Stimmung et identité narrative
            
            
            a) Les humeurs
                  et l’identité
            Nous nous
                    proposons dans cette étude un retravail de la notion
                    d’identité narrative. Il s’agit pour nous d’explorer quelques
                    pistes en direction d’un élargissement de ce concept, ceci afin
                    d’y intégrer tout un ensemble de phénomènes qui semblent lui échapper.
                    A l’horizon de cette discussion, se profile une mise en question
                    de la notion même d’identité, tant dans ses aspects narratifs
                    et littéraires, que phénoménologiques et psychologiques.
                        Le
                    champ de phénomènes qui retient ici notre attention, est celui
                    qui cherche sa traduction à travers les notions bien connues 
d’humeur, de 
Stimmung, de 
tonalité affective ou de 
disposition affective. Nous voulons d’abord saisir les
                    contours de ce champ à travers ses représentations littéraires.
                    C’est à l’occasion de cette première visée que nous essaierons
                    de cerner le domaine de questionnement qui nous occupe ici. Dans
                    quelle mesure l’humeur fonctionne-t-elle de manière à identifier
                    un “soi-même” ? Quelle est sa “vertu identificatoire” ? Comment
                    s’articule-t-elle à l’action et au récit ? Qui est l’être affecté d’une
                    humeur, et comment ascrire cette identité à partir de sa description
                    ?
            C’est à partir
                    de cette constellation de questions, issues de la manifestation
                    littéraire des humeurs, que nous pourrons ensuite interroger
                    les outils que nous fournit Paul Ricoeur pour une herméneutique
                    de l’identité. Ce sont bien entendu les études qui constituent
                    le recueil 
Soi-même comme un autre qui retiendront ici toute notre attention
.
            Il
                    s’agira alors de tenter s’il y a lieu d’élargir cet ensemble
                    de notions chez Ricoeur, en visant un dépassement de l’identité narrative
                    vers son fond humoral. L’espace d’une telle étude n’autorise
                    cependant qu’une première ébauche du problème. Dans un but prospectif,
                    nous ne désirons qu’ouvrir des directions de recherche, sans
                    prétendre dépasser le stade de la mise en questions.
            b) Les
                  humeurs dans les récits littéraires
            Il n’entre pas dans notre projet de déterminer une typologie
                    exacte des humeurs. Il nous est également impossible d’interroger
                    en profondeur les différents procédés textuels qui les mettent
                    en oeuvre. Nous pouvons néanmoins dégager quelques traits essentiels
                    des humeurs à partir de leur figuration littéraire, pour ensuite
                    pouvoir apprécier leur valeur dans la problématique de l’identité.
                        Commençons
                    tout de suite par citer quelques fragments de récits, dans lesquels
                    un ou plusieurs personnages se trouvent affectés d’une humeur.
                    Nous avons essayé de sélectionner des passages correspondant à des
                    types d’humeur les plus variés possibles, et à des genres de
                    récits suffisamment représentatifs sans être trop typés. Le premier
                    exemple est tiré du Lenz de Büchner, le suivant du Loup des steppes de
                    Hermann Hesse, et le dernier provient d’Alexis Zorba, de Nikos Kazantzakis.
                        1.“Vers
                    le soir, il arriva au sommet, au champ de neige d’où l’on redescendait
                    vers la plaine, à l’ouest. Là-haut, il s’assit. Cela s’était
                    apaisé vers le soir. Les nuages reposaient au ciel, fermes et
                    immobiles; aussi loin que portait le regard, sommets <sic> se
                    déroulaient en larges pentes, et tout si tranquille, gris, crépusculaire.
                    Il se sentit effroyablement solitaire; il était seul, tout seul.
                    Il voulut se parler à lui-même mais il n’y arriva pas, à peine
                    s’il osait respirer; la flexion de son pied grondait comme le
                    tonnerre sous lui, il dut s’asseoir. Une indicible peur le saisit
                    dans ce néant: il était dans le vide! Il s’arracha de sa place
                    et dévala le versant.
                        Il
                    faisait sombre à présent, ciel et terre se confondaient. Il lui
                    semblait que quelque chose était à ses trousses, quelque chose
                    d’effrayant et qui devait le rejoindre, une chose que nul homme
                    ne pouvait supporter, comme si la Démence le pourchassait, montée
                    sur des chevaux. Enfin il entendit des voix; il vit des lumières
                    et se sentit plus léger. On lui apprit qu’il était à une demi-heure
                    de Waldbach.” [3] 
                        2.“C’est
                    une bien belle chose que ce contentement, que cette absence de
                    douleur, que ces jours supportables et assoupis, où ni la souffrance
                    ni le plaisir n’osent crier, où tout chuchote et glisse sur la
                    pointe des pieds. Malheureusement, je suis ainsi fait que c’est
                    précisément cette satisfaction que je supporte le moins; après
                    une brève durée, elle me répugne et m’horripile inexprimablement,
                    et je dois par désespoir me réfugier dans quelque autre climat,
                    si possible, par la voie des plaisirs, mais si nécessaire, par
                    celle des douleurs. Quand je reste un peu de temps sans peine
                    et sans joie, à respirer la fade et tiède abomination de ces
                    bons jours, ou soi-disant tels, mon âme pleine d’enfantillages
                    se sent prise d’une telle misère, d’un tourment si cuisant, que
                    je saisis la lyre rouillée de la gratitude et que je la flanque à la
                    figure béate du dieu engourdi de satisfaction, car je préfère
                    une douleur franchement diabolique à cette confortable température
                    moyenne ! Je sens me brûler une soif sauvage de sensations violentes,
                    une fureur contre cette existence neutre, plate, réglée et stérilisée,
                    un désir forcené de saccager quelque chose, un grand magasin,
                    ou une cathédrale, ou moi-même, de faire des sottises enragées,
                    d’arracher leur perruque à quelques idoles respectées, d’aider
                    des écoliers en révolte à s’embarquer sur un paquebot, de séduire
                    une petite fille, ou de tordre le cou à un quelconque représentant
                    de l’ordre bourgeois. Car c’est cela que je hais, que je maudis
                    et que j’abomine du plus profond de mon coeur: cette béatitude,
                    cette santé, ce confort, cet optimisme soigné, ce gras et prospère élevage
                    du moyen, du médiocre et de l’ordinaire.” 
            3.“Les
                    arbres n’avaient pas encore de feuilles, mais les bourgeons se
                    gonflaient déjà, éclataient, remplis  de sève. Dans chaque
                    bourgeon on sentait la présence de jeunes pousses, de fleurs,
                    de fruits futurs, embusqués, concentrés et prêts à s’élancer
                    vers la lumière. Sous les écorces sèches, sans bruit, en cachette,
                    jour et nuit, se tramait au coeur de l’hiver le grand miracle
                    du printemps.
                        Soudain
                    je poussai un cris joyeux. Devant moi, dans un creux abrité,
                    un amandier plein d’audace avait fleuri au coeur de l’hiver,
                    ouvrant la marche à tous les arbres et annonçant le printemps.
                        J’éprouvai
                    un grand soulagement. Je respirai profondément la légère odeur
                    poivrée, je m’écartai de la route et allai me tapir sous les
                    rameaux fleuris.
                        Je
                    restai là un long moment, sans penser à rien, sans aucun souci,
                    heureux. J’étais assis, dans l’éternité, sous un arbre du Paradis.
                        Soudain,
                    une grosse voix sauvage me rejeta sur la terre.
                        -
                    Qu’est-ce que tu fais dans ce trou, patron ?” 
            Nous
                    pouvons d’emblée constater, à l’oeuvre dans ces textes, la connexion
                    du phénomène de l’humeur avec le travail herméneutique de l’identité.
                    L’identification des personnages (par eux-mêmes comme par le
                    lecteur) ne s’effectue pas uniquement par le jeu d’ascription à un
                    agent d’une série temporelle d’actes. Elle est aussi la résultante
                    d’une certaine configuration affective. Le personnage n’est pas
                    seulement un agent qui délibère en situation, qui accomplit des
                    choix, met en oeuvre des stratégies, et collabore avec d’autres
                    dans cette mise en oeuvre. Il est aussi celui qui ressent la
                    situation, qui s’en trouve affecté selon des modalités qui lui
                    sont propres. Il se distingue et s’identifie alors par son mode
                    d’affection particulier.
                        Il
                    nous faut toutefois distinguer deux plans différents de manifestation
                    humorale dans le texte littéraire. L’humeur se manifeste d’une
                    part au niveau des personnages, de leur vécu et des circonstances
                    qui accompagnent leurs actions, C’est ce qui ressort le plus
                    clairement des exemples que nous avons cités. Mais il se trouve
                    cependant un autre plan de manifestation qui ne saurait apparaître
                    directement à partir de tels fragments isolés. Nous voulons parler
                    de la configuration d’humeurs qui se dégage d’un texte ou d’une
                    oeuvre entière, par delà les éléments, événements ou personnages
                    particuliers du récit.
                        Toute
                    oeuvre littéraire, tout récit, sécrète une certaine ambiance,
                    une tonalité particulière, par delà sa configuration strictement
                    narrative. Cette tonalité contribue alors de manière déterminante à identifier le
                    monde d’une oeuvre ou d’un auteur.
                    Il se dégage ainsi par exemple de la lecture d’Alexis Zorba une
                    tonalité générale qui résulte
                    de la succession et de l’accumulation des descriptions de paysages,
                    et des moments d’euphorie ou de doute partagés par Zorba et le
                    narrateur. De même que ce dernier (re)découvre au contact de
                    Zorba une joie et une simplicité oubliée, le lecteur ressort
                    de la lecture avec au coeur une modification de son humeur générale,
                    ou de son “style d’être au monde”. Cette modification s’est au
                    moins autant effectuée au niveau des tonalités affectives qu’à celui
                    de la configuration des actions. De même, nous retenons de Tolstoï un
                    certain éclairage affectif sur les hommes et leurs passions.
                    Quelques scènes ressortent plus particulièrement: l’extase du
                    Prince André à Austerlitz (La guerre et la paix),
                    la compassion du même prince à Borodino ou celle de Karénine
                    pour la tromperie de sa femme, les désirs un peu naïfs de Pierre
                    Bézoukhof (La guerre et la paix) ou de Constantin
                    Lévine (Anna
                    Karénine)...etc.
                    Tous ces éléments s’accumulent pour constituer chez le lecteur
                    une tonalité générale, qu’il identifiera à “Tolstoï”, ou au style
                    de celui-ci. Et que dire d’une oeuvre centrée sur les perceptions
                    et les humeurs d’un seul personnage, tels le Lenz de
                    Büchner, ou la Nausée de Sartre.
                        Le
                    lecteur pourra ensuite déterminer s’il se sent en harmonie avec
                    telle ou telle tonalité, sécrétée par telle ou telle oeuvre.
                    Il aura une réaction de rejet si celle-ci lui paraît trop sombre
                    ou au contraire trop naïve. Mais sa propre humeur peut changer.
                    Qui donc a envie de lire La Nausée ou 1984 un beau jour de printemps ou la veille
                    de son mariage. Et faites donc lire Le Petit Prince à un dépressif convaincu... Ces relations
                    d’harmonie ou de disharmonie humorale entre lecteur et oeuvre
                    nous paraissent contribuer de manière déterminante à la compréhension
                    ou à la lisibilité elle-même. Je peux comprendre l’univers de
                    Kafka, mais ne pas me sentir touché ou affecté par son ambiance,
                    voire même être repoussé par son aspect noirâtre et oppressant.
                    Voilà qui peut perturber sérieusement, au stade de ce que Ricoeur
                    nomme Mimésis III dans Temps et récit, la refiguration de son expérience par le lecteur.
                        Nous
                    n’avons pas le loisir ici de développer une théorie générale
                    de la réception et de la lecture à ce niveau des humeurs. Il
                    nous semble néanmoins important d’ajouter encore un élément à cette
                    esquisse, qui concerne la manière dont le texte agit sur “l’être
                    affecté par les humeurs” du lecteur. Quel type d’interaction
                    est ici à l’oeuvre ? L’élaboration d’une ébauche de réponse peut
                    s’appuyer sur une analogie. Nous faisons l’hypothèse que l’aspect
                    humoral du texte entre en résonance avec le lecteur - et participe
                    ainsi à la refiguration de son expérience - de la même manière
                    que s’opère pour les personnages mêmes des récits une transformation
                    de leur tonalité affective. La plupart du temps, cette transformation
                    est provoquée par le surgissement inattendu (hors de l’espace
                    d’attente et de projet du personnage) d’un événement qui fonctionne
                    alors comme exemple à imiter, ou plutôt comme incitateur ou excitant
                    qui pousse le sujet à s’adapter, à s’harmoniser avec la configuration
                    humorale que cet événement représente. Celui-ci évoque en nous
                    par imitation / adaptation le même état dont il se trouve lui-même
                    déjà investi. Un peu comme le caméléon qui adopte la couleur
                    de l’objet qu’il touche.
                        Cet événement
                    peut être une madeleine, une musique, la simple vision d’une
                    réalité triste ou gaie, ou le contacte d’une personne ainsi disposée.
                    Dans l’exemple suivant, tiré de La guerre et la paix,
                    les personnages principaux, Natacha et Nicolas Rostov, sont enchantés
                    par une musique que leur joue leur oncle:
                        4.“D’un
                    geste quelque peu théâtral, le coude gauche écarté du corps,
                    il saisit la guitare par le haut du manche, cligna de l’oeil à Anissia
                    et, à la suite d’un accord pur et sonore, entama sur un rythme
                    lent, d’un jeu ferme et posé, non point la barynia mais la fameuse
                    chanson “Le long de la rue, de la rue pavée...”
                        Aussitôt
                    le motif de la chanson vibra comme un écho dans l’âme de Natacha
                    et de Nicolas, avec cette même douce gaieté qui émanait de toute
                    la personne d’Anissia Fedorovna. Celle-ci rougit et, se cachant
                    le visage dans son fichu, sortit en riant de la pièce. L’oncle
                    continuait à égrener la chanson avec application. Son jeu était
                    net et énergique. Il fixait d’un regard changé, inspiré, l’endroit
                    que venait de quitter Anissia Fedorovna. Un vague sourire s’estompait
                    sous sa moustache grise et allait s’épanouissant à mesure que
                    le rythme s’accélérait et laissait, pendant les variations, percevoir
                    comme un brisement.
                        -
                    C’est charmant, charmant, mon oncle; encore, encore ! s’écria
                    Natacha quand il eut fini. Et, bondissant de sa place, elle courut
                    l’embrasser. - Nicolas, mon petit Nicolas!ajouta-t-elle en se
                    tournant vers son frère comme pour lui dire:-Mais qu’est-ce qui
                    nous arrive ?
                        Nicolas
                    aussi était enchanté. L’oncle rejoua la chanson.” 
            Ce
                    qui semble frappant dans ce passage, c’est l’association de l’état
                    affectif décrit avec la personne d’Anissia Fedorovna, la femme
                    de l’oncle. Tolstoï reprend ici une idée qu’il avait déjà esquissée
                    deux pages auparavant: en fait c’est toute la maison, tous les
                    objets, toutes les personnes qui y séjournent, même temporairement,
                    qui sont contaminés par le rayonnement de la maîtresse de maison:
                        “Elle
                    apporta encore des confitures au miel et au sucre, du jambon
                    et une poularde sortant du four.
                        Tout
                    cela était le fruit des soins d’Anissia Fédorovna. Tout cela
                    avait l’odeur et le goût d’Anissia Fedorovna. Tout cela avait
                    sa succulence, sa propreté, sa blancheur et son aimable sourire.” 
            L’humeur
                    est contagieuse, c’est une vérité bien connue. Mais cela nous
                    entraîne, par delà cette simple constatation, vers l’idée de
                    style, ou de configuration humorale unifiée d’un lieu ou d’un
                    personnage (ou plutôt “et” d’un personnage
) . Nous pouvons également évoquer à partir
                    de cet exemple une des caractéristiques essentielles des humeurs:
                    elles transcendent les objets et les actions. Quels que soient
                    les objets de l’entourage d’Anissia Fedorovna, ils baignent tous
                    dans sa présence comme dans un milieu unifiant. Quels que soient
                    les actes d’Anissia Fedorovna, ils sont imprégnés d’un même style,
                    d’un même rayonnement.
            Cette
                    caractéristique est importante pour la dialectique identificatoire
                    qui se joue entre humeur et action (représentation d’humeur ou
                    représentation d’action). L’humeur semble indépendante des actes
                    pris en eux-mêmes, et paraît les entourer comme un arrière-fond
                    inamovible. Pourtant, n’est-ce pas la somme des gestes et des
                    actes d’un personnage qui produit son style, qui forme sa tonalité caractéristique?
                    Mais aucun de ses faits et gestes ne peut être ici désigné en
                    particulier. Et le même geste produit par A. Roquentin
 ou A. Zorba ne produira pas la même
                    impression affective sur celui qui l’observe (le même point de
                    couleur, intégré dans un tableau de Van Gogh ou de Klimt non
                    plus). Quelle identité le lecteur reconnaît-il dans ces personnages.
                    Est-ce celle qui résulte de la série de leurs actions, ou celle
                    qui naît de leur configuration humorale, de la manière dont ils
                    vivent ces actions ? La notion de style nous semble se situer à la
                    limite ou dans la zone frontière des deux termes de l’opposition.
                    Nous y reviendrons dans notre conclusion.
            Nous
                    avons déjà évoqué le fait que l’humeur se développe comme un
                    arrière-fond indépendant des objets et des actes particuliers.
                    Cette première caractéristique se trouve connectée à une seconde,
                    tout aussi importante. L’humeur fonctionne également comme un
                    arrière-fond pour le sujet lui-même, comme un horizon qui le
                    dépasse ou dans lequel il baigne, mais qu’il “n’est” pas au sens
                    d’une stricte coïncidence. 
                        Reprenons
                    nos exemples. Lenz est véritablement “saisi” par la peur et la
                    solitude. Ce sentiment s’installe en lui, le domine. Lui-même
                    aimerait briser cet envoûtement, se ressaisir en propre (“Il
                    voulut se parler à lui-même”), mais quelque chose de plus vaste
                    que lui l’envahit et le déproprie de lui-même. Il parle alors
                    de folie (“la Démence”). L’ennui douillet du quotidien constitue également
                    pour Harry Haller (le “Loup des steppes”), un climat général
                    qui l’oppresse et dont il aimerait se libérer par une action
                    violente. Comme si tous ses actes familiers se trouvaient englués
                    dans la “fade” tiédeur de l’existence bourgeoise, et comme si
                    celle-ci annulait sa singularité et sa fière identité. La joie
                    que ressent le narrateur d’Alexis Zorba devant
                    l’amandier en fleurs est également
                    un sentiment large, qui s’étend autour de lui à toute la nature
                    environnante, qui n’est pas seulement en lui mais hors de lui,
                    comme une vaste atmosphère humorale qui enveloppe tout.
                        Si
                    nous résumons ici notre propos, nous pouvons donc dire de l’humeur
                    qu’elle est indépendante des actes et des objets, et qu’elle
                    est également indépendante du sujet, au sens où elle le dépasse,
                    elle le déborde, et qu’il ne s’y retrouve lui-même que perdu
                    en elle. Il est devenu tout entier l’humeur; il s’est fait envahir
                    ou saisir par elle. De plus, elle agit sur le sujet sans s’annoncer,
                    sans se laisser anticiper, par pure contamination involontaire.
                    Nous apercevons immédiatement ce qu’a de troublant, dans le cadre
                    de notre recherche sur l’identité, cette deuxième caractéristique.
                    L’humeur identifie un auteur, une oeuvre, un personnage, mais
                    pourtant elle semble échapper au sujet. Il la subit plus qu’il
                    ne s’y identifie (par un travail interprétatif).
                        Il
                    n’est pas surprenant de retrouver dans une telle description
                    les traits caractéristiques de la 
Stimmung déjà dégagés
                    par Heidegger
.
                    Dans l’angoisse ou l’ennui tels que les analyse Heidegger, le 
Dasein n’est rien d’autre que le “rien” comme
                    pure ouverture d’être, avant de se ressaisir dans un projet et
                    dans des actes. Et ce rien est également un néant d’objets. Aucun étant
                    n’est constitué, il n’y a que l’être. Une telle description correspond également à ce
                    que dit Lévinas de l’
Il y a: existence sans existants, ou 
Neutre dans lequel se dissous le sujet
. Nous retrouvons enfin les grandes
                    lignes des analyses de O.-F. Bollnow, dans son ouvrage important,
                    entièrement consacré aux tonalités affectives
. Ce qu’il nous paraît important de
                    relever, tant chez Lévinas que chez Heidegger, c’est le fait
                    que c’est précisément à partir de cette neutralité sans sujet
                    que surgit et se pose la question “Qui?”. Nous pourrions également
                    retrouver en psychanalyse des éléments analogues
.
            Nous
                    jugions cependant qu’il était indispensable pour notre propos
                    de dégager les traits essentiels des humeurs à partir d’exemples
                    littéraires. La discussion pourra alors se situer avec Ricoeur
                    non seulement au niveau transcendantal d’une phénoménologie de
                    l’existence, mais également au niveau “poiètique” de la refiguration
                    textuelle de l’expérience.
                        Nous
                    voulons pour terminer signaler encore une troisième caractéristique
                    fondamentale des humeurs, fortement imbriquée dans les deux autres,
                    mais qui concerne sa temporalité. Nous l’avons en fait déjà touchée du doigt lorsqu’il s’agissait de mieux
                    cerner le mode d’apparition de l’humeur, et son mode d’action
                    sur le sujet. L’humeur n’est pas un élément qui s’inscrit dans
                    la chaîne temporelle des actions et des événements. Comme horizon
                    même de cette chaîne, elle se situe bien plutôt dans le registre
                    de l’intemporel, ou du non chronologique. Au plus fort de l’humeur,
                    le sujet n’a plus l’impression d’avancer dans le temps. Tout
                    s’arrête, ou du moins tout se déroule en dehors du souci, de
                    l’anticipation ou de la rétention. Il semble alors au sujet,
                    ou au personnage de nos récits, qu’elle a toujours été là, immobile,
                    qu’elle l’attendait. Le personnage est entré dans l’humeur comme
                    on redécouvre une dimension oubliée, à laquelle on accède à nouveau.
                    Mais elle-même n’a pas évolué entre-temps. 
                        Il
                    nous faut alors distinguer deux états différents des tonalités
                    affectives. Elles constituent toujours le fond immobile de l’existence,
                    mais elles n’apparaissent comme telles qu’en de certaines occasions
                    ou moments particuliers. Le plus souvent, elles demeurent en
                    latence et ne se font pas sentir explicitement dans l’agir quotidien.
                    C’est dans leur phase explicite ou virulente, dans ces moments
                    d’emprise tels que les décrivent nos récits, qu’elles se révèlent
                    dans leur “toujours déjà”. L’état dévoilé de la tonalité fait
                    découvrir après coup l’implicite généralisé dans lequel elle
                    se masquait
.
c) La description
                      des humeurs et le modèle de l’herméneutique
                      narrative chez Paul Ricoeur
            A l’orée de notre discussion avec Ricoeur, il s’agit d’emblée
                    de bien considérer la difficulté générée par notre démarche même.
                    C’est en effet vouloir en quelque sorte faire violence à l’herméneutique
                    narrative que de prétendre y intégrer les humeurs. Ricoeur entend
                    bâtir sa théorie autour de l’action et de la représentation des
                    actions. C’est la schématisation des actions par la mise en intrigue
                    narrative qui constitue un sens interprétable. Or qu’y a-t-il
                    de moins narratif qu’une tonalité affective ? Qu’y a-t-il de
                    plus éloigné de tout engagement pratique ?
                        Nous
                    répondrons d’abord en nous appuyant sur le fait suivant, qui
                    constitue en somme le présupposé de base de notre réflexion:
                    l’humeur a un contenu. Si elle n’est pas un acte, elle
                    n’en forme pas moins, par la diversité de ses modes, un véritable champ
                    de possibles,
                    une palette aux couleurs distinctes, aux traits différenciés,
                    et donc reconnaissables et identifiables. Nous pouvons alors
                    lui appliquer la triade herméneutique de Temps et Récit: préfiguration
                    - configuration - refiguration. Le problème qui se pose ensuite,
                    au niveau de la configuration même, tient cependant à l’intégration
                    des tonalités affectives dans le champ de ce que Ricoeur nomme Praxis.
                    Si le récit est un “laboratoire” de
                    possibles narratifs, à partir desquels s’effectue le travail
                    de configuration de l’identité, comment ceux-ci intègrent-ils
                    les possibilités humorales ?
            1. Stimmung et
                  caractère
            Une première direction de recherche peut être envisagée en
                    suivant le fil de la dialectique développée par Ricoeur entre idem et ipse,
                    dialectique qui structure en fait toute la démarche de son ouvrage. Nous renvoyons le lecteur,
                    pour plus de détails, aux Ve et VIe études de l’ouvrage de Ricoeur.
                    Précisons simplement qu’il aborde la configuration textuelle
                    de l’identité à partir de deux modèles distincts mais entrecroisés
                    par le récit. D’une part l’identité peut être décrite par la
                    catégorie du même, ou idem, comme
                    simple pôle logique d’attribution de prédicats ou
                    de critères fixes. D’autre part, comme soi, ou ipse, l’identité n’est pas attribuée de l’extérieur,
                    mais s’atteste elle-même en se rapportant à soi
                    de manière constante, en se maintenant vis à vis d’elle-même
                    dans un certain rapport. 
                        A
                    la notion 
d’idem est
                    liée celle de 
caractère, à 
l’ipse celle de 
maintien de soi.
                    Entre sédimentation et innovation,
                    l’humeur pourrait alors être rangée du côté du caractère et des
                    habitudes contractées. Or, comme l’indique Ricoeur, le caractère
                    est redéployé par la narration. 
“Le caractère a un histoire”. Le récit constitue ainsi la schématisation
                    temporelle de la polarité qui lie la 
mêmeté du caractère d’une
                    part, et 
l’ipséité du maintien
                    de soi d’autre
                    part. 
            Il
                    semble néanmoins difficile de ranger les tonalités affectives
                    parmi les traits de caractère, identifiables de l’extérieur par
                    des critères (
mêmeté), et non par attestation (
ipséité).
                    Certes, un individu ou un personnage de récit peut être caractérisé par une certaine configuration
                    humorale. Mais est-ce à dire que des critères tels que “joyeux”, “triste”, “mélancolique” ou “gris” peuvent
                    servir à désigner un caractère, dont les actions seront par la
                    suite synthétisées dans l’acte configurant du récit (selon la
                    dialectique concordance-discordance) en une connexion unitaire
                    ? Un mouvement inverse n’est-il pas à l’oeuvre ? Et n’est-ce
                    pas plutôt la connexion des actions elle-même (jusqu’à la 
“connexion
                    d’une vie”) qui se trouve déjà sous l’emprise
                    de la tonalité ?
            Nous
                    avons vu en effet que la tonalité affective constitue un horizon
                    général pour les actes eux-mêmes, un arrière-fond qui imprègne
                    ceux-ci de sa teinte particulière. Et si le récit déploie ou
                    déroule le caractère sédimenté, il ne saurait déployer un tel
                    fond qui semble plutôt le recouvrir d’ores et déjà. L’humeur
                    est par ailleurs indépendante du sujet, elle échappe au contrôle
                    du moi et le saisit également comme un horizon plus vaste que
                    lui. Comment parler alors de caractère, d’intériorisation et
                    de sédimentation ?
                        Il
                    s’agit en conséquence de suivre une autre piste que celle de l’idem dans
                    son rapport dialectique à l’ipse, et ce en se référant à cette double
                    caractéristique de la tonalité, qui se situe à la fois par delà les
                    actes et par delà le sujet ou l’auteur de ces actes.
            2. Stimmung et crise
            Or, dans les chapitres de 
Soi-même
                      comme un autre où il traite de l’identité narrative,
                    Ricoeur aborde une situation qui ressemble étrangement à cet
                    aspect de la 
Stimmung,
                    par lequel celle-ci déborde et éclate véritablement les limites
                    du sujet, semblant ainsi compromettre paradoxalement toute identification.
                    Il s’agit des cas limites de la fiction littéraire, qu’il confronte
                    aux 
puzzling cases de la philosophie analytique (Parfit
). A partir notamment de l’exemple
                    de Musil (
L’homme sans qualités), Ricoeur montre
                    comment certains récits mettent en scène la perte de l’identité d’un personnage.
                    Selon lui, il s’agit alors moins d’une perte totale d’identité que
                    d’une “mise à nu de l’ipséité par perte de support de la mêmeté”
.
                    Plus loin, il parle à ce propos d’une véritable 
crise de
                    l’identité. C’est le moment où le
                    sujet se trouve confronté à la possibilité de son anéantissement,
                    c’est-à-dire qu’il n’est plus qu’un pur ipse comme nudité de
                    la question: “Qui suis-je ?”. Il 
n’est plus que cette question
. C’est,
                    comme le dit Ricoeur, un moment de 
dépossession et
                    d’
effacement de soi            La Stimmung manifeste également
                    ce caractère de dépossession par rapport au soi. Nous pouvons
                    alors utiliser cette catégorie de la crise pour
                    la décrire. Mais quelle valeur
                    et quel rôle possède cette catégorie chez Ricoeur lui-même ?
                    A peine esquissée à la fin de la VIe étude, la réponse à cette
                    question se trouve développée dans la dernière, la Xe étude,
                    qui consiste en une reprise du problème de l’identité au niveau
                    de l’ontologie. En tant que mise à nu de l’ipse,
                    la crise de l’identité équivaut également à la
                    mise à nu de l’attestation: mouvement par lequel le soi se manifeste dans sa
                    différence par rapport à l’identification objective de l’idem.
                    Dans la Xe étude, c’est justement
                    la nature de cette attestation qui est interrogée. Et nous retrouvons
                    alors le problème de la perte de l’identité, abordé cette fois à partir
                    du concept général de passivité.
                        Or,
                    et ce ne doit pas être étonnant pour nous (en effet, le sujet
                    est toujours 
affecté d’une humeur, il la subit passivement),
                    c’est justement en abordant la question de la passivité, et alors
                    seulement, que Ricoeur effleure la notion de tonalité affective.
                    Il aborde la question de la passivité à deux niveaux différents:
                    dans un premier temps à propos de l’altérité/passivité du 
corps, et ensuite à propos de l’altérité de
                    la 
conscience.
                    C’est à cette seconde problématique
                    que nous nous intéresserons essentiellement.
            Ricoeur évoque
                    les tonalités dans sa relecture de Heidegger et de l’analytique
                    du 
Dasein. Il entend confronter son concept 
d’attestation avec le 
Gewissen (ou “conscience morale”) heideggerien,
                    qui est selon les propres mots de Heidegger: “attestation d’un
                    pouvoir-être authentique”
. Chez
                    Heidegger, cet appel de la conscience surgit du 
Dasein lui-même comme facticité: néantité d’une
                    existence jetée. Or c’est ici qu’intervient la notion de 
Stimmung,
                    en tant qu’accès privilégié à cette
                    facticité. L’attestation de cet être-jeté, dans la 
Stimmung,
                    débouche alors chez Heidegger sur
                    la 
résolution (
Entschlossenheit),
                    comme projet et être pour la mort.
                    Il faut insister sur cette structure bipolaire, liant dépossession, 
Stimmung,
                    d’une part, et résolution ou décision
                    d’autre part.
            Ricoeur
                    reproche néanmoins à cette notion de résolution son manque de
                    contenu, son indétermination
. Elle ne se projette
                    vers aucune possibilité factive déterminée, vers aucun engagement
                    pratique précis. Il y substitue alors son concept d’
injonction éthique,
                    qui implique quant à lui une orientation
                    déterminée vers la 
Praxis, selon l’optatif du bien vivre (“être appelé à vivre-bien
                    avec et pour autrui dans des institutions justes”
). Ricoeur reproche en fait à Heidegger
                    un excès “d’ontologisation”, qui l’empêche d’envisager le lien
                    de l’attestation à la praxis, celle-ci trop vite associée à la
                    préoccupation et au “On”. Le rôle de la tonalité affective chez
                    Heidegger, comme pur signe ou indice de la contingence facticielle
                    du 
Dasein, reflète bien cette orientation ontologique.
            Mais
                    si la critique de Ricoeur nous semble éminemment légitime, nous
                    pensons aussi qu’il néglige trop vite les humeurs, et que celles-ci
                    doivent être réinterprétées en dehors de leur réduction à une
                    pure ouverture ontologique vidée de toute orientation vers l’action,
                    comme tel semble être le cas chez Heidegger. Nous reprenons alors à notre
                    compte les critiques de Binswanger et de Bollnow
, en reprochant à Heidegger
                    d’avoir réduit la diversité des tonalités affectives, réduction
                    issue de leur subordination à 
l’angoisse comme
                    seul accès authentique à la
                    facticité du 
Dasein. Les tonalités représentent selon nous des possibilités différenciées,
                    dont aucune n’a droit à quelque mérite ontologique particulier.
                    Qu’elles possèdent également une dimension 
d’envoi et une orientation vers l’action, c’est ce qu’il importe
                    maintenant de montrer.
            Il
                    convient tout d’abord de rappeler que la catégorie de la crise
                    ne peut s’appliquer qu’à l’état explicite de la tonalité affective,
                    et non pas à sa forme latente et implicite. Dans nos exemples
                    de récits, les personnages se trouvent soudain saisis et mis
                    en crise. Si nous voulons parler d’orientation de l’action par
                    la Stimmung, nous devons alors dire que cette orientation
                    ne se révèle
                    et ne devient lisible, que dans le moment de crise.
                    Le plus souvent, l’arrière-fond humoral
                    n’apparaît pas, n’est pas lisible, et ceci pour le personnage
                    comme pour le lecteur. Le moment de crise est alors vécu comme
                    une expérience déterminante, puisqu’il révèle un sens implicite.
                    C’est ce sens qui oriente et fonde ensuite la décision.
                    La tonalité n’oriente pas l’action
                    en déterminant ses modalités, mais en lui conférant un sens,
                    une valeur à l’intérieur d’un champ.
                        Les
                    mondes de Lenz, de Harry Haller, des Rostov et du narrateur d'Alexis
                    Zorba ont chacun leur tonalité propre.
                    Chaque événement, chaque acte y est affecté a priori d’un sens qui l’intègre au tout.
                    Mais ce mouvement d’intégration n’apparaît en général pas, car
                    l’implicite humoral correspond à un ressaisissementde
                    soi-même par le sujet, faisant suite au dessaisissement de
                    la crise. Cependant, qu’un tel
                    ressaisissement, espace de la décision et de l’action, soit fuite
                    ou confirmation de la crise, qu’il soit reprise en charge du
                    sens ou refus de celui-ci, il sera toujours une réponse:
                    réponse à la mise en question par la tonalité, et
                    en quelque sens qu’on l’entende: fidélité dans cette réponse.
                        Cette
                    idée d’alternance entre désaisissement et ressaisissement, correspond à la
                    dialectique suggérée par Bollnow entre tonalité d’une part, et “attitude” ou “maintien” (
Haltung)
                    d’autre part
. En
                    tant que libre comportement du sujet à l’égard de lui-même, l’attitude
                    modèlerait (
formieren) 
a posteriori l’assise fondamentale donnée
                    dans la 
Stimmung. Le “maintien” ou “attitude” chez
                    Bollnow, en tant que “fidélité à soi-même”
 s’accorde
                    par ailleurs de façon fort heureuse avec ce que Ricoeur nomme “maintien
                    de soi”.
            Dans
                    les récits qui nous ont servi d’exemples, le moment de crise
                    de la tonalité affective vient frapper de loin en loin nos personnages.
                    Ainsi se constitue comme une alternance entre de longues plages
                    narratives et des moments d’arrêt, suspendus hors du temps configuré par
                    l’action. Le rythme de cette alternance peut varier dans les
                    textes, sur un spectre allant d’une emprise humorale quasi constante
                    (Lenz ou La
                    Nausée),
                    jusqu’à une absence totale de moments d’explicitation de la tonalité (dans
                    les contes par exemple).
            3. Stimmung et destin
            Le moment
                    de crise ne correspond cependant pas à un événement
                    parmi d’autres, que le récit configurerait par synthèse du discordant
                    en une unité narrative, schématisation temporelle d’identités
                    agissantes. Le moment de dépossession humorale constitue la révélation
                    ou l’explicitation d’un englobant, d’un arrière-fond orientant
                    et unifiant. Comme tel il forme avec l’identité strictement narrative
                    une dialectique d’un autre genre, dont les modalités de configuration
                    par la fiction littéraire sont encore à explorer et à préciser
                    plus avant. Au centre de cette dialectique opère la tension entre
                    désaisissement et ressaisissement. Mais quelle identité se configure
                    dans la confrontation entre identité narrative et possibilité humorale,
                    entre un “me voici” narrativisé dans des choix, et un “qui suis-je” teinté par
                    les différents modes de la tonalité: angoisse, joie, mélancolie,
                    ennui ... etc ?
                        Nous
                    avons évoqué le fait que le ressaisissement narratif constitue
                    une réponse à la mise en question humorale. Mais la tonalité affective
                    ne constitue-t-elle pas déjà une réponse figée, une chape inamovible
                    qui pèserait sur le sujet comme un destin, que le sujet ne parviendrait
                    pas à déplacer vraiment, une disposition qui se rappellerait
                    de loin en loin au personnage sans que celui-ci puisse influer
                    sur elle? La tonalité évolue-t-elle, et le sujet peut-il la réassumer
                    librement en la modifiant par ses choix ?
                        Si
                    Ricoeur n’aborde pas de front la notion de tonalité affective,
                    c’est sans doute parce que celle-ci semble échapper à toute 
délibération, à toute mise en débat, et par là-même à tout
                    développement narratif. Nous trouvons une trace de cette exclusion
                    dans le prologue à la IXe étude de 
Soi-même comme un autre,
                    intitulé “Le tragique de l’action”.
                    Ricoeur y aborde une possible “sagesse tragique” en analysant
                    les conflits de motivations à l’oeuvre dans 
l’Antigone de
                    Sophocle. Or il évoque à ce propos
                    des “grandeurs spirituelles” qui dépassent les agents, et qui “fraient
                    la voie à des énergies archaïques et mythiques qui sont aussi
                    les sources immémoriales du malheur”
. Nous
                    croyons reconnaître quant à nous dans ces “énergies” une des
                    modalités des tonalités affectives. En ce qui concerne le personnage
                    même d’Antigone, il s’agit d’une sorte de fidélité mélancolique
                    au service des morts et aux puissances infernales elles-mêmes.
                    La nature humorale de ces motivations nous est par ailleurs révélée
                    par Ricoeur lorsqu’il énonce leur caractère “non philosophique”:
                    elles échappent à toute délibération, à toute analyse et ne peuvent être
                    l’objet que d’une catharsis préalable à la compréhension de l’intrigue
.
            “C’est
                    pourquoi, si le tragique peut s’adresser indirectement à notre
                    pouvoir de délibérer, c’est dans la mesure où la catharsis s’est
                    adressée directement aux passions qu’elle ne se borne pas à susciter,
                    mais qu’elle est destinée à purifier.” 
            Nous
                    n’avons pas le loisir d’entrer ici en débat sur la question de
                    la purification des passions, “suscitées” par le texte (nous
                    pensons à la manière qu’a un texte de susciter une Stimmung). Il est cependant frappant de voir Ricoeur rejeter ainsi la Stimmung hors
                    du champ de l’interprétation
                    et de la compréhension, puisqu’elle doit être purifiée avant
                    de s’adresser à notre “pouvoir de délibérer”. Il évoque également
                    le caractère de contrainte destinale des motivations à l’oeuvre
                    dans le tragique:
                        “Tels
                    sont les traits qui marquent le caractère non philosophique de
                    la tragédie: puissances mythiques adverses doublant les conflits
                    identifiables de rôles; mélange inanalysable de contraintes destinales
                    et de choix délibérés; effet purgatif exercé par le spectacle
                    lui-même au coeur des passions que celui-ci engendre.” 
            Si
                    nous pensons quant à nous avoir suffisamment plaidé en faveur
                    du rôle, analysable, de la tonalité affective dans le travail
                    herméneutique de l’identité, sa valeur de contrainte pose néanmoins
                    toujours problème. C’est en effet le versant éthique de la question
                    de l’identité qu’il convient de garder en vue. La tonalité n’est
                    pas contrainte parce que le sujet ne parviendrait absolument
                    pas à s’en ressaisir - nous avons pu observer au contraire qu’un
                    récit est l’aventure constamment reprise d’une sortie hors de
                    la Stimmung par l’action (même si celle-ci reste
                    fidèle à la crise en y répondant) - mais parce qu’elle survient
                    sans pouvoir être anticipée, et surtout parce que son mode propre
                    de transformation échappe à toute délibération.
                        Si
                    l’humeur fait événement en surgissant explicitement, elle-même
                    semble par contre peu susceptible d’évolution. Le sujet se trouve
                    constamment ramené à un certain réservoir d’humeurs, dont la
                    configuration constante lui est propre. Ce qui signifie que le
                    sujet “n’apprend” que difficilement de nouvelles humeurs inconnues
                    de lui jusqu’alors. Ainsi Lenz, par exemple, est victime d’une
                    même configuration humorale (qui intègre aussi des phases euphoriques)
                    dont la fréquence et la virulence d’explicitation l’oppresse
                    et le conduit au suicide. C’est le cas extrême d’une absence
                    de ressaisissement. Même pour le narrateur de Zorba ou
                    pour les héros de Tolstoï, si elle ne menace pas leur maintien
                    de soi, la tonalité (ou la configuration de tonalités qui leur
                    est propre) ne s’en manifeste pas moins de manière constante
                    et inamovible, toujours identique à elle-même.
                        Le
                    cas de Harry Haller est toutefois différent. Si les deux premiers
                    tiers du roman sont dominés par l’ambiance noire et cynique qui émane
                    du regard de loup du personnage, celui-ci subit cependant par
                    la suite une transformation complète de son univers. Cette transformation
                    se traduit certes au plan narratif par des rencontres, des événements,
                    des actes et des choix, mais également au plan humoral par un
                    retournement ou une inversion radicale des tonalités affectives.
                        Nous
                    avons affaire ici à un type spécifique de récit, dont l’étude
                    approfondie permettrait sans doute de mieux dégager les conditions
                    de possibilité d’une véritable transformation des tonalités affectives.
                    Reprenant une indication de Ricoeur, dans ce chapitre où il traite
                    de la crise de l’identité à travers l’exemple de Musil, nous
                    parlerons ici de 
récit de conversion. Nous aurions alors deux types
                    narratifs distincts, selon que les transformations configurées par le récit
                    impliquent ou non également une modification sensible de son
                    arrière-fond humoral, ou de la configuration humorale des personnages.
                    Au récit de conversion s’opposerait ainsi le modèle bien plus
                    fréquent du 
récit de formation,
                    que celui-ci aboutisse ou échoue à la constitution de rôles et
                    d’identités précises, forgées et confirmées par la seule ressaisie
                    narrative de leurs actes.
d) Stimmung et
                  Identité narrative: vers une élaboration plus précise
            Nous avons
                    exploré dans cette étude quelques pistes en vue
                    d’une intégration du phénomène de l’humeur à la théorie narrative
                    de l’identité chez Paul Ricoeur. Ces quelques coups de sonde
                    demeurent cependant bien insuffisants. Cela tient en bonne partie à la
                    démarche même que nous nous sommes imposée. Utilisant Ricoeur
                    comme cadre de référence conceptuel, nous n’avons pas pu développer
                    d’instruments précis pour la description des tonalités, et ceci
                    tout simplement parce que ces instruments et ces notions n’existent
                    pas du tout chez lui. Il n’aborde les humeurs que très indirectement,
                    et ce n’est en somme que par contraste, ou en creux, que sa théorie
                    peut servir à mieux les cerner
. Une élaboration positive de notre
                    objet du point de vue d’une herméneutique narrative fait défaut.
                    Elle reste encore à créer. Nous voulons pour conclure esquisser
                    deux directions de recherche propres selon nous à préparer une
                    telle élaboration.
            Il
                    faudrait dans un premier temps mettre à jour de façon détaillée
                    tous les procédés qui permettent au texte, des plans syntaxiques
                    et sémantiques jusqu’au niveau phonique, de configurer des tonalités.
                    On s’apercevrait alors que ce n’est pas tant la mise en scène
                    de situations humorales, telles que celles qui nous ont servi
                    d’illustration, qui rend le récit apte à véhiculer et à susciter
                    une tonalité, mais bien plutôt son rythme propre et la scansion
                    de ses éléments. Dans le même ordre d’idées, une mise en lumière
                    du rôle de la métaphore dans l’inscription textuelle des tonalités
                    serait nécessaire. Nul besoin de préciser que les recherches
                    de Ricoeur en la matière seraient alors également convoquées
.
            Un
                    second axe de recherche devrait être consacré à cet autre lieu
                    de passivité évoqué par Ricoeur dans sa Xe étude: le 
corps.
                    Dans la droite ligne des phénoménologies
                    du corps-propre, Ricoeur n’envisage cependant le problème que
                    sous l’angle pratique de l’être-au-monde, dans lequel le corps
                    n’est que le lieu d’inscription de ma mienneté dans le réseau
                    de renvois des actions et de leur sens, le lieu d’articulation
                    de l’agir et du pâtir. S’il évoque les humeurs avec Maine de
                    Biran
, c’est
                    pour relever aussitôt chez cet auteur le croisement mal accordé du
                    point de vue humoral (bien-être ou mal-être) et du point de vue
                    pratique (le corps propre comme effort et résistance), et ne
                    plus se consacrer qu’à ce dernier.
            Or
                    c’est précisément ce croisement qui doit être pensé, si nous
                    voulons saisir au plus près l’enjeu même de notre démarche: l’intégration
                    de la tonalité à la praxis, de l’humeur et du geste, intégration
                    réalisée et schématisée par le texte comme par le corps. Comment
                    cette schématisation se produit-elle ? Comment geste et humeur
                    passent-ils l’un dans l’autre et s’évoquent-ils mutuellement
                    ? C’est vers l’idée de style que nous envisagerions
                    une réponse: notion de style
                    qui sert à décrire autant le rythme et l’arrangement des éléments
                    d’un texte littéraire, que l’harmonie propre aux gestes d’un
                    agent particulier.
            
                
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
            
             Pour  les
                    deux critiques: Bollnow, 
op. cit., pp. 122-129.
 
            Article publié le 10 novembre 2005