EMPÊTREMENT ET INTRIGUE
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE PURE DE LA NARRATIVITE
EST-ELLE CONCEVABLE ?
par Jean Greisch
Un des aspects les plus originaux de la trilogie Temps et récit I-III, consiste sans doute dans le rôle que Paul Ricœur accorde au récit dans l’exploration de la réalité du temps. Tout se passe ici comme si le récit était le médiateur capital entre un temps chronologique objectif, ne comportant pas de présent véritable, et donc pas non plus de signification humaine et le temps vécu subjectif. Sans doute n’a-t-on pas encore pris la pleine mesure de la fécondité de cette recherche. Dans une étude antérieure, parue dans cette revue1, j’avais tenté d’explorer ce qu’on pourrait appeler la limite supérieure de la thèse qui voudrait faire du récit le gardien du temps. En effet il est remarquable que la thèse sur laquelle s’ouvre Temps et récit I : « le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative »2 est explicitement renvoyée à l’intérieur de ses limites dans la conclusion de Temps et récit III. Tenir le récit pour le gardien du temps n’a de sens qu’à condition de s’interroger également sur les aspects du temps que le récit en tant que tel ne permet pas d’assumer. C’est l’aporie de l’inscrutabilité ou de l’irreprésentablité du temps qui oblige à faire l’aveu que « le récit, lui non-plus n’épuise pas la puissance du dire qui refigure le temps »3. D’où la question des modalités discursives autres, par exemple celles du poème, qui permettraient éventuellement de réussir là où le récit doit avouer ses limites, à savoir offrir une réplique poétique à ce que la philosophie expérimente comme une aporie insurmontable.
Je voudrais tenter ici la démarche exactement inverse, consistant à explorer la limite en quelque sorte « inférieure » de cette thèse. Cette limite me semble être définie par l’affirmation que les intrigues que nous inventons sont « le moyen privilégié par lequel nous reconfigurons notre expérience temporelle, confuse, informe et à la limite, muette »4. C’est cette triple détermination négative d’une expérience temporelle « confuse, informe et, à la limite, muette » qui mérite à mon avis qu’on s’y attarde. A première vue, tout semble se passer comme si l’intrigue narrative qui réalise la synthèse de l’hétérogène et la concordance discordante5, était un triomphe sur la menace du non-sens contenue dans cette triple détermination négative d’une expérience temporelle « confuse, informe, et à la limite, muette ». Ces déterminations négatives voudraient indiquer sans doute qu’il s’agit d’un simple cas limite. C’est pourtant bien lui qui définit le seuil dont la réflexion de Ricœur prend son départ. Quelle est la nature exacte de ce seuil ? N’y a-t-il rien d’autre à dire sur la nature de ce seuil que cette triple qualification négative ? Telle est une des questions que je voudrais thématiser dans les réflexions qui suivent.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais préparer le terrain de cette réflexion au moyen d’une seconde considération préliminaire, d’ordre plus métathéorique ou plus méthodologique. La trilogie de Paul Ricœur, Temps et récit I-III est sous-tendue par l’hypothèse de la nécessité d’une « longue et difficile conversation triangulaire entre l’historiographie, la critique littéraire et la philosophie phénoménologique »6. Nous comprendrons mieux la difficulté devant laquelle nous place l’hypothèse d’une telle conversation en nous posant la question suivante : comment faut-il nous représenter les partenaires de cette conversation triangulaire ? L’identité des deux premiers partenaires de cette conversation ne pose pas question, encore qu’on pourrait s’intéresser à leur ordre d’apparition (en quelque sorte l’ordre de leur « entrée en scène »). En revanche il me semble que cela vaut la peine de s’arrêter sur la question du statut du troisième partenaire, la « philosophie phénoménologique » ou encore, selon une variante de la même formule utilisée dans Temps et récit III, « la phénoménologie du temps »7. De quelle « phénoménologie » exactement est-il question ici ? Comment Ricœur lui-même définit-il sa position par rapport à l’entreprise phénoménologique ? La question n’est évidemment pas innocente. Tous ceux qui connaissent bien son œuvre n’ignorent pas que la question du rapport de l’herméneutique à la phénoménologie accompagne, telle une ombre fidèle, tout son itinéraire philosophique. Assez souvent, ce rapport s’exprime à travers l’image de la greffe. Dans l’optique de la recherche présente, c’est sans doute l’idée que « la phénoménologie a subverti sa propre idée directrice en essayant de la réaliser »8 qui demande à être retenue.
Revenons maintenant à Temps et récit, pour préciser encore le sens de notre réflexion. Nous pouvons alors la mettre en relation avec un soupçon qui est formulé très tôt déjà dans Temps et récit I, à l’occasion de la présentation de l’analyse augustinienne de la distentio animi. Ricœur part d’un constat difficilement contestable : « il n’y a pas chez Saint Augustin de phénoménologie pure du temps ». Tous les phénoménologues souscriront sans peine à cette affirmation. Mais chez Ricœur cette constatation se double d’une interrogation qui concerne très directement le statut de la phénoménologie elle-même : « Peut-être n’y en aura-t-il jamais après lui »9. Au terme de Temps et récit III, en particulier au terme d’une énorme enquête historique, récapitulant les étapes majeures de la réflexion philosophique sur le problème du temps, cette interrogation s’est transformée en certitude : personne, même pas Husserl ni Heidegger, n’a jamais réussi à rencontrer le temps en personne, à l’arracher à son invisibilité, à devenir témoin de la constitution originaire du temps lui-même. Cela ne veut pourtant pas dire que cette quête philosophique ait été un échec complet, car la découverte d’une aporicité insurmontable de la réflexion philosophique sur le temps en appelle à une prise en charge poétique.
Qu’on s’imagine alors la situation suivante : celle d’un phénoménologue qui estimerait qu’avant de poser la question (trop) générale : une phénoménologie pure du temps est-elle possible ?, se contenterait d’une question plus restreinte et plus circonscrite : une phénoménologie pure du narratif est-elle possible ? Cela reviendrait à imaginer une phénoménologie qui prétendrait s’installer sur le terrain même qui fait l’objet de l’analyse de Ricœur : le récit pris dans toute son ampleur, allant des traits prénarratifs de l’expérience quotidienne jusqu’aux opérations de configuration propres au récit lui-même qu’il soit historique ou fictif et s’achevant enfin dans l’analyse du pouvoir refigurant de la lecture. La phénoménologie est-elle totalement démunie face aux phénomènes qu’il s’agit d’analyser ici ?
Formulée en ces termes, la question n’est pas complètement gratuite, car un tel phénoménologue existe, et Ricœur lui-même l’a rencontré, comme en témoigne un passage, il est vrai assez bref, de Temps et récit Il10. Ils’agit de Wilhelm Schapp, bien connu des milieux phénoménologiques par ses recherches de 1910 sur la phénoménologie de la perception11. Or le même auteur s’est signalé au début des années cinquante par une trilogie consacrée à l’analyse phénoménologique du récit. En 1953, Schapp publiait d’abord un ouvrage intitulé : In Geschichten verstrickt, dont le sous-titre « Zum Sein von Mensch und Ding »12 manifestait déjà sa véritable intention : il s’agit de substituer à l’ontologie fondamentale heideggérienne un autre modèle d’analyse, dans lequel le phénomène des phénomènes n’est pas tant l’historialité et le souci, mais « l’être-empêtré dans des histoires ». Peu de temps après, il publie un second ouvrage sous le titre : Philosophie der Geschichten13 dans lequel il reprend les principales intuitions de l’ouvrage précédent, tout en s’efforçant de montrer quels sont les effets de « l’oubli des histoires » qui marque déjà le commencement de la philosophie grecque et qui n’a fait que s’aggraver par la suite. Un troisième ouvrage, intitulé : Wissen in Geschichten. Eine Metaphysik der Naturwissenschaft14 vient achever cette trilogie par une « épistémologie » paradoxale, cherchant à renverser le rapport classique entre histoire et « état de choses ». Alors que toutes les théories philosophiques de l’epistemè partent de l’hypothèse que le monde existe indépendamment des histoires et que les histoires et les récits donnent lieu à des propositions fixant des états de choses qui à leur tour peuvent entrer dans des histoires sous certaines conditions, Schapp estime que même d’un point de vue « épistémologique », les histoires précèdent les états de choses ! Nous pourrions dire que dans l’optique de Schapp, le « en tant que herméneutique » qui instaure chez Heidegger un rapport interprétatif et antéprédicatif avec l’ensemble de la réalité a ses racines dans le phénomène encore plus originaire de l’être empêtré dans des histoires. Il n’y a pas d’autre lieu herméneutique et ontologique plus originaire et tout énoncé apophantique se référant à des états de choses le présuppose déjà. Une déclaration comme la suivante permet de prendre la mesure de ce déplacement : « Nous ne sommes plus convaincus que les sciences naturelles nous fournissent des états de choses établis une fois pour toutes, mais au contraire nous croyons que ces états de choses eux-mêmes se dissolvent en histoires, jusqu’aux dernières théories d’aujourd’hui et de demain »15.
A l’époque de sa parution, la trilogie de Schapp n’a pas connu l’attention qu’elle méritait. Une lecture superficielle de ces trois ouvrages pouvait en effet donner l’impression qu’il s’agissait simplement d’une tentative artificielle et maladroite de s’approprier les analyses classiques que dans Sein und Zeit Heidegger avait consacrées à l’historialité, en insistant simplement davantage que ne l’avait fait Heidegger lui-même, sur le fait que l’historialité constitutive du Dasein trouve son expression privilégiée dans les histoires individuelles et collectives auxquelles chacun se trouve mêlé. Mais peut-être le plurale tantum d’une « philosophie des histoires » comporte-t-il d’autres enjeux qu’une nouvelle confrontation avec le parcours de Ricœur permet de mieux évaluer aujourd’hui.
Ce sont donc ces deux trilogies, à première vue tellement dissemblables, bien qu’elles se rapportent au même phénomène, que je voudrais faire entrer en dialogue ici, en essayant de prolonger la confrontation au-delà des remarques un peu trop laconiques que Ricœur lui-même consacre à l’œuvre de Schapp. Cette confrontation que j’entreprends évidemment à mes propres risques et périls, me semble concerner très directement le statut même de la « conversation triangulaire » dont Ricœur se fait l’avocat. Rien de moins « triangulaire » que la tentative de Schapp. Chez lui, la phénoménologie (à vrai dire une phénoménologie assez profondément modifiée en comparaison de la conception husserlienne !) occupe seule le terrain et n’a pas de véritable interlocuteur, ni du côté de la critique littéraire, ni du côté de l’historiographie. Une telle intransigeance comporte une incontestable violence de l’interprétation, comme nous le verrons plus loin. En pariant sur la nécessité d’une « conversation triangulaire », Ricœur parvient à neutraliser les effets pervers de cette violence. Par contre l’œuvre de Schapp, par ses excès mêmes, permet de se faire une idée plus claire du rôle qui pourrait être dévolu à la phénoménologie dans ce type de conversation. C’est dans cette optique « heuristique » d’un éclairage latéral destiné à projeter une lumière phénoménologique sur la démarche de Ricœur que je tenterai ici une relecture de l’œuvre de Schapp. Je me limiterai à l’analyse de quelques points qui me paraissent particulièrement décisifs pour la confrontation avec l’entreprise de Ricœur.
1. L’histoire comme lieu premier de la Selbstgegebenheit
« Nous racontons nos histoires parce que finalement nos vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées ». C’est cette affirmation qui fournit à Ricœur la clé de Mimèsis I, c’est-à-dire d’une tentative de décrire les opérations de préfiguration temporelle ou les structures prénarratives de l’expérience quotidienne. C’est là la porte de la vie par laquelle il aborde la problématique du récit. L’analyse de ces structures mobilise les ressources d’intelligibilité conjuguées d’une sémantique de l’action, d’une symbolique et d’une phénoménologie du temps vécu. On notera l’hétérogénéité des outils théoriques employés. Elle a pour contrepartie la précision des analyses effectuées. Ricœur travaille sur mesure, puisant dans sa boîte à outils les instruments dont à chaque fois il a besoin. Rien de tel chez Schapp. Là où Ricœur se livre à un travail de précision au moyen des instruments conceptuels forgés ad hoc, Schapp, en bon phénoménologue, travaille en quelque sorte avec les mains nues, c’est-à-dire qu’il s’attache à effectuer la description phénoménologique pure des structures prénarratives de l’expérience quotidienne. Ou plutôt : à ses yeux, la distinction des trois plans opérée par Ricœur : Mimèsis I (préfiguration : les structures prénarratives de l’expérience et de l’action quotidiennes), Mimèsis II (configuration :récit historique ou littéraire) et Mimèsis III (refiguration :le travail de la lecture) doit céder la place à l’approche de l’unique phénomène qui retient l’attention du phénoménologue : celui du surgissement (Auftauchen)des histoires. La thèse liminaire et décisive pour le sens de toute sa tentative est qu’il n’y a pas de phénomène plus originaire que celui-là. Il y aura une phénoménologie pure du narratif si et seulement si l’élucidation phénoménologique de ce phénomène est possible.
Est-elle vraiment possible ? Sans doute, aussi loin que se porte le regard sur la réalité humaine, on y découvre des « histoires », profanes ou sacrées, humaines trop humaines ou divines et humaines, universelles et singulières, fictives et vraies, « concrètes » (anecdotiques) ou « paraboliques » (c’est-à-dire ayant une profondeur et une portée universelle), reliées les unes aux autres par des liens d’une complexité qui semble décourager toute tentative d’analyse. La véritable difficulté de l’élucidation consiste en ceci que le phénoménologue sait qu’il lui est interdit d’établir un ordre « logique » ou « conceptuel » à l’intérieur de ce réseau de significations, en recourant à des critères extra-phénoménologiques, empruntés à la logique ou à n’importe quelle autre discipline scientifique. De ce point de vue, une phénoménologie pure de la narrativité est obligée de se placer aux antipodes des classifications que pourrait tenir à sa disposition la rationalité narratologique. Elle doit tourner complètement le dos à ce type d’analyse, se livrant à ce que les tenants d’une telle analyse ne manqueront pas de qualifier de description sauvage. Ici apparaît une première différence capitale par rapport à l’attitude de Ricœur, dont la maxime herméneutique fondamentale « expliquer plus, c’est comprendre mieux » lui interdit une telle intransigeance.
Le postulat fondamental d’une telle approche est que les modalités pré- ou non-littéraires du récit sont plus importantes que son expression littéraire. En d’autres termes : quoi qu’il en soit de la distinction entre histoire et fiction, Geschichte et Erzâhlung, celle-ci est dérivée par rapport à une distinction plus originaire qui a d’emblée une portée ontologique. Quelle est cette distinction ? Une phénoménologie d’inspiration heideggérienne invoquerait ici l’opposition entre Zuhandenheit et Vorhandenheit.Chez Schapp, elle trouve peut-être un écho dans la distinction, fondamentale à ses yeux, entre deux modes d’être. D’une part, il y a tout ce qui à un titre où un autre, se trouve mêlé à une histoire, c’est-à-dire ce qui participe à son « intrigue », avec la possibilité de la faire évoluer dans un sens ou dans un autre. Pour désigner ce mode de participation, Schapp parle de Verstrickung, un terme que je propose de traduire par « empêtrement »16. L’empêtrement c’est en quelque sorte la condition de possibilité pour que puisse exister une « intrigue », qu’elle soit historique ou fictive, exprimée dans un récit ou simplement vécue. On se rend aussitôt compte de l’extension très considérable du phénomène : peuvent être mêlés à une histoire, « empêtrés », les dieux et les hommes, et jusqu’à une certaine limite au moins, les animaux eux-mêmes. Ainsi par exemple le chien d’Ulysse, qui est le seul à le reconnaître lors de son retour à Ithaque, se trouve-t-il de fait « empêtré » dans l’histoire d’Ulysse au même titre que les prétendants de Pénélope.
Toutefois, bien qu’étant très vaste, la notion d’empêtrement ne recouvre pas toute la réalité. Il reste donc la question du statut ontologique de tout ce qui est incapable d’un tel type de « participation ». Est-ce à dire qu’en échappant à l’empêtrement, les choses n’aient aucun rapport à l’histoire ? Auquel cas, on retrouverait tout simplement l’ancienne opposition de la nature et de la culture. D’un côté il y aurait l’ontologie régionale de l’histoire et de l’autre celle des choses de la nature. Mais Schapp introduit ici une seconde notion capitale : celle du Wozuding.L’étymologie de ce mot semblerait connoter 1’ustensilité. Sil’on devait en rester là on se retrouverait encore dans la vieille opposition de la nature et de la culture. Seuls les objets culturels auraient le statut d’un Wozuding, d’une chose faite pour servir à une fin déterminée. Pourtant, à regarder les choses de plus près, on se rend rapidement compte que l’ensemble des choses que Schapp range parmi les Wozudinge déborde très largement le domaine des "ustensiles" au sens strict. Cela montre que par cette expression, il faut entendre l’ensemble des choses qui, à titre divers, peuvent « faire partie » d’une histoire sans pour autant intervenir directement dans son intrigue, avec le pouvoir de l’infléchir dans un sens ou dans un autre. Nous pourrions dire qu’elles font simplement partie du « décor » ou du « paysage » de l’histoire, sans y intervenir.
Ici encore, l’important est de bien comprendre que ce lien avec l’histoire ne leur est pas extrinsèque, mais qu’il définit leur être même. Car c’est cela qui est décisif pour la nouvelle optique ontologique que Schapp a en vue. L’entendement habituel trace une frontière nette entre le « monde » de l’histoire et le monde externe, objectif, assimilé en règle générale à la réalité proprement dite. La distinction entre le monde de l’histoire et le monde tout court recouvre alors celle du subjectif et de l’objectif. L’objectivité, le contact avec la chose même, s’effectue au niveau de la perception. C’est précisément ce privilège de la perception comme lieu de la donation de la chose en chair et en os (leibhaft gegeben)que Schapp entend remettre en question. Pour lui, le véritable lieu de rencontre fondamental avec la chose même est l’histoire elle-même, avec l’empêtrement qui la constitue, y compris son lien avec l’ensemble des autres choses qui, à un titre ou à un autre, en font également partie. Il faut donc renoncer à la représentation commode, qu’avant de "figurer" dans une histoire, les choses auraient déjà une signification indépendante, objective et autonome, sur laquelle viendrait simplement se greffer une signification subjective, du fait de leur lien avec une histoire. Il y aurait d’abord l’arbre « réel » le long de la route, en tant que simple objet de perception, et à titre secondaire, l’arbre contre lequel une voiture est venue buter au cours d’un accident grave ou l’arbre qui sert de lieu de rendez-vous à des amoureux.
De même pour n’importe quel autre objet. Il y aurait ainsi d’un côté la photo qui représente un état de choses objectif et de l’autre les souvenirs personnels qui en font une relique particulièrement chère à quelqu’un. Les exemples pourraient se multiplier à volonté. La thèse qui aboutit au renversement total de ce genre de distinction a une signification à portée incontestablement ontologique. Aux yeux de Schapp, le monde n’est pas ce qu’il est pour Wittgenstein, à savoir « tout ce qui est le cas », mais « tout ce qui peut entrer dans une histoire ». Ce primat des histoires par rapport au monde externe n’a pas seulement une signification gnoséologique (dans l’ordo cognoscendi les « histoires » avec leurs projections subjectives précèdent la connaissance objective de la réalité), mais ontologique (même du point de vue le l’ordo essendi, la signification de la réalité – en termes heideggériens on pourrait dire : la compréhension de l’être – dépend exclusivement des histoires). Le problème n’est donc pas de savoir à quoi il faut accorder la priorité dans la constitution d’un savoir du monde : histoires ou états de choses ?, mais ce qui est prioritaire dans l’ordre de sa compréhension.Le monde n’est pas vraiment compris en sa réalité, tant qu’il n’aura pas été mis en rapport avec une histoire.« Le monde externe et tout ce qui s’y rattache n’est qu’un dérivé d’histoires » et « le lieu où nous devons chercher le réel et le réel ultime est l’être empêtré dans des histoires »17. On notera la radicalité de la seconde formule, dans laquelle Schapp n’affirme pas seulement que les histoires auxquelles nous sommes mêlés sont un lieu de compréhension de la réalité, mais semble suggérer qu’il n’y a pas d’autre lieu plus fondamental qui permettrait en quelque sorte d’approfondir ou de corriger le type de compréhension de la réalité à laquelle les histoires dans lesquelles nous sommes empêtrés donnent lieu. D’emblée, la philosophie des histoires se présente donc avec les ambitions d’une ontologie fondamentale. Un tel absolutisme a de quoi inquiéter. Sans doute ne veut-il pas dire qu’une telle compréhension « narrative » est immuable et irréformable une fois pour toutes. Mais toute révision d’une interprétation du monde proposée par certaines histoires doit recourir obligatoirement à d’autres histoires. Les histoires se critiquent, se complètent et se corrigent mutuellement, mais il n’y a pas d’instance critique supra-historique permettant de juger de leur vérité ou de leur fausseté d’un point de vue totalement extérieur.
Certains suspecteront une telle position de s’enliser dans un subjectivisme absolu. C’est pourquoi Schapp se donne beaucoup de mal pour justifier la priorité du réel compris en fonction des histoires, par rapport au réel en tant que simple objet de perception, en proposant des analyses phénoménologiques très détaillées du mode d’être des Wozudinge.Cette analyse occupe toute la première partie de l’ouvrage : In Geschichten verstrickt18. On pourrait comparer cette description à la manière dont Heidegger, dès les premières pages de Sein und Zeit, cherche à montrer que la Zuhandenheit des choses sous la main précède la découverte de leur simple Vorhandenheit. Auxyeux de Schapp, nous percevons toujours déjà la chose en tant que Wozuding,c’est-à-dire en tant que chose qui surgit dans le contexte d’une histoire, avant de devenir capables de penser leur matérialité, c’est-à-dire concrètement leur « ce à partir de quoi » (Auswas), la matière, plus littéralement « l’étoffe » (Stoff)dont elles sont faites.
Il en va de même pour le fameux problème de l’existence de la réalité externe. Les Wozudinge forment déjà un monde qui doit d’abord être compris comme un environnement et un réseau de signifiance (ce que Heidegger décrirait comme Bewandtnis)avant que celui-ci puisse être conçu comme un espace défini par des coordonnées spatiales ou temporelles objectives. Un tel « espace » des choses, tout comme la taille des choses qui le peuplent, ne se laisse pas mesurer objectivement, mais cela n’enlève rien à sa réalité, tout au contraire. En effet, l’ensemble des déterminations soi-disant objectives du réel ne sont que des abstractions secondaires. Cela vaut même pour des distinctions aussi fondamentales que celle de l’individu et de l’espèce. Une voiture possède une « individualité » seulement dans le cadre d’une histoire (celle de sa fabrication ou celle de son utilisateur) sinon elle n’est qu’un numéro de série19. Cette approche paradoxale requiert évidemment une nouvelle détermination de la relation du particulier et de l’universel. C’est seulement dans le cadre d’une histoire que cette relation reçoit une signification déterminée.
La caractéristique principale du Wozuding est son « surgissement », on pourrait dire aussi son « émergence », ensemble avec une histoire. Ce que la phénoménologie classique, en particulier celle de Reinach, auquel Schapp se réfère souvent, avait en vue avec la notion de « perception » n’était rien d’autre que ce surgissement. Si les nombreuses tentatives philosophiques de décrire la constitution du monde à partir de la perception se sont soldées par des échecs, c’est parce qu’en effet la phénoménologie de la perception classique s’est déjà laissée entraîner à tourner le dos au seul phénomène vraiment originaire, celui du surgissement des histoires. Un certain nombre de symptômes indiquent que la phénoménologie classique de la perception faisait partiellement fausse route : l’impossible tentative de déterminer le contenu de la perception à partir des qualités sensibles du monde objectif enregistrées par les organes des sens, ou la tentation inverse d’assimiler le contenu de la perception à une simple image mentale ou une représentation. Aux yeux de Schapp, la phénoménologie husserlienne elle-même n’a pas totalement échappé à ce danger, même si son mérite incontestable fut d’avoir dénoncé le caractère artificiel de la plupart des distinctions héritées de la psychologie et d’avoir tenté d’explorer les modifications de la perception dans le souvenir, l’hallucination, l’imagination ou le rêve. Mais à ses yeux le pas décisif reste à accomplir : il faut enlever à la perception son privilège d’être le lieu de rencontre avec les choses "en chair et en os" et le transférer aux histoires20.
Afin de bien cerner la pointe de l’argumentation de Schapp, je citerai ici un passage classique de la Phénoménologie de la Perception de Maurice Merleau-Ponty : « Ce qui est donné, ce n’est pas la chose seule, mais l’expérience de la chose, une transcendance dans un sillage de subjectivité, une nature qui transparaît à travers une histoire. Si l’on voulait avec le réalisme faire de la perception une coïncidence avec la chose, on ne comprendrait même plus ce que c’est que l’événement perceptif; comment le sujet peut s’assimiler la chose, comment après avoir coïncidé avec elle, il peut la porter dans son histoire, puisque par hypothèse il ne posséderait rien d’elle. Pour que nous percevions les choses, il faut que nous les vivions. Cependant, nous rejetons l’idéalisme de la synthèse, parce qu’il déforme lui aussi notre relation vécue avec les choses... Vivre une chose, ce n’est ni coïncider avec elle, ni la penser de part en part »21. « Vivre les choses », pour Merleau-Ponty aussi, c’est la condition indispensable de toute perception. A cette déclaration Schapp ajouterait sans doute que le seul lieu où cette formule prend une signification autre que simplement métaphorique, est celui du surgissement des histoires. Et curieusement, Merleau-Ponty lui-même ne semble pas totalement ignorer ce lien, puisqu’il dit bien qu’après avoir coïncidé avec la chose, le sujet peut « la porter dans son histoire ». Mais pour Schapp, il faut renverser l’ordre de priorité : c’est au niveau des histoires que nous portons – ou plutôt dans les histoires qui nous portent – qu’il faut chercher le lieu de rencontre le plus décisif avec la chose. Le privilège du leibhaft gegeben, de la donation « en chair et en os », se déplace ainsi de la perception vers les histoires.
Compte tenu de l’importance que la tradition phénoménologique classique accorde à la perception, il s’agit évidemment d’un déplacement qui revêt une importance capitale. Un indice parmi d’autres le montre : le statut du rêve et le problème de son interprétation. Aux yeux de Schapp, « le centre de gravité des rêves paraît se trouver dans le fait que nous rêvons des histoires »22. L’objection contre cette thèse ne vient cette fois-ci pas tellement de la tradition phénoménologique, mais plutôt de la pensée freudienne. Car aux yeux de Freud, pour l’interprétation du rêve, rien n’est moins accidentel et moins superficiel que sa mise-en-intrigue narrative. L’intrigue relève du travail de configuration effectué par un moi qui se plie déjà à un certain nombre de règles qui n’ont plus rien à voir avec la pensée profonde du rêve. La mise en récit du rêve ne relève pas tellement de la prise en compte de la figurabilité (Rücksicht auf Darstellbarkeit)qui constitue aux yeux de Freud un mécanisme essentiel du travail de rêve, mais plutôt de l’élaboration secondaire, dont il doute qu’elle puisse être capable d’innover. Comprise ainsi, la synthèse de l’hétérogène qu’effectue le récit de rêve est le résultat d’une auto-interprétation du rêveur que l’interprétation psychanalytique du rêve devra nécessairement remettre en cause.
L’exemple du rêve que je viens de mentionner n’est évidemment pas fortuit. Il invite à préciser la nature exacte de la « concordance discordante » qu’opère le récit de rêve aux yeux de Freud. Quant à Schapp, il faut dire que ce type de problème lui est étranger, en raison de son usage très flou de la notion d’histoire. Bien qu’elle englobe également le récit sous toutes ses modalités, son véritable centre de gravité est formé par la notion d’empêtrement. Et de ce point de vue on peut au moins se demander si cette notion n’est pas plus proche de certains thèmes freudiens que ne le laisse supposer l’opposition de surface avec le caractère secondaire et construit, « configuré » et « refiguré » de l’intrigue onirique.
En effet, aux yeux de Schapp, le phénomène de l’histoire lui-même n’a rien d’une construction rationnelle. C’est d’ailleurs pourquoi il choisit le terme de « configuration » (Gebilde)pour en décrire la structure générale. Cette notion de configuration n’a rien à voir avec ce que Ricœur analyse comme travail de « configuration narrative » sous le titre de Mimèsis II. Car pour Schapp, la notion de configuration ne comporte de soi nullement l’indice de la fictionnalité et du comme-si décisif aux yeux de Ricœur. Rien n’est plus fondamental que ces « configurations » que forment les histoires et tous les autres « aspects » ou toutes les autres dimensions du réel découlent de cette configuration fondamentale dans laquelle se décide l’être de l’homme et de la chose. Plus fondamentale que toute relation cognitive, mais aussi que toute relation purement pragmatique-utilitaire au réel, est l’être-empêtré-dans-des-histoires qui définit le sens de l’être. La tâche d’une analyse phénoménologique est d’exhiber le caractère fondamental de ce phénomène.
Un esprit chagrin pourrait évidemment se poser alors la question suivante : admettre l’universalité de la notion phénoménologique de l’empêtrement, est-ce suffisant pour en faire un concept opératoire ? Une fois qu’on a compris que toute histoire renvoie fondamentalement à un empêtrement, n’a-t-on pas déjà tout dit, de sorte qu’on peut déjà tourner la page et se lancer dans des recherches narratologiques plus « rentables » ? Or, pour Schapp, la tâche véritable du phénoménologue ne fait que commencer ici. Peut-être le phénoménologue est-il en effet un piètre ouvrier du concept. Aussi bien sa tâche est-t-elle d’effectuer l’élucidation proprement phénoménologique des modalités ou des variations dont le phénomène de l’empêtrement est capable. De ces modalités, il y en a au moins trois qu’il importe de distinguer clairement et qui réclament des descriptions indépendantes : l’empêtrement d’autrui et le travail de compréhension auquel ces histoires d’autrui donnent lieu ; l’empêtrement de soi, les histoires à la première personne qui définissent une identité narrative ; enfin leur contrepartie au niveau de la première personne du pluriel, les histoires dont le sujet est un « Nous » et qui contiennent, dans un sens qu’il s’agira de déterminer, les histoires individuelles.
2. Les histoires d’autrui et le problème de leur compréhension
Le premier registre concerne l’empêtrement d’autrui. Ce qui nous apparaît d’abord, c’est la manière dont les autres sont empêtrés dans leurs histoires. Et c’est leurs histoires que nous cherchons à comprendre. Mais en quoi consiste ce travail de compréhension ? D’abord, dans l’obligation de retrouver l’horizon de l’histoire en question. C’est là un premier scandale auquel se heurte une raison narratologique : les histoires même les plus ponctuelles et les plus anecdotiques ne sont pas fermées ; elles comportent un horizon. En réalité, c’est l’horizon qui découle de l’empêtrement. Toute histoire possède un horizon temporel, qui nous renvoie à une préhistoire et qui annonce des suites, c’est-à-dire des « post-histoires ». C’est déjà dire que le phénomène de l’empêtrement interdit un voyage dans le temps selon une succession chronologique purement linéaire et il interdit également de fixer un commencement absolu. Objectivement parlant, l’histoire humaine commence avec le premier couple humain. Toutes les autres histoires humaines se découpent sur cet horizon. Nous aurons à y revenir au moment où il s’agira de définir un empêtrement collectif et englobant. Mais cette première histoire comporte elle-même un horizon. En remontant à « Adam et Ève », nous remontons à l’histoire d’un couple, qui lui aussi est empêtré dans une histoire, et selon certains mythes et certaines traditions théologiques, chacun de nous est encore empêtré dans les conséquences de cette histoire. Nous vivons encore dans la post-histoire d’Adam et Ève. Et on ne peut pas non plus dire que l’histoire d’Adam et d’Ève n’ait pas de préhistoire c’est-à-dire pas d’horizon. L’horizon de leur histoire est un horizon divin.
D’entrée de jeu, la prise en compte du phénomène de l’empêtrement fait ainsi apparaître la complexité du phénomène que désigne le terme « histoire ». Une première manière du décrire cette complexité, serait de recourir à l’analogie avec un tableau. De même que dans un tableau, on peut distinguer un avant-plan et un arrière-plan, une histoire comporte-t-elle aussi des éléments d’avant-plan et d’arrière-plan. Cela lui confère une certaine « épaisseur ». Les éléments d’avant-plan sont ceux qui interviennent directement dans le déroulement d’une intrigue. Les éléments d’arrière-plan restent stables, mais contribuent malgré tout à déterminer le sens de l’histoire. Dans le conte du Chaperon Rouge par exemple, la rencontre avec le loup est un élément d’avant-plan décisif. La différence d’âge entre la fillette et la grand-mère fait partie des éléments d’arrière-plan. Même si elle ne détermine aucune action, elle est indispensable à la compréhension du sens de l’histoire. Cette opposition n’a évidemment rien à voir avec l’opposition que les narratologues établissent entre structures (logiques) profondes et effets (chronologiques) de surface. L’important du point de vue phénoménologique est plutôt le jeu de l’implicite et de l’explicite qui résulte de l’interaction des deux plans. L’histoire du Chaperon Rouge contient plus de sens que le résumé succinct de son intrigue ne le suggère.
Un autre aspect de cette complexité est le fait qu’à tout moment, l’histoire comporte des retours en arrière et des anticipations. La critique littéraire contemporaine se donne beaucoup de peine pour analyser les techniques configurationelles qui correspondent à cette « anachronie » caractéristique du récit23. Mais précisément, aux yeux du phénoménologue, l’anachronie n’est pas un procédé de configuration, mais un phénomène conaturel à l’histoire elle-même. Là où il y a de l’empêtrement, il y a nécessairement de l’anachronie plus ou moins complexe !
Dans le même contexte, Schapp soulève une autre question à première vue assez saugrenue : comment déterminer le rapport de la configuration (Gebilde)« histoire », à la configuration « image » ? L’intérêt de poser cette question en termes phénoménologiques est de la dissocier entièrement d’une réflexion empirique sur les illustrations des livres. Ici, la question a d’emblée une portée ontologique pour autant qu’elle fasse comprendre en quel sens les histoires font accéder à l’être même. Ce qui est en cause, c’est le problème du statut ontologique respectif de l’histoire et de l’image. Mais pour cela, il faut faire un effort d’imagination, consistant à outrepasser les cas les plus simples, ceux d’une image qui vient illustrer une histoire déjà connue, par exemple telle gravure de Rembrandt illustrant l’histoire du Fils prodigue. Qu’en est-il d’une image qui illustre une histoire qu’on ne connaît pas encore, par exemple une affiche de cinéma illustrant : « Autant en emporte le vent » ? Ici, l’image se présente comme « projet d’histoire »24 et tire son sens de cette relation. Que l’histoire une fois vue ou lue puisse décevoir l’attente créée par l’image ne fait pas de différence. L’important est de se poser la question si, indépendamment de toute référence à une histoire actuelle ou potentielle, une image peut encore avoir un sens.
En répondant à cette question par la négative, Schapp s’inscrit en porte-à-faux contre au moins deux autres grandes options phénoménologiques contemporaines. D’un côté, il semble s’écarter de l’analyse de la densité ontologique de l’icône telle que la comprend Gadamer. Aux yeux de Schapp, même l’icône la plus resplendissante du Christ deviendrait insignifiante à partir du moment où le lien avec l’histoire du Christ Homme-Dieu serait complètement perdu de vue. D’autre part, on voit mal comment une telle analyse est compatible avec l’épiphanie du visage d’autrui, la hauteur du visage, telle que la décrit Emmanuel Levinas dans Totalité et infini. Alors que pour Levinas, le visage d’autrui est une « signification sans contexte », manifestant ainsi la transcendance de la relation éthique, qui a son départ dans le fait qu’« autrui me regarde », Schapp, quant à lui, estime que le visage n’est signifiant que dans le contexte d’une histoire. C’est seulement dans le contexte d’une histoire qu’autrui me regarde. L’éthique entendue au sens de Levinas, n’est pas pour Schapp le phénomène des phénomènes, elle n’est qu’une modalité de l’empêtrement.
Ce qui nous apparaît ainsi comme une différence irréductible des approches, invite cependant à soulever une autre question qui mériterait d’être développée plus longuement : qu’en est-il exactement de l’« air de famille » qui rapproche trois notions de l’intrigue qui toutes les trois, bien qu’à titres très divers, s’apparentent à la phénoménologie : la notion schappienne de l’empêtrement (Verstrickung), la notion ricœurienne de l’intrigue narrative et enfin l’emploi lévinasien de la notion « d’intrigue de l’altérité » qui noue depuis toujours le moi à autrui sous le signe de la responsabilité et de la passivité plus passive que toute passivité ? Même si l’analyse de cette conversation triangulaire déborde le cadre de la présente étude, il importe d’en souligner la nécessité.
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Cette digression apparente sur le problème du rapport image/histoire nous livre ainsi la clé d’une des thèses les plus radicales de Schapp, qu’il importe de confronter avec la position très différente de Ricœur : « L’histoire tient lieu de l’homme » (Die Geschichte stehtfür den Mann25). Pour Schapp, il faut soutenir toutes les conséquences de cette thèse. Il n’y a pas d’autre identité que celle que définit l’être empêtré dans une histoire. Cela ne concerne pas seulement l’identité spirituelle, mais même l’identité physique corporelle, c’est-à-dire l’être de l’homme tout court : « L’accès à l’homme ne se fait que par des histoires, par ses histoires, et… le surgissement corporel de l’homme lui-même n’est que le surgissement de ses histoires, …par exemple sa face, son visage, raconte à sa manière des histoires et …pour nous le corps n’est corps que pour autant qu’il raconte des histoires ou, ce qui reviendrait au même, qu’il cache ou cherche à cacher des histoires »26. De nouveau, on peut citer un passage de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty qui rejoint indirectement cette analyse. « Qu’il s’agisse du corps d’autrui ou de mon corps propre, dit Merleau-Ponty, je n’ai pas d’autre moyen de connaître le corps humain que de le vivre, c’est-à-dire de prendre à mon compte le drame qui le traverse et de me confondre avec lui »27. Quel est ce « drame » qui « traverse » le corps du sujet ? Quelle est la valeur exacte de cette comparaison ? Ce qui pour Merleau-Ponty semblerait représenter une espèce de point limite de l’analyse du corps propre, à savoir la découverte que le corps propre est aussi expression et signification, est pour Schapp la condition sine qua non pour le reconnaître : si le corps n’était pas « prégnant d’histoires », il ne pourrait jamais devenir expression et signification. Le « corps propre » du sujet n’est rien d’autre que ce corps tout prégnant d’histoires.
Nous obtenons ainsi une première clé relative à la manière dont Schapp résout la question de l’identité narrative qui retient l’attention de Ricœur dans la dernière partie de sa trilogie. Mais d’entrée de jeu, la différence des attitudes est très frappante. La caractéristique fondamentale de l’approche de Schapp est son extrême généralité. La thèse : « l’histoire tient lieu de l’homme » n’admet pas d’exception. On pourrait évidemment être tenté de restreindre son domaine d’application à certaines sphères d’existence, par exemple la sphère juridique, dans laquelle Schapp, en juriste de métier, puise ses illustrations privilégiées. Et en effet, ce dont l’avocat, le juge, le procureur etc. prennent connaissance, c’est toujours d’une « affaire » qui se confond avec une histoire : histoire d’un assassinat, d’un crime crapuleux, d’un viol, d’un menu larcin. Le cas, l’affaire, c’est toujours d’abord une histoire. La comprendre, en prendre connaissance, c’est aussi être mêlé à elle d’une manière ou d’une autre. Il n’y a pas de plus court chemin à l’être même du sujet en question.
Mais aux yeux de Schapp, il faut avoir l’audace de généraliser la proposition. C’est cette généralisation, absolutisant en quelque sorte le concept d’identité narrative, qui traduit au niveau d’une théorie de la subjectivité, la prétention ontologique que véhicule le concept d’empêtrement. De nouveau, il faut rester fidèle au postulat de base, qu’il n’y a pas d’autre rendez-vous avec l’être que celui que fournissent les histoires. Contrairement aux apparences, le portrait le plus ressemblant nous en apprend moins sur ce qu’est tel homme que l’anecdote la plus insignifiante. Schapp illustre cela par le rappel d’une anecdote concernant Alexandre de Grand qui renverse un gobelet d’eau dans le sable devant ses soldats assoiffés. C’est ce genre d’anecdote qui nous en dit plus long sur l’être véritable d’Alexandre que ne le ferait le portrait le plus ressemblant exécuté par un artiste de cour28.
Comprises ainsi, les histoires sont nécessairement faites pour être racontées et pour être entendues. C’est ici seulement que Schapp aborde les problèmes spécifiques du récit29. On pourrait exprimer cela dans la terminologie de Ricœur en disant que la « refiguration » par l’acte de la lecture ou de l’écoute, fait partie déjà de la structure intentionnelle de l’empêtrement lui-même. Si la phénoménologie de la narrativité transgresse aussi allègrement les limites de l’immanence du récit, c’est parce que l’histoire elle-même l’y invite déjà. Que l’histoire soit bien comprise ou mal comprise ne fait pas de différence, car la mécompréhension elle-même est encore un mode de l’empêtrement. Là où il y a de l’empêtrement, il y a nécessairement des malentendus. Comment en effet imaginer une communication parfaitement transparente entre un analyste et un analysant, un avocat et son client, un directeur spirituel et son dirigé ? Ici les malentendus font partie du travail de compréhension. Mais on pourrait peut-être se demander si le statut de la mécompréhension est le même au niveau de Mimèsis I et de Mimèsis III. L’inachèvement d’une histoire vécue qui contient une demande de récit est-il de même nature que l’inachèvement d’un récit littéraire qui demande d’être lu ? C’est le genre de questions que l’approche de Schapp élude.
Une chose en tout cas est claire pour lui : de soi l’histoire est inachevable. Elle n’aura jamais une fin objectivement déterminable, comme si elle ne pouvait pas avoir des rebondissements plus ou moins surprenants. Même les histoires à première vue les plus éloignées de nous, par exemple les histoires des dieux égyptiens, sont susceptibles de nous interpeller de nouveau, ne fût-ce qu’à travers le discours d’un malade mental en train d’échafauder une cosmogonie délirante.
Dans cette optique il n’y aura donc certainement jamais de clôture du récit, pas plus qu’il ne saurait y avoir un commencement absolu de l’histoire. La contepartie de cet axiome de la double ouverture est une tâche déterminée, que seule sans doute la phénoménologie est à même de mener à bien : décrire les multiples manières dont les histoires peuvent surgir ou ressurgir, certaines s’annonçant depuis longtemps, d’autres au contraire faisant irruption de manière brusque sans crier gare, en nous prenant à la gorge. Ce qui est décisif du point de vue phénoménologique est le fait que lors de ce surgissement, ce ne sont pas seulement des contenus qui reémergent, mais également des horizons oubliés. Comprendre l’histoire, c’est-à-dire participer d’une manière ou d’une autre à son empêtrement, signifie alors en effet accueillir les horizons qui font partie de cette histoire. Une méthode d’explication causale n’est évidemment d’aucun secours ici, elle doit au contraire être soigneusement écartée. Cela ne signifie pas nécessairement, contrairement aux apparences, que le phénoménologue se servirait exclusivement d’une méthode d’association libre pour explorer ces horizons. En effet, sa tâche est bien plus difficile et suppose un décentrement du regard particulier. Il doit pour ainsi dire épouser la manière dont l’histoire se raconte elle-même.
3. L’auto-empêtrement ou l’histoire à la première personne
Jusqu’ici, nous avons plutôt prêté attention à ce qui vient à notre rencontre avec les histoires des autres. Mais en un sens, le fait le plus fondamental est l’évidence celui de notre propre empêtrement dans des histoires à la première personne qui sont constitutives de notre être. C’est cette notion d’Eigenverstrikung, (« auto-empêtrement ») qui est appelée à remplacer la notion vague et ambiguë de Erlebnis, du « vécu ». Cela implique rien de moins qu’une nouvelle détermination du sujet. L’homme pour Schapp n’est plus le zoon logon echon de la tradition métaphysique. Il est d’abord l’être empêtré dans des histoires. Cela ne signifie pas encore nécessairement que la définition métaphysique traditionnelle de l’homme soit devenue totalement caduque. Mais en tout état de cause, elle a besoin d’être réinterprétée.
Ce qui frappe le plus dans ce recentrage de la définition traditionnelle de l’homme, c’est l’accent mis sur la dimension du pâtir. La notion d’empêtrement signifie en effet que nous subissons nos histoires avant de les "assumer", si jamais nous y parvenons. De ce point de vue l’empêtrement porte la trace d’une Gewesenheit ineffaçable et souvent même indépassable : « on peut dire qu’aucune histoire ne parvient jamais à sa clôture, qu’aucune histoire ne disparaît jamais totalement dans l’horizon. Mais beaucoup d’histoires ont la particularité de nous coller perpétuellement à la peau et de ne pas disparaître. Ainsi sommes-nous toujours encore empêtrés dans de nombreuses histoires passées »30. Un philosophe sartrien subodorerait sans aucun doute ici une menace pour l’engagement qui fait exister, de par le décret d’une libre initiative d’un sujet, une histoire appelée à laisser une cicatrice sur la carte du monde. Ce n’est certainement pas la conception de Schapp. Est-ce à dire que son analyse nous entraîne sur la pente d’une vision fataliste de l’empêtrement, comme s’il n’était qu’une version narrativiste de l’antique Anankê ? En aucune façon ! Il serait sans doute plus adéquat de rapprocher la notion d’empêtrement de la notion heideggérienne de l’être-jeté (Geworfenheit),qui, on le sait, a toujours pour contrepartie un « projet » (Entwurf).
Même si la marge de manœuvre dont dispose le sujet empêtré dans une histoire est étroite, elle existe malgré tout. Il n’y a jamais d’histoire sans possibilité d’agir, aussi limitée fût-elle. Car il y a au moins le choix fondamental entre reconnaître l’empêtrement ou s’y dérober. Sans doute, lorsque l’histoire porte le sceau du traumatisme excessif, la tentation est grande de nier que l’histoire ait seulement eu lieu. Cela devient alors soit une histoire qui n’a jamais eu lieu ou qui semble être arrivée à quelqu’un d’autre que le sujet lui-même. Et peut-être le mérite de l’analyse de Schapp est-il d’obliger à se pencher également sur ces cas de figure d’histoires excessivement traumatisantes, alors que la notion de « synthèse de l’hétérogène » ou de « concordance discordante », employée à mauvais escient, risque de les occulter.
Pour Schapp, il est évident que la tentative de dérobade, loin de dégager de l’empêtrement, ne fait qu’ouvrir une nouvelle histoire ou fait que l’histoire se développe dans une direction déterminée. Qu’on se rappelle un épisode biblique dans l’histoire des patriarches, repris également par Thomas Mann dans son récit : Joseph et ses Frères. Jacob, fuyant son frère à cause d’une ancienne histoire de rivalité fraternelle, se trouve empêtré au Jabbok dans une autre histoire : celle de la lutte avec l’Ange. Pour Schapp, cette loi vaut pour toutes les histoires : celui qui fuit une certaine forme d’empêtrement donne naissance à une autre histoire. Les Pères du désert qui voulaient échapper au monde et à ses histoires humaines trop humaines, ont donné naissance à l’histoire du monachisme.
À supposer que dans une telle optique il puisse encore être possible de donner un sens à la maxime socratique du gnothi seauton celle-ci ne peut signifier autre chose que ceci : « reconnais ton histoire, c’est-à-dire tes empêtrements ». L’empêtrement est le phénomène originaire dont la lumière éclaire tous les autres phénomènes de quelque nature qu’ils soient, car « il semble que ce soit seulement par nos propres histoires, par la façon dont nous les maîtrisons, par la manière dont nous y sommes empêtrés, par la manière dont se nouent les empêtrements, par leur dénouement ou leur devenir inextricables, que nous nous atteignons nous-mêmes »31. Il apparaît ainsi clairement que la notion d’empêtrement estphénoménologiquement plus fondamentale que la notion d’intrigue. C’estdonc elle qui rend l’intrigue du récit possible ou encore : il y a de l’empêtrement même en dehors du récit. Et notons bien que pour Schapp, même dans l’optique d’une anthropologie, cette notion ne se limite pas seulement à l’être spirituel de l’homme, mais elle concerne également son corps. Le Leib,c’est-à-dire le corps charnel, n’est rien d’autre que le corps compris avec l’ensemble de ses différents empêtrements, car ici aussi, « le surgissement de l’être empêtré dans des histoires est premier par rapport au surgissement du corps »32.
C’est en partant de ces présuppositions que Schapp aborde une nouvelle fois la question de la temporalité narrative. Ce qui vaut pour le surgissement des histoires d’autrui doit également valoir pour l’auto-empêtrement. Lui aussi comporte des modes de temporalisation spécifiques que la phénoménologie doit s’appliquer à décrire patiemment. On ne s’étonnera guère de l’insistance mise sur la spécificité de cette temporalité qui est réfractaire à l’opposition entre le temps du monde et le temps subjectif. Si les histoires surgissent à partir de leur horizon propre, elles comportent des modalités de temporalisation spécifiques, qui ne se laissent pas réduire à l’idée d’un commencement et d’une fin absolues, de même qu’elles ne se laissent pas subdiviser en séquences temporelles objectives. A n’importe quel point d’une histoire apparaît un horizon temporel comportant des protentions et des rétentions, des attentes et des souvenirs spécifiques. Les « temps morts » eux-mêmes, c’est-à-dire les temps où apparemment il ne se passe rien, où l’intrigue ne paraît pas avancer d’un pouce, peuvent avoir une fonction essentielle dans la constitution d’une intrigue déterminée, soit qu’ils différent une décision, soit qu’ils creusent une nouvelle attente33.
Tous ces phénomènes temporels sont réfractaires au temps des horloges. À la limite, la notion d’intrigue elle-même, qui semblerait suggérer qu’une histoire doit être lue et comprise du début jusqu’à la fin, et qui suppose que l’histoire racontée se comprend nécessairement à partir de son achèvement (qu’on se rappelle l’importance que Ricœur attache au travail de Frank Kermode sur The Sense of an Ending34)devraêtre révisée. Il y a, dit Schapp, également des histoires qui ne se comprennent pas à partir de leur fin, mais à partir de leur milieu. C’est là un des nombreux paradoxes qui montrent qu’en ce domaine tous les critères objectifs d’évaluation échouent. À la limite, il faudrait même dire que « les hommes croissent, comme croissent leurs histoires »35. Contrairement à ce que fait Ricœur, Schapp renonce à toute tentative d’entrecroiser la temporalité objective et la temporalité du sujet. Il ne s’intéresse nullement, comme le fait Ricœur, au statut des différents connecteurs qui constituent le tiers-temps de l’histoire. À ses yeux, la temporalité constitutive de l’empêtrement lui-même n’a rien d’un tiers temps ; elle est la temporalité originaire elle-même.
Il a d’ailleurs conscience que cette approche inédite le met en contradiction avec l’ensemble de la tradition philosophique occidentale, phénoménologie husserlienne y comprise. Voici comment s’énonce ce rapport polémique : « La raison ultime pour notre opposition à la tradition est que nous partons d’histoires et de l’être-empêtré-dans-des-histoires, alors que la tradition part d’actes cognitifs, de l’intuition, de la pensée, du souvenir, de la mémoire. Pour la tradition, les histoires et l’histoire sont quelque chose dans le monde. Pour nous, le monde est seulement dans l’histoire, ou bien, pour commencer, dans les histoires dans lesquelles l’individu est empêtré ou co-empêtré. Aussi loin qu’il y a de l’empêtrement, il y a du présent »36. Il est difficile d’imaginer une extension plus audacieuse de la thèse augustinienne du triple présent !
En partant de ce principe, Schapp propose une réinterprétation systématique de la plupart des philosophèmes hérités de la tradition métaphysique. L’âme par exemple, ne relève plus d’une psychologie empirique ou transcendantale des facultés, mais elle devient un phénomène qui n’est intelligible qu’en référence à l’empêtrement : « Plus on s’occupe de l’âme au sens de la psychologie, plus on s’écarte de l’âme comme être empêtré dans des histoires »37. Le logos profond, qu’un célèbre fragment d’Héraclite attribue à l’âme, n’est en réalité rien d’autre que la profondeur de l’empêtrement. De même pour la théorie de la connaissance. Ici en particulier il faut renoncer radicalement à l’idée que les actes cognitifs puissent avoir un quelconque privilège ontologique. Non seulement ils ne sont pas le lieu premier de la découverte du réel, mais ils ne sont eux-mêmes intelligibles que dans le contexte de l’être empêtré, de sorte qu’à la limite, il faudra même dire « qu’être empêtré et connaître, c’est la même chose »38. Cela entraîne bien évidemment une modification considérable du concept de vérité. Le monopole de la vérité propositionnelle et partant de la définition de la vérité comme adaequatio rei et intellectus,doit être remis en question. Il faut maintenant définir un critère de la vérité qui échappe à l’opposition sommaire de l’histoire vraie et fictive. On sait que dans le troisième volume de Temps et récit,Ricœur cherche à entrecroiser les intentions de vérité, à première vue si dissemblables, du récit historique et de la fiction. Ce n’est pas la perspective de Schapp. À ses yeux, ce qui est décisif, c’est plutôt le fait qu’il existe une « vérité » d’emblée ontologique de l’être empêtré dans des histoires qui peut alors se diffracter dans la vérité propre du doute, des suppositions, des espérances, des appréhensions etc., tout aussi bien que dans celle de la certitude. Il n’y a aucune raison qui exige d’accorder une priorité quelconque à la certitude par rapport à tous les autres actes.
Dans la mouvance de cette remise en question des présupposés les plus fondamentaux de la théorie de la connaissance et de la théorie de la vérité est également abolie la coupure habituelle entre le rêve et la réalité, entre la pensée rationnelle et la pensée magique, la folie et la raison. Certaines histoires, qui nous font accéder à une réalité ultime, perdraient leur qualité propre, si l’on voulait en éliminer la part du rêve, de la folie et de la magie pour ne retenir que le noyau prétendument réel39. Le fantôme du père de Hamlet est essentiel à l’histoire d’Hamlet. Ce n’est pas un accessoire de théâtre, mais un élément central de l’empêtrement qui donne sa dimension tragique à l’intrigue de cette pièce de Shakespeare. De même pour l’histoire des patriarches dans la Bible. Leur histoire deviendrait purement anecdotique si l’on les amputait des rêves qui en composent la trame. Jacob, sans ses rêves grandioses, ne serait plus tout à fait Jacob.
Toutes les analyses qui viennent d’être évoquées convergent vers une question décisive, en particulier pour un dialogue avec la pensée de Ricœur, qui dans ses travaux récents, a remis en chantier le programme d’une sémantique de l’action. La notion même d’empêtrement, telle que la définit Schapp, ne connote-t-elle pas une passivité fondamentale qui est absolument réfractaire à toute théorie de l’action ? J’ai déjà suggéré plus haut le rapprochement avec la Geworfenheit heideggérienne. Mais ne s’agit-il pas malgré tout ici d’une Geworfenheit qui n’a plus pour corrélat un Entwurf ? Certaines formules de Schapp sembleraient en effet suggérer une relation essentiellement conflictuelle avec n’importe quelle théorie philosophique de l’agir. Ces formules placent devant l’alternative suivante : soit on les prend à la lettre, et on estime qu’entre une théorie de l’agir et une théorie de l’empêtrement il faut choisir ; soit on n’est pas dupe du caractère délibérément polémique et on leur confère une simple valeur de mise en garde. En réalité, elles veulent simplement dire qu’une théorie de l’action, (on pourrait dire également une théorie de l’engagement), qui ferait l’économie du phénomène de l’empêtrement, doit être refusée. Dans cette seconde hypothèse, un rapprochement avec la position de Ricœur est envisageable. Car sa propre herméneutique de la conscience historique comporte la reconnaissance de la dette à l’égard de nos prédécesseurs et la dimension de l’être affecté par le passé40. Lui aussi rappelle le « caractère mystérieux de la dette qui, du maître en intrigues, fait un serviteur de la mémoire des hommes du passé »41.
4. De l’histoire universelle à « l’histoire multiverselle » : l’empêtrement collectif
Il reste à examiner brièvement la façon dont Schapp développe la notion de l’empêtrement au niveau de ce que Ricœur appellerait sans doute l’identité narrative collective. En cette matière aussi la comparaison des deux positions se révèle instructive, ne fût-ce que parce qu’elles ont en commun un refus : celui de l’histoire universelle conçue à la façon de Hegel. Mais de part et d’autre « renoncer à Hegel »42 n’est nullement une tâche facile. Il ne suffit pas de tourner le dos à Hegel ; il faut imaginer une réplique herméneutique ou phénoménologique à ce que fut la véritable grandeur de Hegel : la tentative de penser l’histoire. Un des traits les plus originaux de l’analyse phénoménologique de Schapp est justement qu’elle poursuit son investigation du phénomène de l’empêtrement à travers la question de savoir si nous avons le droit de parler également d’un empêtrement dont le sujet serait la première personne du pluriel43. On parlera alors de Wirgeschichte et de Wirverstrickung. Àpremière vue, il semblerait que cette transition ne devrait pas poser de difficultés théoriques majeures : une communauté, tout comme un individu, peut avoir une « identité narrative », et à la limite, on peut même se demander si le concept d’identité narrative ne convient pas en priorité à des sujets collectifs. Comment en effet ne pas s’apercevoir que l’histoire personnelle de l’individu s’inscrit toujours dans l’histoire d’ensembles plus vastes que sont les familles, les nations, les institutions etc. ? Mais la tâche du phénoménologue est de déterminer le mode particulier de l’empêtrement collectif qui nous permet de dire : « nous autres Français », « nous autres Occidentaux », « nous autres juristes », « nous autres disciples de Socrate », « nous autres membres du Club de joueurs de quilles », « nous autres travailleurs immigrés », « nous autres dissidents » etc.
D’extrapolation en extrapolation, on sera finalement conduit à s’interroger sur la légitimité d’une formule du type : « nous autres humains ». Al’horizon de cette formule se profile bien entendu le problème de l’histoire universelle. Faudra-t-il pour cela attendre la rencontre du troisième type entre humains et extraterrestres ou bien la formule a-t-elle dès à présent une signification ? Comment alors définir la nature de l’empêtrement qui sous-tend cette expression ? En bon phénoménologue Schapp estime qu’il faut refuser ici la solution de facilité qui recourt à des critères purement biologiques. La simple notion du « genre humain », faisant état d’un commun patrimoine génétique, n’est de soi pas suffisante pour définir un empêtrement commun. Il n’y a pas d’histoire (au sens phénoménologique, c’est-à-dire au sens d’un empêtrement commun à tous les humains) de l’espèce ou du genre humain. Par contre il peut bien y avoir une histoire de la « famille humaine ». Il faut donc parier sur le fait que la notion, d’allure métaphorique et d’origine religieuse, de « famille humaine », contienne plus de vérité que la notion, d’allure et d’origine plus scientifique d’espèce.
Pour qu’à ce niveau ultime on puisse parler d’un véritable empêtrement et en ce sens également d’une « histoire » fondant une identité narrative collective, il faut qu’on puisse dire comment on « entre » et comment on « sort » de cette histoire universelle, c’est-à-dire qu’il faut pouvoir lui assigner une intrigue. Est-ce possible et à quelles conditions ? Y-a-t-il un « roman de famille » de l’espèce humaine en tant que telle ? C’est par le truchement de cette question, à première vue tout à fait saugrenue, que Schapp rejoint le problème philosophique de l’histoire universelle. Pour lui, la question décisive, mais qu’aucune philosophie de l’histoire, en particulier pas celle de Hegel, n’a réussi à résoudre, est celle d’un empêtrement partagé qui ne laisserait personne au dehors. Hegel a peut-être entrevu le problème, mais il lui a donné une solution qui escamote la dimension proprement dite de l’empêtrement. On pourrait dire – comme le montre bien le motif de la ruse de la raison – que chez Hegel, le sens ou la raison triomphe des intrigues particulières. La Raison à l’œuvre dans l’histoire ne définit pas une espèce de super-intrigue englobant toutes les intrigues particulières, elle est autre chose qu’une intrigue, l’équivalent philosophique de la providence. C’est pourquoi Ricœur peut écrire que « l’effectuation de la liberté ne peut être tenue pour l’intrigue de toutes les intrigues. La sortie de l’hégélianisme signifie le renoncement à déchiffrer la suprême intrigue »44. On pourrait dire aussi que Hegel sacrifie précisément la passivité propre à la notion d’empêtrement. C’est pourquoi Levinas n’a pas tort de reprocher à la philosophie de l’histoire d’être une espèce de comptabilité étrangère qui s’accomplit au détriment de la mémoire individuelle des sujets vivants. C’est bien ainsi que Hegel présente l’action de la Raison universelle, qui « laisse les passions agir pour elle, de sorte que ce qui lui permet de passer à l’existence est diminué et subit des dégâts… En règle générale, le particulier est trop faible face à l’universel. Les individus sont sacrifiés et abandonnés. L’idée ne paie pas le tribut de l’existence et de la finitude par elle-même, mais avec les passions des individus »45.
Dans une telle version spéculative et sécularisée de la théodicée, il n’y a pas de place véritable pour le phénomène de l’empêtrement. La Raison universelle comprend tout, parce qu’elle n’est mêlée à rien. Mais en rejetant cette solution rationnelle, ne sommes-nous pas condamnés à régresser dans le mythe ? En effet, une des fonctions capitales du mythe semble bien être de définir un empêtrement collectif préalable aux histoires individuelles. Il semble bien que ce soient des histoires de ce genre qui guident la réflexion de Schapp, dès lors qu’il écrit : « Dans cette histoire universelle non seulement tout je en tant qu’il est empêtré dans des histoires doit trouver une place et un site, mais avec ses histoires, il doit entrer de manière sensée dans le tout. Le tout doit avoir un sens, de la même façon que l’histoire individuelle, et le sens, si nous comprenons bien, doit seulement se rattacher au « Nous » auquel appartient chaque individu »46. C’est bien cette condition là que la philosophie de l’histoire hégélienne est incapable d’accepter. Pour Hegel, il va de soi que le « tout » a un sens, de manière tout autre que les histoires particulières des individus. Sans doute n’y a-t-il pas de super-intrigue, transcendant les intrigues particulières. Mais ce n’est pas grave puisque l’exigence de cohérence propre à la raison se substitue complètement aux empêtrements particuliers, dans lesquels l’incohérence semble toujours l’emporter sur la cohérence.
En empruntant le langage du mythe, en l’occurrence, celui du mythe adamique, nous pourrions alors dire que parler de « nous autres humains » n’a de sens que pour ceux qui savent, – mais de quel « savoir » ? – qu’ils sont « fils d’Adam » – et qui le cas échéant, pourront alors homologuer en tant que fils d’Adam, un énoncé comme le suivant qui définit un empêtrement très particulier, et même paradoxal : « Si… par la faute d’un seul, la mort a régné du fait de ce seul homme, combien plus ceux qui reçoivent avec profusion la grâce et le don de la justice règneront-ils dans la vie par le seul Jésus-Christ » (Rom 5,17). Schapp n’ignore évidemment pas que cette « solution » du problème de l’histoire universelle peut apparaître assez décevante. Il ne revient pas au phénoménologue de décider laquelle des nombreuses histoires mythiques ou théologiques qui évoquent un « empêtrement collectif » a la vérité de son côté. Mais il lui appartient de montrer que le philosophe ne peut que prendre acte des histoires qui existent déjà et qui osent tabler sur le fait que chaque individu, avec la singularité de l’histoire qui en fait un être unique, est déjà compris dans une histoire plus vaste, plus englobante.
Pour mieux différencier le statut de ce type d’universalité qui englobe les histoires particulières, alors que l’histoire universelle entendue au sens de Hegel les exclut, on pourrait recourir à la notion d’une « histoire multiverselle » forgée récemment par Odo Marquard47. Schapp, quant à lui parle de Allgeschichte,d’histoire cosmique ou englobante. C’est une histoire qui définit un empêtrement d’ampleur universelle, à l’intérieur duquel il y a place pour tous les empêtrements singuliers. La pensée d’Homère ou d’Hésiode en fournissent un modèle, le christianisme un autre. L’appartenance à une histoire englobante se laisse décrire dans le langage philosophique traditionnel qui parlerait ici d’absolu. Mais deux choses capitales ne doivent pas être perdues de vue. D’une part, la « dialectique » très particulière de l’histoire singulière et de l’histoire englobante, qui n’a rien à voir avec le rapport du général et du particulier, tel que la philosophie peut le théoriser. L’histoire englobante comprend en elle l’ensemble des histoires particulières mais on n’accède à l’histoire englobante que par le détour des histoires singulières48. D’autre part, nous sommes confrontés à une pluralité irréductible d’histoires englobantes. Le conflit des interprétations qui en résulte est indépassable car il n’existe pas de point de vue « suprahistorique » qui permettrait de le trancher une fois pour toutes : « La raison est que nous pouvons seulement discuter des histoires du monde déjà trouvées ou discuter avec une histoire universelle déjà trouvée, et qu’en dehors de cette histoire universelle religieuse, il n’y a pas d’histoire universelle au sens où nous l’entendons, autrement dit une histoire qui manifeste le « Nous » en sa totalité comme étant empêtré dans une histoire »49. Pour le philosophe, cela veut dire qu’il doit renoncer à la chimère de prétendre définir une intrigue philosophique qui puisse venir prendre la relève des histoires à empêtrement universel déjà existantes : « on ne saurait fabriquer des histoires universelles, pas plus qu’on ne peut fabriquer des histoires tout court. on les trouve, et soit on y est empêtré, de même qu’on est empêtré dans sa propre histoire, ensemble avec d’autres co-empêtrés, ou bien on prend ses distances, mais la question se pose de savoir ce que cela veut dire »50. Mais du point de vue de Ricœur, il conviendrait sans doute d’ajouter que cette pluralité qui nous renvoie en permanence à « des situations à partir desquelles nous pensons, sans pouvoir les penser pour elles-mêmes »51 autrement dit à la finitude de toute interprétation, n’est que l’envers du travail herméneutique infini d’appropriation du sens de ces mêmes histoires.
5. Le bourdonnement et le bruissement des paroles : une nouvelle interprétation du verbum mentis
Je terminerai cette tentative d’une confrontation par un ultime motif de la pensée de Schapp qui me ramène à ma question initiale : qu’en est-il de cette expérience temporelle, « confuse, informe et à la limite muette », avec laquelle le travail de configuration-refiguration narrative, conçu à la manière de Ricœur, prend son départ ? Si je tente de traduire cette question dans les termes de la problématique de Schapp, je suis conduit à soulever une question capitale pour toute son entreprise. C’est la question de la conception implicite du langage qu’elle véhicule. De manière récurrente, Schapp critique une conception « sémantique » du langage qui aurait son centre de gravité dans l’énoncé propositionnel. À ses yeux, c’est précisément cette priorité accordée à l’énoncé établissant un « état de fait » (Sachverhalt)qui est le péché originel de la pensée occidentale, commençant déjà avec les Présocratiques et qui n’a fait que s’aggraver par la suite. L’histoire de la philosophie, ce n’est rien d’autre que l’histoire de l’oubli des histoires qu’il s’agit aujourd’hui de remettre en question afin de retrouver l’impensé par excellence du logocentrisme occidental : l’empêtrement dans les histoires52.
Si l’on se rappelle que c’est une sémantique de l’action qui fournit à Ricœur le point de départ de son analyse de Mimesis I et si l’on considère son recours régulier aux catégories d’une linguistique du discours, nécessaires pour conduire à bien certaines de ses analyses, on réalise le gouffre qui le sépare de Schapp, pour qui cette voie de recherche est radicalement barrée. De cette impossibilité Schapp a d’ailleurs lui-même nettement conscience. C’est pourquoi il s’est appliqué à développer une conception du langage intégralement inédite, conforme à sa thèse fondamentale de la primauté ontologique de l’être empêtré dans des histoires. De cette conception, dont l’exposé le plus systématique forme la quatrième partie de l’ouvrage Philosophie in Geschichten53, je retiendrai d’abord qu’elle commence avec une réinterprétation très originale du « parler silencieux » ou du verbum mentis. Nos histoires étant ce qu’elles sont, c’est-à-dire nous poursuivant toujours sans jamais lâcher prise, elles « bourdonnent en permanence en nous »54. C’est au niveau de ce « bourdonnement » (Es summt fortwährend)incessant qu’il faut chercher le langage originaire de l’empêtrement et même l’origine du langage tout court « qui ne serait pour ainsi dire rien sans les histoires, sans les histoires vivantes »55. En cette matière Schapp professe un phonocentrisme impénitent, puisque pour lui « l’existence dans les livres n’est pas essentielle au langage »56 de même que les langues écrites ou parlées sont mortes à partir du moment « où elles ne bourdonnent et ne bruissent plus », ce bourdonnement et ce bruissement dans nos têtes n’étant que « l’ombre portée de l’être empêtré dans des histoires »57.
Même si l’on conteste que cette conception du langage soit très convaincante, il faut au moins lui reconnaître le mérite de sa propre cohérence. En cette matière aussi, le phénoménologue essaie de travailler avec « les mains nues » au lieu d’emprunter ses catégories à la logique ou à la linguistique ! Apprendre à parler et entrer dans des histoires sont alors des phénomènes absolument inséparables : « il n’y a que l’être empêtré dans des histoires et cet être empêtré est accompagné de ce bourdonnement et de ce bruissement dès le début. On n’est pas d’abord empêtré dans des histoires et on apprend ensuite à parler, on n’apprend pas non plus d’abord à parler pour ensuite être empêtré dans des histoires, mais l’un et l’autre sont également originaires »58.
Mais un lien tellement étroit entre le verbum mentis « narratif » et le phénomène de l’empêtrement laisse-t-il encore de la place pour une théorie de l’énoncé propositionnel, à plus forte raison une théorie du texte ? En effet, Schapp estime qu’un énoncé propositionnel absolument isolé, coupé de tout lien actuel ou virtuel avec une histoire, serait radicalement incompréhensible59. De même pour le mot : le mot isolé, sans lien avec une histoire, est lui aussi impensable. Mais le sémanticien n’a-t-il pas alors le droit de se demander : pourquoi distinguer encore « énoncé » et « mot » ? La solution de Schapp à cette difficulté centrale est celle-ci. L’énoncé, tout comme le mot, doivent être compris comme « titres d’une histoire ». « Bateau » serait un titre pour toutes les histoires actuelles ou virtuelles de bateau. « Il pleut aujourd’hui » serait un titre pour toutes les histoires possibles de pluie et de beau temps. L’acte de dénomination doit être compris phénoménologiquement comme « recherche d’un titre pour des histoires »60. Et ce qui doit intéresser le phénoménologue en cette matière, c’est ce que nous faisons faire à nos histoires avec nos mots : peut-être veut-on diriger les histoires avec le noms, les influencer, les alléger, escamoter des histoires anciennes, tricher pour introduire des histoires nouvelles »61.
L’important est de ne pas perdre de vue le fait que la désignation vise toujours un Wozuding et rien d’autre, de même que l’énoncé n’a affaire à rien d’autre qu’à de l’empêtrement. De nouveau on pourrait objecter que la plausibilité de cette théorie se limite au cas de figure des noms propres. Donner un nom à un enfant, cela veut en effet toujours dire, peu prou, lui assigner une place dans une histoire, le faire participer àun empêtrement plus ou moins heureux ou malheureux. Mais Schapp ne recule pas devant la généralisation de cette analyse et propose de l’appliquer également aux noms communs62. De nouveau le critique sémanticien ne manquera pas de se scandaliser : toutes les catégories sémantiques, syntaxiques ou pragmatiques ne s’abîment-elles pas dans l’immense fourre-tout que forme la notion d’empêtrement ? À cela le phénoménologue hétérodoxe, mais impénitent, que veut être Schapp réplique imperturbablement : les distinctions caduques sont remplacées par de nouvelles distinctions plus pertinentes, par exemple celle des noms qui sont des titres pour des histoires déjà achevées et d’autres qui sont des titres pour des histoires en cours63. Ou encore : la distinction traditionnelle du nom propre et du nom commun doit laisser la place à la séquence suivante : « titre, proposition, table des matières, histoire remplie, histoire vécue, remplissement »64. Ainsi retrouve-t-on en fin de compte, bien que de manière fort déroutante, les éléments de la doctrine husserlienne de l’intention vide et de son remplissement, à cette différence capitale près que c’est maintenant l’être empêtré et rien d’autre qui, garantissant la possibilité d’un remplissement, est le lieu ultime de toute Selbstgegebenheit65 .
Ainsi se ferme la boucle du parcours que nous avons effectué et nous prenons alors toute la mesure de l’écart qui sépare l’approche de Schapp et celle de Ricœur, un écart qui engage le statut même de la phénoménologie dans la théorie du récit. La première fois où Ricœur définit l’envergure complète de son entreprise, il évoque la tâche herméneutique de « reconstruire l’ensemble des opérations par lesquelles une œuvre s’enlève sur le fond opaque du vivre, de l’agir et du souffrir, pour être donnée par un auteur à un lecteur qui la reçoit et ainsi change son agir »66. La confrontation avec la pensée de Schapp nous oblige à souligner dans cette définition trois termes. En premier lieu le terme : « reconstruire ». Reconstruire n’est pas seulement décrire. À lui seul ce terme marque une rupture par rapport à l’idée d’une approche purement phénoménologique du problème du récit. En second lieu, le renvoi au fond opaque du vivre, de l’agir et du souffrir. C’est la signification de cette opacité que Schapp tente de cerner au moyen du concept de l’empêtrement. Enfin, la catégorie de l’œuvre. Du point de vue ontologique le parcours de Ricœur est tourné vers le monde de l’œuvre et vers l’identification d’une expérience temporelle fictive qui, par ricochet, permettrait de mieux comprendre – dans le meilleur des cas de mieux assumer – l’expérience temporelle effective. Dès lors qu’on parle d’empêtrement on se met sur la route d’une autre investigation ontologique. Mais peut-être les deux ontologies sont-elles également indispensables. Face à la tentation d’idéaliser trop vite la synthèse de l’hétérogène, la notion d’empêtrement nous rappelle à ce fond opaque du vivre, de l’agir et du souffrir, d’où s’élèvent les œuvres narratives ; face à une conception de l’empêtrement qui s’en tient à la simple demande de récit, véhiculée par les histoires non encore racontées et parfois même – provisoirement ou définitivement – non racontables, les œuvres narratives nous offrent déjà l’espérance d’un agir transformé. Cette complémentarité entre la notion « bien tempérée » d’intrigue et la notion « sauvage » d’empêtrement ne serait-elle pas pour le phénoménologue, partenaire modeste, mais effectif, d’une conversation triangulaire, la chose la plus profonde qui se donne à penser ?
Jean GREISCH