Dernières nouvelles de Michel Butor1
(Compte-rendu de :
Michel Butor, Rencontre avec Roger-Michel Allemand, Argol, avril 2009)2

 

 

Frank Wagner
Université de Haute Bretagne – Rennes 2

« Michel Butor. Qui êtes-vous ? » Reprendre en le détournant, à la faveur d’un sondage, ce titre d’un ouvrage paru en 19883 , pourrait se révéler instructif. Face à une telle question, il y a fort à parier que nombre de personnes interrogées identifieraient en Michel Butor l’auteur de La Modification, roman paru aux Editions de Minuit, couronné en 1957 par le prestigieux Prix Renaudot, et passé à la postérité en raison de sa narration intégralement menée à la deuxième personne. Pour beaucoup, on peut également sans grand risque avancer que Michel Butor demeure une figure emblématique du « Nouveau Roman » dont, outre l’ouvrage précédemment cité, des textes comme Passage de Milan, L’Emploi du temps et Degrés ont contribué à la relative notoriété - image que les Essais sur le roman, remarquables de clarté pédagogique, ont probablement renforcée. En outre, certains des « sondés » citeraient vraisemblablement quelques autres titres, qui appartiennent à un fonds culturel assez largement partagé, comme Mobile, Répertoire, Le Génie du lieu, voire peut-être Transit, Boomerang, ou encore 6 810 000 litres d’eau par seconde

Le problème est que la plupart des œuvres potentiellement mentionnées à l’occasion de ce sondage imaginaire datent des années 50-60, qui correspondent au début de la carrière d’écrivain de Michel Butor. Lequel a depuis lors régulièrement continué à produire, diversifiant sa pratique créatrice et multipliant les collaborations avec divers artistes (peintres, plasticiens, photographes, musiciens…), au point qu’il se trouve aujourd’hui à la tête d’une œuvre considérable, sur le double plan de la quantité et de la qualité - mais hélas assez largement méconnue. Souvenons-nous de la prédiction de Sartre, émise au tout début des années 60, et qui s’est largement réalisée au fil du temps :

« […] si nous envisageons leurs œuvres [celles des « nouveaux romanciers »] du point de vue de la totalité, je vous dirai qu’il y en a un seul, en France, pour se formuler clairement le problème et répondre aux exigences du tout, c’est Butor. […] il existe aujourd’hui en France quelqu’un qui a toutes les chances de devenir un grand écrivain, le premier depuis 1945 : Butor. […] A travers les trois premiers livres de Butor, je sens une tentative préméditée, parfaitement insensée, donc d’un écrivain véritable, pour s’emparer de tout. Il occupe des avenues. Il en occupera d’autres. »4

Avec un recul historique de près d’un demi-siècle, il est aisé d’en accepter l’augure… Mais ce grand écrivain en devenir que saluait Sartre, et qui l’est effectivement devenu, souffre d’un malentendu persistant, qui a tout d’une injustice. La confidentialité dans laquelle est maintenue son œuvre récente, principalement pour des raisons éditoriales toutes contingentes, justifie le beau titre pléonastique forgé par André Clavel : « Michel Butor, cet inconnu célèbre »5 . Forte est également la tentation, pour qualifier Butor, d’emprunter à Gérard Genette6 cet autre (double) pléonasme savoureux : auteur de « best-seller[s] pour happy few ».

Fort heureusement, ces temps derniers, la volonté de rendre (enfin) justice à cette œuvre mondialement connue et reconnue semble s’affirmer : en atteste en particulier l’établissement par Mireille Calle-Gruber, aux bien nommées Editions de La Différence, des Œuvres Complètes - actuellement en cours de réalisation. Ou encore ce livre d’entretiens, Rencontre avec Roger-Michel Allemand, où Michel Butor se confie de nouveau, après 12 ans de silence.

Cet ouvrage d’environ 230 pages, d’une facture particulièrement soignée, encore rehaussée par la richesse de l’iconographie, est subdivisé en 5 parties : « I) Ascension – « Le roc est un oiseau » » (p. 9-34), « II) Michel avant Butor – « La transparence couve » » (p. 37-77), « III) Hors les murs – « Perpétuation dans l’aventure » » (p. 79-115), « IV) Du cœur à l’ouvrage – « Entre les déserts et les sources » » (p. 121-162), « V) Ca sort – « Une nudité neuve attend notre baiser » » (p. 167-199). De plus, de part et d’autre de ces différentes sections, sont disposés divers inédits de Michel Butor. Enfin, le volume contient également des « Repères biographiques », des « Morceaux choisis de textes critiques », une bibliographie sélective (de l’auteur et de son correspondant) et un index. J’évoquerai ultérieurement le rôle des très nombreux extraits de textes de Butor, photographies, et fac-similésdont le livre est émaillé.

Même si elle confère au volume une structure clairement identifiable, la subdivision en 5 parties tient ici davantage du guide de lecture, posant un certain nombre de jalons, que de la rigide taxinomie - comme l’indiquent les intertitres, sibyllins à proportion même de leur poéticité. Certes, l’architecture du livre obéit à un principe de cohérence : à ses « extrémités », les parties I) et V) traitent de questions très générales, Michel Butor y précisant par petites touches, sous la conduite complice et avisée de son interlocuteur, la nature de son rapport au monde et à l’existence. Ce parcours à deux voix décrit ainsi une boucle, ou plutôt une spirale, car malgré la persistance de certaines convictions, la permanence de certaines affirmations (notamment l’idée que le rôle de l’écrivain consiste à découvrir le monde, qui est là mais qui se soustrait à notre appréhension), dans l’intervalle le lecteur aura beaucoup appris, à propos de l’homme aussi bien que de l’œuvre. Rôle plus « pédagogique » dévolu aux parties II) à IV), qui proposent un cheminement globalement chronologique : des années de formation du jeune Michel à celles de la maturité créatrice, en passant par les premières publications et la découverte bien problématique du milieu littéraire parisien. Mais ce cadre global est à vrai dire souvent débordé par les rebonds de la conversation ; d’où une progression « associationniste », à laquelle contribue de façon notable l’évidente complicité qui unit les interlocuteurs. En témoigne en particulier, outre telles anecdotes ponctuelles, le récit de rêve des pages 155-157-159, accompagné d’un décryptage fort ironique de sa symbolique - à savourer. Et force est de constater que cette relation fondée sur la connivence se révèle « contagieuse » : par ce biais, le lecteur de Rencontre avec Roger-Michel Allemand éprouve à son tour, par ricochet, l’impression gratifiante de partager pour un temps l’intimité de l’écrivain. En outre, et de façon sans doute plus décisive, ces développements « à sauts et à gambades », sur lesquels pourraient encore se greffer maints « allongeails », contribuent à assouplir la structure du livre, dont la lecture s’en trouve d’autant fluidifiée et dynamisée.

Cela précisé, qui ne visait qu’à esquisser les contours et à préciser la tonalité dominante de l’ouvrage, que retenir de ce livre d’entretiens ?  Tout d’abord le fait que Michel Butor s’y livre ou s’y dévoile pour la première fois à ce point - « Butor plus intime » pourrait ici tenir lieu de sous-titre. L’homme évoque en effet, sans détours, en particulier dans les deux premières sections, son enfance, sa famille, mais aussi son cadre de vie actuel, dans sa retraite de Lucinges. De prime abord, ces « révélations » autobiographiques pourraient paraître d’un intérêt contingent, parce qu’anecdotiques, mais certaines d’entre elles se révèlent éclairantes, dans la mesure où elles nous disent quelque chose des particularités de l’œuvre. Ainsi du « portrait du père en artiste », mettant à profit le plus clair de son temps libre d’employé de la SNCF pour s’adonner à la pratique du dessin. Ou encore de l’évocation de la surdité précoce de la mère, à l’origine d’une forme de communication silencieuse entre elle et ses enfants - ce qui empêche Butor de souscrire à l’opposition, par exemple présente chez Blanchot, entre parole et silence, car : « Entre les deux, il y avait ce troisième terme, absolument essentiel, qui est la parole silencieuse. » (p. 41). Il semble que, pour Michel Butor, la révélation de l’intimité biographique puisse difficilement être dissociée de la mise au jour de l’intimité créatrice.

Reste que, pour qui ne souscrit pas à l’explication de l’œuvre par l’homme, une fois passé le plaisir « voyeuriste » (?) que dispensent ces indiscrétions, leur pertinence pourrait faire problème. D’autant plus, on l’a vu, que Michel Butor a longtemps été catalogué « nouveau romancier », ce qui en fait, volens nolens, le compagnon de route du Roland Barthes de « La mort de l’auteur » et du Michel Foucault de la « fonction-auteur ». Dès lors, Rencontre avec Roger-Michel Allemand serait-il le lieu d’une forme de palinodie ? Nullement ; et c’est précisément ce qui, selon moi, contribue à légitimer les confidences intimes auxquelles s’y livre l’auteur. Car elles sont prises dans un procès de réflexion sur les liens complexes de la vie et de l’œuvre. Loin de se renier, Michel Butor affirme par exemple : « Je ne sais pas non plus grand-chose de moi dans les profondeurs. Je ne suis pas un écrivain de journal intime ou de confessions. » (p. 19) ; ou encore :

 « Je lui [à Michel Leiris] ai répondu que je ne pouvais écrire qu’en parlant d’autre chose que de moi. Naturellement, en parlant d’autre chose, on parle aussi de soi ; d’autre chose en parlant de soi. C’est un autre angle d’attaque. J’ai été amené à parler de plus en plus de moi, mais toujours pour parler d’autre chose. » (p. 195).

La réponse faite à Michel Leiris présente l’intérêt de refuser la logique binaire du tout (le dogme de l’expression-représentation) ou rien (le dogme moderniste inverse, qui de ces notions prétendait faire table rase), et de frayer une voie médiane, dont les ambivalences et les nuances permettent de rendre justice à la complexité du processus créateur :

« […] on ne peut séparer l’existence d’un écrivain, la mienne en l’occurrence, de son œuvre. Les deux sont liées, agissent et interagissent sans arrêt l’une sur l’autre. C’est une interaction permanente, car si l’œuvre résulte de la vie celle-ci s’en trouve modifiée, voire bouleversée, en retour, par un effet boomerang. » (p. 115).

 On constate donc que Michel Butor, sur cette question épineuse, adopte une position hybride et/car dynamique : ni crispation sur le diktat moderniste, ni régression vers les stéréotypes prémodernistes, mais un dépassement nuancé de cette antinomie à bien des égards illusoire. Ce faisant, il s’inscrit de plain-pied dans l’actuelle mouvance de réflexions, profondément renouvelées, sur le rôle que peut jouer la « personne » dans le cadre de l’activité scripturale - et plus largement créatrice.

Cet exemple, retenu pour l’importance de la problématique dont il traite, me paraît emblématique de la capacité d’évolution de Michel Butor ; progression sans cassures, tout en nuances, qui permet à son œuvre de rester en phase avec la sensibilité contemporaine. Ce qui ne signifie pas que l’œuvre, considérée dans sa diachronie, soit totalement exempte de ruptures. Ainsi, de l’aveu même de l’auteur, il y aurait bien un avant et un après Mobile (voir p. 105).

Comme il l’a déjà été précisé, nuances, glissements, déplacements, mais aussi récurrences et affinements concourent à la structure très souple de Rencontre avec Roger-Michel Allemand, qui compose un patchwork ou une mosaïque d’anecdotes (auto)biographiques, de souvenirs de voyages, de rencontres intellectuelles, de précisions généticiennes et de considérations théoriques. Ainsi chaque lecteur, au gré de ses prédilections, pourra-t-il être tenté de retenir tel ou tel de ces éléments fondus dans un tout composite - à l’image de l’œuvre butorienne elle-même.

 Par exemple, la présence dans le péritexte du volume d’un index attire l’attention sur la densité de l’intertexte qui alimente ces pages. Les auteurs convoqués sont de deux ordres : ceux que Butor a lus, ceux qu’il a rencontrés. Mais, sitôt posé, le « cloisonnement » se révèle bien poreux, puisque Michel Butor a bien souvent lu ceux qu’il a rencontrés, rencontré ceux qu’il a lus. Ce qui frappe à la lecture de ces confidences est en effet la densité de la nébuleuse intellectuelle dans laquelle Michel Butor a très tôt baigné : condisciple de Gilles Deleuze, Jean-Pierre Faye, Jean-François Lyotard et Roger Laporte, élève de Jean Wahl, Gaston Bachelard et Maurice Merleau-Ponty, auditeur de conférenciers tels que Lévinas, Jankélévitch, Lacan, Bataille, Lévi-Strauss, ami de Georges Perros, l’élève du Lycée Louis-le-Grand devenu étudiant à l’Université de La Sorbonne a ainsi évolué dans un milieu propice à l’émulation intellectuelle - renforcée sans doute par ses rencontres avec Breton, Sartre, Michaux, Leiris, Blanchot, Barthes, ou encore Alechinsky. Butor confesse d’ailleurs que, de toutes ces personnalités, celles qui eurent sur lui le plus d’influence lorsqu’il était jeune furent Sartre et Breton (p. 61) - en raison notamment de la bonté dont ils firent preuve à son égard. A noter également l’hommage rendu à Gaston Bachelard, dont Michel Butor reconnaît l’influence qu’il a pu exercer sur lui via son cours, mais aussi par des ouvrages tels que La Philosophie du non et Le Nouvel Esprit scientifique (p. 62).

Pour ce qui est des références plus spécifiquement littéraires, l’auteur insiste sur l’importance dans sa formation de Proust, Kafka, Faulkner, Dos Passos, T.S. Eliot, Ezra Pound, William Carlos Williams. Où l’on remarque une fascination précoce pour les littératures étrangères, partagée par ceux que l’on nommera les « nouveaux romanciers ». Précisément, l’évocation de l’aventure du « Nouveau Roman » donne lieu à des pages intéressantes, durant lesquelles Butor insiste sur le flou caractéristique de la « mouvance » (p. 99), et fait part de son admiration persistante pour les uns (Beckett, Simon, Pinget, Sarraute, Ollier), de son goût disons plus modéré pour les autres (Duras, Robbe-Grillet). Est également évoquée la relation de rivalité (bien involontaire de sa part) qui l’opposa au futur chef de file du « Nouveau Roman », et le contraignit à quitter les Editions de Minuit pour les Editions Gallimard, à la suite de Georges Lambrichs. Il s’agit visiblement d’un souvenir douloureux, à l’origine d’une forme de rancune qui, par ailleurs, n’est guère dans la manière d’être de Michel Butor. En découle l’impression que la découverte du milieu éditorial parisien fut somme toute délicate pour ce « solitaire », « ours bien léché » (p. 15), selon la définition ironique qu’il donne de lui-même, et dont les noms des résidences successives disent assez le goût pour les franges ou les marges : « Aux antipodes », « A la frontière », « A l’écart »…

Compte tenu de la dimension « composite » de l’œuvre butorienne, on ne sera pas surpris, aux noms des écrivains et penseurs qui ont précédé, de voir s’adjoindre ceux de divers artistes : peintres et plasticiens (Alechinsky, Dufour), ou encore compositeurs (à commencer par Henri Pousseur) - élargissement de perspective qu’éclaire cet aveu :

« J’aurais bien voulu être un peintre, et un photographe, et un cinéaste, et un musicien, etc. Pas possible. Je dois me contenter de travailler dans la nostalgie de tout cela, soulignant sans cesse mon inachèvement, mes lacunes. Je voudrais parler toutes les langues mais ne me sens un peu à l’aise que dans une seule, à l’intérieur de laquelle je voudrais faire passer peu à peu tous les pouvoirs des autres […] » (p. 25).

C’est que, répondant aux questions de Roger-Michel Allemand, Michel Butor est graduellement conduit à esquisser les contours - flottants, sans doute - de son « art poétique ». L’intertexte qui alimente ces pages fait ainsi la part belle aux propres textes de l’auteur, ce qui favorise de stimulantes révélations d’ordre généticien : qu’il s’agisse de sa conception des rapports entre prose et poésie, du rôle joué par Degrés et Mobile dans l’infléchissement graduel de sa pratique créatrice, de l’importance qu’il accorde à « l’aspect oral du texte » (p. 109), du potentiel libérateur que recèle le  dialogue avec les peintres (p. 111), ou encore de sa façon même de travailler. Autant de révélations précieuses, qui nous offrent en quelque sorte un accès privilégié à l’« atelier » de Michel Butor.

Qu’il évoque son œuvre propre, ou s’intéresse à la littérature voire à l’art en général, l’auteur fait preuve ici de la finesse d’analyse et de la clarté vulgarisatrice que connaissent déjà les lecteurs de ses volumes de Répertoire(s). Rencontre avec Roger-Michel Allemand recèle ainsi plusieurs considérations théoriques avisées, sur la ténuité des frontières entre écriture créatrice et écriture critique (p. 101), le potentiel de renouvellement inhérent aux pratiques de la citation et de la parodie (p. 112), ou encore les liens de l’écriture et de la lecture - comme en atteste cet extrait, qui mérite d’être cité in extenso :

« Dans ce théâtre intime qu’est la lecture, le lecteur est à la fois spectateur, acteur (tous les acteurs) et metteur en scène. Le livre est là pour être lu ; parmi ses lecteurs, il y en aura peut-être de particulièrement actifs et activés qui le compléteront, le poursuivront, deviendront écrivains à leur tour. L’achèvement n’est jamais qu’illusion. La vie continue. Il est nécessaire de faire encore autre chose, démontrant ainsi que ce qu’on croyait achevé ne l’était pas. Lorsqu’on met en avant l’inachèvement, qu’on l’assume, on rend cette tâche plus facile. » (p. 141).

Le lecteur est ainsi convié à « compléter » le livre qu’il tient entre ses mains, à en faire résonner en son for intérieur les multiples harmoniques, dans un procès de relance indéfini - marqué du sceau de l’ouverture.

Mais si le livre s’offre ainsi à la participation active du lecteur, c’est non seulement en raison de la présence ponctuelle de ce commentaire métatextuel, qui pourrait mutatis mutandis jouer le rôle de « mode d’emploi », mais aussi et surtout en vertu de son architecture même. En effet, Rencontre avec Roger-Michel Allemand est très loin de se limiter à un long entretien entre l’écrivain et son interlocuteur. Le texte de leurs échanges peut certes se lire de façon continue, de la première à la dernière page, mais y sont interpolés de très nombreux extraits d’autres écrits de Michel Butor, qui constituent ainsi le volume en caisse de résonance ou en chambre d’échos. Prélevés aussi bien dans les textes des débuts que dans les productions les plus récentes de l’auteur, ces fragments sont reproduits, en un corps de caractères de taille réduite, sur la plupart des pages paires, sous la forme d’un montage sur deux colonnes. Ce dispositif aussi séduisant qu’ingénieux offre dès lors au lecteur la possibilité de diversifier les parcours qu’il suivra à travers le livre. La lecture d’une des réponses faites par Michel Butor à Roger-Michel Allemand, consignée sur une page impaire, pourra dès lors être prolongée et amplifiée par celle d’un extrait de Répertoire ou du Génie du lieu, etc., reproduit en regard - ou vice versa. Compte tenu de la linéarité de l’écrit littéraire, et de la séquentialité vectorisée de l’activité lectrice, on se rapproche ici au plus près d’un équivalent typographique de ce que l’on nomme (souvent de façon abusive) polyphonie - procédé dont on connaît l’importance dans l’œuvre de Butor. Le livre y gagne en densité et en épaisseur : le montage d’extraits variés leur permet de résonner entre eux, en même temps qu’ils consonent avec les affirmations couchées sur les pages dévolues à l’entretien. Car, en dépit de l’indéniable évolution de l’œuvre butorienne au fil du temps, ce montage met surtout en exergue la cohérence, à travers les ans, des positions de l’écrivain, qui renvoient à la présence sous-jacente d’un projet des plus conséquents. L’un des mérites de ce dispositif typographique est donc qu’il contribue à faire du volume un espace pluridimensionnel en apparence inépuisable, tant il autorise la diversification des itinéraires de lecture. En outre s’y donne à lire un mimétisme pertinent à l’égard de l’œuvre de Michel Butor, elle aussi volontiers stratifiée, feuilletée, et par là même démultipliée.

Reste à préciser que ce mimétisme s’intensifie en raison de l’interpolation dans les marges du livre, à gauche des pages paires et à droite des pages impaires, sous la forme de « vignettes » en noir et blanc de dimensions réduites, superposées sur un axe vertical, de très nombreux documents iconographiques. Parti pris qui, cette fois, fait écho à la fascination notoire et/car proclamée et mise en œuvres de Michel Butor pour la diversité des pratiques artistiques. Les marges de Rencontre avec Roger-Michel Allemand composent ainsi une manière de musée miniature, où voisinent archives privées de l’écrivain et sédiments d’une mémoire culturelle commune. Au fil des pages, on découvrira, pêle-mêle, divers portraits de Michel Butor dessinés ou gravés par son père, des reproductions des premières de couverture de textes de Sartre, Bachelard, Kafka, Breton, etc., des photographies de Minieh, Genève, Lucinges, plusieurs clichés de la table de travail de l’écrivain, et même un auto(?)portrait photographique des deux interlocuteurs, où il est tentant de lire une variante iconotextuelle de métalepse… Ce disparate renvoie à la diversité du monde, dont l’ouvrage nous rappelle aussi que Michel Butor est un inlassable arpenteur. En plus des inédits déjà mentionnés, ajoutons que le livre contient la reproduction de plusieurs brouillons de l’écrivain, qui intéresseront les spécialistes. Tableaux, collages, photographies, manuscrits constituent autant de « fenêtres » ouvertes dans un texte lui-même stratifié - ou, si l’on préfère, autant d’échappées belles. De la sorte, Rencontre avec Roger-Michel Allemand apparaît comme un ouvrage à la fois utile, par la qualité et le caractère inédit des informations qu’il recèle, et plaisant, par le soin très concerté qui a présidé à son architecture.

On en recommandera donc chaleureusement la lecture à ceux qui souhaitent découvrir Michel Butor et son œuvre, ou les redécouvrir, afin d’en compléter et d’en affiner la connaissance. Loin des idées reçues sur le « Nouveau Roman » et la littérature « expérimentale », accusés de tous les maux, ils y découvriront une œuvre riche et variée, ainsi qu’un homme lucide, ouvert sur le monde et les êtres, et en définitive guère éloigné d’une forme de sagesse humaniste - qui assigne pour objectif à l’écriture « la diminution du malheur » (p. 162).

 

 

 

 

 

1 Cette recension critique a fait l’objet d’une première publication dans Enjeux, n° 75, Presses Universitaires de Namur, été 2009, p. 111-119. Que Jean-Paul Laurent, directeur de la publication, qui m’a donné l’autorisation de republier ce texte, lise ici l’expression de ma sincère gratitude.

2 Pour l’achat du livre, les Editions Argol offrent en outre à leurs lecteurs le DVD, Michel Butor, à l’écart.

3 Christian Skimao et Bernard Teulon-Noailles, Michel Butor. Qui êtes-vous ?, La Manufacture, 1988.

4 Jean-Paul Sartre, dans Madeleine Chapsal, Les Ecrivains en personne, Julliard, 1960 ; cité dans Rencontre avec Roger-Michel Allemand, op. cit., p. 218, je souligne.

5 L’Evénement du jeudi, n° 434, 25 février-3 mars 1993 ; cité dans Rencontre avec Roger-Michel Allemand, op. cit., p. 220.

6 Codicille, Paris, Ed. du Seuil, 2009, coll. « Fiction & Cie ».

 

 

 

 

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