique s’écartent considérablement, même s’ils partagent un tropisme commun vers les victimes du passé. Il ne s’agit pas, cependant, d’une confrontation entre mémoires opposées, monolithiques et inconciliables. La reconnaissance de ce pluralisme peut ouvrir des espaces fructueux de reconnaissance, au-delà des identités nationales figées. L’Europe orientale, qui abritait la plupart des juifs du continent avant la dernière guerre, doit retrouver la Shoah, dont les traces hantent encore son paysage, pour l’inscrire dans sa mémoire. Le postcolonialisme peut enlever à l’Holocauste le caractère d’exemplarité exclusive — liée à un événement « unique » et sans équivalent dans l’histoire — que lui assigne sa religion civile. Une fois mise à mal la rhétorique sur la « tyrannie de la repentance », le monde issu de la décolonisation ne pourra plus considérer la Shoah comme un « mythe sioniste », selon une vision largement répandue aujourd’hui au sein du monde musulman. Enfin, le communisme pourra être appréhendé dans ses différentes dimensions, tantôt comme une forme de domination totalitaire (ce qu’il devint à l’Est) tantôt comme un mouvement visant à constituer les classes subalternes en sujets politiques (ce qu’il fut à l’Ouest).

Pour écrire l’histoire de l’Europe au xxe siècle, il faudrait s’affranchir des contraintes (à la fois psychologiques, culturelles et politiques) qui découlent de ces mémoires croisées. Cela signifie d’abord prendre acte de la complexité d’un passé irréductible à une simple confrontation entre persécuteurs et victimes. Mais il faudrait aussi être conscient de notre appartenance à ces espaces mémoriels, précisément afin d’acquérir une distance critique à l’égard de nos objets de recherche. L’historien, souligne Hobsbawm, n’écrit pas pour une nation, une classe ou une minorité, il écrit pour tout le monde[59].

 

 

 

 

*Cet article est extrait de : Enzo Traverso, L'Histoire comme champ de bataille, publié aux Editions de La découverte, (janvier 2011). Il est reproduit ici avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

 

 


[1] Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Albin Michel, Paris, 1997 ; Aleida Assmann, Der lange Schatten der Vergangenheit. Erinnerungskultur und Geschichtspolitik, C.H. Beck, München, 2006 ; Pierre Nora, « Entre mémoire et histoire », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire. 1, La République, Gallimard, Paris, 1984, pp. vii-xxxix ; Josef H. Yerushalmi, Zachor. Histoire juive et mémoire juive, La Découverte, Paris, 1989. Pour une synthèse de ce débat, cf. Enzo Traverso, Le passé, modes d’emploi, La Fabrique, Paris, 2005.

[2] Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, Paris, 2000, p. 106.

[3] Carlo Ginzburg, Le juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, Verdier, Paris, 1997, p. 23.

[4] Eric Hobsbawm, L’âge des extrêmes. Le court xxe siècle, Complexe, Bruxelles/Paris, 1999 ; François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au xxe siècle, Laffont, Calmann-Lévy, Paris, 1995.

[5] Siegfried Kracauer, L’histoire. Des avant-dernières choses (1969), Stock, Paris, 2006, p. 145

[6] Saul Friedländer, « History, Memory, and the Historian. Dilemmas and Responsibilities », New German Critique, n° 80, 2000, pp. 3-15.

[7] Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, Paris, 1994.

[8] Sur la généalogie de ce concept foucaldien, cf. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Payot, Paris, 2007.

[9] Pour une étude de cette mutation à partir d’un observatoire américain, cf. Russell Jacoby, The End of Utopia. Politics and Culture in an Age of Apathy, Basic Books, New York, 1999.

[10] La fascination exercée par la Révolution française et la Révolution russe sur leurs siècles respectifs a été soulignée par Martin Malia, Histoire des révolutions, Tallandier, Paris, 2008, p. 340.

[11] Voir notamment Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Complexe, Bruxelles, 2005.

[12] François Furet, Le passé d’une illusion, op. cit., p. 572.

[13] Perry Anderson, « Renewals », New Left Review, 2000, n° 1, pp. 16-17.

[14] Fredric Jameson, « Future City », New Left Review, 2003, n° 21, p. 76.

[15] Cf. Ernst Bloch, Le principe espérance, Gallimard, Paris, 1976-1991, 3 vol. ; Hans Jonas, Le principe responsabilité, Flammarion, Paris, 1998.

[16] Reinhart Koselleck, « “Champ d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories historiques », Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Éditions de l’EHESS, Paris, 1990, pp. 307-329.

[17] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, Paris, 2003, p. 126.

[18] Sur la fin du fordisme comme tournant de siècle, cf. Marco Revelli, Oltre il Novecento. La politica, le ideologie e le insidie del lavoro, Einaudi, Torino, 2001, pp. 110-143.

[19] Susan Buck-Morss, Dreamworld and Catastrophe. The Passing of Mass Utopia in East and West, The MIT Press, Cambridge, 2002, p. xiv.

[20] Elias Canetti, Le Flambeau dans l’oreille. Histoire d’une vie, 1921-1931, Albin Michel, Paris, p. 265.

[21] Voir notamment la documentation rassemblée dans le catalogue de l’exposition du Deutsches Historisches Museum de Berlin : Hans-Jürg Czech, Nikola Doll (dir.), Kunst und Propaganda im Streit der Nationen 1930-1945, Sandstein Verlag, Dresden, 2007, qui met en parallèle l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie, l’URSS stalinienne et l’Amérique du New Deal.

[22] François Hartog, Régimes d’historicité, op. cit., p. 17.

[23] Tony Judt, Après guerre. Une histoire de l’Europe depuis 1945, Armand Colin, Paris, 2007, pp. 931-963. Voir aussi à ce sujet Annette Wiewiorka, L’ère du témoin, Plon, Paris, 1998.

[24] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, p. 434.

[25] Cf. Perry Anderson, « Depicting Europe », London Review of Books du 20 septembre 2007.

[26] Cf. Pascal Blanchard, Marc Ferro et Isabelle Veyrat-Masson, « Les guerres de mémoires dans le monde », Hermès, 2008, n° 52. Sur le cas français, cf. Pascal Blanchard, Isabelle Veyrat- Masson, et Benjamin Stora (dir.), La guerre de mémoires. La France et son histoire, La Découverte, Paris, 2008.

[27] Eric Hobsbawm, « L’Europe : mythe, histoire, réalité », Le Monde du 25 septembre 2008. Voir aussi Eric Hobsbawm, « The Curious History of Europe », On History, Weidenfeld & Nicolson, London, 1997, pp. 217-227.

[28] Carl Schmitt, Le nomos de la terre dans le droit des gens du Jus Publicum Europæum (1950), PUF, Paris, 2001.

[29] Sur le processus politique de l’unification européenne, cf. Perry Anderson, The New Old World, Verso, London, 2009, notamment les sections i et iv.

[30] Cf. J.G.A. Pocock, « Some Europes in their History », in Anthony Padgen (dir.), The Idea of Europe. From Antiquity to the European Union , Cambridge University Press, 2002, pp. 55-71. Voir aussi Edgar Morin, Penser l’Europe, Gallimard, Paris, 1987, p. 37.

[31] Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Calmann-Lévy/Presses Pocket, Paris, 1973, pp. 11 (trad. modifiée d’après le texte original : Über den Prozess der Zivilisation, Suhrkamp, Frankfurt/M, 1997, p. 89).

[32] Ibid., pp. 13-14.

[33] Cf. par exemple Carlton J.H. Hayes, « La nouveauté du totalitarisme dans l’histoire de la civilisation occidentale » (1939), in Enzo Traverso (dir.), Le totalitarisme. Le xxe siècle en débat, Seuil, Paris, 2001, pp. 323-337.

[34] Hugh Trevor-Roper, The Rise of Christian Europe, Thames & Hudson, London, 1965, p. 11, cité in Jack Goody, The Theft of History, Cambridge University Press, Cambridge, 2006, p. 1.

[35] Jack Goody, L’islam et l’Europe. Histoire, échanges, conflits, La Découverte, Paris, 2004, ch. I.

[36] Au même titre que les nations, selon la définition de Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur les origines et l’essor du nationalisme, La Découverte, Paris, 2002.

[37] Cf. Henry Rousso, « Vers une mondialisation de la mémoire », Vingtième siècle, 2007/2, n° 94, pp. 3-10.

[38] Rudolf von Thadden et Steffen Kudelka (dir.), Erinnerung und Geschichte. 60 Jahre nach dem 8. Mai 1945, Wallstein, Göttingen, 2006 ; Dan Diner, Gegenläufige Gedächtnisse. Über Geltung und Wirkung des Holocaust, Vandenhoeck & Ruprecht, Tübingen, 2007.

[39] Cf. Peter Novick, The Holocaust in American Life, Houghton Mifflin, New York, 1999, pp. 11, 198-199. Sur le concept de « religion civile », cf. Emilio Gentile, Les religions de la politique, Seuil, Paris, 2005. Sur la mémoire de l’Holocauste  comme vecteur du discours des droits humains, cf. Daniel Levy, Natan Sznaider, The Holocaust and Memory in the Global Age, Temple University Press, Philadelphia, 2006.

[40] Voir à ce propos Régine Robin, Berlin chantiers, Stock, Paris, 2000. Pour une approche plus générale, cf. Peter Reichel, L’Allemagne et sa mémoire, Odile Jacob, Paris, 1998.

[41] Sur ce débat, cf. Filippo Focardi (dir.), La guerra della memoria. La Resistenza nel dibattito politico italiano dal 1945 ad oggi, Laterza, Roma, 2005.

[42] Pour un bilan de la question, voir notamment Santos Juliá, « Memoria, historia y política de un pasado de guerra y dictadura », in Santos Juliá (dir.), Memoria de la guerra y del franquismo, Taurus, Madrid, 2006, pp. 15-26.

[43] L’affichette de présentation de l’exposition « Fosses communes », organisée à Barcelone par le Mémorial Démocratique de la Généralité de Catalogne, au printemps 2010, évoque des milliers de morts « sans raison, comme s’il y avait des raisons pour tuer ».

[44] Milan Kundera, « L’Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat, 27, Paris, 1983, pp. 3-22.

[45] Tatiana Zhurzhenko, « The Geopolitics of Memory » (May 10, 2007), www.eurozine.com.

[46] Cf. Carla Tonini, « L’Istituto polacco della memoria nazionale. Dai criminicontro” la nazione polacca ai criminidellanazione polacca », Quaderni storici, 2008, n° 2, pp. 385-402. Voir aussi Leszek Kuk, La pologne du postcommunisme à l’anticommunisme, L’Harmattan, Paris, 2001.

[47] Cf. aussi Clive Emsley, « A Site of Different Memories ? The House of Terror and the Politics of Memory », War, Culture and Memory, Open University Press, London, 2003, pp. 298-307. Selon István Rév, bien plus qu’un espace consacré à la mémoire, ce musée constitue un vecteur de propagande dont le précurseur fut la Mostra della Rivoluzione fascista qui se tint à Rome en 1932. Voir István Rév, « The Terror of the House », in Robin Ostow (dir.), (Re)Visualizing National History. Museums and National Identities in Europe in the New Millennium, University of Toronto Press, Toronto, 2008, pp. 47-89.

[48] Tony Judt, Après guerre, op. cit., p. 931.

[49] Jan T. Gross, Les voisins. 10 juillet 1941, un massacre de juifs en Pologne, fayard, Paris, 2002.

[50] Jürgen Habermas, « Bestialität und Humanität », Die Zeit, 1999, n° 18.

[51] Sur les massacres de Sétif et Guelma, cf. Jean-Louis Planche, Sétif 1945. Histoire d’un massacre annoncé, Perrin, Paris, 2001 et Jean-Pierre Peyroulou, Guelma 1945. Une subversion française dans l’Algérie coloniale, La Découverte, Paris, 2009. Pour une histoire parallèle des commémorations du massacre de Sétif dans les deux pays, cf. Guy Pervillé, « Die Erinnerung an den 8. Mai 1945 in Algerien und Frankreich », in Rudolf von Thadden, Steffen Kaudelka (dir.), Erinnerung und Geschichte, op. cit., pp. 60-71.

[52] Cf. Claude Liazu, Gilles Manceron (dir.), La colonisation, la loi, l’histoire, Syllepse, Paris, 2006.

[53] Ce risque a été perçu par Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes, La Découverte, Paris, 1997.

[54] Cf. Adame Ba Konaré (dir.), Petit précis de remise à niveau sur l'histoire africaine à l'usage du président Sarkozy, La Découverte, Paris, 2008.

[55] Edward Said, Humanism and Democratic Criticism, Columbia University Press, 2004.

[56] Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès, La République coloniale, Hachette-Littérature, Paris, 2003, p. iv. Cf. aussi Sandro Mezzadra, La condizione postcoloniale. Storia e politica nel presente globale, Ombre corte, Verona, 2008, p. 76.

[57] Sur le débat autour de la loi Taubira, cf. Françoise Vergès, La mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavage, Albin Michel, Paris, 2006, pp. 107-130.

[58] Sur le refoulement de la Révolution haïtienne dans la mémoire occidentale ainsi que dans le discours historien, cf. Françoise Vergès, La mémoire enchaînée, op. cit., pp. 40-42. Ce refoulement est analysé comme paradigme de l’historiographie (un « fagot de silences ») par Michel-Rolph Trouillot, Silencing the Past. Power and the Production of History, Beacon Press, Boston, 1995, p. 27.

[59] Cf. Eric Hobsbawm, « Identity History is not Enough », On History, Weidenfrld & Nicolson, London, 1997, p. 277.

 

 

17/11/2011

 

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