Sens, temps, et affects dans des récits de vie recueillis en interaction
par Marie Carcassonne
Ainsi que l’affirme Paul Ricœur, le récit permet de renvoyer au temps, et rejoint alors l’expérience vécue1 : « le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l'existence temporelle » (1983 : 105). En tant que médiation entre temps vécu et temps raconté, le récit n'est pas seulement mise en intrigue (Ricœur) mais aussi et en même temps mise en affectivité, nécessairement temporelle, des événements racontés par le temps racontant. C'est-à-dire que la temporalité narrative ne se caractérise pas seulement par la (re)configuration des événements dans un cadre temporel mais aussi par sa dimension affective.
Intriquée à l’aspect chronologique, la « mise en affectivité discursive »2 du temps façonne la configuration des événements dans un récit de vie. Cette hypothèse a été émise à la suite de l’analyse de récits (Carcassonne, 1997, 2004) produits lors d’entretiens de recherche dans lesquels les informateurs se racontaient à partir des questions de chercheurs en psychopathologie3.
Après avoir présenté les notions de temporalités affectives vécues et racontées (I), nous examinerons un certain nombre de moyens linguistiques contribuant à l’émergence d’un style et permettant une mise en mots4 de temporalités affectives (II). Nous illustrerons ensuite notre propos à partir d’exemples extraits de récits de vie (III) avant de conclure sur le lien entre temporalités affectives et identité narrative.
I. Temporalités vécues et racontées
1.1. Le récit comme « mise en intrigue »
Le récit permet de donner une forme concrète et manipulable au temps, et cela avant tout parce qu'il permet une "structuration" temporelle des événements vécus. Ricoeur, Adam, Bres ont développé cette idée, chacun à leur manière.
Ricoeur articule temps et récit en mettant en évidence trois moments5 de la mimésis, laquelle renvoie au processus actif d’imiter ou de représenter. Entre la préfiguration (mimésis I) et la refiguration (lors de la réception, mimésis III), Ricoeur propose de décrire la mimésis II en tant que configuration textuelle, moment de la « mise en intrigue » proprement dite. Cette configuration se caractérise tout autant par sa dimension « épisodique », qui tire la temps narratif du côté de la représentation linéaire, que par sa dimension « configurante », qui donne sens à l’expérience temporelle : « L’arrangement configurant transforme la succession des événements en une totalité signifiante qui (…) fait que l’histoire se laisse suivre » (1983 : 130). Adam (1984) insiste lui aussi sur l’importance de cette dimension configurationnelle pour comprendre comment émerge le sens du récit : « suivre le déroulement d'une histoire (ordre chronologique), c'est déjà réfléchir sur les événements en vue de les embrasser en un tout signifiant (ordre configurationnel) par un acte de jugement réflexif » (1984 : 17).
Dans les récits de vie présentés ici, la configuration des événements permet en effet au narrateur de présenter une version des faits vécus à travers un genre « narrativo-explicatif ». Une temporalité est ainsi « organisée » par le narrateur, qui propose en même temps une interprétation de son vécu. En fait, dans ces entretiens « longs » (une à deux heures), deux niveaux de récits peuvent être distingués :
- un niveau « local », donnant lieu à des récits courts portant sur des événements et des faits ponctuels. Ce niveau correspond à des « récits conversationnels » (Gülich et Quatsthoff 1986, Bres, 1994) ;
- un niveau « global », correspondant à un récit de vie, co-construit par l’informateur et par le récepteur, qu’il soit présent hic et nunc en tant qu’interviewer ou lecteur, comme nous, de l’entretien transcrit devenu « texte ». Cette participation à la construction du récit par le récepteur se fait alors à partir
- de la somme des récits évoquant des épisodes ponctuels,
- des éléments qui se dessinent « en creux »6 entre les différentes périodes évoquées par l’informateur au cours de l’entretien : la construction du récit de soi convoque en effet la voix des récepteurs, à partir d’éléments explicites ou devinés7. Le récepteur fait ainsi preuve de « coopération interprétative » (Eco, 1985), réordonne certains événements et/ou suppose ce qui n’a pas été explicité. En outre, dans cette situation dialogique, le récit de soi se fait sur un mode particulier : la projection des attentes de la recherche par les interviewés et les interventions du chercheur « orientent » le cours du récit dans une direction plus explicative et/ou interprétative que factuelle. Les récits se caractérisent alors par le fait que les événements, même s'ils ne concernent pas directement l’informateur, sont rarement rapportés sans être commentés, justifiés ou expliqués.
Ainsi, à côté des explications8 locales apparaissant dans des récits ponctuels, une mise en sens émerge de la totalité de l’entretien. Cette mise en sens peut tout autant résulter de la tonalité globale du récit que de séquences plus ponctuelles qui réorientent, reconfigurent la lecture de l’ensemble du récit.
Ces récits recueillis lors d’entretiens se caractérisent non seulement
- par le fait de donner doublement du sens à l’expérience (en tant que direction et signification),
- mais aussi par le fait qu’ils sont toujours en même temps une présentation en discours d’affects (ou d’états affectifs, de ressentis, d’émotions, de manières d’être au monde)9. La configuration de ces récits engendre nécessairement à son tour des modes de réception comportant à la fois du générique et du particulier. En outre, même si le mode de réception peut varier d’un récepteur à l’autre, nous faisons l’hypothèse que cette « temporalité affective » est souvent, pour un récepteur, une des caractéristiques les plus frappantes, « retentissantes » (François, 2006)10. Pour le lecteur, c’est alors davantage un accès à une manière subjective de concevoir sa vie qu’une façon de reconstituer le fil chronologique des événements, en tous cas pour les récits présentés ici.
1.2. Temporalité affective vécue vs narrée
La description de l’activité mimétique, et plus globalement les approches qui insistent sur la configuration temporelle produite par le récit, éclairent la façon dont on peut passer des mondes vécus à leurs mises en mots et à leurs interprétations. Mais elles n’insistent pas sur la dimension affective de cette configuration, sur la « temporalité affective » du récit.
1.2.1- La temporalité affective vécue en phénoménologie
Pour la tradition phénoménologique, la temporalité "affective"11 renvoie à la façon dont chacun d'entre nous éprouve la temporalité chronologique, avec son propre rapport à la durée et à l'espace. Cette approche vise une description directe de l'expérience et interroge le lien entre temporalité et constitution de soi : le temps est donné au sujet dans une synthèse passive qui l'affecte et cette synthèse est une condition de l'émergence du moi. C'est par l'affection, en tant qu'événement qui a lieu, que le temps atteint la conscience. Ainsi, les « existentiaux » mis en évidence par Heidegger (1927) sont avant tout des manières d'être au monde : ils renvoient à des « dispositions affectives » (par exemple la tristesse, la colère, l'espoir…). Merleau Ponty (1945) s'accorde avec Husserl (1983) pour décrire le « flux temporel » comme une dimension de notre être et non comme un objet de savoir : la relation du sujet incarné au monde n'est pas de l'ordre de la mise à distance réflexive mais relève de l'immersion. Stern (1989) a repris ce point de vue pour décrire la perception du temps par le nourrisson12 : chacun aurait une façon propre d'être au monde, tributaire d’affects, d’états de motivation, de tension, toujours mouvants. Ces « affects de vitalité » nous accompagnent dans le temps et nous affectent nécessairement, dans la façon dont on nous touche, que cela soit corporellement ou par le discours.
1.2.2. Raconter ses souvenirs : une dimension affective
Avant même d’être mis en mots, entre le stade de la mimésis I et II (Ricoeur, 1983), le souvenir des événements vécus est déjà pétri d’intertextualité, « transformé » : d’une part du fait des lectures ou des récits entendus, d’autre part du fait du processus même de la mémoire qui n’enregistre pas les événements vécus de façon purement objective, et retient avant tout une atmosphère et/ou des affects. Halbwachs, Kundera, Bartlett, Lipianski ont souligné cette idée, chacun à leur manière.
Halbwachs indique ainsi qu’« (…) il n’est pas exact que le souvenir de la période soit simplement le souvenir de quelques journées. A mesure que les événements s’éloignent, nous avons l’habitude de nous les rappeler sous forme d’ensembles, sur lesquels se détachent parfois certains d’entre eux, mais qui embrassent bien d’autres éléments, sans que nous puissions distinguer l’un de l’autre, ni en faire jamais une énumération complète » (1950, p. 59). Par exemple, on peut ne pas se souvenir de sa première rentrée au lycée mais avoir un souvenir général de toutes ses rentrées en classe, dans lequel les impressions des différentes rentrées se confondent : « Quelle objection voit-on dès lors à ce qu’en réfléchissant sur ce qu’a dû être notre première entrée en classe, nous réussissions à recréer l’atmosphère13 et l’aspect général ? (…) Image flottante, incomplète sans doute et surtout, image reconstruite (…). » (Ibid).
Kundera (1993 : 156) souligne dans le même ordre d’idées que « si l'on étudie, discute, analyse une réalité, on l'analyse telle qu'elle apparaît dans notre esprit, dans notre mémoire. On ne connaît la réalité qu'au temps passé (…). Or le moment présent ne ressemble pas à son souvenir. Le souvenir n'est pas la négation de l'oubli. Le souvenir est une forme de l'oubli ». Dans cette forme d'oubli, l'atmosphère affective (ce qu'il appelle le "sens abstrait") reste en mémoire : « Essayez de reconstruire un dialogue de votre vie, le dialogue d'une querelle ou un dialogue d'amour. Les situations les plus chères, les plus importantes, sont perdues à jamais. Ce qu'il en reste c'est leur sens abstrait (j'ai défendu ce point de vue, lui tel autre, j'ai été agressif, lui défensif14 (....) ». Notons toutefois qu’il est aussi possible de se souvenir d’une vérité narrative en perdant l’affect.
De façon proche, Bruner, reprenant Bartlett, note que « lorsqu'on s'efforce de se remémorer une chose, ce qui vient la plupart du temps en premier lieu à l'esprit, c'est un affect ou une attitude chargée d'affect (c'était quelque chose de déplaisant, ou qui a provoqué de l'embarras, ou qui était excitant). L'affect est perçu comme l'empreinte digitale du schéma à reconstruire. Le fait de se remémorer sert selon lui à justifier un affect, une attitude. C'est un acte "chargé" qui remplit une fonction de justification dans le processus de reconstruction du passé » (Bruner, 1991, p. 71).
Plus récemment, Lipiansky a décrit le récit de vie comme un moyen de donner une signification aux événements de la vie, cette signification allant de pair avec une mise en mots des affects. Il constate, à partir de récits de vie de personnes âgées (recueillis en interaction) : « un autre aspect significatif des récits de vie est l'importance accordée aux différentes phases de l'existence ; il y a non seulement le temps de narration qu'occupe chaque période mais aussi la qualité dramatique et affective qu'elle revêt : phases effervescentesoù tout s'anime, points d'intensité ou de rupture, époques étales où la vie semble stagner » (1983 : 64).
Les propos rapportés ci-dessus insistent tous sur l’intrication de l’affect et du schéma narratif. Ils laissent entrevoir l’idée que la notion d'affect ou d'émotion est liée à celle de temporalité, et réciproquement. Greimas et Fontanille ont d'ailleurs mis l'accent sur le caractère toujours temporel des affects (ou "passions") : « La "rancune" est un "ressentiment durable", la "patience" est une "capacité à endurer", l'"espoir" le fait "d'attendre quelque chose avec patience" ; un coléreux est dit "prompt à se mettre en colère"» (1991 : 78)15.
Les conceptions philosophiques et/ou psychologiques qui sont à la source de la notion de temps "affectif" n'interrogent pas directement et concrètement des discours. Nous cherchons justement ici à comprendre comment fonctionne langagièrement cette mise en affectivité du temps dans le récit.
II. Les procédés linguistiques de mise en affectivité du temps raconté par le temps racontant : affinités et significations dessinées
Quels éléments discursifs permettent de caractériser un récit comme teinté de temporalités affectives ? Pour répondre à cette question, la « mise en mots » (cf. note 4) en tant que « style » va être convoquée de façon centrale. La notion de style discursif16 permet de pointer, même à l'oral, la spécificité du résultat de la mise en mots. Le fait que l'on s'intéresse aux affects à partir de la seule mise en mots n'empêche pas que l'on soit d'accord avec Cosnier pour dire que, des trois modes (verbal, vocal et kinésique) par lesquels peut se faire l'expression affective, le mode verbal est le moins "prédisposé" à cette expression : « il n'est pas considéré a priori comme le meilleur vecteur des affects »(1994 : 84). La notion de « signification dessinée », liée à la notion de style discursif, sera mobilisée pour mettre en évidence la temporalité affective des récits de vie présentés ici. « On voudrait réserver l’expression de signification dessinée pour désigner celles qui dans leur signifiant même ne sont pas localisables en un point précis du discours et s’indiquent par son déroulement même. Chacun d’entre nous identifie le ou les styles discursifs de son interlocuteur (…) Les significations dessinées ne sont pas des « realia », mais à leur tour des points de vue qui relèvent de la relation d’interprétation ». Elles dépendent « de ce qu’on rapproche, dans le discours de celui qui parle ou dans le sens qui se dessine par comparaison avec ce qu’on attend ou avec le discours des autres. (…). Si une signification se dessine par rapprochements de diverses récurrences dans le discours ou au contraire de contrastes, on ne peut dire qu’elle est fortement codée, au sens où elle s’imposerait à chacun » (François, 1993 : 34). « Mais on notera qu’on peut, par exemple, lorsqu’on résume un texte, ne pas tenir compte de la signification dessinée en tant qu’elle n’est pas séparable de la matérialité textuelle », ajoute François (Ibid., p. 35).
Un style discursif résulte avant tout des « affinités » (François, 1994, Carcassonne, 2004), ou des contrastes, entre contenus et modes énonciatifs. François (1994 : 42) propose de développer cette notion d'affinité qu’il définit par « des éléments de sens non localisables, mais qui courent dans le texte. On préfère ce terme à “isotopie” car il implique un air de ressemblance, non un trait réellement commun. Ainsi, il y a affinité lexico-grammaticale entre l'imparfait et l'adverbe dans “je me promenais tranquillement”, anti-affinité ou moins d'affinité dans “je me promenai tranquillement” [...]. De même peut-on parler d'affinité textuelle pour référer au fait que "ceci étant dit", on attend, sans que ce soit nécessaire, plutôt telle suite que telle autre».17 Et ces affinités textuelles peuvent être plus fortes que celles qui sont internes à l'énoncé. Les affinités et/ou les contrastes entre différents éléments discursifs peuvent se décliner sur des modes variés et ne sont pas répertoriables sous forme de liste finie. Les moyens permettant d'appréhender la temporalité affective dans un discours ne sont en effet pas à proprement parler spécialisés temporellement ni affectivement jusqu'à ce qu'ils soient inscrits dans un discours donné : une liste de ces moyens n'est donc pas envisageable, si ce n'est à partir de discours "concrets". En fait, tous les termes impliquent une temporalité affective qui se modifie plus ou moins en fonction des affinités avec les autres termes de l'entourage textuel, mais aussi en fonction des mouvements énonciatifs et plus largement du mode de succession des énoncés. En effet, toute prise de parole, même lorsque le contenu et la forme semblent « objectifs » est finalement toujours teintée d’affects. Bakhtine (1929 : 147) a pointé le fait que : “Tout mot actualisé comporte non seulement un thème et une signification au sens objectif, de contenu, de ces termes, mais également un accent de valeur ou appréciatif, c'est-à-dire que, lorsqu'un contenu objectif est exprimé (dit ou écrit) par la parole vivante, il est toujours accompagné d'un accent appréciatif déterminé. Sans accent appréciatif, il n'y a pas de mot ».
Vion (2001 : 198-199), s'inspirant de Ducrot (1993 : 127), dénonce de ce point de vue une distinction entre un dire subjectif et un dit objectif : “Tout est subjectif dans l'exercice du langage y compris le niveau du "dit" ("dictum" chez Bally) : les choix lexicaux, l'orientation de la relation prédicative, l'existence de présupposés, la présence de déictiques, la participation des énoncés à des activités discursives témoignent, à leur manière, de la présence d'un sujet structurant le langage dans la plus parfaite subjectivité. Dans ces conditions, l'univers des modalisations n'est pas censé fédérer les analyses de la subjectivité dans le langage”.[ ] Les variations de mise en scène, l'instabilité énonciative du discours, expriment (…) des modifications de position du sujet par rapport à une parole plurielle et constituent des marqueurs destinés à rendre compte du dynamisme discursif et de la gestion interactive des affects » (2001 : 199). Dresher (2001 : 162) a remarqué elle aussi que « ce n'est pas [ ] une forme ou une structure isolée mais au contraire la combinaison de différents moyens linguistiques qui signale généralement l'investissement affectif ».Des types de rapport au réel différents peuvent ainsi mis en évidence, avec une mise à distance plus ou moins grande des affects, grâce aux éclairages divers par lesquels le narrateur montre ce qui est objet du récit.
Si les aspects contribuant à l’émergence d’un « style discursif » oral et médiatisant les temporalités affectives d’un récit de vie sont infinis, nous proposons toutefois d’en examiner plus précisément quatre :
- les affinités entres plans énonciatifs et perspectives temporelles,
- les chronotopes, en tant qu’espace-temps spécifiques (Bakhtine),
- la présentation de soi en termes générique ou particulier,
- l’évaluation labovienne,
- l’alternance entre ces différents aspects, ainsi que le rythme, le tempo du texte.
Ces éléments vont d’abord être abordés, en tant que notion dans cette partie, puis dans des exemples dans la dernière partie, mis à part le dernier aspect qui sera surtout montré dans les exemples.
En outre, on verra dans la dernière partie que ces différents aspects seront utilisés différemment d’un narrateur à l’autre, en particulier en termes de quantité de certains éléments par rapport à d’autres, mais aussi d’affinité ou de contrastes entre eux et avec les contenus évoqués. De ce point de vue, le style discursif de chacun sera aussi analysé en tant que « monstration de soi » dans le discours.
2.1. Affinités entre plans énonciatifs et perspectives temporelles
Les temporalités affectives d'un récit apparaissent en discours en partie du fait des « affinités » ou contrastes entre « plans énonciatifs » et « perspectives temporelles ». Weinrich (1964, 1989) a repris de manière critique la typologie énonciative « histoire »/« discours » de Benveniste en introduisant la notion d'affinité entre les termes grammaticaux d'un discours pour distinguer « l’histoire » du « commentaire ». Dans la lignée de ces travaux, et avec une inscription dans le cadre de la théorie culiolienne (1978, 1990), Danon-Boileau (1982, 1987) a décrit comment la prise en compte de marques qui ne sont plus seulement grammaticales, mais lexico-aspecto-grammaticales peut contribuer à un "repérage" énonciatif. Il ne distingue plus deux "postures énonciatives" (à la différence de Weinrich et de Benveniste) mais deux "types de repérage" : par deixis, par anaphore et un "non repérage" par indétermination. Cette distinction permet de désigner un support pour les modalités (appréciatives, évaluatives et autres) tant dans le domaine du « discours » que dans celui de « l'histoire ». En s'inspirant de son analyse, nous pouvons constater la différence entre (1) "Il croque une pomme à pleines dents" et (2) "Il croque la vie à pleines dents" : (1) implique une référence hic et nunc "pomme" interprétant (déteignant sur) "croque" comme une action ponctuelle ; (2) implique une référence générique, "la vie" interprétant "croquer" comme une action durative. "Pomme" et "vie" font donc changer le sens de "croquer".
Ce ne sont donc pas les unités isolées mais l'ensemble du message, à travers les affinités observables entre les unités lexicales et grammaticales, qui situent la perspective temporelle d'un discours. Nous proposons de distinguer à partir de là trois origines énonciatives qui déterminent trois types de temporalité des textes :
- l'énonciation de type "discours" dont l'origine énonciative est autour du moment de la parole ;
- l'énonciation de type "commentaire", sous-espèce de discours, dont l'origine est inexistante puisqu'il s'agit d'un temps hors du temps ;
- l'énonciation de type "récit", dont l'origine est future ou passée par rapport au moment de l'énonciation. Ces trois types d'énonciation peuvent se retrouver conjointement dans un même texte, dessinant alors des “ mondes ” (François, 1993 : 40) différents.
Le court extrait suivant illustre cette variation de plans énonciatifs, tout en introduisant des aspects du style discursif qui vont être décrits ensuite. Françoise (F.), ancienne anorexique, raconte :
J'avais pas envie de vivre j'avais envie de rien tout le monde fumait je sais pas si vous connaissez les hôpitaux psychiatriques les salles de de fumerie là on est là assis à se regarder dans le blanc des yeux à pas savoir quoi faire puis on fume
Le déplacement de l'association "je+passé" à "tout le monde+passé" se fait dans une énonciation de type "histoire". Ce déplacement entame un mouvement de généralisation auquel succède une énonciation de type discours (je sais pas si vous connaissez) puis une énonciation de type « commentaire », avec le passage du « je » à « on » et l’utilisation de verbes d’action au présent ou à l’infinitif ; ce qui est en affinité avec le déictique « là » pour produire le changement de repérage. Le premier déictique « là » (les salles de de fumerie là)présente les caractéristiques du "là" de clôture telles que les décrit Barberis : « la valeur temporelle initiale de la proposition se dissout et la force déictique de l'adverbe respatialise l'événement posé d'abord dans la temporalité, le projetant sur une scène imaginaire, dans le face à face conversationnel » (1989 : 59). Il renvoie ainsi dans notre exempletout autant au plan énonciatif du « discours » qu’à celui de « l’histoire ». Il permet en outre d’insister sur le chronotope (voir point 2.2) « salle de fumerie » qui évoque pour tout un chacun une liaison typique entre l’espace et le temps ; typicité renforcée par le deuxième « là » (on est là assis à se regarder), qui situe cette fois-ci l’énonciation dans le plan du « commentaire », dans lequel F. donne l'impression de voir la scène de l'extérieur. Ce chronotope est en outre en affinité avec « l’évaluation par le fait » (Labov, voir point 2.4) : à se regarder dans le blanc des yeux à pas savoir quoi faire qui introduit un "effet de réel" (Barthes, 1968). Cet extrait mélange en outre dans cet extrait le particulier et le générique, ce qui typique du parler de soi (voir point 2.3).
La plupart du temps, le narrateur, au moment où il raconte, n'est plus dans la temporalité affective du moment où il vivait ce qu'il raconte. Il peut toutefois arriver, par le biais du mode énonciatif, que le vécu du "temps raconté" et le vécu du "temps racontant » (Bres,1994) se trouvent en interférence18. Les plans énonciatifs (histoire/discours)19 dégagés par Benveniste (1966) ne sont alors plus étanches et montrent une difficulté (voire une impossibilité) à se distancier des « ressentis » (ou émotions, affects) vécus auparavant, dans la mesure où ils se révèlent finalement toujours présents sur la scène énonciative. Certains exemples (de F. ci-dessus, de M. dans la dernière partie) illustrent ce phénomène.
Comme on l’a déjà mentionné, tout terme en fait peut être vu comme « teinté » d’une temporalité affective en fonction de son entourage textuel et notamment, mais pas seulement, du plan énonciatif dans lequel il s’inscrit. D’autres aspects contribuent à l’émergence d’un style discursif, lequel médiatise des temporalités affectives : chronotope, évaluation labovienne, présentation de soi en terme générique ou particulier.
2.2. Les chronotopes comme contenus affectivo-temporels
Pour médiatiser la temporalité affective vécue, certaines approches du temps dans des textes littéraires, – qui peuvent être généralisées à des approches de productions (orales ou écrites) non littéraires –, se fondent sur des éléments de contenus temporels, en tant qu'ils sont liés à des valeurs : par exemple, l'oeuvre de Poulet (1952), mais aussi l'approche de Bakhtine, qui s’attache à montrer le lien entre formes temporelles du discours (épopée, tragédie et roman avec leurs variétés) et organisation de la temporalité d'une époque. Le « chronotope », en tant que mode de représentation du lien entre espace et temps, permet à Bakhtine de classer les genres littéraires : « à chaque genre étudié correspond un chronotope, temps et espace sont corrélés de manière spécifique, et de ces deux composantes, la première est celle qui prédomine » (1978 : 34). Bakhtine (1984) met par ailleurs en évidence une interaction dans divers types de romans entre le genre et le thème par l'intermédiaire de relations variées entre le héros, l'espace et le temps. Il "trouve" ainsi quatre genres de récits : de voyage, d'épreuves, biographique et de formation. Espace et temps y sont liés de façon spécifique et se manifestent dans le contenu même du texte avant de l'être par des caractéristiques plus spécifiquement linguistiques20. Par exemple, l'amour « demeure absolu et invariable tout au long du roman » (1978 : 242).
2.3. Le mélange du particulier et du générique dans le parler de soi : un mode de résolution énonciatif pour présenter des contenus « en tension »
Par rapport aux canons culturels d’une époque donnée, certains contenus, en tant que critères dans la présentation de soi, sont plus ou moins importants. Cette remarque est à rapprocher de celle de l’intertextualité mentionnée à propos du souvenir, et des énonciataires de toute situation d’entretien de recherche : celui qui se raconte dans un entretien est à la fois dans un dialogue in situ avec l’interlocuteur, dans un dialogue avec des énonciataires « à l’horizon », et dans un dialogue avec des voix intériorisées : celles de ses lectures, de ses conversations, de sa culture en général : c’est cette dimension qu’a voulu souligner Bakhtine avec la notion de dialogisme et de compréhension responsive : « Toute énonciation (…) est une réponse à quelque chose (…). Elle n’est qu’un maillon de la chaîne des actes de parole. Toute inscription prolonge celles qui l’ont précédée, engage une polémique avec elles, s’attend à des réactions actives de compréhension, anticipe sur celles-ci, etc. » (1977, p. 106).
A l’heure actuelle, deux critères, ou valeurs, semblent « peser » plus particulièrement sur le récit de vie : l’autonomie et le souci de l’autre. Giddens (2004 : 96) souligne qu’« au sein d’un ordre post-traditionnel comme le nôtre, la narration de soi doit constamment être remise sur le métier et le mode de vie sans cesse réadapté en conséquence pour que les individus soient en mesure de jouir à la fois de leur autonomie personnelle et d’un sentiment de sécurité ontologique » (Giddens, 2004 : 96). Bruner développe la même idée en introduisant en outre la thématique de l’autre : « nous avons certains engagements vis-à-vis des autres, et le lien avec eux limite naturellement notre autonomie. Tout indique que nous ne pouvons nous passer d’aucun de ces deux aspects : engagement et autonomie. Toute notre existence consiste à maintenir cet équilibre entre les deux. Les récits de vie portent la trace de cette tension » (Bruner, 2002, p.70).
Ces thèmes introduisent en effet selon nous dans un récit une forme de temporalité affective, en tant qu’ils présentent le narrateur comme « affecté » par cette tension, et cela souvent sur des modes différents, allant du ponctuel au durable, de l’actif au passif, etc. Cette tension entre thèmes peut se « résoudre », au-delà du seul contenu, grâce au mode énonciatif de l’alternance du particulier et du générique (François, 1994). En marquant d’une part sa différence, sa singularité, et d’autre part son appartenance commune à tel ou tel groupe d’individus, l’énonciateur peut en effet sortir de cette double contrainte imposée par ces valeurs contradictoires en circulation dans notre société21.
Varier ainsi le mode d’assertion (générique/particulier) aboutit à dessiner des mondes différents, en les donnant à voir d’une certaine façon. Cet aspect est à associer, bien entendu, à d’autres, par exemple la question présentation de soi en termes actifs ou passifs, qui montre une plus ou moins grande autonomie dans l’action ; ou encore les aspects présentés dans cette partie.
2.4. L’évaluation labovienne : un exemple de procédé d’intrication entre contenus, modes énonciatifs et mise en mots des affects dans le récit
A côté de la dimension structurale22 du récit, Labov insiste, dans son approche23 désormais classique du récit oral, sur son aspect interactif, lié en particulier à la présence de « procédés évaluatifs ». Ceux-ci peuvent être mis en rapport avec la notion de temporalité affective. Labov distingue des séquences24 qui peuvent se concevoir comme autant de réponses à des questions sous-jacentes ; elles s'ajoutent au récit minimal par le biais de propositions "libres", c'est-à-dire non fixées par une jonction temporelle. Ces questions sont les suivantes :
QUESTION |
APPELLATION DES SEQUENCES CORRESPONDANT AUX REPONSES A CES QUESTIONS |
De quoi s'agit-il ? |
Résumé |
Qui, quand, quoi, où ? |
Indications (ou orientation) |
Et après qu'est ce qui s'est passé ? |
Développement (ou complication) : au moins 2 actions successives |
Comment cela s'est-il fini ? |
Résultat (ou résolution) |
|
Chute (ou coda) : écarte toute question, « indique qu’aucun des événements qui a suivi n’a d’importance pour le récit » (p.302) |
Et alors ? |
Evaluation |
L’évaluation « permet d’analyser le récit comme structuré par l’interaction qui le sous-tend » (Bres, 1994, p. 74). Elle correspond aux diverses façons de rendre son histoire intéressante pour l’interlocuteur, c’est-à-dire « aux procédés qu'emploie le narrateur pour indiquer le propos de son histoire, sa raison d'être : pourquoi il raconte, où il veut en venir». (Labov, 1978, p. 303)25. Elle écarte la question embarrassante "et alors ?" pour faire en sorte au contraire que la remarque appropriée soit "Vraiment?", « ou toute autre expression apte à souligner le caractère mémorable des événements rapportés ». (Ibid, p. 303). « Bref, ce que disent les procédés évaluatifs, c'est : c'était terrifiant, périlleux, mystérieux, extravagant, insensé ; ou bien drôle, hilarant, merveilleux ; ou bien encore, plus généralement, étrange, peu commun, extraordinaire – en un mot mémorable. C'était tout le contraire du banal, du quotidien, de l'ordinaire », précise encore Labov (Ibid., p. 308). Labov a répertorié de la façon suivante les procédés qui rendent le récit digne d'être raconté :
PROCEDES EVALUATIFS |
APPELLATION |
Suspendre l'action à un moment pour la juger |
externe |
Rapporter ses sentiments, monologue intérieur, paroles adressées à quelqu'un d'autre, commentaire personnel |
enchâssée |
Mentionner un fait ("je tremblais comme une feuille) |
par le fait |
Utiliser de façon diffuse certains procédés syntaxiques (qui traversent l’ensemble du récit) |
par enrichissement de la « syntaxe narrative » |
L’évaluation par enrichissement de la syntaxe narrative a été plus précisément décrite par Labov :
TYPE DE PROCEDES L’EVALUATION PAR LA SYNTAXE NARRATIVE |
APPELATION |
Gestes, onomatopées, quantificateurs adverbes et adjectifs comme "tout", "très", répétitions |
intensificateurs |
Mentionner ce qui aurait pu avoir lieu (interrogation, négation, futur) et plus largement : utiliser un procédé qui met en relation la situation actuelle avec quelque chose d'autre |
comparateurs |
Rapprocher deux événements réellement arrivés |
corrélateurs |
Apporter des explications sur les propositions principales, de façon restrictive (alors que, bien que) ou causale (puisque, parce que) |
explicatives |
L’évaluation, écrit Bres, « si floue soit-elle parfois à force d'extension, a l'immense mérite de replacer le récit dans l'interaction verbale. » (1994, p. 83). François a proposé (1984, p. 109) d’assouplir la notion d'évaluation pour y inclure le discours rapporté, l'argumentation, la description, bref tout ce qui relève d'une organisation discursive différente de celle du récit chronologique "pur", tout ce qui correspond à une autre organisation discursive : les différents types de récits (histoire vécue, histoire drôle, récit de rêve, conte moral, etc.) 26 se caractérisent ainsi par des mélanges de genres discursifs différents. Et, de ce fait, ajoutons-nous, par des mises en affectivité du temps différentes. Le mélange est en effet lui-même un type d'évaluation, source de complexité et de mise en affectivité du temps. Drescher (2001) a envisagé de façon proche une mise en mots de l’investissement affectif à partir des procédés linguistiques suivants : évaluation, intensification (au sens de Labov), subjectivisation et visualisation. Baroni (2005) a pointé lui aussi le rapport entre les procédés laboviens et la « dimension passionnelle » du récit.
Le repérage d’affinités ou de contrastes entre les différents aspects répertoriés ici – plans énonciatifs, chronotopes, modes énonciatifs particulier ou générique, évaluations, rythme– va permettre maintenant de caractériser le style du narrateur, en particulier dans la façon dont l’affinité ou le contraste entre contenus et modes énonciatifs permettent de dessiner des significations différentes. Par cette médiation, nous pourrons aussi caractériser la mise en mots par l’énonciateur de temporalités affectives, ce qui nous permettra de le lire en tant "qu'être dans le temps", ayant des ressentis, des affects et des émotions, et pas seulement en tant que narrateur qui configure les événements de sa vie sur un mode réflexif.
III. Quelques exemples de mises en mots des temporalités affectives dans des récits
Afin de rendre compte des temporalités affectives de récits de vie dans leur globalité (sur l’ensemble de chaque entretien), quelques extraits de certains entretiens vont maintenant être présentés en pointant, dans le déroulements discursif, certains des éléments constitutifs du style discursif de chaque narrateur.
Nous indiquerons en même temps en quoi ces éléments renvoient à la dimension affective du récit et sont portés, de façon intriquée, par un genre « narrativo-explicatif » permettant et/ou justifiant la chronologie des événements racontés. C’est-à-dire qu’à partir de plusieurs extraits d’un même récit de vie, nous décrirons, dans la dynamique du texte, un double aspect de la temporalité narrée : affectif d’une part, réflexif et chronologique d’autre part.
3.1. Temporalité affective de la complicité
Parmi les éléments de contenu à partir desquels ont été dégagées les temporalités affectives des différents récits présentés ici, le contenu "évocation des autres" est apparu fréquemment. Par exemple Roger (R.) évoque son frère à plusieurs moments de l'entretien pour souligner une relation de complicité tout à fait extraordinaire. Il insiste sur leur histoire commune, leur mode de vie comparable et leurs traits de caractère similaires. Pour R., le premier aspect (histoire commune) est explicatif du second (traits de caractère et modes de vie comparables). Ces comparaisons constituent un procédé évaluatif au sens de Labov. Elles dessinent, par leur accumulation tout au long de l’entretien, une temporalité affective de la complicité qui finit par « dominer » l’ensemble du récit. Cet affect de la complicité apparaît à maintes reprises dans des "mini-récits autobiographiques" ou des "récits typiques" d’habitudes communes. Dans l'extrait ci-dessous, R. se compare à son petit frère pour mettre en évidence les traits de caractère et les habitudes communes suivantes : se bagarrer quand on est insulté, aimer vivre comme un gitan.
R : ouais dehors ben ouais y en a un qui m'insulte euh c'est fini quoi
Z : oui
R : ah ben ça bon disons c'est tous ceux qui ont vécu dans la rue quoi je veux dire ils sont comme ça bagarre mais moins que mon frère encore parce que mon petit frère il est pire
Z : pire
R : ah ouais ouais ah oui lui euh... il était plus jeune que moi quand on est arrivés dans la rue alors bon lui il a encore vécu plus longtemps dans la rue quoi si vous voulez enfin plus jeune quoi donc lui euh il était traumatisé d'ça quoi et dire qu' il est enfermé comme là il est malheureux hein d'être en prison même si ça s'rait chez lui quoi j'veux dire une maison il voudra pas une maison quoi lui vous lui donnez une caravane il est content lui un gitan
Z : avec les gitans
R : ah ouais ouais ah ben moi aussi vous m'direz quoi j’aime pas vivre dans des pavillons tout ça quoi je veux dire c'est... c'est mort c'est...
Cet exemple montre comment l'événementiel (tendance à se bagarrer, aimer vivre comme un gitan), l'explication-interprétation "par le fait" (en tant que procédé évaluatif labovien)27 de ces mêmes événements (avoir vécu dans la rue), et la temporalité affective (temps de la complicité dessiné par la mise en évidence d'une histoire commune et par la comparaison concernant des habitudes et des traits de caractère communs), peuvent être étroitement intriqués. A un autre moment de l'entretien, R. fait à nouveau intervenir son frère comme un co-acteur dans un micro-récit typique de leurs habitudes : « ouais ouais ouais j'vois par exemple mon frère des fois à trois heures du matin il vient m'réveiller viens avec moi j'ai besoin d'un coup d'main voilà quoi ». Le contenu de ce micro-récit typique est repris à distance sur un mode plus générique : il ne s'agit plus d'un récit typique mais plus d'une description de la relation de confiance qui existe entre R. et son frère. Cette description générique se fait sur un mode énonciatif relevant du type "commentaire" :
Z : est-ce que tu as confiance en toi ?
R : ah ouais ouais ! ah ouais... comme en mon p'tit frère aussi quoi j'ai confiance en moi et en mon p'tit frère
Z : hum hum
R : j'ai autant confiance en moi qu'en mon p'tit frère j'veux dire euh si pff j'sais pas s'il fallait faire quelque chose que j'sais faire et qu'mon frère sait faire mais qu'c'est moi qui l'fais l'mieux quoi et qu'j'pourrais pas faire j'demanderais à mon frère de l'faire j'veux dire euh on s'dit tout euh s'il a besoin d'un coup d'main il vient m'chercher si j'ai besoin d'lui j'vais l'chercher
R. donne par ailleurs de nombreux exemples typiques illustrant le fait qu'ils ont des habitudes communes, notamment lors de descriptions du comportement de R. et de son frère quand ils étaient incarcérés dans la même prison :
Z : et tu dis ton petit frère c'est pour toi quelqu'un qui compte toujours beaucoup dans ta vie
R : ah ouais ouais ah ouais d'abord il était ici y a pas longtemps j'vous dis euh on nous appelait les jumeaux parce que bon...
Z : vous étiez ensemble ?
R : là ouais toujours ensemble cellule à côté l'un de l'autre euh toujours j'allais au sport il allait au sport j'allais en promenade il allait en promenade j'faisais une activité il f'sait l'activité
Le « récit typique » suivant illustre à nouveau la complicité entre les deux frères, ici par le fait que R. et son frère peuvent toujours se retrouver :
Z : vous faites un vrai couple
R : ouais euh, disons pas un couple quoi mais deux bons frères quoi hum un jour ils ont voulu nous séparer on m'a mis à Perpignan et lui dans les Vosges ben deux jours après on était à la Gare de Lyon ensemble ouais ça c'est et pourtant on savait pas où est-ce qu'on était l'un et l'autre hein j'veux dire c'est au commissariat l'éducateur bon il est v'nu m'chercher ils m'ont emmené là-bas dans Perpignan et lui dans les Vosges et on savait pas où on allait s'retrouver l'un l'autre quoi et deux jours après on s'est quand même retrouvés à la Gare de Lyon j'veux dire c'est
Ces extraits montrent bien comment sont intriqués à la fois la chronologie des faits, l'explication ou la justification de ces même faits et la temporalité affective de la complicité. Cette temporalité finit d’ailleurs par être évidente pour l'interviewer :
Z : il y a une complicité totale alors ? vous connaissez les goûts les pensées les désirs l'un et l'autre ?
R : ouais ouais
Z : sans besoin de vous parler ?
R : non ouais je sors bon j'sais pas où il est mon frère en une demi-heure j'le trouve ah ouai ça c'est obligatoire j'connais tout sur lui il connaît tout sur moi c'est la folie quoi même des fois on s'engueule parce que y a des fois c'est, c'est trop quoi
Z : des fois c'est trop ?
R : ouai j'suis quelque part en train d'faire quelque chose lui il vient il m'dérange quoi c'est j'veux dire c'est parce qu'il sait qu'suis là quoi ce jour à c't'heure-là c'est parce que nous on calcule tout nous c'est les heures et les secondes et les minutes nous c'est alors lui il sait partout où j'suis c'est la folie des fois mais c'est super quoi on s'est fait des bons délires on est parti en vacances tout tous les ans on part au ski impeccable
L'évocation "générique" de la complicité qui existe entre R. et son frère se teinte dans ce dernier extrait d'une certaine euphorie avec les expressions "c'est la folie" , "c'est super", "on s'est fait des bons délires". Les extraits précédents illustrent aussi à quel point la subjectivité d’un locuteur peut être caractérisée par le fait de se raconter sur un mode objectif, sans que cela n'empêche en rien la mise en mots des affects (certes, sur un mode moins impliqué).
3.2. Temporalité affective de la critique
Le récit de vie de Maurice (M.), toxicomane, est quant à lui dominé par un affect que l'on peut décrire comme intermédiaire entre la critique et l'énervement. Cet "affect dominant" se dégage de l'ensemble de l'entretien à partir de la récurrence de critiques qui peuvent aussi bien concerner le père du locuteur, les gens qui ont un mode de vie banal et conventionnel, l'armée, que l'interlocuteur présent hic et nunc. Nous allons donc pointer ici comment l’affinité entre contenu, mode (ou style) énonciatif et mode (ou style) interactif dessine une temporalité affective.
3.2.1. Style énonciatif
a. Critique du père
Les critiques concernant le père de M. ont été dégagées à partir de deux mini-récits biographiques, l'un concernant son "parcours personnel", l'autre son "parcours professionnel". Les multiples procédés évaluant négativement ce personnage (que ce soit son caractère, ses actions ou la conséquence de ces actions) donnent à ces récits une dimension critique - et donc argumentative - dominante.
L’extrait suivant présente la critique du parcours personnel père de M.28:
494 c'est-à-dire ma mère est partie
495 et pendant dix ans on a tellement galéré
496 que j'lui ai un peu raconté là
497 c'qu'on avait vécu là tous les quatre
498 ça l'a fait pleurer mais
499 non c'était un peu tard hein
500 c'était c'était y'a y'a vingt ans
501 maintenant ma mère est infirmière et elle se démerde toute seule
502 elle a plus besoin de toi
503 et tu nous as pas beaucoup aidés
504 tu n'es qu'un sale égoïste tu es un pauvre type
505 tu t'es remarié
506 t'as refait deux enfants euh
507 tu as encore trompé cette femme là
508 elle a encore été obligée de partir
509 elle est encore dans la galère
510 elle aussi reprend ses études au Danemark
511 elle a peut-être quarante ans
512 elle a deux enfants
513 et il s'est remis encore avec une femme
514 et il a encore fait un enfant
515 récemment qui a un an
516 c'est un monstre
L'absence d'un verbe introduisant le discours rapporté (intérieur en 499, adressé à l'autre en 501) aboutit à faire apparaître le jugement énoncé comme pouvant appartenir à la situation d'énonciation actuelle comme à la situation d'énonciation rapportée ; l’adverbe "là"29, dont l'origine énonciative est elle aussi indécidable, est en affinité avec cette absence de marque pour introduire, sur la scène énonciative, un affect qui se situe ici entre le reproche et l'énervement : on a l'impression de voir M. adresser ces critiques à son père.
De nombreux autres procédés évaluatifs introduisent l'affect de la critique. Des évaluations négatives concernant le personnage du père de M. apparaissent dans des énoncés de type "propriété" (504, 516) : en 504, "tu" est successivement le siège30 de la propriété "n'être qu'un sale égoïste" et "être un pauvre type". Ces propriétés, en n'étant pas bornées temporellement, sont présentées comme étant de type intrinsèque. L'évaluation négative du terme affectif (Kerbrat-Orecchioni, 1980)31 "égoïste" est renforcée par l'adjectif affectif "sale" et par la restriction véhiculée par le syntagme "ne...que". L'ensemble de l'expression "tu n'es qu'un sale égoïste" renforce – et est renforcée par – le syntagme affectif évalué négativement "pauvre type" puis par le syntagme "être un monstre".
De nombreuses autres évaluations concernent les "non-actions" du père de M. (501-507). On note
- une « évaluation par le fait » (Labov, cf. point 2.4) en 498 (évaluation renforcée par le fait que l'énoncé reprend à distance l'énoncé 492 ;
- une évaluation par implicitation d'un jugement critique. Les énoncés 499-500 peuvent se comprendre ainsi : "c'était y a vingt ans qu'il aurait fallu pleurer".L'énoncé 499 comme l'énoncé 500 portent donc un jugement critique sur le fait énoncé en 498 ;
- des évaluations par contrastes lexicaux. La série de syntagmes mettant l'accent sur l'autonomie, en 501-50232, contraste ensuite avec les énoncés négatifs qui mettent au contraire l'accent sur la dépendance 33. La formule "neutre" c'qu'on a vécu (490) est reprise en 495 par une formule qui introduit un "accent appréciatif" (Bakhtine, 1977) dans le récit : on a tellement galéré. Le verbe "affectif" galérer est renforcé par l'adverbe "intensificateur" (Labov, 1978 : 326) "tellement". En 496 que a pour effet de renforcer l'évaluation déjà introduite par l'adverbe "tellement", plus que ne l'auraient fait "donc" ou "et" : à ce titre, on pourrait parler du "syntagme intensificateur" "tellement que"34. Enfin, on peut remarquer que la critique est aussi dessinée et montrée par le rythme du texte, c'est-à-dire par les énoncés courts et répétitifs véhiculant ces critiques.
b. Critique de l’armée
Dans l’extrait ci-dessous, très proche du précédent au niveau du style énonciatif, M. explique sur demande comment il a réussi à être envoyé à la Réunion pour son service militaire :
P. donc vous tu m'as dit tout à l'heure que tu n'as jamais fait de la taule
M. si deux mois à l'armée mais
P. deux mois à l'armée mais comment tu as fait pour faire ton service militaire à la Réunion c'est quand même (.....)
P. ah oui ? et donc un sur quatre un sur trois qui part [faire son service militaire à la Réunion] ?
Dans la réponse de M., vont être intriqués :
- un "récit des événements", c'est-à-dire les étapes qui ont permis à M. d'aller à la Réunion
- une "interprétation-justification-explication" de ces mêmes événements, c'est-à-dire l’explication de la raison pour laquelle il est difficile d'aller faire son service à la Réunion et comment M. a réussi à être sélectionné malgré tout,
- une temporalité affective, ici la critique de l'armée.
M. semble d’abord reprendre à son compte un discours transmis par l'armée :
Oui, parce que c'est c'est, oui, parce que les épreuves, qui que ce soit ils n'envoient pas n'importe qui ça coûte trop cher ils sont assez sûrs du type qu'ils envoient
Cette appropriation d'un discours institutionnel va contraster avec le constat final dans lequel M. juge de manière négative l'institution en question. M. explique ensuite comment il a réussi à partir :
Mais moi j'ai joué l'jeu et voilà là j'ai fait semblant pendant un mois pendant trois mois
Cet énoncé, relié à distance à la demande de l'interrogateur, introduit un récit chronologique du parcours de M. au sein de l'armée :
un mois d'classes et deux mois de formation de technicien radio à Montélimar un régiment de transmissions j'suis sorti d'là technicien radio j’'suis arrivé à la Réunion ils m'ont mis comptable
Ce récit présente un enchaînement de faits incohérents, voire absurdes : avec le codage de soi en termes passifs ("ils m'ont mis"), M. apparaît comme victime d'un système incohérent, et « l’évaluation négative par le fait » (Labov)35 teinte le discours d’une dimension affective. Cette évaluation négative est renforcée ensuite par un jugement ironique : c'est pas grave, c'est l'armée…C'est-à-dire que ce récit, outre le fait qu'il donne des informations chronologiques sur des événements vécus par M., s'avère en même temps être une justification d'une critique (d'un jugement négatif) de l'armée, proposée cette fois ci-au présent (c’est l’armée) : la critique du temps du récit « éclate », comme dans l’extrait précédent, sur la scène énonciative.
3.2.2. Style interactif
Le style énonciatif de M. que nous avons décrit dans les extraits précédents est en homologie avec son style interactif. L’entretien présente en effet des indices d'un malaise réciproque entre les interlocuteurs, avec des hésitations entre le vouvoiement et le tutoiement et des commentaires réciproques sur le malaise apparent de l'autre au niveau corporel. De plus, M. critique le contenu de certaines questions et refuse parfois de répondre, remettant en cause de manière générale la démarche de l'interrogateur. Par exemple, à un moment de l'entretien où M. parle de sa sœur, l'interrogateur pose une question "en rupture" par rapport à ce qui précède et demande : "Qu'est-ce que tu penses de la mort ?"
1113 […] Pfff c'est vraiment la question à cent balles ça hein […]
1114 ben je euh j'vais te donner une réponse maintenant mais j'pourrais t'en donner une autre dans une heure
1115 qu'est-ce que j'pense de la mort ?
L'affect dominant d'un texte, à l'oral, peut ainsi être caractérisé en partie par les enchaînements "sur l'autre", c'est-à-dire par les modes d'enchaînement des énoncés de l'informateur sur ceux de l'interlocuteur.
La dimension affective de la critique, dégagée du récit de M. à partir de l’affinité entre contenus, mode énonciatif et mode interactif, se présente donc comme un élément relativement « stable » de la présentation de soi. On perçoit en effet ici une homologie entre la façon de gérer une interaction et le discours que l'on peut tenir sur soi36 ou sur les autres. Dans les deux premiers extraits cités ci-dessus, la narration centrée sur les événements est secondaire par rapport à la critique véhiculée par des procédés variés : procédés évaluatifs, effets de réel, rythme du texte (tempo), et surtout, effacement des frontières entre les plans énonciatifs histoire/discours aboutissant au surgissement des affects vécus sur la scène énonciative. En particulier du fait de cet effacement, l’affect de la critique apparaît comme toujours présent, « vivant » chez le narrateur : il est affect du temps raconté tout autant que du temps racontant, et fait coïncider la révolte du « personnage » de M. avec celle de l’interviewé-narrateur qu’est M. La frontière entre « je au présent » et « je au passé » est ainsi plusieurs fois très ténue dans ce récit de vie, d’où certainement le « malaise » verbalisé par les interlocuteurs au cours de l’entretien comme l’a montré en partie le dernier extrait.
Conclusion
La configuration temporelle des événements dans un récit de vie a donc été présentée ici comme étant non seulement organisée mais également « mise en affectivité» par le narrateur, tout en soulignant le rôle du récepteur dans ce processus. Si la notion de temporalité affective a déjà été largement théorisée, son mode de mise en mots a été peu étudié. Nous avons justement tenté de décrire ce fonctionnement discursif permettant de caractériser un récit comme teinté de temporalités affectives différentes.
Pour cela, nous avons pointé un certain nombre d’éléments 37 nous semblant caractéristiques du « style discursif » oral, qui jouent le rôle de vecteurs de temporalités affectives des récits de vie étudiés. Nous avons insisté sur plusieurs aspects énonciatifs en indiquant comment l’affinité ou le contraste entre ces aspects et/ou avec le contenu évoqué, pouvaient dessiner des significations irréductibles à une autre façon de dire.
Nous avons insisté en outre sur le fait que la dimension affective d’un terme se modifie plus ou moins en fonction des affinités avec les autres termes de l'entourage textuel, mais aussi en fonction des mouvements énonciatifs et plus largement du mode de succession des énoncés (sur soi comme sur l’autre). L’ensemble des exemples a ainsi montré à quel point ce n'est pas la seule présence du contenu qui permet de définir l’émergence d’une temporalité affective, mais la rencontre entre des contenus et des modes énonciatifs et/ou interactifs. De ce point de vue, le style montre ce qui, malgré le narrateur, « parle » par lui, en lui, de lui, presque sans lui : il correspond à une façon de dire spécifique, impossible à paraphraser. Constater la spécificité d’une mise en mots, son style, c'est d'une certaine manière observer le locuteur lui-même en tant que monstration de soi, au-delà du renvoi à un référent externe.
En même temps nous avons insisté sur le fait que ces aspects du style permettant la mise en affectivité des événements racontés étaient intriqués à un genre « narrativo-explicatif » permettant de construire une temporalité « organisée » par le narrateur.
Ce double fonctionnement permet, selon nous, de mettre en mots un « soi narratif », en tant qu’être-dans-le-temps, ou manière(s) d’être-au-monde.
Les aspects chronologiques et affectifs de la temporalité du récit rejoignent en effet la notion d’identité narrative : le premier aspect relèverait d'une temporalité et d’une identité organisée et inventée par le narrateur, d'un travail langagier du narrateur qui propose une interprétation de son vécu ; le second aspect relèverait d’un mode de donation du sens moins réflexif, plus passif car véhiculé par le style discursif.
De nombreux auteurs ont explicité, dans tous les champs des sciences humaines, l’idée fondamentale de la différence entre le soi et le récit de soi, du fait de l’inscription de ce soi dans un ordre autre, non plus vécu mais narré (Lejeune, 1980, Bertaux, 1980, Burgos, 1983 : 74, Parret, 1988, Kasterszein, 1990, Ricoeur, 199038., Gergen, 1994, Dubar, 2000, Bruner, 1997) : la construction d’un « moi fictionnel » répondant aux exigences de la situation est alors analysée sous différents angles. Toutefois, le soi narratif est toujours présenté comme « construit » grâce une temporalité « organisée » par le narrateur mais jamais grâce à la temporalité « affective », davantage « montrée » par le style que construite. Cet aspect nous semble pourtant tout aussi important, même s’il est encore peu exploré, à quelques rares exceptions.
En partant uniquement du contenu, Lipiansky a ainsi donné l’exemple d'une personne âgée qui, au terme de son récit de vie recueilli en interaction, dit qu'elle se sent toujours la même, puis ajoute : « Il n'y a qu'une chose importante qui a changé, c'est moi ». A la question de l'interviewer lui demandant de cerner cet élément, elle répond : « Je ne saurais pas bien définir ce qui ne bouge pas » ; elle réfléchit encore un peu, puis évoque un fait récent qui lui a fait toucher ce sentiment de permanence : le fait de pleurer : « Il y avait, je ne sais pas combien de temps que je n'avais pas pleuré, et ça aussi j'en souffre, parce que vivre c'est ça, pleurer, rire, c'est dépenser et tout » (1983, p. 68). Lipiansky fait alors le commentaire suivant : « ici, le sentiment de permanence est lié au fait d'être traversé par des émotions (rire, pleurer), par quelque chose qui bouge (si on fait référence à l'étymologie du mot émotion). Peu après, Rose ajoute : « Je sens qu'il y a quelque chose qui n'a pas changé chez moi, c'est euh...euh..., c'est le besoin par exemple de plaire" ; et elle conclut : “ oui...le désir du désir". Si l'on suit la direction indiquée par cet entretien - qui a valeur ici d'illustration - on peut penser que le sentiment de permanence dans l'identité subjective est en relation avec la sphère des émotions, de l'affectivité, des besoins et du désir » (Ibid).
Vanni (1996 et dans ce dossier) a proposé de façon proche de considérer l’identité narrative d’un point de vue « humoral », arrière-fond orientant et unifiant du récit, appréhendable à partir du style non pas discursif mais littéraire. A partir de l’étude d’extraits littéraires, il constate que « l’identification des personnages (par eux-mêmes comme par le lecteur) ne s’effectue pas uniquement par le jeu d’ascription à un agent d’une série temporelle d’actes. Elle est aussi la résultante d’une certaine configuration affective. Le personnage n’est pas seulement un agent qui délibère en situation, qui accomplit des choix (…). Il est aussi celui qui ressentla situation, qui s’en trouve affecté selon des modalités qui lui sont propres. Il se distingue et s’identifie alors par son mode d’affection particulier ». Comme pour les entretiens dont nous avons rendu compte ici, il ajoute que sur une œuvre entière, une « configuration d’humeurs » peut se dégager d’un texte ou d’une œuvre entière. Il se demande quelle est l’identité qui se configure entre « entre un « me voici » narrativisé par des choix, et un « qui suis-je » teinté par les différents modes de tonalité : angoisse, joie, mélancolie, ennui », bref entre « ressaisissement » et « désaississement ». Il distingue finalement comme nous l’avons fait à propos de la temporalité une identité « strictement narrative », présentée dans un temps configuré par l’action et une « identité humorale » présentée dans un temps affectant le narrateur.
Les études de Spitzer (1970) concernant des écrits littéraires, qui cherchent à montrer que le style traduit une vision du monde, relèvent d’une préoccupation du même type. Nous proposons ainsi d’ouvrir avec les auteurs convoqués dans cet article une porte sur l’univers de la dimension affective de la temporalité narrative, et de façon proche de l’identité narrative, et tentons de comprendre comment elle fonctionne discursivement pour émerger du récit de vie recueilli en interaction. La question de ce fonctionnement discursif, et notamment celle d’une différence de fonctionnement en fonction du type de récit (de vie, fictif, historique, etc.) reste encore largement à explorer. Cela éclaircirait aussi certainement la question se savoir si les modalités stylistiques, mises en évidence dans cet article, sont nécessairement à relier à une temporalité affective : ce rapport pourrait être en effet renversé, suspendu, voire nié dans d’autres types de récits ou par d’autres approches39.
Notes
1 Comme le remarque plus récemment Auchlin (2001 : 12), “ce que nous nommons discours, c'est du vécu”.
2Les expressions entre guillemets sans référence à un auteur relèvent d’une proposition de notre part.
3 Il s’agit d’entretiens menés auprès de personnes présentant des conduites à risques liées à des addictions variées ou à des troubles du comportement, mettant en jeu leur vie. Recueillis par un Groupe de Recherche et d’Etudes sur les Conduites Ordaliques (GRECO), ils ont été menés par des chercheurs psychiatres ou psychanalystes travaillant autour de l’hypothèse psychopathologique de l’ordalie, qui, pour le dire vite, consisterait à frôler la mort pour prouver son droit à la vie, cf. Valleur in Carcassonne & Valleur, M., 1997. Les informateurs ont été interviewés en tant que « possiblement ordaliques », le but de l’entretien étant pour les enquêteurs-chercheurs de déceler et de mieux comprendre ce type de comportement. Une grille thématique préalable de contenus à aborder avait été établie en commun par les enquêteurs-chercheurs qui s’en sont servis sur un mode semi-directif. Les thèmes de cette grille (consultables in Carcassonne 1996, 1997) correspondaient au vécu du symptôme, à l'histoire familiale et personnelle, aux croyances et aux représentations du sujet sur sa propre mort et aux conflits psychiques.
4L’expression « mise en mots » (François, 1994) pointe l’activité de « choix » des mots et de leurs agencements. La mise en mots ne se conçoit pas comme un « calque » du réel mais comme un processus comportant une part de créativité ou du moins de spécificité.
5 Pour une explicitation de ces trois moments de la mimésis, voir Carcassonne, 1998, 2006.
7 C’est toujours à partir de « fragments » apparemment disparates qu’un récit global est créé, un « récit des récits » (Kaufman, 2004).
8 Ces explications locales correspondent soit à des explications causales, soit aux raisons d'agir des sujets se racontant. Les extraits commentés (Carcassonne, 2006) ont distingué précisément : le récit explicatif ou explication narrativisée « offerte », puis parmi les explications, celles qui sont : proposées par l’enquêté après avoir été induites par l’interviewer, proposées par l’interviewer et refusées par l’enquêté, demandées par l’interviewer, puis fournies ou non, par l’enquêté. L’activité narrative a été considérée comme une élaboration par reformulations, questions et mouvements successifs, en insistant sur le rôle conjoint de l’interviewer et de l’interviewé dans la production de la matérialité discursive. Souvent en effet le chercheur introduit ou revient sur certains thèmes qui ne sont pas toujours ceux que l’interviewé aurait choisi de développer spontanément.
9 Nous laissons délibérément de côté les différences entre ces termes, non fondamentales pour notre propos.
10François utilise l’expression « mode de retentissement » (2006 : 159) pour souligner la liaison entre des couples notionnels tels « sens/force », « perception/ressenti », « intellectuel/affectif » : « il me semble que le retentissement se manifeste en ce que la façon d’être multiforme qu’on appelle « sens » est aussi toujours force, thématisée ou non : ce qui nous attire, nous repousse, nous inquiète, nous ennuie ou que nous vivons sur le mode du « neutre » (Barthes, 2002), du simplement « être là » sans plus » (2006 : 160).
11 Pour un tour d’horizon concernant la notion de temporalité affective, cf. ALTER-Revue de phénoménologie n°3, Temporalité et affection, 1994, 493 p.
12Sur la notion phénoménologique de temporalité "affective" ou "atmosphérique" dans une perspective d'analyse linguistique, cf. Carcassonne, 2001 ; sur cette perception du temps par l’enfant, cf. Carcassonne et Héberlé-Dulouard, 2007.
13 C’est nous qui soulignons.
14 C’est nous qui soulignons.
15Pour une revue plus complète des différents aspects sémantiques des affects ou des émotions, voir Galatini et Sini, 2000.
16 Salazar-Orvig, 1999 a confronté cette notion de style à des entretiens cliniques.
17 Cette présentation présente l'avantage de ne pas établir de types d'énonciation a priori : elle admet qu'il y a des types d'énonciation qui ne sont pas complètement prévisibles, et qui donc ne sont pas des types.
18 Bres (1989) a montré ce phénomène à partir du processus de narrativisation de la situation d’interlocution : les personnages évoqués dans le récit pourraient être, dans le cas qu’il traite, ceux de la scène interlocutive.
19 L'un de ces plans fait abstraction de la situation d'énonciation ("histoire" ou "récit historique" : "temps chronique"), l'autre non ("discours" : "temps linguistique") ; dans chacun de ces plans les unités de la structure grammaticales de la langue fonctionnent différemment (dans un plan on dira "trois jours auparavant" et dans l'autre "il y a trois jours" ). Notons qu’un glissement terminologique intervenu plus tard a modifié l’opposition «histoire/discours » en « récit/discours » et qu’il est source de nombreux malentendus. Sur cette question, voir Adam, Lugrin et Revaz, 1988.
20 Froment (1988) a exploité de ce point de vue la notion de chronotope pour rendre compte de la temporalité dans des récits écrits d’élèves.
21 Voir l’exemple de F. au point de 2.1 et les exemples de la dernière partie.
22 L'aspect structural, qui ne fait pas l'originalité du propos de Labov, est souvent repris en tant que définition synthétique du genre récit « ponctuel » : « méthode de récapitulation de l'expérience passée consistant à faire correspondre à une suite d'événements (supposés) réels une suite identique de propositions verbales » (1978, p. 195). Cette définition repose sur l'idée que le récit est constitué d'au moins deux propositions narratives, c'est-à-dire indépendantes et temporellement ordonnées, unies (et séparées) par une seule jonction temporelle. En fait, comme l’ont évoqué Laforest et Vincent (1996), Maury-Rouan et Vion (1994), Carcassonne et al (2001), dans le cas du récit « conversationnel », on ne retrouve pas toujours strictement une séquence d’événements temporellement organisés, car à l’oral, l’aspect « implicite » entraîne fréquemment et corrélativement des interprétations « en creux ».
23D'autres linguistes ont répertorié un certain nombre de critères définitoires du récit oral (par ex. Laforest et Vincent, 1996 : 17-19), mais nous n'entrerons pas ici dans le détail de ces définitions.
24 En fait, comme l'a détaillé Bres (1994, p. 78), selon ses publications (1967, 1972, 1977, 1981), Labov ne les appelle pas toujours de la même façon et ne les retient pas toujours toutes. Nous avons retenu la version de 1972 (1978 pour la traduction française) et indiqué entre parenthèses les autres appellations.
25Notons que le fait que l'évaluation relève d'une intention consciente est loin d'être évident.
26Sur le récit de rêve, voir François 2006 ; sur le conte moral, voir Carcassonne et al., 2006.
27 Voir ici même point 2.4.
28Les numéros correspondent à l'ordre d'apparition des énoncés dans les corpus de départ.
29Le "là" utilisé en 496 fonctionne comme dans l’exemple de F. (cf. point 2.1), avec les caractéristiques du "là" de clôture telles que les définit Barberis. Le "là" de l'énoncé 497 présente quant à lui les caractéristiques du "là" d'ouverture telles que les définit Barberis : “là joue sur le déjà connu (le point où l'énonciation du récit est parvenue), pour projeter la construction de l'interaction vers le non-connu (suite du discours, suite des événements)” (Ibid., p. 58).
30On reprend ici la terminologie de Danon-Boileau (1987b, 1989) qui reprend lui-même celle de Culioli.
31L’auteur définit ainsi ce type d'adjectif : « Les adjectifs affectifs énoncent, en même temps qu'une propriété de l'objet qu'ils déterminent, une réaction émotionnelle du sujet parlant en face de cet objet. Dans la mesure où ils impliquent un engagement affectif de l'énonciateur, où ils manifestent sa présence au sein de l'énoncé, ils sont énonciatifs. » (1980 : 84).
32Cf. - "être infirmière" - et donc avoir un métier - (en 501), "se démerder", verbe qui par son registre familier contient une dimension « affective » plus forte que « se débrouiller » ou « s'en sortir » par exemple (l’évaluation négative de ce verbe affectif est de plus renforcée par le syntagme "toute seule").
33L'adverbe "maintenant" en 501 s'associe à la négation "ne....plus" en 502 pour impliciter quelque chose comme "elle avait besoin de toi avant". Cet implicite fonctionne comme un évaluateur par contraste avec l'énoncé 502 "et tu nous as pas beaucoup aidés". Surtout, cet énoncé 502 contraste "à distance" avec les énoncés 495-497. Le contraste est d'autant plus frappant que ces énoncés sont eux-mêmes fortement évalués.
34"Un peu" (496) est évaluateur dans la mesure où il produit un effet de contraste avec l'adverbe "tellement" de l'énoncé précédent et implicite quelque chose comme : "y avait tellement de choses à raconter que je ne pouvais pas tout raconter".
36 Priego-Valverde et Maury-Rouan (2001 : 191) remarquent un phénomène similaires à propos de personnes évoquant leurs douleurs.
37 Pour rappel : plans énonciatifs et les perspectives temporelles, chronotopes bakhtiniens, mélange du particulier et du générique, évaluation labovienne, alternance entre ces différents aspects, et rythme, tempo du discours.
38 Nous rejoignons Ricoeur dans sa définition de l’identité narrative non comme essence mais comme processus permettant d’assurer une régulation permanente dans la (re)présentation de soi ; mais c’est parce qu’ elle n’est pas opératoire pour notre propos que nous laissons délibérément de côté dans cette définition l’opposition entre ipséité comme maintien « interne » du soi et mêmeté comme attribution « externe » de traits de caractères : ces deux versants sont en effet concernés par la dimension affective que nous proposons d’intégrer à la notion d’identité narrative.
39 Je remercie R. Baroni pour ses suggestions et sa lecture critique de l’ensemble de cet article.
Article publié le 1 / 11/ 2007
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Avant-propos
Comment se dit le temps dans un récit de vie recueilli en interaction ? La configuration temporelle des événements dans ce type de cadre interactif a souvent été décrite comme relevant d'un travail langagier du narrateur et de l’interviewer pour proposer une interprétation des événements vécus, donc comme une co-construction locale du sens. Ce premier aspect la configuration temporelle des événements racontés est ici associé à un autre : celui de la mise en affectivité discursive du temps. Ce mode de donation du sens serait porté par un style, pris ici au sens d’affinités entre contenus et modes énonciatifs. Cet aspect relèverait d’un aspect plus stable de l’identité, au-delà de la co-construction hic et nunc du soi narratif. Les notions théoriques associées à cette hypothèse sont d’abord présentées avant d’être illustrées à partir d’extraits de récit de vie.
Biographie de l’auteure
Marie Carcassonne (mcarcassonne@neuf.fr) est maître de conférences à l’université Paris-Dauphine. Depuis sa thèse de linguistique soutenue en 1997 et portant sur des récits de vie recueillis en interaction, ses recherches s’inscrivent dans une conception dialogique de l’interprétation. Elle articule des perspectives de l’analyse du discours et d’une linguistique interactionnelle pour montrer certains aspects de la co-construction du sens (Carcassonne, 2006), en soulignant une dimension sociale (Carcassonne et Servel 2005) ; d’autre part elle retient certains apports de la phénoménologie pour décrire les dimensions affectives du discours sur soi (Carcassonne, 2004).
- Carcassonne, Marie, 2006, « Présentation de soi dans l’entretien clinique : narration, explication, interprétation » in Grossen M., Salazar-Orvig A. (dirs.), L’entretien clinique en question : analyse des interactions verbales d’un genre communicatif hétérogène, Belin (coll. Belin Sup), chap. 10, pp. 213-231.
- Carcassonne M, Servel L., 2005, « Rôle représenté et rôle joué : l’activité des techniciens conseils» in Filliettaz L. & Bronckart J.P. (dirs), Bibliothèque des cahiers de l’institut linguistique de Louvain n°155 - L'analyse des actions et des discours en situation de travail. Concepts, méthodes et applications, Peeters, pp. 79-98.
- Carcassonne M, 2004, « De la dimension temporelle des affects vécus à celle des affects racontés : quelles médiations ? » in Delamotte-Legrand G. (dir.), Les médiations langagières, vol. 1, Des faits de langue aux discours, Actes du colloque international La médiation : marquages en langue et en discours, Dyalang CNRS : Publications de l’Université de Rouen, pp. 403-411
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