Plasticité du récit : de la transmodalisation à l’intermédialité1

 

 

Frank Wagner (Université Rennes 2)

« […] dessinant les extraordinaires figures d’une géométrie à trois dimensions, souple et changeante, aussi plastique que le chant lui-même dont elle semble l’illustration, la transposition. »
(Alain Fleischer, Imitation).

 

Prolégomènes à un « retour vers le futur »
La narratologie d’inspiration structuraliste peut-elle, aujourd’hui encore, nous aider à mieux cerner les contours de l’intermédialité - comme, subsidiairement, à clarifier les rapports de cette notion à celle de narrativité ? À une telle question, qui répondrait par l’affirmative courrait le risque, tout d’abord d’enfoncer une porte ouverte, ensuite et par là même de mener un combat d’arrière-garde, enfin et peut-être surtout de pécher par excès d’optimisme et/ou de naïveté. En pleine conscience des dangers encourus, tel sera pourtant mon parti pris.
Certes, prétendre découvrir en 2016 les liens de l’intertextualité et de l’intermédialité reviendrait peu ou prou à se targuer d’inventer la roue, tant il est notoire que la première de ces notions, notamment formalisée par Julia Kristeva 2, a contribué à  l’invention de la seconde, à la faveur d’un élargissement de perspective. De ce qui se joue entre les textes à ce qui se joue entre les médias, le rapport de filiation est à la fois clair et bien connu. Y revenir pourrait donc, de prime abord, passer pour une perte de temps, tant le questionnement - si c’en est encore un - semble désormais anachronique, au vu de l’état actuel des réflexions sur ces matières. En outre, et à l’inverse, il paraît tout aussi évident, sinon davantage encore, que recentrer ainsi les débats sur le récit littéraire, objet privilégié de la narratologie, équivaudrait en apparence à restreindre fâcheusement l’angle de vision, comme à faire bon marché des propriétés sémiotiques des divers autres médias concernés. Gérard Genette, dans les dernières pages de Palimpsestes, au moment d’aborder les « pratiques d’art au second degré, ou hyperesthétiques » 3, ne nous avait-il pas lui-même dûment mis en garde contre la tentation d’une « extrapolation à tous les arts des résultats […] d’une enquête sur l’hypertextualité » (p. 444) ; pour l’excellente raison qu’« étendre la notion de texte, et donc d’hypertexte, à tous les arts » (p. 436) relève d’une démarche éminemment discutable ?
Pourquoi, dès lors, choisir de passer outre ? Essentiellement parce qu’il n’existe pas à proprement parler de théorie unitaire de l’intertextualité, et moins encore de l’intermédialité. Ainsi, de la première de ces deux notions, on sait que Genette propose une définition plus étroite ou restreinte que celles de Kristeva ou Riffaterre 4, puisqu’il entend par là « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, […] la présence effective d’un texte dans un autre » (Palimpsestes, p. 8), comme dans les pratiques de la citation, du plagiat ou de l’allusion.  En outre, et en dépit des similitudes qui incitent à les rapprocher, Palimpsestes est centré, comme on vient de l’entrevoir, sur un autre type de « transtextualité, ou transcendance textuelle du texte » (p. 7) : l’hypertextualité, définie comme « toute relation unissant un texte B ([…] hypertexte) à un texte antérieur A ([…] hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » (p. 11-12). Sans doute l’hypertextualité peut-elle être considérée comme une variante de l’intertextualité dont, sous les aspects de la réécriture (imitative ou transformationnelle), elle exemplifierait en quelque sorte le degré fort ; mais il n’en reste pas moins que les deux notions ne se recouvrent pas rigoureusement, ni sans reste. Envisager l’intermédialité au prisme non plus de l’intertextualité kristévienne ou riffaterrienne mais de l’hypertextualité genettienne ne constitue certes pas non plus un projet inédit 5 ; toutefois, dans ce cadre, porter une attention accrue aux phénomènes de transposition, et en leur sein aux procédés de transmodalisation, sans pour autant occulter le partage parfois ambigu opéré à l’égard des phénomènes de réécriture par imitation, peut suffire à le légitimer. D’autant que, on le verra, la question de la narrativité, que Genette tend notoirement par ailleurs (notamment dans le préambule à Nouveau Discours du récit 6) à évacuer ou liquider, en l’assimilant restrictivement au seul mode narratif, stricto sensu, est ainsi susceptible de faire retour, de façon stimulante. Il s’agira donc ici pour l’essentiel d’examiner la formalisation genettienne des procédures de transmodalisation - en particulier, mais non exclusivement, intermodales -, en vue de discerner en quoi et à quel degré elle présente à l’état embryonnaire une possible théorie de l’intermédialité - dont elle constituerait, plutôt que « la » préhistoire, une préfiguration particulièrement éclairante, en dépit de son caractère nécessairement partiel. Mais, avant cela, une brève « tentative »de clarification notionnelle et terminologique s’impose, tant dans l’autre champ concerné, celui de l’intermédialité, règne pour le moins un certain désordre. Pour le dire dans les termes bienvenus d’Andreas Mahler, « La recherche sur l’intermédialité est en vogue, sa définition reste néanmoins vague » 7

 

Sémiologie du terme-parapluie
En la matière, il paraît pourtant aisé de déterminer les questions essentielles. Andreas Mahler, toujours : « Qu’entends-je par le terme de "médium", comment est-ce que je comprends le préfixe "inter-", et qu’est-ce que je veux trouver en entreprenant une analyse "intermédiale" ? »  8. Soit ; mais force est de constater que, dès l’apparition de la notion, les réponses à ces questions apparemment simples furent des plus diverses, de sorte que le débat (car débat il y a) présente parfois des apparences de dialogue de sourds - ce qui a du moins le mérite, si c’en est un, d’en assurer la relance… Ainsi, sans même prendre en compte les problèmes de traduction, il paraît de prime abord inévitable que par « médium » un expert en médiologie et un spécialiste de l’adaptation cinématographique n’entendent pas tout à fait la même chose : canal dévolu à la transmission d’informations pour l’un versus système sémiotique propre à une pratique artistique donnée pour l’autre. Or sur ce « divorce » central viennent brocher, en amont l’étymologie latine, où media est le pluriel de medium, en aval l’apparition des « nouveaux médias » (numériques), qui peuvent bien sûr être eux-mêmes utilisés à des fins artistiques… Mais cet obstacle n’a a priori rien d’insurmontable, puisqu’il devrait suffire à chacun de spécifier le sens qu’il donne au mot « médium », dans un domaine d’exercice déterminé 9. Là comme ailleurs, les problèmes ne surviennent vraiment qu’en cas de tentation annexionniste… Mais peut-être est-ce là se montrer de nouveau inconsidérément optimiste, comme l’atteste la persistance, depuis tout de même un bon quart de siècle, des divergences d’opinion(s) sur ces questions.
En outre, il semble bien que, plus encore que dans le cas du radical, s’accorder sur le sens du préfixe pose de considérables difficultés. En effet, si chacun comprend intuitivement le sens de cet élément formant issu du latin « inter », qui signifie « entre », le premier dictionnaire venu 10 nous rappelle qu’il peut exprimer « l’espacement, la répartition ou une relation réciproque ». On comprend donc aisément que, dans le cas de l’intermédialité, le préfixe renverra pour les uns à une simple relation de coprésence, pour d’autres à un positionnement ambigu ou hybride, pour d’autres encore à un ensemble d’opérations de transfert et/ou de transformation, et, sans doute, etc.
Enfin, aussi légitime soit-elle, la question de savoir ce que l’on escompte d’une analyse intermédiale a de fortes probabilités de se révéler insoluble, puisqu’elle ne constitue guère qu’une variante du problème du cercle herméneutique. La sagesse des nations le dit plus simplement, qui estime à bon droit que « chacun voit midi à sa porte » - ce qui nous renvoie à peu de choses près à notre point de départ…
On conviendra donc avec Irina Rajewsky que l’intermédialité a toutes les apparences d’un « terme-parapluie », qu’il est bien difficile de refermer une fois qu’on l’a ouvert 11 … De fait, chaque nouvelle tentative pour unifier le champ concerné génère bien plutôt involontairement un effet inverse de diversification, dans la mesure où elle ne parvient qu’à accroître d’une nouvelle unité la somme des définitions préexistantes. Aussi, en l’absence d’un législateur omnipotent en charge de l’activité d’harmonisation conceptuelle et terminologique, peut-être l’attitude la plus sage consiste-t-elle à prendre acte de cette diversité, et à tenter d’en comprendre les origines. Telle est précisément la position adoptée par Irina Rajewsky dans un récent article, significativement intitulé : « Le terme d’intermédialité en ébullition : 25 ans de débat », dont voici un résumé à grands traits.
Après l’inévitable constat d’hétérogénéité déjà évoqué, y sont présentées différentes approches qu’il serait possible de distinguer d’après leur degré de généralité. La première d’entre elles consisterait en une conception de « l’intermédialité comme phénomène culturel de base » (p. 32), et aborderait des problématiques extrêmement générales intéressant « les domaines de la théorie, de la philosophie, de l’histoire des médias et de leur généalogie, ainsi que de la sociologie » (idem). En relèvent par exemple les travaux de Sybille Krämer 12 ou encore ceux de Jay Bolter et David Grusin (les inventeurs de la notion de « remediation » 13). Cette forme d’épistémologie des médias excède très largement mon propos, dont elle ne saurait tout au plus constituer que l’arrière-plan.
En regard de ces approches généralisantes peuvent ensuite être recensées diverses recherches qui considéreraient pour leur part « "l’intermédialité" comme catégorie pour l’analyse concrète de configurations médiales » (« Le terme d’intermédialité en ébullition… », p. 34), c’est-à-dire de pratiques artistiques et culturelles variées. Pour le poéticien se hasardant à une tentative de réflexion sur l’intermédialité, ces approches plus empiriques apparaissent d’un indéniable secours, comme les travaux de Werner Wolf 14, ou encore ceux d’Irina Rajewsky elle-même, qui propose la formalisation typologique suivante :
1°) la « transposition intermédiale » (« Le terme d’intermédialité en ébullition… », p. 35), correspondant à un « changement de médium (Medienwechsel) » (idem) ; comme dans le cas de l’adaptation cinématographique d’un texte littéraire - entre autres multiples exemples, dont le dénominateur commun résiderait alors dans un processus de transformation d’un « texte-source » dans un autre médium.
2°) La « multimédialité (ou plurimédialité) », consistant en une « combinaison de médias (Medienkombination) » (idem) ; comme dans le cas de la bande dessinée (mixte icono-textuel), du cinéma (mixte d’images mobiles et de sons) ou a fortiori de l’opéra (art « total »). Le trait définitoire consiste ici en une coprésence de médias par ailleurs distincts, sous les aspects d’une « constellation intermédiale » (idem).
3°) Les « références intermédiales (intermediale Bezüge) » (idem), désignant tantôt les références singulières d’une œuvre à une autre (exemple : d’un texte à un film), tantôt les références plus générales d’une œuvre à un système médial distinct de celui dont elle relève (exemple : d’un texte au cinéma). Cette relation spécifique présuppose un « dépassement des frontières médiales » (idem).
4°) La « transmédialité », désignation sous laquelle sont rassemblés des « phénomènes nomades (Wanderphenomene) » (p. 36), qui adviennent certes chaque fois dans un médium spécifique, mais peuvent être observés à travers les médias - ce qui leur conférerait donc leur dimension transmédiale. Relèveraient par exemple de cette catégorie des procédés narratifs tels que la mise en abyme ou la métalepse, qui peuvent en effet se rencontrer indifféremment en littérature, en bande dessinée, au cinéma, etc.
Si cette typologie quadripartite faisait l’unanimité, sans doute disposerions-nous ainsi d’une base commode pour l’analyse des phénomènes intermédiaux et autres procédures apparentées. Mais Irina Rajewky montre elle-même fort bien… qu’il n’en est rien. En effet, même au sein des seules approches « restreintes » de l’intermédialité conçue comme catégorie empirique d’analyse, nombre de désaccords 15 se font jour. Ce n’est pas le lieu d’en proposer un panorama à prétention exhaustive, mais certains d’entre eux doivent tout de même être signalés. Ainsi les liens de l’intermédialité et de la pluri- ou multimédialité font-ils l’objet d’interprétations divergentes : pour les uns, si la simple coprésence de plusieurs médias au sein d’un œuvre, sur le mode de la juxtaposition, suffit à identifier une forme d’intermédialité, pour d’autres, il y faut en outre une authentique transformation, sur le mode de la fusion. Mais il est évident qu’établir avec rigueur le seuil à partir duquel la simple relation de coprésence devient interrelation productive pose de considérables difficultés, et n’a à vrai dire que fort peu de chances d’autoriser une définition consensuelle. En outre, la question de ce qu’Irina Rajewsky nomme les « références intermédiales » (sa catégorie n° 3) connaît également des traitements contrastés, puisque certains autres spécialistes du champ, soit ne la distinguent pas du reste des procédures intermédiales, soit la passent purement et simplement sous silence. Enfin, le cas des « phénomènes nomades » (catégorie n° 4) est lui-même diversement apprécié ; puisque par exemple, si Werner Wolf tend à l’intégrer à l’étude de l’intermédialité, Irina Rajewky propose pour sa part de l’étudier dans une perspective séparée.
A l’issue de ce rapide survol, l’intermédialité présente donc toutes les apparences non seulement d’un « terme-parapluie », mais aussi, de façon plus préoccupante, d’un « cluster concept ». Pour les raisons susdites, il ne saurait bien sûr pour autant être question de prétendre unifier cette nébuleuse théorique intrinsèquement disparate ; mais au vu de ce qui précède, en revenir à l’une des sources potentielles de la notion ne paraîtra peut-être pas totalement inutile.

 

Des relations hypertextuelles (l’imitation est-elle une transformation ?...)
Soit donc Palimpsestes. La littérature au second degré, originellement paru en 1982. Sans doute se souvient-on que Genette y élabore un « Tableau général des pratiques hypertextuelles » (p. 37), obtenu par croisement des paramètres discriminants de la relation et du régime. Sur cette base, il lui est alors loisible de distinguer la parodie (transformation ludique), le travestissement (transformation satirique), la transposition (transformation sérieuse) du pastiche (imitation ludique), de la charge (imitation satirique) ou de la forgerie (imitation sérieuse) - sans exclure la possibilité d’affinements supplémentaires du régime : l’ironique, l’humoristique, le polémique… Plus que ces éventuelles inflexions somme toute relatives, importe principalement sur le plan conceptuel la distinction fondamentale établie entre pratiques hypertextuelles transformationnelles d’une part, et imitatives de l’autre, dont Genette maintient la pertinence à l’issue de sa longue enquête ; affirmant in fine que « rien ne [l’] invite à les confondre davantage qu’au départ » (p. 447).
Or il n’a pas manqué d’observateurs pour remettre en cause cette opposition fondatrice, sur la base même de certaines des observations genettiennes - notamment le passage suivant : « […] un même hypertexte peut à la fois […] transformer un hypotexte et en imiter un autre. […] on peut même à la fois transformer et imiter le même texte. » (P. 39, je souligne). Cette apparente concession incite par exemple Nathalie Limat-Letellier et Marie Miguet-Ollanier à affirmer qu’« implicitement la porosité admise des catégories sous la pression des cas-limites affaiblit la pertinence de toute dichotomie conceptuelle.  16» Peut-être est-ce aller un peu loin, surtout face à une poétique notoirement ouverte, qui en tant que telle s’accommode fort bien des cas d’espèce et autres « exceptions ». De fait, tout au long de Palimpsestes, Genette n’aura de cesse d’analyser divers hypertextes hybrides, au sein desquels convergent les ressources de la transformation et de l’imitation.  En outre, l’extrapolation des deux critiques fait bon marché de la logique même du raisonnement de Genette, convoquant pour l’occasion l’« autorité » de Monsieur de La Palice, et pour qui le repérage de deux opérations simultanées présuppose a minima la possibilité de leur distinction
Par conséquent, sans aller jusqu’à inférer que les cas d’espèces invalideraient la dichotomie même des types transformationnel et imitatif, peut-être conviendra-t-on que l’hésitation entre ces deux catégories de relation est en revanche parfois permise 17. Et pour cause, puisque, comme Genette le signale lui-même, « l’imitation est sans doute elle aussi une transformation » (p. 13) - « relation d’appartenance » que la complexité accrue des procédures imitatives, exigeant « la constitution préalable d’un modèle de compétence générique » (idem), ne suffit pas totalement à annuler. S’il importait d’y insister, c’est que ces questions, déjà épineuses dans le champ de la seule (hyper)textualité, risquent fort de le paraître davantage encore dans celui de l’intermédialité, où il faut bien se demander, dans la relation d’un médium à l’autre, ce qui relève de la transposition et/ou de l’imitation - pour peu que la seconde de ces notions puisse être maintenue. Pour autant, et quoi qu’il en soit, de façon intuitive, il paraît probable que, dans le cadre d’un élargissement de perspective de l’hypertextualité à l’intermédialité, la notion genettienne de transformation constitue un point de départ opératoire. Jugeons-en sur pièces.

 

Des transmodalisations comme « préfiguration » potentielle de l’intermédialité ?
Il ne saurait être question d’évoquer par le menu l’ensemble des phénomènes analysés par Genette à cette enseigne, tant, de la traduction à la transvalorisation, en passant par les pratiques inversement symétriques de la condensation et de l’amplification, la « diversité des procédés transformationnels » (p. 237) apparaît considérable. Je me contenterai donc tout d’abord, tout en faisant la part de l’évidente « contamination » des écritures hypertextuelles par le régime ludique, de rejoindre le poéticien quant à l’importance historique et esthétique de la transformation sérieuse, qu’il baptise transposition - et dont il entreprend de distinguer les variantes « purement formelles » (p. 238) des variantes « ouvertement et délibérément thématiques » (idem), sans dissimuler la fragilité d’une telle dissociation. Ensuite, si, dans un souci d’économie, de cette nébuleuse complexe et volontiers proliférante, il fallait retenir une et une seule catégorie dont la formalisation poétologique paraît susceptible de contenir en germes une réflexion sur l’intermédialité, il me semble que le choix peut assez aisément se porter sur la transmodalisation (p. 323), définie comme « toute espèce de modification apportée au mode de représentation caractéristique de l’hypotexte » (idem). En outre, comme on le sait, à partir de cette formule générale, Genette propose de distinguer deux sortes de transformations modales : d’une part celles qui concernent le passage d’un mode à l’autre, et seront donc dites intermodales ; d’autre part celles qui affectent le fonctionnement interne du mode, et seront donc dites intramodales. Plus précisément encore, c’est - dans un premier temps du moins - la sous-catégorie des transmodalisations intermodales qui doit donc nous requérir. En effet, s’il n’est pas question d’assimiler abusivement les deux notions ni les deux champs dont elles relèvent, on peut émettre l’hypothèse que le passage d’un mode à l’autre manifesterait pour le moins quelque similitude fonctionnelle avec ce qui se joue lors du passage d’un médium à l’autre 18 - sous les aspects d’une dynamique de transfert. Cela posé, que retenir des analyses genettiennes des deux sous-catégories que constituent respectivement la dramatisation et la narrativisation ?


Transmodalisations intermodales
Pour l’essentiel, et même s’il souligne son importance historique en la situant « aux sources mêmes de notre théâtre » (p. 323), le poéticien insiste, à bon droit je crois, sur la « considérable déperdition de moyens textuels » (p. 326, je souligne) observable dans le cas de la dramatisation du texte narratif. Resserrement de la durée de l’action impliquée par celle de la représentation ; réduction à la portion congrue des anisochronies, liée à un fonctionnement « en temps réel » ; impossibilité des variations de la formule de focalisation ; enfin, sauf présence exceptionnelle d’un récitant, évacuation de la catégorie de la voix - indissociable de la tenue d’un discours narratif. De cette « perte de moyens », qui est aussi affaiblissement ou affadissement, nombre d’exemples permettent aisément de se convaincre, dont l’un des plus criants est la pratique de l’auto-adaptation dramatique, ou auto-dramatisation. Ainsi, dans le texte de la version pour la scène (1845) des Trois Mousquetaires (1844), il ne reste rien, et pour cause, de ces innombrables chevilles métanarratives, dont Umberto Eco a bien montré le rôle crucial qu’elles jouent dans l’institution d’un tempo singulier, paradoxalement très gratifiant pour le récepteur 19. Idem, pour d’autres raisons, chez Agatha Christie, dont l’auto-dramatisation (1943) des Dix petits nègres (1939) se réduit à un canevas particulièrement étique, aggravé de surcroît par la greffe incongrue d’un happy end. Or ce sentiment de fâcheuse déperdition n’est pas intrinsèquement lié à une pratique assez évidemment fondée sur des ambitions d’ordre socio-commercial. Entre autres exemples, en témoigne, dans une perspective allographe et moins « intéressée »,  le Jacques et son Maître de Milan Kundera  20: cet « Hommage à Denis Diderot » - sous-titre du texte de la pièce - se révèle pour le moins ambigu, qui, à part quelques indications didascaliques, se réduit aux échanges dialogués de Jacques et du Maître ; de sorte que la dialectique de maintien et de levée de l’illusion référentielle, qui constitue pourtant le principe actif de l’hypotexte, se trouve ainsi abolie. Plus généralement, dans les termes mêmes de Genette, la dramatisation souffre de n’être guère plus qu’une « scénisation » (Palimpsestes, p. 327) ; et, pis encore, « tout ce que peut le théâtre, le récit le peut aussi, et sans réciproque » (p. 326).
En l’état, ce verdict pourrait passer pour extrêmement sévère, et assez largement injuste ; aussi le poéticien le nuance-t-il comme il se doit, en précisant que « l’infériorité » du mode dramatique sur le mode narratif est d’ordre strictement textuel, et se voit « compensée par un immense gain extratextuel : celui que procure ce que Barthes nommait la théâtralité (« le théâtre moins le texte ») proprement dite : spectacle et jeu. » (P. 326). La « hiérarchie » établie ne vise donc en définitive pas les modes considérés en tant que tels, mais uniquement ce qui se joue lors du passage de l’un à l’autre.
Par-delà sa contribution à l’établissement d’une poétique de l’hypertextualité, pour ce qui nous concerne, cette étude de la dramatisation du texte narratif possède un autre intérêt ; car la question de l’intermédialité y est effleurée au passage. Elle survient en effet à la faveur de l’assimilation incidente de « l’adaptation » dramatique des romans à succès et de leur (plus) fréquente « adaptation cinématographique à l’époque contemporaine » (p. 324) - impliquant bien pour sa part un processus de transformation intermédiale. En outre, même si Genette n’a guère de raison de s’y attarder, il n’en précise pas moins, un peu plus loin, qu’en dépit de cette similarité globale, le cinéma se révèle à certains égards « plus proche du récit verbal » (p. 325), en particulier en raison de la place que, contrairement au théâtre,  il ménage aux anachronies - dont il fait « grand usage, sous forme de fondus et autres signaux codés, aujourd’hui courants et aisément interprétés par le public » (idem). Aussi ponctuelle soit-elle, l’observation peut être considérée comme un échantillon de « poétique intermédiale », dont Palimpsestes contient par ailleurs un certain nombre d’autres exemples, avant même l’évocation conclusive des pratiques hyperesthétiques. Bref, si, pour des raisons d’élémentaire prudence épistémologique, Genette se garde bien de succomber à la tentation de l’extrapolation intermédiale, il n’en distille pas moins de loin en loin nombre de réflexions qui relèvent au moins pour partie d’une confrontation de deux ou plusieurs médias - notamment les récits littéraire et cinématographique. En témoigne par exemple, à propos de la relation qui unit Play it again, Sam (1972) « de » Woody Allen 21 à Casablanca (1942) de Michael Curtiz, l’introduction de la notion d’« hyperfilmicité » (p. 176).
Pour autant, il ne s’agit certes là que de considérations annexes et embryonnaires, puisque, dans Palimpsestes, l’objectif du poéticien est et demeure de cadastrer le champ de la seule hypertextualité, en lui-même déjà remarquablement complexe. Aussi, en bonne logique, à l’enseigne des « transmodalisations intermodales », l’étude de la dramatisation du texte narratif doit-elle être complétée par celle du phénomène inverse, la narrativisation du texte dramatique. Or on peut être surpris de la brièveté des analyses que Genette, excipant de sa rareté, consacre à cet autre type d’hypertextualité transformationnelle, qu’il illustre presque exclusivement par le Hamlet (1922) de Jules Laforgue. Quant à l’autre raison avancée pour justifier ce relatif silence, elle tient à la difficulté d’isoler la pratique de la narrativisation, qui ne se présenterait guère que liée à d’autres procédés de transformation. De fait, les Contes de Charles et Mary Lamb 22, réécriture(s) narrative(s) de certaines des plus célèbres pièces de Shakespeare, avaient déjà été à bon droit analysés antérieurement (p. 289-291), au titre des modifications quantitatives de l’hypotexte, en l’occurrence de la réduction. Soit.
Pourtant, en tant que pratique de transformation spécifique, la narrativisation semblait offrir matière à de plus amples commentaires ; mais il est possible que Genette ait jugé de telles observations par trop évidentes, puisque, pour l’essentiel, elles reviennent à constater la mise en œuvre des ressources spécifiques du mode (en l’occurrence narratif) dont relève l’hypertexte. Ainsi, quoi que l’on pense par ailleurs de l’intérêt esthétique de ces adaptations pour la jeunesse que sont aussi (et surtout) les Contes de Shakespeare, on y relève sans surprise l’introduction d’un narrateur, comme l’atteste par exemple l’incipit de Roméo et Juliette : « Les deux principales familles de Vérone étaient les riches Capulet et Montaigu. Il y avait une vieille rivalité entre les deux familles, et leur haine mortelle avait atteint un tel degré qu’elle s’étendait aux parents les plus éloignés, aux laquais et aux domestiques des deux côtés […] » 23. Cette accroche suffit à identifier là le choix d’une narration extra-hétérodiégétique 24 rétrospective, conduite en focalisation zéro, qui marque tout simplement à elle seule la différence entre les deux modes. Là où, si l’on excepte le cas particulier du chœur antique, et/ou celui du récitant dans des pièces telles que Le Soulier de satin 25, le texte dramatique ne possède pas de narrateur, à l’inverse, le texte narratif implique de facto la présence d’une telle instance, aussi discrète soit-elle - comme dans les récits relevant du « showing ». En attesterait également, entre autres exemples, la narrativisation de l’Œdipe-roi de Sophocle parue dans la « Série noire » 26. Signalons simplement, à propos de ce dernier exemple, que l’écart entre les possibilités inhérentes à chaque mode se serait trouvé spectaculairement accru dans le cas d’une narrativisation conduite en relation homodiégétique, qui aurait vu Œdipe raconter sa propre histoire. Mais il est vrai que l’histoire des différences entre mimèsis et diégésis est bien connue, et de longue date, de sorte qu’il n’était peut-être pas indispensable de s’y attarder plus avant.
Aussi, plus généralement, les autres modifications inhérentes au passage au mode narratif se déduisent-elles aisément de la liste « négative » établie par Genette à propos de la dramatisation : en sus de l’introduction d’un narrateur, on relèvera la possibilité de focaliser (de façon variée), comme de multiplier les altérations de l’ordre chronologique (anachronies) et/ou des durée et fréquence narratives (anisochronies). Abandonnons-donc la conclusion au déjà cité Monsieur de La Palice : la narrativisation témoigne de l’exploitation des ressources propres au mode narratif. Il s’agit en effet là pour le moins d’une « découverte » dans la ligne…
A défaut d’être plus surprenante, plus intéressante est sans doute la question qui paraît sous-tendre l’examen des pratiques de transmodalisation(s) intermodale(s) : celle de la narrativité. Même si le moins que l’on puisse dire est que Genette ne s’y attarde guère, qui se contente de mentionner incidemment « dans le théâtre moderne […], une certaine re-narrativisation du mode dramatique » (p. 331). Et pour cause, puisque le poéticien milite notoirement - « quoique sans illusions », précise-t-il - « pour un emploi strict, c’est-à-dire référé au mode, […] des mots récit ou narratif » 27. Or les termes mêmes dans lesquels Genette justifie ce parti pris « restrictif » méritent d’être rappelés :
« […] la seule spécificité du narratif réside dans son mode, et non dans son contenu, qui peut aussi bien s’accommoder d’une « représentation » dramatique, narrative, ou autre. En fait, il n’y a pas de « contenus narratifs » : il y a des enchaînements d’actions ou d’événements susceptibles de n’importe quel mode de représentation […], et que l’on ne qualifie de « narratifs » que parce qu’on les rencontre dans une représentation narrative. » (Idem, je souligne).
Même si l’on ne souscrit pas à la restriction qui en découle, du moins a-t-on tout avantage à examiner sans a priori le postulat initial. Car c’est précisément là l’un des possibles enseignements indirects des pratiques de transposition intermodale, qui, en tant que telles, manifestent l’existence d’un « noyau » événementiel et/ou actantiel, offert à toutes les transpositions. Par exemple l’amour de Roméo et Juliette, voué à l’échec en raison du conflit qui oppose leurs familles respectives : qu’il y ait là indifféremment matière à pièce de théâtre, récit littéraire, bande dessinée, film, opéra, ou que sais-je encore, paraît difficilement contestable. Ainsi la question de savoir « ce qui peut passer » d’un texte à l’autre, d’un mode à l’autre, voire d’un médium à l’autre, reçoit-elle par là même une réponse. Comme l’a rappelé Marie-Laure Ryan 28, toutes choses égales par ailleurs, cette idée était déjà présente dès 1964 chez Claude Bremond 29, dès 1966 chez Roland Barthes 30, ce qui peut nous inciter à les considérer rétrospectivement, de même que Genette, comme autant de précurseurs, voire de pionniers, de ce qui est, depuis lors, devenu la narratologie transmédiale. Toutefois, il importe de préciser que la position genettienne, éminemment spécifique quand on la scrute d’un peu près, n’a que fort peu de chances de rallier tous les suffrages. En particulier, dans le passage cité, on aura remarqué l’emploi des mots « récit » et « narratif », mais l’absence du terme de « narrativité » - comme s’il était imprudent, voire inconsidéré, de conclure à l’existence d’une telle hypostase. Pour autant, si l’on tente de définir cette notion dans la perspective propre au poéticien, en espérant ne pas le trahir, on peut hasarder l’hypothèse que la narrativité serait alors au récit ce que la théâtralité est au théâtre, c’est-à-dire une propriété modale. Dès lors, tout serait dit, et le débat par là même liquidé…
Or, dès lors du moins qu’on accepte de s’écarter de l’orthodoxie aristotélicienne, les choses ne sont pas si simples. N’oublions pas, en effet, que si Genette postule l’inexistence de « contenus » spécifiquement narratifs, il ne s’en efforce pas moins de dégager un certain nombre de traits définitoires du récit, repérables par exemple dans ses formes minimales, dont certaines sont bien connues des théoriciens : « Le roi est mort », ou « Marcel devient écrivain » (Nouveau Discours du récit, p. 14-15) - bel exemple de condensation, soit dit en passant. Le critère déterminant consiste ici en la possibilité de repérer une transformation, conçue comme « passage d’un état antérieur à un état ultérieur et résultant » (p. 14) ; condition de possibilité que la présence d’un « acte ou événement, fût-il unique » (idem) suffit à assurer. Sans doute voit-on où je veux en venir : il paraît indéniable que ce requisit n’est en rien l’apanage du seul mode narratif. Tout au contraire, de tels phénomènes « transformationnels », relevant d’un procès, peuvent se rencontrer quel que soit le mode (narratif, dramatique), le genre (poésie, autobiographie) ou le médium (bande dessinée, cinéma) concernés. Le problème est évidemment de parvenir à s’entendre quant à  la pertinence qu’il y aurait alors à parler (ou non) de « narrativité ».
Pour ma part, j’inclinerais à penser que l’étiquette est recevable à partir du moment où une histoire, impliquant a minima un mécanisme de transformation, est détectable 31 ; ce qui correspond à une définition modérément extensive, affranchie - du moins partiellement - des propriétés modales et/ou médiales considérées pour elles-mêmes. L’embarras que suscite la position de Genette tient, je crois, au fait que, malgré sa dissociation du récit et de l’histoire, malgré sa réfutation de l’existence de contenus intrinsèquement narratifs, malgré sa prise en compte des pratiques de transmodalisations intermodales, il se refuse pour sa part à « franchir le pas » - prônant la stricte référence au mode. Ce n’est donc ainsi en quelque sorte qu’à son corps défendant qu’il peut offrir une base à l’étude de la narrativité intermédiale, en devenant victime d’une « trahison » que j’espère excusable - et dont, si je m’en réfère aux travaux de nombre de narratologues contemporains, de Marie-Laure Ryan 32 à Raphaël Baroni 33, je ne suis pas le seul à me rendre coupable…

 

Transmodalisations intramodales
Quoi qu’il en soit de l’issue de ce débat, sans doute sans fin compte tenu des termes mêmes dans lesquels il est posé, reste à dire deux mots des transmodalisations intramodales, comme de leur apport éventuel à une théorie de l’intermédialité. Cet autre ensemble de procédés transformationnels paraît de prime abord moins fécond pour qui souhaite procéder à un tel élargissement de perspective, puisqu’ils n’adviennent, comme leur nom l’indique, qu’à l’intérieur des frontières d’un mode donné. Aussi le bénéfice qu’un observateur des pratiques intermédiales peut en escompter serait-il au mieux indirect.
Toutefois, « indirect » ne veut pas dire « nul » et, à l’examen, nombre des procédés alors recensés par Genette se rencontrent également dans le cas des transformations intermédiales. Tel est tout particulièrement le cas des phénomènes rassemblés sous la dénomination générale de « transposition (ouvertement) thématique » (p. 341), et qui, dans le détail, peuvent relever de la « transformation sémantique » (idem) et/ou de la « transposition diégétique, ou changement de diégèse » (idem) et/ou de la « transposition pragmatique, ou modification des événements et des conduites de l’action » (idem). S’il est inutile de s’y attarder, c’est que, en raison même de la relative indépendance de l’histoire à l’égard du récit, antérieurement mise au jour, il paraît évident que de tels phénomènes sont susceptibles d’excéder largement les frontières, non seulement de chaque mode, mais de la littérature - et à vrai dire le font tous les jours. Si besoin était, et pour ne citer qu’un seul exemple suffisamment éclairant, en attesteraient les innombrables volumes consacrés à l’adaptation cinématographique de textes littéraires, et la place de choix qu’y occupe la question du degré de fidélité à accorder au texte-source. S’emparant d’un classique du patrimoine littéraire, tout réalisateur peut en effet à sa guise choisir d’en infléchir le sens, d’en modifier le cadre diégétique, d’en altérer plus ou moins substantiellement la trame événementielle. Autrement dit, transposées à l’échelle intermédiale, des catégories genettiennes telles que la proximisation ; la motivation, démotivation ou transmotivation ; la valorisation, dévalorisation ou transvalorisation, conservent leur validité, et constituent autant d’outils particulièrement opératoires pour la production d’analyses empiriques.
Serait-ce là l’apanage des seules transpositions thématiques ? Pas nécessairement, dans la mesure où certaines variantes plus clairement formelles de la transmodalisation intramodale paraissent elles aussi passibles d’une mise à contribution dans le cadre d’analyses intermédiales. Ainsi, en particulier, de l’ensemble des modifications affectant le traitement de la temporalité narrative, sous les aspects de l’ordre, de la durée ou vitesse, comme de la fréquence - puisque l’introduction, ou inversement la suppression d’anachronies ou d’anisochronies, se rencontrent également dans nombre de transpositions d’un médium à l’autre, par exemple dans le cas déjà mentionné de l’adaptation cinématographique. Idem de la question du niveau narratif, puisque, là non plus, rien n’empêche de supprimer des enchâssements préexistants ou, même si le phénomène est plus rare, d’en ajouter de nouveaux. En fait, ce sont surtout les caractéristiques propres à un médium, et en son sein à un mode donné, qui risquent de contrarier la possibilité d’une extension intermédiale. Ainsi, toujours dans le cas du passage du texte au film, les difficultés surgissent avec la question de la focalisation, dont « l’ocularisation » 34 ne constitue selon moi qu’un équivalent approximatif et partiel ; mais c’est surtout avec la notion de voix narrative qu’elles culminent, puisque, sauf à recourir à une voix off ou over assumant la fonction de narrateur (et encore), on voit mal comment l’adaptation cinématographique pourrait pratiquer la « vocalisation, ou passage de la troisième à la première personne » (Palimpsestes, p. 336), ou la « transvocalisation […], qui est la substitution d’une « première personne » à une autre » (idem). Et cette réserve vaut a fortiori pour l’opéra, le ballet, etc. Pour qui souhaite exploiter la théorie genettienne de l’hypertextualité dans une optique intermédiale, la question du narrateur semble donc tout de même représenter une forme de point d’achoppement.
Pour autant, cette problématique mise à part, qui ne concerne par définition que le mode narratif, il est vrai qu’à plus d’un titre, Palimpsestes recèle nombre d’analyses qu’il est pour le moins tentant de prolonger dans le cadre d’une réflexion sur l’intermédialité. Ainsi, outre les cas déjà évoqués des transmodalisations inter- et intramodales, des transformations quantitatives (excision, concision, condensation ; extension, expansion, amplification) ; ou encore des phénomènes de continuation : les analyses que Genette y consacre paraissent cette fois transposables sans qu’il soit nécessaire de procéder au moindre réajustement.

 

Pratiques hyperesthétiques
Enfin, on l’a déjà signalé, l’incitation à excéder les frontières de la seule textualité pourrait naître de la lecture des dernières pages de l’ouvrage, consacrées aux « pratiques d’art au second degré, ou  hyperesthétiques » (p. 435), en vertu de ce postulat : « Tout objet peut être transposé, toute façon peut être imitée, il n’est donc pas d’art qui échappe par nature à ces deux modes de dérivation […] » (idem). Toutefois, cette « incitation » apparaît à l’examen des plus mesurées, tant Genette prend soin, en regard des quelques « similitudes ou correspondances » (p. 436) qu’il repère à l’appui de l’hypothèse du « caractère transesthétique des pratiques de dérivation » (idem), de souligner « les disparités qui signalent la spécificité irréductible, à cet égard au moins, de chaque art » (idem). Louable prudence, dont on sait à quel point elle informera également les deux volumes de L’Œuvre de l’art 35. Aussi, convaincu que la notion de texte, partant d’hypertexte, ne saurait être légitimement étendue à tous les arts, c’est somme toute de façon fort cohérente que Genette se garde d’extrapoler à l’excès
En outre, en sus de cette mise en garde explicite, la nature même des développements consacrés dans ces pages aux pratiques hyperesthétiques pourrait suffire à tempérer l’enthousiasme des amateurs d’intermédialité. En effet, sur le mode du décalque, ces analyses ne fonctionnent guère que dans une perspective homo- ou monomédiale, c’est-à-dire à l’intérieur des frontières d’un médium donné. Comme dans le cas déjà évoqué de Play it again, Sam, l’objectif est alors principalement de détecter l’équivalent, principalement dans les domaines des arts plastiques et de la musique, des pratiques hypertextuelles antérieurement répertoriées. Certes, ponctuellement, une étude comparative des propriétés de ces autres médias et de celles du médium littéraire est inévitable, comme lorsque la pratique de la copie, par exemple, est présentée comme spécifique aux seuls arts plastiques (Palimpsestes, p. 437) ; mais, le plus souvent, la réflexion ne possède pas de dimension relationnelle - comme telle précisément inter-médiale. Autrement dit, c’est presque exclusivement d’un parallélisme des pratiques hyperesthétiques qu’il est alors question, et pour ainsi dire jamais de leur intersection, encore moins de leurs éventuels échanges. De même, bien avant cette ouverture finale, peut-être aura-t-on remarqué que, lorsque Genette évoque telle pratique multi- ou plurimédiale (cinéma, opéra), il ne s’attarde pas à l’examen des relations fonctionnelles qu’entretiennent ses diverses composantes sémiotiques. Entendons-nous : je ne songe pas un instant à lui en faire reproche, puisque tel n’est pas son propos ; mais il s’ensuit que Palimpsestes ne contient vraiment tout au plus qu’en germes, ou à l’état embryonnaire, les réflexions sur l’intermédialité que d’aucuns ont développées à partir du modèle théorique qui y est exposé.

 

Extension du domaine de l’hypertextualité
Or cet élargissement de perspective ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes. La question principale est alors la suivante : comment, en effet, sans en rabattre sur le plan de la rigueur épistémologique, procéder à une extrapolation contre laquelle le poéticien nous a lui-même dûment mis en garde ? Pour illustrer ces difficultés, mais aussi la façon dont elles peuvent peut-être être surmontées, je prendrai appui sur deux articles récents, tous deux parus dans le volume déjà évoqué de la SFLGC, consacré aux Intermédialités.
Tout d’abord, la théorie genettienne de l’hypertextualité peut fournir, au prix d’un somme toute modeste réajustement, un cadre global pour penser l’intermédialité, dans une perspective comparatiste. Telle est, sauf erreur de ma part, l’hypothèse de Claude Paul, qui, dans un article intitulé « Le polylogue des artistes en contexte intermédial » 36, se livre à une déclinaison généralisante de la terminologie genettienne, en invitant à distinguer « hyperopus » et « hypo-opus », ainsi définis : « […] nous proposons, dans le contexte d’une réception intermédiale, de désigner par hyperopus toute production artistique B ayant emprunté à une production artistique antérieure A [hypo-opus], au moins un élément ou motif stylistique ou narratif clairement identifiable. » (P. 144). Simple comme l’œuf de Colomb, le principe qui sous-tend la variation néologique ne semble guère contestable - même si l’idée d’« élément[s] clairement identifiable[s] » appellerait selon moi, pour ne pas faire la part trop belle aux idiosyncrasies du récepteur, un effort de clarification supplémentaire. En tout cas, chacun en conviendra, la dynamique fondatrice de l’hypertextualité peut bel et bien concerner d’autres formes artistiques et/ou médiales que la littérature, ainsi que leurs relations, de sorte que la distinction opérée par Claude Paul paraît tout à fait recevable - et d’ailleurs conforme aux enseignements mêmes de Palimpsestes. Mais il est vrai qu’à un tel degré de généralité, les risques encourus sont pour le moins minimes.
En fait, comme on pouvait s’y attendre, les difficultés surviennent vraiment à partir du moment où les recherches intermédiales développent une dimension critique. Ainsi, chez Claude Paul, de la distinction complémentaire entre « emprunts ponctuels » (p. 148), « rapports structurants simples » (p. 149) et « rapports structurants complexes » (p. 151), opérée sur la base de critères pour partie quantitatifs, pour partie stylistiques et/ou narratifs et/ou esthétiques et/ou sémantiques. Il ne m’appartient pas d’évaluer ici l’opérativité d’un tel modèle, dont chacun pourra juger par lui-même ; mais on conviendra que de telles catégories d’analyse sont assez largement émancipées des principes qui fondent la théorie genettienne de l’hypertextualité. Autrement dit, Palimpsestes ne constitue guère en l’occurrence que l’arrière-plan (la distinction hyperopus vs hypo-opus) d’une réflexion intermédiale qui fraie ensuite sa propre voie.
Il en va différemment de la contribution d’Yves Landerouin, dont le titre programmatique dit assez le propos ambitieux : « Pour une typologie générale des procédés de transformation intermédiale » 37. En effet, cette fois, Palimpsestes non seulement fournit le point de départ de la réflexion, mais en outre constitue la base même de l’élaboration typologique, entreprise en pleine conscience des difficultés que pose « l’hétérogénéité sémiotique des œuvres prises en compte » (p. 120). Ainsi, en vue de cadastrer « les transferts hétérosémiotiques d’une œuvre à l’autre » (p. 121), « cinq procédés de transformation » (idem), éventuellement combinés, sont envisagés, sous les dénominations suivantes : « concentration, extension, imitation, actualisation et modulation » (idem). En dépit des réajustements opérés, l’obédience genettienne du propos demeure toutefois manifeste. Par exemple, même si, à l’examen, elles ne sont pas tout à fait synonymes, la « concentration » est dérivée de la « réduction », « l’actualisation » de la « proximisation » ; quant à « l’extension », sur le plan terminologique du moins, elle demeure inchangée. Bien sûr, il ne s’agit pas de reconduire inconsidérément à l’identique les catégories forgées par le poéticien. Peut-être aura-t-on ainsi observé avec surprise qu’Yves Landerouin compte « l’imitation » au nombre des « procédés de transformation », ce qui d’une part contrevient à la dichotomie fondatrice du modèle genettien, d’autre part pose tout de même un épineux problème théorique : un médium peut-il, avec ses ressources propres, en imiter un autre ? 38... Mais c’est que la prise en compte de l’hétérosémioticité conduit nécessairement à faire bouger les cadres d’analyse, comme à infléchir les choix terminologiques. Aussi l’imitation est-elle alors perçue comme une tentative pour « transposer une caractéristique formelle de l’œuvre de départ » (p. 125) dans la limite des possibilités offertes par les propriétés respectives des médias en cause. En dépit des différences qui la séparent donc ainsi inévitablement de celle de Genette, puisqu’elles ne traitent pas des mêmes objets, une telle typologie paraît somme toute fidèle à la logique qui sous-tend Palimpsestes, dont elle constitue une transposition raisonnée dans le champ des études intermédiales - ce qui en fait en outre un intéressant exemple d’hypertextualité théorique…
Avec ces deux exemples, parmi d’autres - comme la réflexion de Richard Saint-Gelais sur les liens possibles de la transfictionnalité et des réseaux sémiotiques 39 -, ce que j’entendais démontrer paraît pour l’essentiel acquis. Certes, en tant que tel, Palimpsestes ne propose évidemment nulle théorie de l’intermédialité, mais nombre des catégories qui y sont élaborées demeurent opératoires dans cet autre champ, moyennant  parfois certains réajustements, impliqués par la prise en compte de l’hétérogénéité sémiotique. Morale de l’histoire ? La narratologie structurale, en particulier dans sa « version » genettienne, peut contribuer à l’étude de l’intermédialité, dont elle constitue une manière de « préhistoire », ou de préfiguration à la fois partielle et potentielle - à condition, bien sûr, que l’on sache en sortir 40

 

 

 

 

 

1 Ce texte a tout d’abord été présenté sous forme de conférence, le 5 mai 2016, dans le cadre du séminaire « Recherches contemporaines en narratologie » (John Pier dir.) du CRAL (EHESS / CNRS). Merci à John Pier, qui m’a permis d’en disposer.

2 Notamment dans Séméiotikè, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969 ; et La Révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974.

3 Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, « Poétique », p. 435. Afin de limiter le nombre des notes, les indications de pagination référant à cet ouvrage seront, lorsque c’est possible, indiquées entre parenthèses, dans le corps du texte.

4 Par exemple, entre autres références, dans La Production du texte, Paris, Seuil, 1979 ; et « La syllepse intertextuelle », Poétique, n°40, novembre 1979.

5 Comme on le verra à la fin de cet article, lorsque seront évoqués les travaux de Claude Paul et d’Yves Landerouin.

6 Paris, Seuil, 1983, « Poétique », p. 11-15 en particulier.

7 « Probleme der Intermedialitätforschung », Poetica 44, 3-4, 2012, p. 239.

8 Ibidem, p. 240.

9 Après tout, pour ce que j’en sais du moins, lecteurs de Genette et informaticiens s’accommodent pour leur part sans trop de peine des acceptions divergentes qu’ils attribuent respectivement au substantif « hypertexte »…

10 En l’occurrence l’édition de 1977 du Petit Robert.

11 « Le terme d’intermédialité en ébullition : 25 ans de débat », dans Caroline Fischer et Anne Debrosse (dir.), Intermédialités, Paris, Société Française de Littérature Générale et Comparée, 2015, « Poétiques comparatistes », p. 29.

12 “Erfüllen Medien eine Konstitutionsleitung ? Thesen über die Rolle medientheorestischer Erwägungen beim Philosophieren”, in Stefan Münker, Alexander Roesler et Mike Sandbothe (dir.), Medienphilosophie. Beiträge zur Klärung eines Begriffs, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2003.

13 Remediation. Understanding New Media, Cambridge, Massachussets/Londres, MIT Press, 2000.

14 “Musicalized Fiction and Intermediality. Theoretical Aspects of Word and Music Studies”, in Walter Bernhart, Steven P. Scher et Werner Wolf (dir.), Word and Music Studies : defining the Field, Amsterdam, Rodopi, 1999.

15 Sur le détail des positions défendues par les uns et les autres, on voudra bien se reporter à l’article d’Irina Rajewsky, fort de très nombreuses et précises références.

16 L’Intertextualité, Besançon, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 1998, p. 44.

17 Ajoutons d’ailleurs, à l’intention de celles (Nathalie Limat-Letellier et Marie Miguet-Ollanier, L’Intertextualité, op. cit., p. 43-44) et ceux qui estimeraient que, dans son modèle de l’hypertextualité, Genette opposerait catégoriquement les opérations de transformation, portant exclusivement sur un « contenu », et les opérations d’imitation, portant exclusivement sur un « style », que sa position n’est pas aussi tranchée. En atteste notamment la page 114 de Palimpsestes, où il prend la peine de préciser qu’il n’est « pas sûr […] que le pastiche (en général) soit une affaire purement « stylistique », au sens habituel du terme : il n’est pas interdit d’imiter aussi le « contenu », c’est-à-dire la thématique propre du modèle ».

18 Ou vice versa…

19 Dans De Superman au surhomme (1976), Paris, Grasset, 1993 pour la trad. fr., p. 101-102.

20 Gallimard, 1981 puis 1984, « Le manteau d’Arlequin ».

21 En fait, le film, daté de 1972, a été réalisé par Herbert Ross, d’après la pièce de théâtre de Woody Allen. L’attribution à laquelle procède Genette est donc passablement généreuse, même si Woody Allen est l’auteur du scénario, et l’interprète principal du film.

22 Charles et Mary Lamb, Les Contes de Shakespeare (1807), Paris, Payot & Rivages, 2010, « Rivages poche / Petite Bibliothèque Payot », pour l’édition française utilisée.

23 Op. cit., p. 141.

24 Car, selon moi, quoique de façon moins visible que la relation homodégétique, la relation hétérodiégétique n’en présuppose pas moins elle aussi la présence d’un narrateur. Sur cette question, que l’on me permette de renvoyer à Frank Wagner, « Troubles dans la relation de personne », Poétique, n° 178, novembre 2015.

25 Paul Claudel, Le Soulier de satin, Paris, Gallimard, 1929 pour le texte ; première représentation le 27 novembre 1943 à la Comédie-Française, dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault.

26 Cette narrativisation de la pièce de Sophocle, parue en 1994 dans la « Série noire » des éditions Gallimard, est due à Didier Lamaison.

27 Nouveau Discours du récit, op. cit., p. 12.

28 Voir notamment « Media and Narrative », dans David Herman, Manfred Jahn et Marie-Laure Ryan (dir.), Routledge Encyclopaedia of Narrative, Londres, Routledge, 2005.

29 « Le message narratif  », Communications, vol. 4-n° 1, 1964, p. 4.

30 « Introduction à l’analyse structurale des récits », vol. 8-n° 1, 1966.

31 Ce qui traduit, de ma part, on l’aura compris, une forme de réticence à parler de « narrativité » à propos de médias qui ne mettent pas en place une histoire, comme dans les cas de la musique ou de l’image fixe, par exemple. Certes, il est sans doute possible d’y déceler une forme de « tensivité », à partir de laquelle l’interprète peut construire une histoire. Mais il y aurait là tout au plus selon moi narrativisation, produite (projetée ?) par le récepteur - ce qui constitue certes un phénomène tout à fait digne d’intérêt, mais substantiellement différent, je crois, de celui qui nous occupe.

32 Par exemple dans Avatars of Story, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2006.

33 Notamment dans La Tension narrative. Suspense, curiosité, surprise, Paris, Seuil, 2007, « Poétique ».

34 Sur cette notion, voir François Jost, L’Œil-Caméra. Entre film et roman, Presses universitaires de Lyon, 1987 puis 1989, « Regards et Écoutes ».

35 L’Œuvre de l’art 1. Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994, « Poétique » ; L’Œuvre de l’art 2. La relation esthétique, Paris, Seuil, 1997, « Poétique » (réédition en un volume en 2010).

36 Dans Intermédialités, op. cit., p. 141-160.

37Ibidem., p. 119-139.

38 Selon moi, cette question appelle clairement une réponse par la négative : non, en toute rigueur, un médium ne peut pas en imiter un autre, du moins au sens que Genette donne à ce verbe ; car, en l’occurrence, l’hétérosémioticité fait figure d’insurmontable obstacle. Plutôt que d’« imitation », j’inclinerais donc à parler de « simulation », étant entendu qu’il ne peut alors s’agir, au mieux, que de feindre d’imiter les propriétés sémiotiques du médium que l’on tente de transposer (par exemple un film), en exploitant celles du médium que l’on utilise (par exemple un texte).

39 Dans Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, « Poétique », p. 434.

40 Il faut bien concéder, pour finir, que l’opérativité du modèle genettien de l’hypertextualité, même dûment amendé, ne vaut pas au même degré pour toutes les productions intermédiales. Son exploitation demeure en effet envisageable seulement aussi longtemps qu’il est possible de repérer une « œuvre-source » (ou « hypo-opus ») et une « œuvre-cible » (ou « hyperopus »). Mais nombre d’œuvres contemporaines ne peuvent être analysées en ces termes de dynamique relationnelle, qui témoignent plutôt d’une fondamentale hybridité médiale. Entre autres exemples, que l’on pense aux créations de Pierre Alferi, notamment ses Cinépoèmes (voir Nuitée, 2003), ou encore à certaines des expérimentations de Valérie Mrejen - et, très probablement, aux travaux de nombre de vidéastes et/ou plasticiens d’aujourd’hui. De telles productions impliqueraient par là même l’élaboration d’autres cadres de réflexion et catégories d’analyse, aptes à saisir leur radicale anomie.

 

 

 

Article publié le 30 mai 2016

Design downloaded from free website templates.