Carlos Reis et les figures de la fiction

Dialogue entre Carlos Reis et Raphaël Baroni

 

 

Cet entretien porte sur l’œuvre de Carlos Reis et sur sa contribution à la théorie du récit. Nous y aborderons notamment l’ouvrage qu’il a récemment dirigé avec Sara Grünhagen, Characters and Figures. Conceptual and Critical Approaches (Coimbra, Almedina, 2021) ainsi de son Dicionário de narratologia (Coimbra, Almedina 2011, avec Ana Cristina M. Lopes). Carlos Reis est professeur de littérature portugaise et de théorie littéraire à l'université de Coimbra, où il a obtenu son diplôme et son doctorat. Il a été directeur de la Bibliothèque nationale (1998-2002) et recteur de l'Université Aberta (2006-2011). Il a été professeur invité dans des universités brésiliennes, nord-américaines et espagnoles. Il est coordinateur de l'édition critique des œuvres d'Eça de Queirós (Imprensa Nacional-Casa da Moeda ; 21 volumes déjà parus) et de l’Histoire critique de la littérature portugaise (Verbo ; 9 volumes). Il est également le créateur du projet Figuras da ficção (figures de la fiction). L'objectif principal de ce projet est d'étudier le personnage de fiction en tant que catégorie du discours littéraire et des récits de fiction. Cette étude se construit en tenant compte de plusieurs critères d'approche et de paramètres d'existence du personnage de fiction. De manière dérivée, le projet envisage aussi les relations translittéraires, en tenant compte de l'existence du personnage dans d'autres discours, à savoir les discours non littéraires. A terme, le projet Figuras da Ficção vise à l'élaboration d'un dictionnaire des personnages de la fiction portugaise.

Raphaël Baroni (RB) : Cher Carlos Reis, avant de parler de vos travaux dans le champ de la narratologie, j’aimerais évoquer avec vous la spécificité de la tradition portugaise vis-à-vis de cette discipline de recherche. Il me semble en effet que la culture lusophone est, ou a été, très francophile. Est-ce que vous pensez que cela a pu influencer la manière dont les théories développées par Genette, Todorov, Greimas ou Barthes ont été reçues ? Ces travaux structuralistes ont-ils été traduits rapidement ? Ont-ils eu un impact important sur la recherche au Portugal et au Brésil ?

Carlos Reis (CR) : J'appartiens à une génération (peut-être la dernière…) fortement marquée par la culture et la langue françaises. C'est pourquoi, l'arrivée au Portugal du structuralisme d'origine française dans les années 60 et 70 a été une révélation et un facteur décisif de formation universitaire. Il était urgent (et pas seulement au Portugal) de dépasser l'histoire littéraire et tout ce qui nous éloignait du texte et d'une vision (aujourd'hui considérée excessive) immanentiste de l'étude de la littérature. Je me souviens bien de l'importance qu'a eue pour moi, parmi tant d'autres, un essai qui a été comme une révélation : "Pourquoi la nouvelle critique ?" de Serge Doubrovsky. Mais le nom qui pour moi constituait une référence que j'ai toujours présente était Gérard Genette, que je considère comme un véritable maître à penser. Celui-ci et plusieurs autres ont alors été traduits, tant au Portugal qu'au Brésil.

RB : Pensez-vous qu’il existe une spécificité de la narratologie lusophone ? Outre vos travaux, y a-t-il eu des auteurs, des revues ou des collections qui ont particulièrement compté ? Ce domaine de recherche est-il encore florissant et constatez-vous une différence notable entre la recherche au Portugal et au Brésil ?

CR : Je ne crois pas qu'il y ait eu une narratologie spécifiquement lusophone. Ce qui a existé et continue d'exister consiste à ajuster un univers conceptuel propre à la scène portugaise et à ses relations (qui sont fréquemment interactives) avec l'espace académique brésilien. Je veux dire par là : avec un accent sur les littératures portugaise et brésilienne. Il y a eu des maisons d'édition importantes, au Portugal et au Brésil : par exemple, les Éditions 70 et la maison d'édition Vozes. La première existe toujours, d'ailleurs, bien qu'avec un autre format et une plus grande ouverture en ce qui concerne les thèmes et les auteurs publiés.

RB : Je suis frappé, dans le contexte francophone, par le décalage entre une narratologie encore couramment enseignée dans les classes de français et un domaine de recherche qui s’est beaucoup essoufflé après le reflux de la vague structuraliste. On constate certes, depuis une quinzaine d’années, un regain de vigueur de la recherche narratologique dans les régions francophones, mais ces travaux restent en décalage important avec les outils scolarisés et enseignés dans les manuels. Observe-t-on le même phénomène au Portugal ? Savez-vous si l’outillage narratologique est encore couramment mobilisé dans l’enseignement de la littérature au collège et au lycée, ou du moins s’il l’a été ?

CR : Pendant les années 70 et 80, des concepts fondamentaux de la narratologie (narrateur, analepse, focalisation, etc.) ont été largement intégrés dans l'enseignement secondaire portugais, parfois, il faut le dire, sans un ajustement pédagogique adéquat. Cela a été également un effet de l'ouverture déterminée au Portugal par la révolution de 1974 et par l'adhésion à la vague structuraliste des années 60 et 70. Quelque chose de cela perdure encore, mais certainement pas avec l'intensité de ces années-là."

RB : Vous êtes l’auteur d’un dictionnaire de théorie du récit dont la première édition remonte à 1988, ouvrage que vous avez repris et réactualisé dans une nouvelle édition publiée en 2011. Pourriez-vous nous raconter dans quel contexte cette entreprise a vu le jour et comment elle a été reçue dans le contexte lusophone ?

CR : Le Dictionnaire de Narratologie que j'ai publié en 1987, en collaboration avec Ana Cristina Macário Lopes, a répondu à ce qui, à ce moment-là, nous semblait être le besoin de systématiser le domaine conceptuel de la narratologie et de l'insérer dans le domaine universitaire. L'accueil réservé au Dictionnaire de Narratologie a confirmé que nous avions raison : en environ 20 ans, le dictionnaire a connu 10 éditions et réimpressions, avec un tirage total, rien qu'au Portugal, d'environ 20’000 exemplaires. De plus, il a été édité au Brésil et également en Espagne. Curieusement, dans une critique publiée dans Poetics Today en 1990, Didier Coste a noté comment la coïncidence de la parution, exactement la même année, de deux dictionnaires (l'autre étant le Dictionary of Narratology de Gerald Prince) avec des dimensions et des formats très différents, confirmait la vigueur d'une narratologie qui, à cette époque, était fortement influencée par la France. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas : le Dictionnaire des Études Narratives que j'ai publié en 2018 est une œuvre déjà bien différente, tant dans ses fondements théoriques que dans son envergure pluridisciplinaire.

RB : Vous êtes aussi le promoteur, depuis plusieurs années, du projet Figures de la fiction. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce projet et sur la manière dont il s’articule avec les travaux menés actuellement dans le champ de la narratologie ? J’ai notamment été frappé par le caractère fortement international des conférenciers que vous invitez régulièrement à l’Université de Coimbra, et par les liens étroits avec des domaines de recherche actuellement très florissants. Je pense notamment aux travaux de Françoise Lavocat sur les personnages de fiction et à ceux de nombreux autres chercheurs associés à la Société internationale des recherches sur la fiction et la fictionnalité (SIRFF : https://fiction.hypotheses.org/). Y a-t-il une « actualité » de cette figure du personnage, peut-être en rapport avec l’évolution du paysage médiatique et la position dominantes des franchises de divertissement ? Quel est la spécificité de votre contribution à ce domaine de recherche ?

CR : Le projet Figuras da Ficção a été lancé en 2012 dans le but de promouvoir une réflexion interdisciplinaire sur le personnage, à la lumière du développement des études narratives depuis le début du XXIe siècle. Le projet s'est concrétisé à travers des réflexions dans le contexte d'ateliers de travail impliquant environ 20 chercheurs du Centre de Littérature Portugaise de l'Université de Coimbra, y compris des collaborateurs brésiliens. En outre, six colloques internationaux ont été organisés jusqu'à présent, avec la participation de chercheurs importants dans le domaine des études narratives, tels que Brian Richardson, Darío Villanueva, Fotis Jannidis, Françoise Lavocat, Jens Eder, Marie-Laure Ryan et Raphaël Baroni. Parmi les publications issues des colloques déjà réalisés, je mentionne le numéro 4 (2014) de la Revista de Estudos Literários (sur le personnage et la figuration, disponible sur https://impactum-journals.uc.pt/rel/issue/view/155) ainsi que le livre Characters and Figures - Conceptual and Critical Approaches, édité par moi et Sara Grünhagen (édition Almedina, 2021). De manière générale, les colloques et publications mentionnés témoignent d'une extension conceptuelle de la notion de personnage ; cette extension se manifeste dans des langages médiatiques non littéraires (cinéma, télévision, jeux électroniques, bande dessinée, etc.) et dans des pratiques intermédiatiques qui valorisent la notion de survie du personnage. Une grande partie de cette réflexion est présente dans le Dictionnaire de Personnages de la Littérature Portugaise (http://dp.uc.pt/), toujours en développement, en tant que résultat final du projet Figuras da Ficção..

RB : Pour revenir sur le plan de la littérature portugaise, dont vous êtes aussi un éminent spécialiste, est-ce que vous constatez un rapport spécifique aux formes narratives dans cette histoire culturelle. Je pense notamment aux avatars de Pessoa, et peut-être à un rapport particulier à ces figures de la fiction investiguées dans votre projet ?

CR : Il est toujours difficile de savoir s'il existe des interactions directes entre le travail théorique et la production littéraire. Cependant, j'ai toujours valorisé la réflexion métalittéraire des écrivains (qui relève de l'ordre doctrinal et non pas proprement théorique), en tant que contribution importante à la théorie. Fernando Pessoa a apporté cette contribution en ce qui concerne la réflexion sur le personnage, lorsqu'il a caractérisé ses hétéronymes comme des personnages « sans drame ». Autrement dit, des figures de fiction pouvant être comprises comme des personnages à l'état embryonnaire. Mais déjà avant Pessoa, encore au XIXe siècle, le plus grand romancier de la littérature portugaise, Eça de Queirós, avait anticipé les hétéronymes de Pessoa en concevant une figure, Carlos Fradique Mendes, qui n'était plus un personnage de roman, mais qui n'était pas non plus un hétéronyme. Et comme lui, d'autres ont pensé aux modulations du personnage à une époque (la fin du XIXe siècle) qui était un moment de crise du roman, pour ainsi dire, conventionnel. Ainsi que du personnage tel qu'il avait existé dans la fiction de Balzac ou de Flaubert.

RB : Merci pour cet éclairage passionnant sur la théorie du récit en contexte lusophone. Pour celles et ceux qui voudraient en savoir davantage, outre la lecture de vos nombreuses publications, dont certaines sont indiquées en référence, je suggère de consulter le site lié au projet « Figures de la fiction » : https://figurasdaficcao.wordpress.com/

Références
Reis, Carlos (1975), Estatuto e perspectivas do narrador na ficção de Eça de Queirós, Coimbra, Livraria Almedina.
Reis, Carlos (1981), Fundamentos y técnicas del análisis literario, Madrid, Ed. Gredos.
Reis, Carlos (1982), Construção da leitura. Ensaios de metodologia e crítica literária, Coimbra, Centro de Literatura Portuguesa/INIC, 1982.
Reis, Carlos (1988), Dicionário de Teoria da Narrativa, São Paulo, Ed. Ática.
Reis, Carlos & Maria do Rosário Milheiro (1989), A construção da narrativa queirosiana. O espólio de Eça de Queirós, Lisboa, Imprensa Nacional-Casa da Moeda.
Reis, Carlos (1993), Towards a semiotics of ideology, Berlin & New York, Mouton de Gruyter.
Reis, Carlos & Maria da Natividade Pires (1993), História Crítica da Literatura Portuguesa. O Romantismo, Lisbonne, Verbo.
Reis, Carlos (1995), O Conhecimento da Literatura. Introdução aos Estudos Literários, Coimbra, Livraria Almedina.
Reis, Carlos (dir.) (2006), Figuras da Ficção, Coimbra, Faculdade de Letras.
Reis, Carlos & Ana Cristina Macário Lopes (2011),Dictionário de narratologia, Coimbra, Almedina, première édition en 1987.
Reis, Carlos & Sara Grünhagen (dir.) (2021), Characters and Figures. Conceptual and Critical Approaches, Coimbra, Almedina.
Reis, Carlos (2028), Dicionário de Estudos Narrativos, Coimbra, Almedina.

 

 

 

 

Entretien publié le 11/02/2024

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