Convocation du devenir, éclat du survenir et tension dramatique dans les récits

 

par Pierre Sadoulet
Université Jean Monnet ­ Saint-Étienne

«La pratique du récit (…) a aussi une fonction de compréhension de soi pour les personnes qui ont à objectiver leur appartenance au moindre vécu dont elles font partie, en leur qualité actuelle de participants à la communication. En particulier, elles ne peuvent forger une identité personnelle qu'à condition de reconnaître que la succession de leurs propres actions constitue une histoire vécue susceptible d'être mise en récit.»
     (Habermas Théorie de l'agir communicationnel Tome II Traduction française. Paris Fayard 1985)

 

Cette citation d'Habermas montre l'un des enjeux de toute analyse du devenir. Elle rappelle que la construction du devenir par le sujet de la production de sens s'avère être une praxis ayant un caractère identitaire. Comme le montre Jacques Brès dans ses récents ouvrages sur la narrativité[1], c'est d'abord pour se construire une vision unifiée et ascendante de l'agir que le sujet raconte des histoires et ainsi se construit une vision unifiée du temps et du devenir.

De ce fait, la construction du devenir ne peut pas être seulement ramenée à une convocation de la continuité tensive perçue par le sujet /92/ dit "protensif". Si une forme du devenir peut être l'expérience d'un tel sujet qui n'aurait pas encore complètement donné sens à ce qu'il vit, on peut faire remarquer qu'une autre forme de continuité liée aux transformations narratives est reconstruite, en fin de parcours, par la série d'opérations propres à la mise en récit qu'il faudrait essayer d'analyser en elles-mêmes. Il y aurait à côté d'un devenir protensif, un devenir construit comme une continuité de substance mise en clôture dans l'unité d'un discours[2].
Pour arriver à comprendre l'ensemble des conditions de la mise en signification du devenir et de la temporalité tels qu'ils sont construits par les formes les plus fréquentes de la mise en récit, nous proposons de prendre en compte des apports de Guillaume dans ce domaine. La double direction qu'il a retrouvée dans la représentation du temps constitue une analyse de la substance sémantique du devenir construit qui permet de comprendre les tensions qui, à tous les niveaux, constituent le devenir, ainsi que la façon dont les sujets tentent de les résoudre, notamment à travers les formes les plus populaires de la narration.
Par une analyse rapide de plusieurs configurations particulières, nous voudrions montrer qu'on peut faire l'hypothèse que la construction d'un devenir repose sur la mise en tension entre le survenir qui est le fait de ce qu'on pourrait appeler un temps objectif et les différentes formes d'anticipations de "l'à-venir" qui auraient fait attendre éventuellement un autre déroulement. L'un et l'autre flux que le sujet ne peut pas ne pas construire pourraient être considérés comme deux formes de la convocation du devenir protensif, que l'on définira, conformément aux propositions de Greimas Fontanille, comme l'expérience de la schizie fondatrice qui serait la précondition de la sémiosis[3].
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Du fait de la force dispersive que fait vivre le survenir dont la cursivité propre s'oppose à la "protensivité phorique"[4], la construction des significations temporelles se fait selon plusieurs modes différents d'appréhension des procès, dont on retrouve les manifestations dans les différentes catégories du temps et de l'aspect articulées par les systèmes linguistiques. A côté du survenir, qui sera perçu comme cursif ou ponctuel, on peut envisager la mémorisation d'un devenir objectif mis en continuité comme survenu ou révolu (temps décadent). En opposition tensive avec ce flux descendant, on peut envisager une double signification anticipatrice : soit le sujet tente de prévenir le survenir en essayant d'objectiver son anticipation, de prévoir les événements "à venir". Il construira alors une prévision[5]. Soit le sujet affirme une contre-nécessité —liée à son affirmation identitaire— en imaginant un "à-venir" conforme à ses dispositions modales. Il s'agit de l'attente d'un survenir particulier dont on verra le rôle qu'elle joue dans la sensibilisation du devenir construit. La mise en évidence du survenir qui constitue une "force dispersive" en tension avec la "contre-nécessité" de l'attendu, permet, en particulier, de postuler le fonctionnement sémiotique de la tension dramatique, présupposée dans de nombreuses formes de récit, notamment dans les médias modernes.

I) La schizie du survenir et la perception du temps objectif

1. La double visée du temps : ascendance et décadence.

Il est assez connu que Gustave Guillaume analyse le présent de l'indicatif comme signifiant une épaisseur constituée de deux vecteurs, le vecteur de futur ou incidence, le vecteur du passé ou décadence[6]. /94/ Nous dessinerons ainsi ce qu'il a conçu, afin de mieux mettre en évidence la schizie propre à tout devenir, qu'il s'agisse du devenir continu protensif ou du devenir construit et articulé par les discours narratifs :

Par ce schéma, nous analysons une tension fondamentale propre à tout devenir puisque l'incidence de "l'à-venir"  n'aurait pas la même direction que la décadence du survenir[7]. Le temps y est conçu comme à double sens : un temps décadent, qui a tous les caractères d'un temps objectif se déroulant du présent au passé et un temps incident, construit en ascendance, c'est-à-dire comme allant de l'observateur cognitif vers l'avenir, ce que nous orthographions comme "l'à-venir".

A. La sagesse populaire dit : "Ce qui est fait est fait". La séquence décadente qui suit l'instant du survenir, disons le survenu, échappe à /95/ toute potentialité. Son effet de sens est celui d'un état intangible, une sédimentation d'être contre laquelle on ne peut plus rien. Personne ne peut prétendre modifier son passé.
Ce révolu certes est susceptible de modalisations diverses. Le sujet épistémique va donner sens à l'injonction dispersante du survenir, ne serait-ce que pour échapper à la surprise de la béance qu'il crée. Il peut lui associer des pathèmes depuis la douleur et la souffrance jusqu'à la satisfaction la plus euphorique. Plus largement, il peut prédiquer à son sujet toutes les formes d'évaluations morales ou cognitives. Il peut même, par les opérations propres à la mise en récit, le reconstruire totalement en ascendance, "logifié", unifié dans une nouvelle causalité, moyen de prévoyance pour d'autres occurrences. Quoi qu'il en soit ce survenir est là, inéluctable, présentifié par la mémoire immédiate et l'activité de signification. Le sujet ne peut plus rien pour lui.
B. Inversement la portion incidente du présent est nécessairement anticipation sur "l'à-venir"[8]. De ce fait il reste, lui, encore porteur de potentialité. On peut encore éviter "l'à-venir" incident. Tant qu'il n'est pas révolu, du fait du survenir, "l'à-venir" reste à portée de l'agir humain. Plus largement "l'à-venir" admet toutes les modalités potentialisantes qui définissent les modes d'existence modale du sujet.
Il y aurait donc, dans la cursivité du survenir, une scission, une négation de potentialité qui transforme de façon définitive le remédiable en irrémédiable. La signification même donnée par le sujet à cet objet particulier qu'est l'expérience d'un survenir est la conséquence de cette schizie.
Cette contrainte, qui tient évidemment à l'expérience pratique de /96/ tout sujet humain, ne nous semble pas pouvoir ne pas être prise en compte dans la description de la forme du devenir, en tant que catégorie de la substance du contenu. Cette propriété est, en particulier, à l'origine de "l'éclat " que prend le survenir dans les discours narratifs : faire intervenir le survenir au niveau discursif, c'est le mettre en tension avec l'anticipation qui en est faite. S'il survient quelque chose, c'est pour l'observateur, en opposition ou en cohérence avec une anticipation de celui-ci, ce qui crée un effet de surprise qui peut, lui-même, être diversement axiologisé. Et pour reprendre Sémiotique des passions, c'est la construction même de cette scission phorique qui crée l'effet de sens caractéristique du devenir protensif.
Si la protensivité est comprise comme l'effet modal archaïque de la scission dans l'espace de la phorie, le devenir en serait la version "positive", favorable à l'apparition de la signification[9].
On notera pour finir que le même ouvrage voit dans cette opération le moyen pour le sujet de s'affirmer :
En revenant à la manière dont l'émergence du sujet protensif a été envisagée, on peut dire qu'il paraît sollicité par deux forces congruentes mais quasi-contradictoires : d'une part la protensivité, grâce à laquelle le sujet se différencie de l'objet, et qui lui procure une image de son "ipséité", et, de l'autre, la fiducie, cette façon d'être du "sujet pour le monde", qui, parce qu'elle suspend cette différenciation lui présente une sorte « d’altérité » [10].
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Cela peut nous renvoyer à la citation liminaire d'Habermas.

B) L'agir et la mise en ascendance.

Si l'on s'en tient au niveau des préconditions de la signification, on peut donc avancer que cette saisie de la décadence temporelle présuppose le dépassement par le sujet constructeur de la signification d'une sorte de fusion minérale avec le flux des survenir. En effet ce flux décadent fait de l'individu tensif qui se contente de le subir un simple objet du monde, non conscient de ce qui lui arrive[11]. La mise en conscience suppose l'apparition de la scission modulée évoquée par Greimas et Fontanille. Le proto-sujet opposerait alors une protensivité phorique à la décadence du temps objectif. Grâce à une telle scission, l'individu cesse d'être un non-sujet[12] subissant la décadence des survenues pour prendre la position d'un sujet, c'est à dire, par définition, un actant visant un objet. De ce fait, plus globalement, il affirme une individualité distincte du monde et des autres.
La praxématique de Robert Lafont propose de relier cette affirmation du sujet à un autre concept, celui de l'agir[13]. C'est parce que le sujet humain veut agir sur le monde qu'il s'efforce de projeter ses dispositions modales, notamment son vouloir, sur le futur, seul espace du temps où effectivement il peut agir. Du coup, il se trouve amené au sursaut phorique par lequel il va inverser le sens du temps objectif. Le sujet, dans sa volonté d'agir, se propose de ne reconstituer du temps que sa partie prévisible modalisée par cette volonté. Il opère donc /98/ des mises en intrigue[14]. Il va par des opérations de débrayage, convoquer le passé selon la même perspective ascendante, en déplaçant la base temporelle de l'observateur.
Cette opération de mise en ascendance du temps constitue un thème central des ouvrages récents de Jacques Brès sur la narrativité. Elle atteint même "le temps du racontant", comme dit l'auteur : « le temps du raconté correspond à la retombée en objectivité mesurable — temps mort — de la dynamique ouverte —temps vivant — par l’activité du dire sous-tendue par celle de l’à-dire que je propose d’appeler le temps racontant … »[15].
Correspondant au temps du dire, il est comme lui ascendant. J’ai avancé tout à l’heure le terme de projet. Le temps racontant, qui se déroule dans l’ascendance du dire, a la forme de l’agir : conquête de l’avenir à partir du présent.[16]
On tirera de cette analyse — qui concerne le réglage de la signification constituée en discours, autrement dit ce que nous appelons le devenir construit — l'hypothèse que la schizie phorique qui constitue le devenir protensif pourrait être une des phases par laquelle s'opère ce retournement du temps. Cette schizie du devenir serait le substrat qui créerait les bases de la double forme de la temporalité : d'abord un devenir lancé, si l'on peut dire, par le presque-sujet, un devenir tensif polémique subjectivant, modalisé et sensibilisé, facteur d'identité, qui constitue la base de l'attente.
A l'inverse, il existe aussi un traitement de "l'à-venir" que nous dirions docile, réflexif, dominé par les modalités aléthiques et, dans une certaine mesure, la fiducie : il s'agit de la prévision, toujours fidèle à l'objectalité, sinon à une objectivité rationalisante[17]. Elle se /99/ développera en diverses opérations d'identifications ou de reconnaissances qui vont procurer au sujet défini par la négation-sommation un savoir catégorisé sur le monde.
La convocation en discours du devenir va donc constituer le lieu d'une tension polémique entre ces deux modes différents d'appropriation du devenir, l'un en attente, selon les divers dispositifs modaux liés à la narrativité, l'autre en prévision, cherchant la conformité aux lois propres du monde naturel, l'analysant donc en "décadence" possible.
Reprenant les propositions de Jacques Brès, on pourra faire l'hypothèse qu'il y aura, au même niveau de la mise en discours, une troisième opération servant à combler la béance ainsi créée par la tension des deux autres, la mise en intrigue, qui transforme la temporalité sédimentée en ascendance[18]. Elle fera de la succession des survenir la quête par le sujet d'une expérience pratique et de ce fait l'acquisition d'un nouveau savoir et une affirmation de soi.

 

II) La tension entre survenir et attente noologique : les emplois de "encore" et "déjà" dans "Osiris ou la fuite en Égypte".

A partir du moment donc où le sujet est constitué comme tel, où il se construit une attente, il se trouve en tension avec le survenir ou sa prévision. Il se crée donc comme effet de sens toute une dialectique particulière dont nous voudrions montrer une illustration à travers un poème de Jacques Prévert[19].
Si l'on voulait analyser très schématiquement le poème— voir le texte en appendice — on pourrait dire qu'il oppose deux séries de programmes narratifs, qui sont mis en tension :
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 1) Des programmes 'bourgeois idolâtres' qui serviraient de fond :
      - Le vers 22 fait allusion à
" Toutes les idoles mortes des églises de Paris"
où se tiennent les mariages officiels. Ceci sert d'indice pour convoquer le motif du "mariage" "bourgeois" "idolâtre" comme fond polémique servant de repoussoir par rapport au "mariage" particulier des deux amants.
- À cette évocation polémique de la morale bourgeoise doit être lié le fond de guerre mis en perspective dès le début du poème.
2) Des programmes 'naturels et païens' qui serviront de motifs mis en accent :
      - le sourire de la ville illuminée par l'été
      - surtout le mariage païen et privé de deux amants qui s'embrassent avec la bénédiction d'un Osiris, dieu égyptien ressuscité des morts[20].
Dans cette stratification, on peut observer que le conflit le plus saillant est celui de la guerre et de l'amour, qui sont plus particulièrement focalisés dans le fonctionnement discursif du poème. La guerre est l'objet de trois résistances : celle de l'été, de la ville et des amants. Deux de ces amants occupent l'essentiel de la longueur du poème qui raconte leur "histoire". En outre ils bénéficient, comme tous ceux qui s'aiment, du sourire d'été offert par la ville. La guerre fonctionnerait donc comme anti-destinateur par rapport à la ville et à Osiris. C'est à travers ce contexte que l'on va pouvoir analyser comment les adverbes "encore" et "déjà" vont opposer les diverses modes d'anticipation et le survenir.

A.  "Déjà l’été, encore la guerre" vers 2

La première remarque que l'on pourrait faire, consiste à observer /101/ l'aspect inchoatif du "déjà" qui correspond au survenir de l'entrée dans une durée, présentée comme soudaine. "Encore" de son côté serait duratif et itératif, en ce sens qu'il signifie, comme l'a montré Catherine Fuchs dans sa communication au colloque de 1992, une quantité supplémentaire de durée pour une même entité (qui peut être aussi bien un état qu'un procès, si l'on sort du cas spécifique de l'itération)[21]. Comme le dit Catherine Fuchs,  (p.140). "Encore" marque qu'on ajoute des nouveaux syntagmes à une durée.
Si l'on veut gloser l'effet de sens thymique de chacune des deux expressions, on peut dire que "déjà" exprime une surprise. Il y a là ce que Claude Zilberberg appelle, si j'ai bien compris, un "effet de concession"[22] : dans la prévision de l'observateur présupposé par le texte, l'été ne devait pas arriver.
Si "déjà" exprime la surprise, "encore", lui, crée un effet de sens, atténué d'ailleurs, de scandale. La prolongation de l'absurdité guerrière se met en tension avec l'attente de sa fin. Alors que dans le cas de "déjà", l'attente pouvait être objectivée en simple prévision cognitive, il y a ici, semble-t-il, attente déçue.
Pour reprendre l'analyse très pertinente que fait Claude Zilberberg dans l'article qu'il a publié dans Sémiotique et Bible, n°69, on peut décrire l'excès comme une tension entre la démarcation qui pose des limites et la segmentation qui constate objectivement des positions intermédiaires[23].
Si l'on applique ce schéma  à l'effet de sens de nos deux adverbes, on s'aperçoit que "déjà" correspond à un survenir qui précède la démarcation prévue, alors que "encore" correspond à une sédimentation de survenir repensée comme une contre-ascendance /102/ qui dépasserait la démarcation attendue. "Encore" correspondrait donc à un excès d'ascendance de la part de la guerre.
A la vue du schéma, on pourrait penser que "déjà" ne signifierait pas à un excès mais un manque, en raison du fait que, dans le sens de l'ascendance, la segmentation précède la démarcation. Mais un retour purement intuitif sur l'effet de sens perçu conduit à refuser que le "déjà" puisse être lié à un manque. Nous avançons donc l'hypothèse que "déjà" correspond ici à la mise en perspective du temps objectif —descendant— tandis que "encore" jouerait dans la direction temporelle ascendante. "Déjà" sert à constater un survenu, antérieur la prévision, envisagé depuis le lieu même où il se réalise, encore semble plutôt marquer une augmentation vers le futur, observée ici depuis le lieu de la démarcation[24]./103/

B)  "sourit, sourit encore" vers 4

Ce deuxième exemple confirme ce qui vient d'être dit de "encore". "Encore" est, au vers 4, un exemple quasi-canonique d'itération, avec un tempo créé par tout le contexte d'itérations prises en charge sur le plan de l'expression. Nous ne referons pas la démonstration de Catherine Fuchs. Il y a bien ici insistance sur une augmentation de durée ou une itération du procès, conçu en ascendance.
Mais l'itération a un autre intérêt, elle est facteur de renforcement métaphorique. En effet ce sourire de la ville qu'on peut mettre en relation figurative avec l'éclat du soleil de l'été sur la même ville, est une figure métaphorique qui sert à impliciter toute la joie et la sympathie transmise aux amants par la ville illuminée de soleil, à cause de l'été. "Encore", par la récurrence du procès qu'il signifie, crée donc un effet de sens d'intensification.
Il reste que la duplication même du mot signifie l'ampleur d'un besoin directement créé par la guerre. Le contexte n'est plus aspectualisé par l'excès mais plutôt il présuppose un manque. La segmentation provoquée par un survenir se trouve en ajouter un segment nouveau sans avoir atteint la limite désirée. On se trouve donc à nouveau dans un emploi qui sert à mettre en discours une tension. Mais on s'aperçoit que cette signification est créée par le contexte modal, elle n'est pas contenue dans le signifié des lexèmes. "Encore" qui correspondait à l'expression de l'excès devient ici, du fait du contexte modal, la manifestation d'un manque[25].

 

III) Une configuration sensible : la tension dramatique.

Le combat décisif dans une série Américaine.

Lorsque ce conflit entre "l'à-venir" et le survenir prend l'ampleur d'une disposition modale, il se manifeste sous la forme d'une véritable configuration sensibilisée, généralement convoquée par le spectateur et que l'on peut décrire comme la "tension dramatique".
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Il sera facile de percevoir la configuration pathémique, si l'on essaie de rendre compte schématiquement de certains combats à mains nues que l'on peut trouver dans un western ou mieux dans une série policière américaine. Nous choisirons le deuxième exemple parce qu'il nous semble constituer un motif fondamental dans la culture médiatique actuelle.
Nous recourrons ici à un exemple qui ne se réfère pas à un objet textuel précis mais au schème général dont le lecteur reconnaîtra l'évidence. Nous nous écartons donc ici, dans notre démarche méthodologique, du principe d'immanence, selon lequel on ne pourrait mener d'analyses du contenu qu'à partir de manifestations textuelles, elles seules pouvant présupposer un signifié "immanent" doué de quelque objectivité. En fait, l'application stricte de ce principe méthodologique nous paraît, tout bien pesé, assez illusoire[26]. Même si l'on pouvait rêver d'un travail d'analyse de la forme du contenu qui laisse de côté toute intuition pour relever d'une objectivité rigoureuse, nous devons constater que l'analyste ne peut pas échapper à la paraphrase des configurations qu'il reconnaît dans la lecture d'un objet textuel, à une glose par laquelle il se donne les moyens de prendre conscience de la textualisation pour ne pas dire de la mise en discours qu'il a construite dans son fort intérieur[27].
Dans le cas qui nous intéresse, il serait artificiel d'extraire un quelconque objet textuel qui décrirait une tension dramatique. La tension dramatique n'est pas manifestée par le texte, elle est un pathème convoqué par le spectateur. Il faudrait donc trouver un texte qui analyse ce vécu du spectateur. Or un texte qui représenterait ce vécu /105/ serait aussi intuitif et subjectif que la glose que nous essaierons de faire valider ici. C'est pourquoi nous nous contenterons de mener une première analyse à partir du sentiment commun que nous pensons pouvoir partager avec nos lecteurs, qui ont tous eu l'expérience de ce type de configurations passionnelles. Il s'agira d'une glose textuelle comme une autre.
Ajoutons que dans le cas de cette configuration pathémique, on se heurte pour la décrire à une forte variabilité dans son développement, selon les individus, voire même les instants vécus par chacun. Nous tenterons de réduire cette variabilité par la mise en texte volontaire d'une caricature qui conserve les traits les plus généraux de cette expérience sensible. De toute façon, il y tout lieu de penser que l'essentiel apparaîtra à tous, à savoir la tension entre prévision et attente qui la constitue, elle-même sanctionnée par la nécessité ontique des survenir.
Nous décrirons donc le motif du combat décisif à coups de poings de la façon suivante : au cours d'une séquence truffée de péripéties, on voit le héros souffrir du fait d'un adversaire qui le met à mal pendant très longtemps. L'objectif des auteurs, dont on sait l'intérêt qu'ils ont à donner des sensations fortes à leurs spectateurs, est d'intensifier l'effet de tension dramatique dans cette confusion qui laisse croire, qui laisse craindre que le héros puisse ne pas l'emporter. Et il arrive parfois que ce soit le cas et voilà notre homme prisonnier des bandits, alors qu'on attendait qu'il les mette hors d'état de nuire. Mais il suffirait de regarder sa montre et l'on saurait qu'il ne reste plus beaucoup de temps donc que cette confusion finira bien. L'attendu de l'image but se réalisera et l'on verra le méchant assommé ou tué, en tout cas mis en échec dans sa propre intentionnalité.
Nous voudrions, en reprenant les notions avancées par Greimas-Fontanille dans Sémiotique des passions, essayer d'analyser cette configuration pathémique, que cherche à provoquer l'élongation caractéristique des ces scènes.
Constitution
Pour rendre compte du dispositif qui est à la source de ce pathème, il faut retrouver les actants et le dispositif modal qui semblent présupposés par celui-ci. On constatera alors qu'il s'appuie sur la situation polémique dont nous avons parlé : le dispositif doit conduire à opposer une attente avec les événements (le flux des survenir).
Dans ce type de scènes dramatiques, on peut trouver au moins deux actants en situation polémique, observés par un troisième actant, le spectateur présupposé, qui convoquera la tension dramatique. Autrement dit deux "contre devenir" doivent être modalisés à l'inverse /106/ par cet observateur noologique. Cette double modalisation peut se référer au /vouloir/ ou au /devoir/, sans que cela change fondamentalement la configuration, en dehors de son intensité[28]. Le déontique donnerait en effet plus de force à l'émotion qu'un simple volitif. Si l'on appelle PN1 le programme de l'adversaire et PN2 celui du héros, on aurait donc les deux systèmes de modalités suivants :
/Ne pas Vouloir être/ sur PN1 vs /Vouloir être/ sur PN2
ou
/Ne pas Devoir être/ sur PN1 vs /Devoir être/ sur PN2[29]
La modalité appliquée à l'un est donc niée pour l'autre. La présence de cette négation conditionne la convocation de la disposition sensible. Tout ceci est en relation avec une attente repoussée par les péripéties à l'extrême profondeur de "l'à-venir" : l'image but de la victoire attendue qui potentialise directement celle-ci, en oubliant, si l'on peut dire, les préconditions objectives de son advenue. Il y a un désir secret de l'exécution immédiate de cette image, source d'impatience, dans l'oubli complet des réalités.
Or il y a double potentialité, car double devenir convoqué. L'anti-sujet est bien là avec sa résistance laissant prévoir une défaite. Seul le temps objectif va trancher, encore une fois.
Notons que l'image but ne doit pas être confondue avec la figure rêvée d'un état ou d'un procès de la sémiotique du monde naturel. L'attente de sa survenue est telle qu'il semble que la victoire ne peut pas ne pas être, ce qui dispense le spectateur, voire l'empêche de se la représenter au niveau figuratif. Elle s'impose donc comme une forte tension ressentie par le public, indépendamment des figures convoquées pour l'imaginer en détail. Certes certains narrataires peuvent convertir celle-ci par l'évocation de figures précises, mais ce n'est pas nécessaire pour qu'il y ait image but. Il suffit qu'il y ait, de la part du narrataire, oubli des présupposés du réel et focalisation sur /107/ cette seule attente[30]. De plus une loi du genre renforce cette conviction : de toute façon le bon doit  gagner.
Il existe une autre condition propre à ce type de configuration. Il faut que le Sujet soit effectivement potentialisé[31] : le /Pouvoir Faire/ du héros semble total. Le policier a épuisé le /Savoir Faire/ puisqu'il a identifié le coupable, l'a localisé et s'est rendu à l'endroit où il pouvait le trouver.
 
Sensibilisation
Toutes les conditions sont donc réunies pour qu'il y ait convocation par l'observateur noologique de la tension dramatique. La succession rapide d'événements permet de renforcer l'intensité de l'impression. Toutefois, si la victoire a l'éclat de la soudaineté, l'émotion sera certes forte mais bien rapide. La tension dramatique voit donc son intensité reposer sur tous les moyens de l'élongation.
On peut avoir un allongement de la durée : l'anti-sujet se cache. Le policier se trouve souvent alors, comme nous l'avons dit, dans une sorte de labyrinthe. Et plus on attend, moins la croyance dans la réussite du héros est possible. Il risque trop de se faire surprendre.
Le plus souvent ce sera l'itération, provoquant un foisonnement d'événements donc une accélération du tempo, qui remet en cause aussi la croyance en la potentialité de l'image but. L'adversaire n'arrête pas de mettre à terre le héros, qui souffre. Le narrataire ne croit plus à la réussite du personnage. Le processus sera renforcé si le sujet /108/ pathémique a tendance à exacerber la tension d'origine modale sous la forme d'une oscillation thymique entre l'espéré et le craint. Car il existe une contre image but : la survenue de la victoire du méchant. Celle-ci est souvent mise en discours par un motif discursif courant : le héros ne rentre pas sans précaution dans le lieu où doit se trouver son adversaire. Il s'agit en effet de se méfier, de ne pas se faire surprendre. Ce faisant, on crée un effet d'effroi, les assistants ne sachant pas qui va surprendre l'autre, surtout, si pour renforcer la tension dramatique, on place la recherche dans un lieu particulièrement labyrinthique.
C'est alors que se produit la pathématisation. Cette perte de confiance, en opposition avec l'attente, crée une forte oppression, quasi-physique, qui peut s'accroître jusqu'à un déséquilibre complet de la sensibilité. L'espoir cède à la crainte puis la crainte à l'espoir et vice versa… Le narrataire se trouve assailli par l'émotion, elle-même manifestée par une tension physique forte, voire même par l'apparition de larmes. Plus l'auteur invente de péripéties inquiétantes, plus la crainte gagne dans la confusion des sentiments.
L'intensité sensible peut convoquer alors cette forme indécise de protensivité où sujet et anti-sujet deviennent interchangeables. Il arrive parfois que le spectateur change de camp et prenne une autre position actantielle, en adoptant cyniquement la position du bandit[32].
 
Moralisation
L'intervention de la moralisation pour ce dispositif est particulièrement complexe. Ce qui ajoute sans doute, au niveau éthique, à la confusion fiduciaire. La tension dramatique n'est pas une passion, au sens que donne Sémantique des passions, dans la mesure où, dans notre culture dominante actuelle, on ne lui accorde pas le caractère d'un excès. Elle est liée toutefois au scandale de l'événement non compatible avec l'éthique présupposée par le récit. Si le bandit gagne, c'est un véritable déni à la vertu. Car le scélérat est, de toute évidence, très dangereux pour la sécurité de la ville.
Deux facteurs conduisent cependant à considérer la tension dramatique comme excessive et donc à refuser de "marcher", sauf si l'on est "passionnel" :
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•     Le reproche d'invraisemblance.
•     L'excès mélodramatique dans la manifestation de la thymie. Il existe des convenances. C'est ainsi que le metteur en scène doit procéder dans sa direction d'acteurs à des réglages très fins pour accentuer la thymie dramatique (cris, faciès de souffrance etc…) tout en restant dans des limites difficiles à régler, au-delà desquelles le public jugera qu'il y a artifice[33].

 

Conclusion

Dans la culture encore romantique qui est la nôtre, il semble que beaucoup de récits impliquent, plus ou moins, une tension dramatique. En effet tout héros de récit est inscrit dans l'ascendance de la quête d'un objet de valeur et par ce fait, d'une identité. Souvent il se heurte à un contre-sujet, qui développe de son côté une contre ascendance.
On opposera donc deux devenir, correspondant à deux perspectives noologiques contraires qui peuvent convoquer chacune une attente — liée à une image-but plus ou moins précise — et une prévision qui lui permettra de l'emporter en compétence donc de gagner l'épreuve[34]. Comme tout univers noologique présuppose un énonciateur pour l'énoncer, on peut stipuler derrière chaque perspective une instance d'énonciation donc une voix particulière. C'est pourquoi nous aurions envie d'emprunter à la pragmatique la notion de polyphonie pour décrire une tension de ce type[35].
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Le conflit des deux devenir ainsi convoqués est tranché lui-même par une troisième voix, la succession plus ou moins espacée des surprises du survenir, dont le sujet destinateur est assimilé selon les cultures au destin ou au hasard ou à l'énonciateur démiurge qui a construit la fiction.
Si, plus simplement, le récit développe un seul programme, le survenir résout la tension qui existe entre l'attente et l'état d'avancement pragmatique du programme narratif. De toute façon, on retrouve cette espèce de polyphonie particulière puisque décadence du survenir et ascendance du projet sont des perspectives opposées dans la saisie de la temporalité.
Il se trouve que dans ce "chœur de voix", le survenir a une force, un éclat particuliers. En effet tout objectif qu'il soit, le survenir apparaît à l'observateur comme délimitant le champ du possible en le transformant en révolu. De ce fait, il résout objectivement le conflit entre l'incidence et la décadence, lieu de signification qui convoque l'expérience primordiale de cette schizie de la masse phorique par laquelle l'ego s'affirme par son attente (selon une logique d'ascendance) tout en tentant de "prévoir" un devenir objectivé (advenir décadent).
Et cette tension entre l' "à venir" et le survenir, nous la trouvons à tous les niveaux de la signification. Il a tout lieu de penser qu'elle joue aussi son rôle dans le face à face perceptif du sujet humain en agir dans le monde. Toute perception vise à unifier dans des catégories perceptives le flux dissolvant, au tempo rapide des stimuli sensibles envoyés par le monde. L'ascendance de la catégorisation perceptive selon l'agir s'oppose à la décadence du flux des sensations. Ne pourrait-on donc pas envisager d'ajouter ces grandeurs à la liste des grandeurs figurales ? La saisie du temps présupposerait non seulement un tempo mais des directionnalités préfigurant les modalisations : les modalités fiduciaires et déontiques relevant de la prise en compte de la descendance, les modalités de la quête (vouloir, savoir, pouvoir) relevant d'une construction de l'ascendance, comme permanence de l'ego agissant. Ce bref parcours a montré en effet qu'elles apparaissent à la fois dans l'aspectualisation démarcative et dans la pathématisation dramatique. Nous fondant sur les descriptions faites par les disciples de Robert Lafont, nous avons envisagé que la mise en récit présupposerait aussi cette double direction du temps. Beaucoup de linguistes considèrent que Guillaume l'a bien mise en évidence pour décrire le sémantisme temporel articulé dans plusieurs langues. Si elle apparaît à tant de niveaux, peut-on faire l'économie de lui donner un statut fondamental ?
En tous cas, la prise en compte du survenir dans la signification /111/ nous semble particulièrement importante. Il s'avère finalement que tout survenir, dans sa ponctualité clôturante, implicite le faire et les compétences qu'il a présupposées —même s'il épuise le pouvoir de ces dernières, puisque que le faire lui-même a été réduit en révolu par la frontière du survenir. La mise en discours d'un événement consiste toujours en une glose expansionnalisante de l'expérience fusionnée, mémorisée par le sujet à la suite du survenir la clôturant. Cette glose résulte d'opérations qui constitueront la mise en intrigue et la mimésis. Celles -ci  non seulement expliciteront le contenu détaillé de l'événement principal mais encore analyseront en ascendance l'ensemble des conditions qui l'expliquent. Par contre un titre, une simple désignation résomptive va ponctualiser le récit en un unique survenir, conçu comme une globalité d'ascendance.
A tout bien considérer, il semble qu'on pourrait retrouver là tout un mode de fonctionnement de la sémiosis. Il s'avère en effet que l'observation des langues comme systèmes de différences, ou mieux de différenciations dans la dépendance, aboutit à une constatation de même genre. De même que ce qui est fait est fait, ce qui est dit est dit. Le faire sémiotique en action à travers l'énonciation d'un lexème est bien l'acte de créer la survenue d'un signifiant qui implicite toute une potentialité de signifiance dont peut rendre compte une glose sémantique, qui en serait comme la mise en intrigue et la mimésis. Agir ou dire, raconter ou expliquer c'est, de toute façon, s'affirmer en ascendance, à partir de la décadence des survenues. A travers la sémiosis, on retrouverait donc toute la complexité de la praxis.

Bibliographie
Brès, Jacques, 1993, Récit oral et production d'identité sociale, Montpellier, Praxiling.
Brès, Jacques, 1994, La Narrativité, Louvain, Ducolot.
Coquet, J.C., 1989, Le discours et son sujet, tome I, Paris, Klinksieck.
Fontanille, Jacques, 1989, Les espaces subjectifs : introduction à la sémiotique de l’observateur, Paris, Hachette.
Fontanille, Jacques, 1993,  « La base perceptive de la sémiotique », exposé au séminaire en novembre 93, à paraître dans Degrés.
Fuchs, Catherine, 1992, « Modulations qualitative sur l’itération, les emplois concurrentiels de encore et de re- », in Fontanille La quantité et ses modulations qualitatives, pp. 129-142 Limoges Amsterdam, PULIM/ Benjamins, 1992.
Greimas, A. J., 1979, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie de la langue, tome 1, Paris Hachette.
Greimas A.J. et Fontanille J., 1991, Sémiotique des passions, Paris, Le Seuil.
Guillaume, Gustave, 1929, Temps et verbe Théorie des aspects, des modes et des temps, édition 1984, Paris, Champion.
Lafont, Robert, 1978, Le travail et la langue, Paris, Flammarion.
Ricœur, Paul, 1983-1985, Temps et récit, 3 tomes, Paris, Le Seuil.
Sadoulet, Pierre, 1985, « Le lexème et son contexte. Réflexions à partir de astu  et polis », Ktema  n°10, Strasbourg.
Zilberberg, Claude, 1993, « Analyse discursive et énonciation » ,Sémiotique et Bible  n° 69, mars 1993, Lyon.

Osiris ou La fuite en Égypte

C'est la guerre c'est l'été
Déjà l'été encore la guerre
Et la ville isolée désolée
Sourit sourit encore
Sourit sourit quand même
De son doux regard d'été
Sourit doucement à ceux qui s'aiment
C'est la guerre et c'est l'été
Un homme avec une femme
Marchent dans un musée
Leurs pas sont les seuls pas de ce musée désert
Ce musée c'est le Louvre
Cette ville c'est Paris
Et la fraîcheur du monde
Est là tout endormie
Un gardien se réveille en entendant les pas
Appuie sur un bouton et retombe dans son rêve
Cependant qu'apparaît dans sa niche de pierre
La merveille de L'Égypte debout dans sa lumière
La statue d'Osiris vivante dans le bois mort
Vivante à faire mourir une nouvelle fois de plus
Toutes les idoles mortes des églises de Paris
Et les amants s'embrassent
Osiris les marie
Et puis rentre dans l'ombre
De sa vivante nuit.

Jacques Prévert, Paroles


[1]       Cf. Jacques Brès La Narrativité, Louvain, Ducolot 1994 ; et Récit oral et production d'identité sociale  Montpellier, Praxiling 1993.
[2]       On ne peut pas voir dans le continu qu'un mode de représentation présémiotique convoqué en discours. C'est mettre de côté les formes de désignations résomptives d'un dit qui présentent, elles, tous les caractères d'une substance construite — une paraphrase peut en expliciter certaines articulations— tout en étant traité comme continu par le langage. C'est pour cela que nous distinguons le devenir protensif du devenir construit, même si nous sommes prêts à admettre que le second convoque l'expérience du premier.
[3]       Cf. Greimas, Fontanille, Sémiotique des Passions, Paris, Seuil, 1991, p.34.
         Nous parlerons d'expérience d'un sujet épistémique en raison de la proximité de ce qu'évoque le début de l'ouvrage avec une expérience sensible particulière. Ce terme d'expérience veut rendre compte du figement de certaines configurations de sens en une substance sémantique, un espace de programmation du sens, dirait Robert Lafont —dans Lafont 1975 Le travail et la langue   par exemple p. 135.
[4]       Cf.  Greimas, Fontanille 1991 Op. cit. p.20
[5]       Nous n'aurons pas le temps, dans les limites matérielles de cette contribution, de développer comment le face à face propre à la perception construit cet enregistrement objectif du déroulement temporel à travers les sommations et catégorisations propres à la perception. Nous avions pu, au cours de l'exposé oral fait lors du colloque, laisser voir comment l'unification du flux des esquisses en unités catégorisées présupposerait déjà que le sujet oppose au flux des esquisses, nécessairement décadent, des actes de segmentation et de délimitations qui présupposent déjà une certaine forme de mise en ascendance. Sur ces questions voir J. Fontanille (1993)  travail exposé au séminaire en novembre 93, à paraître dans Degrés.
[6]       Cf. Gustave Guillaume  1929, Temps et verbe, Paris réed 1984 p. 51 ss.
[7]       Pour envisager l'incidence dans sa complexité, nous parlerons de "l'à venir" sans préciser ses modalisations.
         Les directions ainsi attribuées au temps sont liées à l'expérience pratique de l'agir humain. Il ne s'agit donc pas ici d'un métalangage métaphorique mais d'un effet de sens effectivement vécu par le corps sentant.
         En affirmant que la forme du contenu est ainsi construite à partir de l'expérience pratique de l'agir humain dans le monde naturel,  nous suivons les propositions de Robert Lafont (cf. notamment Le Travail et la Langue, 1978, Chapitre II La praxis unifiante pp. 61-125).
[8]       Pour faciliter l'analyse, il convient de définir avec netteté l'ensemble du dispositif analytique que les concepts d' "à-venir", d' "attente", de "prévision" et d' "advenir" permettent. La substance complexe et extensive des possibilités de survenues diversement modalisables serait ce creuset  particulier de significations qui constitue l' "à-venir" — dont nous garderons l'orthographe particulière.
         Attente et prévisions seront définies plus bas. L'une est liée aux modalités virtualisantes. La prévision est l'acte fiduciaire et sans doute déontique qui s'emploie à utiliser les lois objectives pour limiter les surprises du survenir, pour en prévoir les potentialités.
         L'advenir, qui n'a selon Jacques Fontanille aucune source (Cf. Son intervention dans ce même colloque), ne peut, logiquement, être construit qu'à l'occasion de la mise en intrigue : il est ce flux de descendance, allant du futur au passé, remis en cohérence avec les survenues constatées. Il serait le fait d'une reconstitution  a posteriori.
[9]       Op. cit. p. 35 . Encore faut-il construire nettement, dans l'analyse des préconditions de la signification, cette force dispersante qui est à la source de toutes les modulations tensives. Le "prototype" du devoir qui  (op. cit. p. 37) serait, dans notre perspective, la mise en signification qui transformerait les ponctualités successives des survenir en l'altérité continue d'un survenu globalisé. Par contre le "prototype" du savoir, avec son effet de saisie, préfigurerait la transformation logique de la décadence en ascendance, dont une des manifestations serait la causalité. Ces quelques suggestions montrent que les catégories guillaumiennes ne sont pas hétérogènes avec les propositions contenues dans Sémiotique des Passions.  L'idée qu'il existerait des visées opposées à l'origine des modalités donnerait un modèle plus immédiat de la protensivité qui serait déjà la coexistence de deux visées, correspondant à la prise en compte de deux "attracteurs" contraires, et vécues comme des directions conformes à l'expérience du face à face perceptif.
[10]     Cf. Greimas Fontanille (1991) Op. cit. p. 31.
[11]     Cf. Greimas Fontanille (1991) Op. cit. pp. 25 ss. L'advenue du "rien" ou du "tout" à la base de certains lexèmes passionnels (comme la stupeur) laisse présupposer la convocation d'un état de  tel qu'aucune articulation n'y est possible. Le flux de l'advenir ainsi subi sans prévision ni intentionnalité correspondrait au cas où la nécessité ontique l'emporte sur la phorie. L'exemple de La Chute  de Camus traité dans Sémiotique des Passions constitue un bon témoignage de ce mode de signification modale. Cf. Op. cit. p. 28-29.
Le même ouvrage envisage par ailleurs une situation qu'on pourrait dire intermédiaire, conduisant à une instabilité actantielle. Op. cit. p. 31.
[12]     Cf. J.C. Coquet 1989  Le discours et son sujet. pp. 10, 63 etc… (se reporter à l'index sv "non sujet")
[13]     Cf. Lafont 1978 Op. cit. p.69   Voir également les liaisons entre l'organisation actantielle de la phrase et  sur celle-ci. L'actantialité se voir superposer une direction qui va de l'actant à l'acte. (p. 246)
[14]  Sur cette notion cf. Jacques Brès (1994) La Narrativité  chapitre 2 §4-2, où il convoque la somme de P. Ricœur (1983-1985) Temps et récit . On peut relier cette mise en intrigue à la saisie imaginée par Sémiotique des Passions  p . 36  pour décrire le prototype du savoir (cf supra note 9). On peut aussi faire appel aux  opérations de sommation-négation qui  permettent de discrétiser dans une dépendance systématique ces grandeurs présémiotiques, tout en les fusionnant dans un système de dépendance.
[15]     Jacques Brès (1993)  Récit oral et production d'identité sociale  Montpellier  Praxiling  p. 8
[16]     idem p. 9.
[17]     Notons que cette recherche du /devoir être/ n'est convocable que si le sujet modalise l'AUTRE comme porteur de valeurs. La mise en signification propre à cette prévision objectivante, qui consiste à créer une nécessité objectivée, est elle-même le résultat d'une phorie particulière qui surdétermine la direction de la visée ainsi construite. Il faudrait donc présupposer plusieurs qualités de phories, selon la valence qu'elle commence à poser.
[18]     Cf. Jacques Brès La Narrativité    1994 , Op. cit.  Chapitre 4 pp. 143 ss.
, a fait l'objet d'un travail de groupe en divers endroits, à Montpellier, à St. Étienne et à Lyon, au CADIR. Cette validation collective nous semble confirmer ce qu'on pourrait appeler le "bon sens" d'une textualisation particulière, même si l'on peut en imaginer d'autres. Il reste que l'analyse faite ne peut prétendre être une analyse lexicale des lexèmes 'déjà' et 'encore', dont l'extension polysémique n'a pas fait l'objet d'une enquête rigoureuse. Beaucoup des modalités thymiques ajoutées à la signification tiennent au contexte particulier de notre texte, qui conduirait à les spécifier.
[20]     Parler de fond, c'est poser qu'il y a un motif qui est mis en accent, parce que le sujet d'énonciation lui accorde la plus forte valeur. De ce fait, le fond se présente comme exclu de l'attente. Il fonctionne donc comme un élément plus objectif, lié au temps décadent.
         L'effet est d'autant plus fort ici que ces éléments de fond —qui construisent thématiquement l'isotopie sémantique unifiant tout le texte, sans doute autour de la catégorie 'nature' vs 'culture'— sont liés à un advenir fortement repoussé, la 'bêtise guerrière'. Le caractère décadent du fond —il faut le dire : à tous les sens du terme— valorise d'autant plus l'ascendance héroïsée des deux amants solitaires et privés.
[21]     Cf. Fuchs (1992), .in Fontanille La quantité et ses modulations qualitatives  pp. 129-142   Limoges Amsterdam  PULIM/ Benjamins.
[22]     Je fais allusion à un exposé qu'il a fait au séminaire du GDR de sémiotique en décembre 1993.
[23]     Cf. Cl. Zilberberg  (1993) p. 21 in Sémiotique et Bible  n°69.
[24]     Si déjà  ici correspond à une aspectualité inchoative, il faut voir que ce n'est pas le cas dans l'exemple  où l'adverbe commente la quantification d'un révolu. Il n'est alors pas obligatoire qu'il ait une valeur d'excès ou de manque, puisque nous ne sommes plus dans un énoncé mettant en accent l'attente du sujet. Il ne servirait qu'à désigner la 'survenue' comme sédimentation d'avoir, ce qui permet semble-t-il de mesurer  la diminution de tension avec le projet pragmatique et son image but. On voit donc que la "voix" est celle de l'objectivité mais qu'elle reste en relation avec l'attente.
         Les notions de démarcation et segmentation seraient les fonctifs de l'aspectualisation (cf. C. Zilberberg art. cit. p.18). Nous les décrivons plutôt ici en relation avec la modalisation et le manque. Des études plus complètes seraient nécessaires pour établir une articulation entre les deux  dimensions dont les intersections sont évidentes. La double directionnalité que le sujet prête au temps et qui ferait partie des primitifs figuraux à côté du tempo et de l'espace, nous semble ouvrir un moyen de systématisation pour ce problème. Mais d'autres études sont nécessaires pour l'établir.
[25]     On reliera un tel effet de sens à celui qui est provoqué par l'enfant qui demande à ravoir du gâteau qu'il aime bien en prononçant l'expression conative  " Encore!". S'il s'agit au contraire de la soupe déjà servie la veille, la même interjection servira à refuser l'ascendance prêtée à la cuisinière, qui se plaît à toujours vous servir de la soupe.
[26]     La réserve que nous affirmons concerne aussi les chercheurs "réalistes" qui, dans une volonté de conserver à l'objet d'étude toute son altérité, réduisent le texte à sa seule réalité matérielle. Il convient de mettre au point une épistémologie de la lecture qui rationnalise les principes d'une lecture philologique en essayant de maintenir au texte toute l'altérité qui assurera sa richesse, sans avoir d'illusion sur le fait que le texte n'a d'existence sémiotique qu'à travers l'interprétation qui en est faite. Cf à ce propos les premiers éléments de réflexion développés dans notre article  Ktema  n°10 Strasbourg 1985.
[27]     Lors d'une intervention au séminaire du GDR "Sémiotique" , nous avons proposé de rendre compte de cette réalité à notre avis "incontournable" de l'activité métasémiotique en proposant de la formaliser sous la forme d'une fonction sémiotique que nous avons appelée le X— (X tiret). Des travaux ultérieurs tenteront d'établir l'utilité de recourir à ce mode de notation pour arriver à une cohérence épistémologique qui ne dissimule pas cette limitation obligatoire à l'utopie de l'objectivité du contenu d'un texte. Il n'existe de sens qu'à travers la glose de l'analyste qui est nécessairement l'explicitation d'une perception sémantique implicite, autrement dit d'une intuition.
[28]     Notons que la forme la plus intensive d'un /vouloir/ se transforme en un  /ne pas pouvoir ne pas être/ qui devient synonyme d'un /devoir/. S'il existe une nécessité objectale conforme au flux de la réalité, il y a une contre-nécessité résultant de la scission phorique, correspondant à la visée de l'attente tournée vers le futur.
[29]     On peut imaginer des situations mixtes où le devoir serait appliqué sur l'un et le vouloir sur l'autre, sans que cela change la réalité de l'émotion, sinon en intensité.
         La modalisation précise n'a, en fait, pas d'importance. Devant un match sportif on peut changer de camp… Une modulation cynique peut conduire à des instants où l'on s'identifie au méchant..
[30]     On peut tirer de cette observation d'expérience qu'il pourrait exister des figures uniquement sensibles comme ce type de tension, signifiant qui consiste en un certain état de tension musculaire et d'excitation qui manifeste  l'attente. Ce serait d'ailleurs sa seule manifestation sémiotique, puisque, surtout si la tension est forte, l'image précise de ce qu'on attend ne saurait  plus être évoquée .
[31]     Sémiotique des passions envisage la potentialisation comme la phase où le sujet d'état actualisé est en mesure, si l'on peut dire, de voir réaliser la jonction projetée. cf. pp. 145 ss.
         Mais on constate que la potentialisation n'est traitée que comme une potentialité qui pourrait servir à l'imagination. Il nous semble, à la lecture des textes narratifs, que toute cette potentialisation conditionne le vécu de l'épreuve au cours de laquelle le héros actualisé réinvestit toute sa compétence. Du fait même de la tension dramatique, on peut dire que le sujet qui s'engage dans l'épreuve décisive entre dans une phase de potentialisation qui est à la source de son propre vécu sensibilisé. Il ne sera réalisé que quand il aura effectivement réalisé la jonction projetée. Toute la tension de l'épreuve peut être traitée comme potentialisation, elle même réinvestissable par la mémoire et l'imagination. C'est la raison pour laquelle nous analysons que la tension dramatique présuppose la potentialisation du sujet opérateur.
[32]     Certains diront d'ailleurs que c'est ce plaisir mauvais que cultive en fait l'amoureux de ce genre de scènes et non l'édification morale que prétend transmettre la glorification du policier soit disant mise en discours par ce type de récit. (Merci à Claude Zilberberg pour cette suggestion.)
[33]     A moins qu'un nouveau seuil soit passé, au delà duquel se crée une intensité thymique très violente qui fascine le spectateur. C'est le  moyen utilisé  par certains metteurs en scène, pour régler la difficulté de certaines scènes trop mélodramatiques.
         Nous laisserons de côté, dans l'analyse, l'éthique particulière qui nous conduirait à nous inquiéter des conséquences très graves d'une sorte de banalisation du dramatique et du scandaleux. Le scandale et le drame deviennent moyens de faire de l'audimat.
[34]     Le savoir-faire est la modalité qui relève le plus nettement de la prévision. Il relève d'une connaissance pratique particulièrement liée au déontique.
[35]     Il y aurait sans doute danger à multiplier les voix au risque de transformer l'énonciataire en une nouvelle Jeanne d'Arc. Mais l'expérience de l'analyse discursive conduit à observer que de nombreux objets textuels sont construits par l'opposition entre plusieurs perspectives cognitives opposées. Il faut donc se méfier d'analyses trop réductrices qui ne sauraient voir que la mélodie —quand ce ne serait pas le rythme de la basse-continue— là où on peut lire une polyphonie particulièrement riche. Plus nous pratiquons l'analyse textuelle et plus nous avons la conviction que la sémiosis n'est jamais linéaire mais qu'elle construit plusieurs rationalités et plusieurs perspectives concomitantes. Voir  à ce propos les recherches originales de Jacques Geninasca.

Article publié le 10 novembre 2005

 

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Bibliographie

 

 

 

 

 

 

Avant-propos

par Raphaël Baroni

Cet article a été publié une première fois en 1995 dans le volume Le Devenir, édité par Jacques Fontanille aux presses universitaires de Limoges (PULIM). Pierre Sadoulet, dans le prolongement des travaux de Jacques Brès sur la mise en ascendance du temps opérée par la narrativité et de Gustave Guillaume sur l’image-temps, éclaire la manière dont la construction du devenir repose sur « la mise en tension entre le survenir qui est le fait de ce qu’on pourrait appeler un temps objectif et les différentes formes d’anticipations de "l’à-venir" qui auraient fait attendre éventuellement un autre déroulement ». Cette « schizie fondatrice » est définie, dans le cadre de la sémiotique des passions de Greimas et Fontanille, comme la précondition de la sémiosis. Elle permet en outre de définir le fonctionnement sémiotique de la « tension dramatique », présupposée dans de nombreuses formes de récits, qui repose sur la tension entre la « force dispersive » du survenir et la « contre-nécessité » de l’attendu. Le motif populaire du « combat décisif à coup de poings » permet à l’auteur d’illustrer ce propos général sur la configuration sensible du devenir et de la « tension dramatique » dans un récit de fiction.

Greimas, A. J., & J. Fontanille (1991), Sémiotique des passions, Paris, Seuil.

Sadoulet, P. (1995), “Convocation du devenir, éclat du survenir et tension dramatique”, in, J. Fontanille (éd.), Limoges, PULIM, p. 91-113.

Biographie de l’auteur

Pierre Sadoulet est maître de conférences en linguistique française et en sémiotique à l’Université Jean Monnet à Saint-Étienne. Il a été président de l’Association Languedocienne d’Études Sémiotiques (ALES) et il collabore au Centre pour l’analyse du discours religieux à l’Université catholique de Lyon. Il travaille depuis longtemps sur la sémiotique des textes chez des auteurs divers : Strabon, Prévert, La Fontaine, Jacques Dupin, et il a travaillé également sur la langue des signes pour les sourds. Pierre Sadoulet prépare actuellement la publication d’un livre intitulé "Le poids du sens" qui vise à montrer la pertinence de la sémiotique tensive pour comprendre un certain nombre de faits sémiotiques, notamment en linguistique.

 

 

 

 

 

 

Vox Petica 2005